
Histoire de l'abbaye de Cluny par Louis-Henri Champly (1930)
Vues de la ville et de l’abbaye de Cluny, d’après une gravure de Lallemand, en 1785 - Cliquez pour agrandir
Source : BnF-Gallica.
Avertissement pour cette troisième édition
La première édition de l’Histoire de l’Abbaye de Cluny parut à Mâcon en 1866 (1) ; l’auteur, Louis-Henri Champly, mon père, était notaire à Cluny ; il avait alors trente-deux ans. Antérieurement, en 1859, il avait publié un petit volume de souvenirs de voyage intitulé Suisse et Savoie (2), dans lequel une vive sensibilité personnelle modifie l’influence lamartinienne.
Mon père avait fait de fortes études littéraires et juridiques ; il en gardait une véritable passion pour les langues anciennes, l’histoire, l’archéologie et la poésie.
Les loisirs que son notariat lui laissait l’amenèrent naturellement à compulser les archives vénérables de l’Abbaye. La destruction définitive de celle-ci était encore récente : elle ne datait que d’une soixantaine d’années. Des vieillards alors vivants à Cluny avaient été les spectateurs de ce désastre. Mon père entendait leurs récits, et le témoignage oral s’ajoutait ainsi aux documents séculaires, pour lui représenter la grandeur de la communauté disparue.
Une seconde édition fut imprimée à Cluny en 1878 (3) ; mais, tandis que la première n’offrait que 284 pages in-18, celle-ci comportait 370 pages in-8. Mon père avait ainsi considérablement augmenté et amélioré son premier travail.
Il écrivit, en outre, un volume de droit pour les notaires : Principes de législation usuelle, imprimé à Paris en 1869 (4).
Les auteurs qui ont travaillé, après mon père, sur l’Abbaye de Cluny, ont largement puisé dans son œuvre, négligeant généralement de mentionner son nom.
Ces emprunts, que je pourrais qualifier plus durement, ont été signalés plusieurs fois à mon frère, le Chanoine Charles Champly, Supérieur des Missionnaires Diocésains de Paris et à moi-même, par des personnes qui nous priaient de réimprimer ce livre.
L’édition de 1878 est épuisée depuis plus de vingt ans, ses documents n’ont pas cessé d’être sincères, son style n’a pas vieilli.
Je n’ai du reste aucune compétence pour la modifier ou l’augmenter, car je ne me suis jamais occupé que de questions scientifiques et industrielles ; je donne donc son texte sans y rien ajouter ni retrancher.
Mais, dans Cluny, mon pays natal, on ne peut pas faire vingt pas sans tomber en arrêt devant quelque reste de la splendeur passée : maisons romanes, tours, remparts, palais, églises, fontaines, portes, dix fois centenaires, d’un style magnifique, enseignement et modèles pour les temps présents et à venir.
Le visiteur est surpris d’une telle accumulation de merveilles dans cette petite ville de moins de cinq mille habitants.
Les environs de Cluny conservent aussi de nombreux témoins de la richesse et de la puissance de travail des moines bénédictins.
Ayant passé mon enfance et ma première jeunesse à Cluny, où j’ai terminé mes études secondaires en 1881, je connais tous les coins et recoins de ces belles choses ; j’ai pensé être utile et agréable aux lecteurs en offrant, en regard des textes, les dessins des plus intéressants monuments de la ville et des environs.
Chacun de ces vestiges du passé somptueux mériterait plusieurs croquis ; il faudrait pouvoir les détailler et les représenter sous toutes les faces, car on y trouve partout d’admirables spécimens d’architecture et de sculpture.
Je ne puis malheureusement montrer tout cela dans ce livre ; mais M. Kenneth John Conant, le savant architecte américain qui dirige les fouilles entreprises à Cluny par la Mediaeval Academy of America de Cambridge (Massachussets U.S.A.) me disait, en août 1929, que l’on trouve, à Cluny, plus de deux cent cinquante photographies ou cartes postales illustrées des anciens monuments, et il se propose d’en faire encore beaucoup d’autres.
On complètera donc facilement cette documentation iconographique.
Les fouilles faites par M. Kenneth John Conant ont déjà permis de retrouver les fondations de quelques piliers et chapelles de l’ancienne église abbatiale et des tombeaux de moines ; on espère découvrir le tombeau de Saint Hugues, qui est, en ce moment, irrévérencieusement enfoui sous les écuries du haras d’étalons.
Reconstitution de l'abbaye de Cluny par M. Kenneth John Conant
Un plan très exact de l’Abbaye de Cluny, de ses dépendances et de son enceinte fortifiée existe, du reste ; il a été dressé par Philibert fils, en 1790 ; ses dimensions ne me permettent pas de lui donner une place dans ce volume. On en trouvera une reproduction dessinée par P. Legrand, qui fut mon professeur de dessin au collège de Cluny, dans le livre de A. Penjon, imprimé par Renaud-Bressoud, libraire à Cluny, en 1884. Livre de Auguste Penjon, Cluny, la ville et l'abbaye (1884)
Un autre plan a été publié dans l’album imprimé à l’occasion du millénaire de Cluny ; il a été reproduit dans la revue américaine Speculum, organe de la Mediaeval Academy de Cambridge (U.S.A.), dans son numéro de janvier 1929 (*).
(*) Medieval Academy Support of Kenneth J. Conant’s Cluny
Au Musée Ochier, dans l’ancien palais abbatial, on verra les restes des bâtiments détruits.
Je remercie, en terminant, M. Dutrion, M. Truchot, M. Pellorce, libraires à Cluny, et M. Léon Sapet, libraire à Tournus, qui m’ont obligeamment communiqué des documents utiles pour l’illustration de ce livre.
On trouvera dans la revue Speculum, les détails sur les fouilles actuellement en cours (5).
René CHAMPLY.
Plan de l'ancienne église abbatiale (BnF-Gallica)
Plan en relief de l'abbaye de Cluny telle qu'elle était avant la Révolution (Carte postale ancienne)
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
CHAPITRE I. Cluny
CHAPITRE II. Fondation de l’abbaye. Bernon. Saint Odon
CHAPITRE III. Aymard. Saint Mayeul. Saint Odilon
CHAPITRE IV. Saint Hugues
CHAPITRE V. Ponce. Hugues II. Pierre le Vénérable
CHAPITRE VI. Cluny au douzième siècle
CHAPITRE VII. De Hugues III à Hugues VI
CHAPITRE VIII. De Guillaume II à Guillaume IV
CHAPITRE IX. De Bertrand Ier à Androin de la Roche
CHAPITRE X. De Simon de la Brosse à Ode de La Perrière
CHAPITRE XI. Jean de Bourbon
CHAPITRE XII. Les abbés d’Amboise. Armand de Boissy et le cardinal de Lorraine
CHAPITRE XIII. État de l'Ordre de Cluny au seizième siècle
CHAPITRE XIV. Église, Trésor et Bibliothèque de Cluny
CHAPITRE XV. Coutumes monastiques
CHAPITRE XVI. Les Abbés de la maison de Guise. Guerres de religion. Jacques de Vény d'Arbouze
CHAPITRE XVII. Richelieu et Mazarin abbés de Cluny
CHAPITRE XVIII. Renaud d'Este. Henri de Beuvron. Le cardinal de Bouillon
CHAPITRE XIX. Les abbés de La Rochefoucauld. Désastres de 1793. Chute de l’abbaye
CHAPITRE XX. Vente et destruction de la basilique
RÉFÉRENCES
ILLUSTRATIONS
COMPLÉMENTS
AVANT-PROPOS
Le travail nouveau que j’offre à ceux qui s'intéressent aux souvenirs historiques et en particulier aux gloires de la Bourgogne, présentera sans doute au lecteur plus d’attrait que l’édition première de ce livre.
J'ai essayé, en conservant le même cadre, d'introduire dans le récit plus de détails et d’observations. Pour arriver à ce résultat je me suis aidé des compilations faites vers la fin du siècle dernier par un habitant de Cluny, M. Bouché de la Berthillière, contemporain des derniers jours du monastère et chercheur infatigable, de la Bibliotheca Cluniacencis et de la Gallia Christiana, ces deux immenses recueils de l'histoire de l'Église, et enfin des notes que, sous le titre d'Annales, nous ont laissées deux anciens notaires de Cluny, Bergier et Leronde.
En feuilletant ces documents, j’y ai acquis cette conviction, c’est que la maison de Cluny possédait une chronologie d’abbés différente de celle que nous ont conservée les in-folios ecclésiastiques dont je viens de parler. Quel motif poussa les chroniqueurs du monastère à supprimer d’un trait de plume la vie et même les noms de quelques chefs de l’ordre ? Il y aurait sans doute là matière à dissertation, mais il est permis de supposer que dans le dessein de conserver à l’institut de Cluny un passé sans tache, quelques esprits étroits auront jugé utile ces suppressions. Pour se convaincre de cette vérité, le lecteur n’a qu’à se reporter au manuscrit existant à la bibliothèque de Cluny, le Necrologium du monastère, œuvre du moine Dom Burin, qui rétablit dans son intégrité la liste véritable des abbés.
Le compilateur Bouché, qui avait édifié son travail au milieu même des documents conservés à Cluny, avait suivi cette chronologie. Fort de son autorité, et m’appuyant sur le manuscrit de Dom Burin, je n’ai point hésité à adopter cette même tradition historique, et à n’accepter qu’avec doute les affirmations d’historiographes trop peu impartiaux pour ne pas être suspects. Du reste on se demanderait en vain pourquoi une succession nouvelle d’abbés aurait été ainsi imposée à l’ordre bourguignon par ceux qui en dernier lieu se sont occupés d’en écrire l’histoire, s’ils n’avaient eu réellement entre mains les notes particulières et sans nul doute tenues secrètes, qui rétablissaient la vérité du passé.
CHAPITRE PREMIER : CLUNY.
À quelques lieues de Mâcon, sur la route de la Bourgogne, le voyageur rencontre, cachée au milieu de hautes montagnes boisées, la petite ville de Cluny. Ce nom, qui éveille un grandiose souvenir, rappelle au visiteur le moyen-âge, ses monastères et ses abbés mitrés, avec leur fantastique cortège de splendeurs éteintes.
C’est de cette retraite que sont sortis quelques-uns des hommes qui ont jeté dans l’Église un vif éclat, comme Grégoire VII, Urbain II et Pascal II, et c’est encore sous les cloîtres de Cluny, que sont venus se réfugier, comme Abeilard, contre l’adversité et les tentations du siècle, les princes du monde et de la science. Étrange contraste, les mêmes voûtes devaient abriter le réveil ou l’assoupissement de ceux qui allaient étonner, ou de ceux qui avaient lassé le monde de leur gloire et de leurs travaux !
Cluny, pour l’historien, est la patrie de saint Odilon, de saint Hugues, de Pierre-le-Vénérable, de tous ces hommes enfin qui ont joué à chacune de leurs époques un rôle si important ; pour le littérateur et l’archéologue, c’est le berceau de cette abbaye dont les moines laborieux avaient légué à l’admiration de la postérité les merveilleux manuscrits de leur bibliothèque et les splendeurs d’une église romane presque sans rivale dans le monde catholique ; pour tous enfin, c’est ce séjour de piété, de science et de travail, (6) que les siècles ont vénéré d’âge en âge, et dont notre génération réparant les désastres de la période révolutionnaire, veut essayer de faire revivre l’éclat.
Faire l’histoire de l’abbaye, c’est écrire l’histoire de Cluny, car sans le monastère, les faits importants de la cité se réduiraient à ceux qui ont signalé l’existence de toutes les bourgades du moyen-âge, luttes contre la féodalité, affranchissement de la commune, disputes et guerres de religion, pour aboutir aux excès de 1793.
Mais si l’on aborde l’existence de ces hommes qui ont fondé le monastère de Cluny et qui l’ont conduit avec un rare bonheur au premier rang des abbayes bénédictines, on reste étonné et surpris devant tant de travaux et tant de persévérance, comme aussi devant les gigantesques merveilles accomplies par eux, devant leur puissance, leur autorité, et leur influence.
Bâti au milieu d’immenses forêts et arrosé par la petite rivière de la Grosne, Cluny était placé dans une situation admirablement choisie pour la retraite. Entouré et abrité de toutes parts par des ondulations de montagnes, il est séparé du Mâconnais par les hauteurs du Bois-Clair et celles de Boursier, tandis qu’à l’ouest, un autre rempart de collines élève une barrière naturelle entre ses vertes prairies et les campagnes du Charollais.
Divisée en deux parties à peu près égales par une rue principale à laquelle viennent aboutir toutes les autres, la ville se groupe sur les flancs de deux éminences qui, en se rejoignant, forment une vallée longue et étroite ; quelques constructions anciennes rappellent les jours célèbres de la cité, en même temps que de nombreuses façades aux fenêtres cintrées et aux colonnettes sculptées assignent une date précise à l’époque de sa plus grande splendeur.
L’organisation religieuse du territoire comprend deux paroisses ; la première, qui embrasse toute la portion de la ville que traverse le voyageur arrivant de Mâcon, doit son nom à saint Marcel, pape, sous l’invocation duquel est placée son église. Au centre d’une place insignifiante, ce monument offre aux regards son clocher roman octogone, dont la flèche élancée semble promettre quelque œuvre originale du douzième siècle ; mais, la nef n’est qu’un long vaisseau rectangulaire, qui n’appartient à aucune époque et n’a jamais été conçu par un cerveau d’architecte : Desinit in piscem mulier formosa superne.
La seconde paroisse comprend toute la partie supérieure de Cluny ; son église, appelée autrefois Notre-Dame des Panneaux, (7) et plus vulgairement connue aujourd’hui sous le nom de Notre-Dame, est une remarquable construction de l’art gothique. Contrairement à la précédente, elle n’a pas de clocher, ou du moins son clocher n’a point été achevé ; un magnifique portail jadis enrichi de délicates sculptures, mais qui a également éprouvé les effets du caprice des hommes, des rosaces aux rayons multiples, de sveltes colonnes et de hardies arcades ogivales y captivent l’attention de l’archéologue, et on peut, en admirant ce souvenir d’une époque chère aux artistes, s’étonner qu’il ait survécu aux autres édifices de la même cité, qui n’a pas craint, en plein dix-neuvième siècle, de briser toutes les merveilles qu’elle possédait pour s’en éviter les frais d’entretien (8).
Une troisième église, Saint-Mayeul, bâtie sur les hauteurs du nord de Cluny, n’existe plus que dans la mémoire des habitants du quartier auquel elle a donné son nom.
Mais tous les autres souvenirs pâlissent et s’effacent devant les débris à peine respectés de cette abbaye imposante dont les maîtres ont fait jadis la gloire de Cluny, et dont l’histoire a entouré ce pays d’une éclatante auréole dans les annales du monde et de l’Église. Et cependant une rue a traversé le cloître des Bénédictins et a ouvert dans toute sa largeur la vieille église du monastère ; les nefs, les piliers et les arceaux ont disparu ; une société de spéculateurs à laquelle s’était joint un prêtre, dont le nom n’est plus qu’un synonyme d’impiété, a dispersé au loin toutes les richesses du temple ; les pierres ont été enlevées par le premier occupant pour la construction des maisons voisines ; les chapiteaux et les colonnes ont été brisés, quelques-uns arrachés aux démolisseurs vinrent s’entasser dans l’unique chapelle qu’ait épargnée la hache et qui fut depuis le refuge des épaves trop peu nombreuses de ce désastre.
De toutes ces constructions grandioses qui attestaient le génie et la puissance des Bénédictins, de cette église que les gravures du temps nous montrent avec ses cinq nefs, sa quantité innombrable de chapelles et ses cinq clochers, il ne reste plus que quelques pans de murs dont les pluies d’automne et le défaut d’entretien altèrent chaque année la solidité. Un seul clocher, dernier vestige du somptueux édifice, projette son ombre sur ces lieux, où se sont accomplis tant d’événements célèbres, où se sont succédé les princes de l’Église et les rois, et d’où tant de gloire a rejailli sur le monde.
Que si vous parcourez alentour quelques centaines de mètres, vous retrouverez ici les piliers qui formaient la porte principale de l’antique basilique, les restes du palais des abbés de Cluny, et plus loin cette façade, aux fenêtres gothiques, élevée sur un précédent monument, qui abrita les derniers jours d’un souverain pontife, et à laquelle la tradition a conservé, néanmoins le nom de palais du pape Gélose.
Une construction moderne, dont l’existence compte à peine cent vingt ans, avait, dans les dernières années du dix-huitième siècle, remplacé les bâtiments du monastère primitif. Seule elle subsiste encore intacte, et étale aux rayons du soleil levant sa blanche façade qu’accompagnent à droite et à gauche deux longues ailes avancées, décorées de gigantesques frontons et de larges balcons de fer, œuvre d’un robuste moine que tout le monde rappelle, le frère Placide.
Au-devant de l’abbaye, de magnifiques jardins aux arbres séculaires offrent aux visiteurs la solitude et le calme : Voilà les sombres allées où les cénobites de Cluny allaient rêver en lisant les livres saints ! Regardez au fond cet arbre gigantesque, contemporain, dit-on, de Pierre-le-Vénérable, au pied duquel la tradition veut qu’Abeilard soit venu souvent méditer sur les vicissitudes humaines. Plusieurs siècles ont passé ; les saisons et les révolutions se sont succédé, et le tilleul d’Abeilard est encore debout, offrant aux jeunes générations son front, qui, chaque année se charge de feuilles nouvelles, et dont la masse verdoyante projette au loin un ombrage cher aux promeneurs.
Un cloître d’un style sévère et imposant encadre de ses magnifiques arcades une place dont les religieux avaient fait jadis un délicieux jardin. Mais il est facile de voir que la révolution a interrompu les moines dans leurs projets ; les pierres de taille destinées à recevoir les armoiries de l’abbé attendent encore la main du sculpteur ; les étages supérieurs du cloître étaient à peine commencés quand les bénédictins ont dû se retirer devant le flot égalitaire qui changeait l’aspect du monde, et Dom Dathose, prieur de Cluny, vers 1750, dont l’administration devait être marquée par l’érection du nouveau monastère, avait bien préjugé de son temps quand il affirmait que la ruine de l’Abbaye serait accomplie avant la fin d’un siècle (9).
Une partie de l’ancien enclos des moines et le chœur de l’église ont été entourés d’un mur qui renferme dans son enceinte les dépendances d’un haras de l’État. À la place de l’autel dédié autrefois à saint Pierre s’élève une écurie ; le tombeau de saint Hugues est recouvert par les pelouses et les massifs du jardin du dépôt d’étalons.
Et c’est là qu’ont vécu tant d’hommes illustres dont le nom n’est souvent pas connu de ceux qui leur ont succédé ; la population indifférente ignore ou dédaigne les quelques restes autrefois conservés dans la chapelle Bourbon, et maintenant déposés dans l’ancien palais abbatial, et si, parfois, le gardien de ces reliques les exhume aux regards d’un visiteur, ce n’est qu’en faveur d’un touriste étranger qui, traversant la Bourgogne, vient saluer ce souvenir d’une grandeur éteinte, et, selon l’expression du poète, Campos ubi Troja fuit.
Abbaye de Cluny
CHAPITRE II : FONDATION DE L’ABBAYE. BERNON, SAINT ODON.
Le neuvième siècle n'avait point été favorable à l’Église romaine. Sur le siège de saint Pierre, une longue série de papes s’étaient assis dont les mœurs dissolues et les débauches avaient été pour le monde chrétien un funeste exemple. La corruption avait gagné jusqu’aux monastères, et des réformes impérieuses avaient été reconnues nécessaires. Le souvenir de saint Benoît d’Aniane s’effaçait peu à peu des consciences monastiques et la dépravation et la licence étaient portées à l’excès. « On voyait, dit Mabillon, dans les monastères voués à Dieu, au milieu des moines, des chanoines et des religieuses même, des abbés laïques qui vivaient installés avec leurs femmes et leurs enfants. »
Le Concile de Trosly avait élevé la voix contre ces débordements, mais ses anathèmes avaient été impuissants, il fallait que la régénération fut l’œuvre des maisons monastiques elles-mêmes ; cette tâche était réservée à l’Institut de Cluny (10).
Le nom de Cluny apparaît pour la première fois dans l’histoire au commencement du 9e siècle. Donnée en 801 par l’empereur Charlemagne à Léduard, évêque de Mâcon, pour augmenter les possessions de l’église Saint-Vincent de cette ville, cette bourgade, à laquelle était réservée une des plus hautes destinées, était restée depuis sous la dépendance des prélats, successeurs de ce dernier, quand, en 825, l’un d’eux, Hildebaud, la céda à Warin ou Guérin, comte de Mâcon, et à Albane, sa femme, par un traité que confirma peu de temps après Louis-le-Débonnaire.
Il paraît que déjà Warin avait fait construire sur le territoire de Cluny un monastère qu’il avait placé sous l’invocation des « saints Apôtres Pierre, Paul et André » et que l’évêque Hildebaud, avait été appelé à consacrer l’église de l’abbaye nouvelle. Cette opinion que confirment plusieurs historiens, notamment Saint-Julien de Balleure, semble mériter quelque importance, car dès 891, un certain Téogrinus et sa femme faisaient à l’église de Cluny, consacrée aux apôtres Pierre et Paul, la donation de tous leurs biens, et en 896 une noble femme, Gerberge, abandonnait à l'église Saint-Pierre de Cluny un domaine dans le Mâconnais pour obtenir un luminaire (11).
On a beaucoup contesté l’existence de ce premier monastère, en objectant les termes de la donation de Guillaume-le-Pieux, dont il sera parlé plus loin, et qui ne permettent pas de douter qu’il ait été réellement le fondateur de l’abbaye de Cluny, mais cette hésitation doit en partie disparaître, car un chroniqueur (12) rapporte que vers la fin du IXe siècle, ou dans les premières années du Xe, il fut dévasté et pillé par les Hongrois. L’invasion de ces barbares dans l'est et le midi de la France où les avaient appelés les rois bourguignons pour se défendre leurs rivaux, a bien pu avoir pour le monastère naissant ce funeste résultat.
Warin et Albane étaient morts successivement ; la France, pendant un demi-siècle, resta aux guerres civiles qui ensanglantèrent les règnes des successeurs de Charlemagne, et le comté de Mâcon, dont Cluny était alors une dépendance, passa en des mains tellement différentes qu’il est difficile d’en suivre au milieu de tous ces troubles les transmissions diverses.
Louis-le-Bègue venait de succéder à Charles-le-Chauve et avait été sacré à Compiègne, mais une faction puissante ne devait pas ratifier son couronnement ; à la tête de ce parti dissident deux hommes contrebalançaient le pouvoir du nouveau roi : Ramnulfe, comte de Poitiers, et Bernard, marquis de Gothie, comte d’Autun et de Mâcon.
Les principaux seigneurs restés fidèles au roi, Boson, duc de Vienne et Bernard, comte d’Auvergne, se chargèrent de soutenir la lutte, et dès lors Louis-le-Bègue crut pouvoir disposer en maître des domaines de ses adversaires. C’est ainsi que notamment il abandonna au comte d’Auvergne la Gothie et les comtés d’Autun et de Mâcon, dépouilles du rebelle Bernard (13) (879). Ce dernier courut s’enfermer dans Autun. La mort du roi sembla lui promettre quelque temps l’impunité, mais les fils de Louis-le-Bègue continuèrent la guerre que lui avait déclarée leur père. Bernard, vaincu, fut tué à Autun ou à Mâcon et Carloman confirma entre les mains du comte d’Auvergne la donation que son père avait faite à ce fidèle vassal du comté de Mâcon (884).
Bernard d’Auvergne mourut deux ans plus tard ; sa succession semble s’être divisée en des parts nombreuses, mais le plus célèbre de ses enfants, Guillaume-le-Pieux, à qui ce partage avait attribué l’Auvergne et la Gothie, occupa seul dans le monde de son époque une place remarquable.
Les événements qui attiraient dans l’est de la France l’attention du souverain, avaient inspiré à Ramnulfe, comte de Poitiers, une ambition qu’il voulut satisfaire en prenant le titre de roi d’Aquitaine. Il put jouir d’abord paisiblement de sa nouvelle position, mais Guillaume d’Auvergne crut devoir s’élever bientôt contre ce voisin audacieux, et dans ce but, il reconnut le comte de Paris, Eudes, nouvellement élu roi de France. Il ne tarda pas cependant à changer de conduite ; Ramnulfe était mort, et l’Aquitaine restait aux mains de son fils encore en bas âge, Ebolus, par lui confié en mourant à la garde de saint Giraud, évêque d’Aurillac. Ce prélat pensa ne pouvoir donner un plus sûr protecteur à son pupille qu’en le remettant lui-même à Guillaume. Ce fut un prétexte tout trouvé, et le comte d’Auvergne n’hésita pas à abandonner Eudes pour secourir le fils de Ramnulfe. La mort d’Ebolus et le mariage de Guillaume-le-Pieux avec Ingelberge, (14) fille de Guillaume-le-Fort, ouvrirent au jeune comte d’Auvergne une voie plus favorable à son ambition. Il prit dès lors le nom de duc d’Aquitaine (892).
Prince de Gothie et de Septimanie, duc de Bourgogne, marquis de Nevers et comte d’Autun du chef de son père, le nouveau duc pouvait être un vassal utile à ménager, et le parti de la dynastie carlovingienne qui appelait au trône Charles-le-Simple, ne négligea rien pour l’attirer à lui, Guillaume, après avoir vaincu et tué de sa main le comte de Bourges, chef du parti d’Eudes en Aquitaine, (15) se réunit au nouveau roi, et quand la mort d’Eudes eut fait cesser toute discorde, il fut un des premiers à reconnaître de nouveau Charles, comme roi de France, à l’assemblée de Reims (897) (16).
Tel était l’homme dont la volonté allait faire naître une des plus imposantes puissances monastiques du moyen âge.
Quelques auteurs ont prétendu qu’après la mort de Warin, Cluny passa aux mains d’Albane, laquelle le transmit à Guillaume-le-Pieux, son frère. Outre que cette version qui ferait d’Albane la sœur de Guillaume, est inadmissible par les intervalles de dates, et supposerait à la comtesse de Mâcon une longévité plus qu’extraordinaire (17), on peut la réfuter par des preuves historiques mêmes.
L’auteur de la Gallia Christiana dit que Bernard d’Auvergne, père de Guillaume d’Aquitaine, était fils d’un autre Bernard, comte de Poitiers, tué en 844. Or, ce dernier Bernard, chambellan de Louis-le-Débonnaire et favori de l’impératrice Judith, tué en effet par Charles-le-Chauve lui-même à Toulouse, avait pour fils aîné Guillaume ou Wilhelm, né en 826 et qui mourut à Toulouse en 849 (18). Bernard d’Auvergne n’était donc qu’un fils cadet, né, sans doute, de 827 à 830. On voit qu’Albane, présente à l’échange de 825, ne pouvait être sa fille. Il semble plus naturel de croire que dans le partage de la succession de Bernard, le comté de Mâcon et avec lui Cluny, était devenu l’apanage d’Ève, une de ses filles.
Cluny était en effet passé aux mains d’Ève, sœur de Guillaume, si l’on en juge par la donation (19) que cette dernière en fit au duc d’Aquitaine, en 892, au moment même où, abandonnant le parti du roi Eudes, il promettait foi et hommage à Charles-le-Simple.
La chronique du monastère nous apprend de même que Guillaume-le-Pieux avait établi son abbaye dans une terre provenant de son père (20), ce qui semblerait donner raison à cette conjecture.
Quoiqu’il en soit de cette origine incertaine, on sait qu’Ève, tout en disposant de son domaine de Cluny en faveur de son frère, s’en réserva la jouissance pendant sa vie : ce ne fut donc qu’après sa mort que Guillaume d’Aquitaine en devint définitivement possesseur. Cette dernière transmission était le signal pour cette contrée de la brillante fortune qui l’attendait.
Au nombre des hommes remarquables que comptait à cette époque la Bourgogne, on citait au premier rang Bernon, abbé de Baume (Baume-les-Messieurs, Jura) et de Gigny, fils d’une noble famille de cette province, que ses vertus recommandaient à l’estime de tous. Les compagnons de Guillaume-le-Pieux avaient eu souvent dans leurs excursions l’occasion de demander à Bernon une hospitalité que celui-ci leur avait toujours accordée avec une bienveillance et une aménité peu communes. Et, quand de retour auprès de leur chef, ces hommes d’armes racontaient les péripéties de leur voyage, ils ne tarissaient pas en éloges sur l’abbé de Gigny et sur ses nobles qualités. Désireux de connaître le saint homme et en même temps poussé par ses sentiments pieux, peut-être aussi entraîné par cette coutume du moyen-âge qui imposait à chaque seigneur l’obligation morale de doter les églises ou d’élever des abbayes, Guillaume fit venir Bernon et lui proposa d’édifier en l’honneur des apôtres Pierre et Paul un monastère dont sa munificence poserait les premières bases.
Hugues, abbé de Saint-Martin d’Autun, accompagnait Bernon dont il était l’ami. Sur les instances du prince, ils parcoururent ensemble ses domaines, et enfin ils arrivèrent dans une gorge étroite et profonde, où « des forêts séculaires couvraient les montagnes, rétrécissaient les horizons, dérobaient le ciel ; où les eaux des torrents débordés dans les prairies, formaient des lacs, des étangs, des marécages bordés de roseaux ; où nulle autre route que des sentiers creusés par le pied des mules ne débouchait dans ce bassin d'eau courante et de feuillage ; où quelques rares chaumières de chasseurs et de bûcherons fumaient de loin en loin sur la cime des arbres. » (21)
L’endroit parut aux deux abbés merveilleusement convenir au projet du duc, mais celui-ci objecta que le grand nombre de chasseurs et de chiens qui remplissaient la vallée de tumulte pourrait nuire au repos des cénobites : — « Chassez les chiens, et appelez les moines, répondit en souriant Bernon ; vous savez bien du reste qui vous attirera le plus les faveurs du Seigneur, ou des chiens ou des moines. » — « Vous parlez sagement et avec sincérité, vénérable père, repartit Guillaume ; qu'avec l'aide du Christ, il soit fait selon votre désir (22). » Dès ce moment l’abbaye de Cluny fut fondée, et Bernon put organiser, en vertu d’une donation que fit le duc d’Aquitaine à ces mêmes apôtres, sous l’invocation desquels il plaçait sa fondation, les éléments premiers de cette maison qui devait bientôt éclipser en gloire, en splendeur et en influence ses rivales et ses aînées (909 ou 910).
C’est dans cet acte de libéralité de Guillaume qu’il faut chercher les principes et les causes qui ont déterminé la grandeur de l’institution de Cluny. Le donateur considère d’abord que si Dieu a départi aux puissants des biens, passagers à la vérité, ils peuvent, s’ils savent bien en tirer parti, les convertir en richesses impérissables ; et pour obéir à ce principe que la fortune d’un homme doit faciliter la rédemption de son âme, il prend la résolution de ne point consacrer tous ses biens aux jouissances matérielles du corps, afin qu’à l’heure suprême, il puisse se réjouir d’en avoir réservé une partie pour la glorification de son âme. Puis il continue en ces termes :
« Qu'il soit connu de tous que, pour l’amour de Dieu et de N.-S. Jésus-Christ, je donne aux apôtres Pierre et Paul, par ma libre volonté, Cluny qui est situé sur la rivière dite La Grosne, avec ma maison seigneuriale et la chapelle qui y existe, consacrée à sainte Marie, mère de Dieu, et à saint Pierre, prince des Apôtres, avec toutes les dépendances qui en font partie, habitations, chapelles, esclaves des deux sexes, vignes, champs, prés, forêts, cours d'eau, moulins, passages et servitudes, terres cultivées et landes incultes, sans réserve. Le tout est situé dans le comté de Mâcon, ou l'avoisine, et est déterminé par des confins particuliers. Ce don est fait aux deux apôtres susdits par moi et par mon épouse Ingelberge, d'abord pour l'amour de Dieu, ensuite pour le repos de l’âme du roi Eudes, mon seigneur, de celles de mon père, de ma mère, de ma femme et de moi-même, comme aussi pour mon propre salut ; et encore pour Ève, ma sœur, qui m’a laissé tous ces biens par son testament, pour mes frères et mes sœurs, pour mes neveux et tous mes parents de l’un et de l’autre sexe, pour tous les fidèles serviteurs attachés à ma maison, et enfin pour le maintien et l'intégrité de la foi catholique. »
« Je fais cette donation à la condition qu’à Cluny sera construit un monastère régulier consacré aux saints apôtres Pierre et Paul ; là vivront des moines soumis à la règle de saint Benoît qui posséderont les objets donnés pour l’éternité, les conserveront et les administreront à leur gré ; que ce soit là véritablement la maison de la prière, ouverte à tous ceux qui voudront implorer la miséricorde céleste. Que les religieux et tous les biens que je viens de citer soient soumis à l’abbé Bernon, qui les gouvernera régulièrement dans la mesure de ses forces et de son savoir. Qu’après sa mort, ils aient le droit d’élire un abbé de leur ordre selon le bon plaisir de Dieu et la règle de saint Benoît, sans que notre pouvoir ou tout autre puisse contredire ou entraver cette élection religieuse. Que pendant cinq ans ils acquittent à Rome, à l’église des Apôtres, dix sous d'or pour l’entretien d'un luminaire, et qu’ils obtiennent en échange la protection de ces mêmes apôtres et du Pontife de Rome. »
« Il nous a plu d’insérer dans ce testament que, de notre vivant, ou plus tard sous nos successeurs, nul souverain, nul puissant de la terre n'ose imposer son joug aux moines réunis à Cluny, qu'aucun prince du siècle, aucun comte, aucun évêque, ni même le pontife du siège de Rome, (et je les en conjure par Dieu lui-même, par tous les saints, et par le jour du jugement suprême) n'ose envahir les possessions de ces serviteurs de Dieu. Que nul enfin ne détourne, ne diminue les biens du monastère et n'essaie de lui imposer un chef contre la volonté des religieux. »
Et vous, saints apôtres, Pierre et Paul, et toi, pontife des pontifes de l’Église catholique, par l'autorité canonique que tu as reçue de Dieu, je vous adjure de retrancher de la sainte Église du Christ et de la vie éternelle, les envahisseurs et les ravisseurs de tous ces biens que je vous donne avec la plus entière liberté de cœur et la plus entière satisfaction. Soyez enfin les défenseurs et les protecteurs de la maison de Cluny et des serviteurs de Dieu qui s'y seront réfugiés. »
L’acte se terminait par de solennelles imprécations et par la menace formelle d’excommunication contre tous ceux qui porteraient aux droits des religieux et à leurs possessions une main sacrilège.
Six moines sortis de Baume, et six autres venant de Gigny jetèrent, sous la conduite de Bernon, les fondements de l’abbaye nouvelle, et l’archevêque de Besançon, Gédéon, vint en consacrer le chef ; mais Bernon ne devait pas jouir longtemps des bienfaits de Guillaume-le-Pieux ; il mourut dix-sept ans après, laissant à Odon, le successeur qu’il s’était choisi, le soin de continuer et de perfectionner son entreprise. On va voir à quel degré de prospérité le second abbé de Cluny allait immédiatement porter l’œuvre du duc d’Aquitaine (926).
Déjà les rois et les souverains pontifes avaient ratifié la donation faite à Bernon et avaient octroyé aux Clunistes de nombreux privilèges ; le monastère de Souvigny était devenu une dépendance de Cluny et les moines de Vézelay, séduits par la haute réputation de l’abbé, s’étaient soumis eux-mêmes à la suzeraineté de ce dernier. Guillaume-le-Pieux était mort en 918, précédé de deux années dans la tombe par sa femme Ingelberge, mais non sans avoir fondé un nouveau monastère, Souxillange, qui ne devait pas tarder à s’adjoindre aux possessions de la maison de Cluny.
Les chartes se succédaient rapidement, renouvelant ou apportant avec elles des droits considérables. Le roi de France, Raoul, accordait à l’abbé le privilège de battre monnaie ; l’évêque de Mâcon, Bernon, par une Charte de 929, ratifiait les privilèges du monastère, et le pape Jean XI, trois ans plus tard, approuvait et confirmait la libéralité de Guillaume-le-Pieux et la faveur qu’y avait ajoutée Raoul : « Que l’église de Cluny, dit le Souverain Pontife, soit affranchie de la domination des rois, des évêques, des comtes, ou même de tout parent du duc Guillaume. » L’élection de l’abbé doit être libre ; les monastères qui aspirent à une réforme peuvent se soumettre à l’ordre de Cluny, et l’abbaye privilégiée a le droit de recevoir tous moines qui voudraient venir s’y réfugier pour améliorer leur genre de vie. La protection du Saint-Siège est acquise aux Clunistes, et pour ce bienfait ils paieront pendant cinq ans à la cour de Rome une redevance de dix sous d’or. Odon arrivait donc à une époque favorable, et il devait profiter avec habileté de ces dispositions générales pour faire avancer et transmettre à ses successeurs, dans la voie du progrès, le monastère que lui léguait Bernon.
Issu d’une famille noble de Touraine, Odon appartenait à la maison royale de France ; sa mère Adélaïde était petite-fille de Louis-le-Débonnaire. Élevé avec soin par cette mère dont la piété rehaussait encore la naissance, il avait passé la plus grande partie de son enfance auprès de Foulques, comte d’Anjou et de Guillaume d’Aquitaine. Destiné d’abord à la carrière des armes (24), il prit bientôt en aversion la vie aventureuse du siècle et des camps, et se fit admettre au nombre des chanoines de Saint-Martin de Tours. Il ne tarda pas à se rendre à Paris où, pendant quatre années, il étudia les lettres avec le savant Rémi d’Auxerre : puis enfin entraîné par une vocation ardente, il se retira à Baume, à peu près vers l’époque où Guillaume-le-Pieux appelait Bernon à fonder son nouveau monastère. Odon sut gagner l’affection du vieillard et quand il vit sa fin approcher, le pieux abbé de Cluny fit deux parts de ses abbayes ; à Guy, son parent, il donna Gigny, et Baume, (25) à Odon, son élève de prédilection, il attribua Dôle, Cluny et Massiac. Il fit même à la maison de Cluny quelques avantages particuliers et afin de dissimuler sa préférence pour cette œuvre de sa vieillesse, il la rendit tributaire de Gigny de quelques deniers que les Clunistes durent annuellement payer. Bernon donne lui-même dans son testament la raison de l’inégalité qui existait dans les lots attribués à chacun de ses disciples : « Qu’on ne croie pas, dit-il en terminant cet acte de dernière volonté, qu'il y ait de l’injustice à favoriser ainsi Cluny. Privé de son père après la mort du célèbre Guillaume, il va se trouver aujourd’hui sans soutien, puisque je n’y serai plus, et d’ailleurs n'est-il pas le plus pauvre en biens temporels et n’a-t-il pas "un plus grand nombre de frères à entretenir ? » (26)
À son heure suprême, Bernon fît appeler les évêques des diocèses voisins, et en leur présence il conféra à Odon la dignité abbatiale. Celui-ci refusant, l’abbé mourant en appela au témoignage des prélats qui tous, insistant avec lui, menacèrent le modeste chanoine de Tours des peines spirituelles de l’Église, s’il n’acceptait la mission que Bernon lui imposait. Odon se soumit enfin et l’archevêque de Besançon le consacra immédiatement dans l’église du monastère.
Il semble que l’accord n’ait pas duré longtemps entre les deux successeurs de Bernon, et que Guy qui se considérait sans doute comme supérieur à raison de l’ancienneté de ses monastères, oublia le partage fait par leur bienfaiteur dans son testament ; car quelques années s’étaient écoulées à peine que déjà la papauté était forcée d’apporter la conciliation et de ménager une transaction. Jean XI dut intervenir entre les deux abbés, et les deux évêques de Lyon et de Mâcon furent chargés de ramener Guy dans le sentier de la raison en l’obligeant à restituer aux Clunistes tout ce qu’il leur avait enlevé.
Rempli des qualités et des vertus qui font les hommes de mérite, Odon était à peine âgé de quarante-cinq ans quand il fut appelé à l’honneur de gouverner Cluny. Il y avait été précédé par une réputation immense et par une popularité qui allait attirer à lui une foule d’hommes désireux de se soumettre à sa discipline ; il était en outre entouré de ce prestige du merveilleux, qui, à cette époque, frappait si fort l’imagination des peuples ; les apparitions et les visions célestes l’avaient de tout temps favorisé et l’avaient sans cesse guidé dans toutes les circonstances de sa vie. Un seul exemple suffira pour prouver quelle vénération s’attachait à sa personne et quelle confiance les populations de son temps avaient en son pouvoir surnaturel.
Le monastère de Cluny conserva pendant longtemps une tapisserie représentant le successeur de Bernon, alors que simple moine au monastère de Baume, il était encore confondu dans les derniers rangs de la communauté. Il existait parmi les religieux un usage qui prescrivait de ramasser avant la fin du repas les miettes de pain tombées sur la table au-devant de chacun d’eux. Un jour qu’Odon distrait par la lecture faite à haute voix au réfectoire, ou par toute autre pensée étrangère, avait oublié de satisfaire à cette prescription de la règle, l’heure de quitter la table sonna sans qu’il eût le temps de réparer son oubli et d’en éviter les conséquences. Alors ramassant à la hâte les miettes éparses devant lui, et les recueillant dans sa main, il vint au milieu de la communauté avouer sa faute à Bernon qui lui demanda la preuve du délit. Odon ouvrit la main et montra à l’abbé non plus les miettes accusatrices, mais bien une poignée de perles qui en avaient miraculeusement pris la place. Cette légende fut le point de départ des miracles que l’opinion publique ne tarda pas à lui attribuer.
Les récits de semblables évènements répandus dans les masses élevèrent autour du nom du nouvel abbé un éclat extraordinaire et centuplèrent l’influence morale qu’il commençait déjà à exercer ; aussi dès qu’il fut assis sur le siège de Bernon, on vit s’accroître le nombre des pieux solitaires et augmenter dans d’égales proportions l’importance et les bienfaits du monastère.
Des constructions nouvelles signalèrent le passage d’Odon, les bâtiments construits par son prédécesseur étaient devenus plus qu’insuffisants ; les libéralités de l’abbé de Cluny s’étendirent aux populations de la contrée entière, et des milliers d’indigents trouvèrent auprès de lui des secours et des vivres pendant les saisons rigoureuses. Infatigable en toutes choses, Odon soumettait à une discipline sévère et ramenait à une rigoureuse observation de la règle monastique les Religieux confiés à ses soins ; il fondait en même temps des maisons nouvelles, à la tête desquelles il plaçait des prieurs dévoués, et dont le nombre augmentait la prépondérance religieuse et même l’influence de l’abbaye de Cluny dans les affaires du siècle. C’est ainsi que déjà, préludant au rôle que ses successeurs devaient conquérir dans les guerres et les disputes féodales du moyen-âge, il se voyait choisi comme conciliateur et comme médiateur des princes d’Italie.
Doué d’une ardeur incroyable de prosélytisme, Odon ne s’arrête pas dans la tâche qui lui est dévolue ; il appelle sur son monastère les faveurs et la protection de tous, et il entasse les chartes et les libéralités des rois ; Louis IV, en 939, renouvelle l’acte de l’indépendance du monastère en le dégageant de toute soumission aux princes de la terre ; (27) peu de temps auparavant, Léon VII, ce pape si zélé pour la discipline ecclésiastique, avait de même interdit de donner Cluny soit à un laïque, soit à un clerc qui ne fut pas de l’institut Cluniste. Plus de cinq siècles devaient s’écouler avant que cette prescription de Léon VII fût violée, tous les autres privilèges de l’ordre devaient disparaître avant elle ! Un grand mouvement de centralisation se produisait en faveur de l’abbaye à peine créée, et Odon la voyait avec un rare bonheur se placer comme chef d’ordre à la tête d’une grande partie des monastères bénédictins de France, réalisant ainsi un fait nouveau dans les annales de l’Église, l'organisation féodale de la société monastique. (28) C’est Cluny qui offre l’exemple de la discipline la plus parfaite, de la réforme la plus étroite, et qui déjà dicte leur règle de conduite à tous ceux qui se sont mis en rapport avec Odon.
Tant de labeurs laissent néanmoins encore au saint abbé le temps de continuer les études qui ont jadis occupé ses plus jeunes années, et la postérité pourra admirer après lui les précieux souvenirs littéraires qui sont les incontestables témoignages de son activité et de sa science. Il va même jusqu’à ouvrir des écoles et des cours, où la jeunesse accourra en foule, et il jette les fondements de cette bibliothèque que chacun de ses successeurs se fera une gloire d’augmenter et d’embellir.
Cluny était déjà bien loin de Guillaume d’Aquitaine et de Bernon ; la pensée des fondateurs avait fait d’immenses progrès, et le génie d’Odon devait singulièrement faciliter la mission des abbés qui allaient le remplacer. Quel homme assez habile pourrait cependant tenir après lui d’une main ferme ce sceptre déjà si difficile à porter ? Odon ne voulut pas accepter la responsabilité d’un tel choix.
Appelé à Rome à trois reprises différentes par le pape Étienne pour rétablir la paix entre Hugues, roi d’Italie, et Albéric, prince des Romains, il profita d’un de ses premiers voyages pour réformer le monastère de Saint-Pierre de Rome, et eut en même temps la gloire de remplir avec succès la mission conciliatrice que lui avait confiée le souverain pontife. Ce fut dans sa dernière visite à la ville éternelle qu’il commença à ressentir les atteintes d’une maladie incurable, dont il fut d’abord, dit son chroniqueur, guéri par l’intercession du bienheureux saint Martin. Il rentra à Cluny, mais son mal ayant repris le dessus, il se fit transporter au monastère de Saint-Julien de Tours qu’il avait fondé (29) et y mourut sans avoir voulu se nommer un successeur. Il paraît cependant que depuis quelque temps déjà, il avait appelé à la dignité abbatiale, en manière de coadjuteur, un moine, appelé Aymard, qu’il avait distingué entre tous, mais il faut en conclure que quoiqu’il l’eût désigné aux suffrages des frères, il ne leur était pas moins loisible d’en élire un autre : « Dieu, dit Odon en mourant, s’est réservé la libre disposition de l’abbaye de Cluny, et ce n’est point ci nous qu’il est donné de lui imposer un maître (30). » Il confiait par là à ses moines le soin de veiller eux-mêmes à la prospérité de leur institution, en usant pour la première fois du droit électif que leur avait conféré Guillaume-le-Pieux (942) (31).
Église Notre-Dame de Cluny
CHAPITRE III : AYMARD. SAINT MAYEUL. SAINT ODILON.
Les religieux de Cluny, dit une ancienne chronique, délibéraient entre eux sur le choix d’un abbé, quand, Aymard, déjà revêtu par Odon du titre de co-abbé, rentra par hasard au monastère, chassant devant lui quelques bêtes de somme chargées de provisions, qu’il suivait à pied. Cette humilité attira sur lui tous les regards, et à l’unanimité, il fut élu chef suprême de l’ordre. (32)
Aymard allait faire succéder aux qualités éclatantes d’Odon des vertus modestes, mais son règne ne devait pas moins en être marqué par d’importants bienfaits des princes et des souverains de l’époque. Comme ses deux prédécesseurs, il s’appliqua à entretenir avec les rois de France et les papes d’heureuses relations qu’attestent des chartes de Lothaire et du souverain pontife Agapet.
C’est ainsi que le monastère de Souxillange, dernière fondation pieuse de Guillaume d’Aquitaine, vint s’adjoindre à l’ordre de Cluny par une donation qu’en fit Louis d’Outre-mer à Aymard, en 950.
On retrouve dans ces nouvelles preuves de libéralité les mêmes prérogatives concédées déjà à l’abbaye de Cluny par tous les devanciers : immunité complète, liberté entière, et renonciation par les puissances du monde à exercer aucun droit sur le monastère, sur les moines et sur leurs possessions ; en outre la papauté formule les menaces d’excommunication les plus terribles contre tous ceux qui voudraient envahir les biens de l’ordre ou résister aux volontés du chef de l’Église. En même temps les donations de biens territoriaux en augmentent la richesse et deviennent une coutume, bientôt même une obligation imposée à tous les sujets qui relèvent de sa juridiction. (33)
Aucun évènement remarquable ne distingua du reste l’administration d’Aymard ; accablé d’infirmités et devenu aveugle, il s’était adjoint, dès 954, un archidiacre de l’Église de Mâcon que sa grande piété avait poussé dans la retraite de Cluny et qui devait lui succéder, Mayeul, que l’Église admit plus tard au nombre de ses saints. Il mourut lui-même en 963.
Mayeul était né en 906 à Valenzole, et appartenait à la maison de Forcalquier. Les ravages auxquels se livraient les Sarrasins dans le midi de la France ne le laissèrent point insensible, et il préféra un exil volontaire à la vue sans cesse renouvelée de tels désastres. Il remonta le Rhône et la Saône, et vint se réfugier auprès de l’évêque de Mâcon qui le créa chanoine de son église cathédrale. Dans les loisirs que lui créait sa position nouvelle, Mayeul étudia à Lyon sous Antoine, abbé de l’Ile-Barbe, et bientôt, élevé aux fonctions d’archidiacre, il vit sa réputation s’étendre jusque dans les diocèses voisins. Cette renommée précoce lui attira les suffrages du clergé et du peuple de Besançon qui l’élurent leur archevêque. À cette nouvelle, Mayeul prit la fuite et vint au monastère de Cluny revêtir l’habit bénédictin (942).
Aymard ne tarda pas à découvrir tout ce que l’intelligence de Mayeul offrait de ressources, et il se l’associa. Maymbod, évêque de Mâcon, confirma le choix du chef de Cluny, et l’évêque de Chalon, Hildebold, vint consacrer l’auxiliaire qu'Aymard s’était choisi, comme un autre abbé. Dès ce moment Aymard abandonna l’administration de l’ordre, mais il n’avait point entendu, en se donnant un coadjuteur, s’imposer un maître. Le fait suivant prouve qu’il n’avait pas renoncé entièrement à porter le bâton abbatial.
Il était un jour malade et retenu à l’infirmerie, quand le cellerier du monastère refusa de lui servir certain fromage que le vieillard affectionnait, prétextant que l’ordre ne lui avait pas été donné par Mayeul. Le successeur d’Odon ressentit vivement cette injure, et se faisant conduire à la salle du chapitre, il interpella Mayeul en présence de toute la communauté, puis s’asseyant sur le siège abbatial, il le força à lui faire des excuses, en même temps qu’il infligea une punition au cellerier coupable d’un excès de zèle.
La mort d’Aymard remit entre les mains de Mayeul le pouvoir suprême. Doué d’une imagination ardente propre aux hommes de sa race, Mayeul eut, comme Odon, les visions mystiques, les apparitions miraculeuses et les communications avec les habitants des mondes célestes, toutes choses qui devaient étendre sa réputation et lui gagner les peuples et les souverains. Pierre-le-Vénérable, écrivant un siècle plus tard, témoigne de la vénération qu’excitait encore de son temps le nom de Mayeul, et il s’écrie avec enthousiasme : « Aucun saint, à l'exception de Marie bienheureuse, n'a accompli autant de miracles reconnus par l’Église. (34) » L’empereur d’Allemagne, Othon, avait éprouvé les effets de la puissance de Mayeul. Il avait annoncé au saint abbé le dessein qu’il avait conçu d’aller à Rome, et ce dernier lui répondant avec une entière franchise, lui affirma que s’il accomplissait ce projet, il ne reviendrait pas de son voyage. L’événement justifia cette prédiction.
Mayeul devait être le véritable continuateur de l’œuvre d’Odon ; aussi remarque-t-on dans la vie de ces deux hommes, de nombreux points de ressemblance : même influence sur les personnages célèbres de leur temps, mêmes aptitudes littéraires, même prépondérance sur les abbayes rivales qui deviennent vassales de Cluny. Odon avait été appelé le Réparateur de la religion monastique ; Mayeul en fut surnommé le Prince. Le premier avait vu les chefs des diverses nations se soumettre à ses décisions ; le second recevait de son vivant le titre d'Arbitre des rois.
Ami d’Othon-le-Grand et d’Othon II, empereurs d’Allemagne, Mayeul profita d’un voyage qu’il fit en Germanie à l’occasion d’une inspection générale de ses monastères, pour faire cesser les dissentiments qui agitaient la famille impériale, et ce fut même aux liens d’amitié qui l’unissaient aux empereurs et aux papes qu’il dut l’offre de la tiare ; mais il refusa d’échanger son titre d’abbé de Cluny contre la couronne de souverain pontife, et il préféra continuer à, gouverner et à réglementer du fond de son monastère les abbayes qui lui demandaient la réforme : « Je n’ai pas les qualités requises pour une si haute dignité ; d'ailleurs nous sommes, les Romains et moi, autant éloignés de mœurs que de pays » avait-il répondu aux propositions qui lui furent faites à cet égard.
Tous les princes contemporains accordèrent à Mayeul une large place dans leur amitié et il trouva dans chacun d’eux un défenseur. Il revenait d’Allemagne, quand arrêté et fait prisonnier par les Sarrasins, il eut à courir les plus graves dangers. La nouvelle de sa captivité jeta la consternation dans l’ordre entier, et les Clunistes ne purent le racheter qu’en payant une rançon énorme. Cet attentat ne resta pas longtemps impuni ; Guillaume, comte de Provence, arma contre les Sarrasins, et vengea l'abbé de Cluny. Ce même Guillaume devait dans la suite mourir sous l’habit bénédictin, comme disciple d’Odilon.
Il semble que la lutte qui devait éclater quelques années plus tard entre les prélats de Mâcon et les abbés de Cluny ne pouvait encore être prévue, car le pape Jean XIII, écrivant aux évêques de France, invitait plus spécialement Ado, évêque de Mâcon, à accorder sa protection au monastère de Mayeul, et le synode provincial d’Anse, auquel assistaient les évêques de Lyon, de Vienne et leurs suffragants, et entr’autres celui de Mâcon, Milon, confirmait les droits et privilèges de la maison de Cluny (990).
C’est que déjà la renommée du monastère de Guillaume-le-Pieux avait dépassé les limites de l’étroit vallon au fond duquel il s’abritait, c’est que malgré la distance qui semblait la séparer du reste du monde, l’abbaye bourguignonne était déjà l’une des plus célèbres de la chrétienté : « tant était grande, dit le chroniqueur, la paix qu’on y goûtait, quelle semblait être l'image de la solitude céleste. » (35)
Saint Odilon, successeur et historien de saint Mayeul, attribue aux vertus éminentes de l’abbé la prépondérance naissante de l’ordre de Cluny : « Les catholiques, dit-il, les prélats les plus honorables, les religieux, les moines, et les abbés le vénéraient comme un père, les saints évêques le traitaient comme un frère bien-aimé, les souverains et les princes du monde l'appelaient seigneur, les pontifes du siège de saint Pierre l'accablaietit d’honneurs, il était vraiment le prince de la religion monastique. (36) »
C’est ainsi que Hugues Capet, jaloux de posséder Mayeul, l’avait invité à se rendre auprès de lui, pour réformer l’abbaye de Saint-Denis dont les mœurs avaient perdu quelque chose de la pureté antique. Celui-ci, alléguant sa vieillesse et ses infirmités, se laissa réitérer plusieurs fois cette prière, puis il se mit en route ; mais la mort ne lui permit pas d’arriver jusqu’à son royal hôte ; il s’arrêta malade à Souvigny, l’un des monastères soumis à l’obédience de Cluny, et bientôt ses moines perdirent l’espoir de le conserver plus longtemps. Interrogé sur ce qu’il éprouvait, il leur répondit « qu’il ne ressentait aucune douleur, mais aspirait Dieu de toute la force de son âme. » Il y mourut quelques jours après ; il avait alors près de quatre-vingts ans, et avait gouverné l’abbaye pendant plus de quarante années (994). Le roi de France voulut lui rendre un témoignage public d’affection et d’estime ; il paya les frais des funérailles du saint vieillard, suivit à pied son cercueil, et revint souvent dans la suite visiter sa tombe. (37, 38)
Avant de mourir, Mayeul avait réuni à l’ordre de Cluny les abbayes de Saint-Germain-d’Auxerre, et de Paverne. Il avait réformé celle de Saint-Maur-les-Fossés et mis à la tête de cette maison le Cluniste Teuto. Douze de ses moines, envoyés au monastère de Sainte-Bénigne de Dijon, à la prière de l’évêque de Langres, y avaient rétabli l’austérité et la discipline. Le célèbre Guillaume, abbé de Sainte-Bénigne, était l’ami de Mayeul, qui l’avait ramené de Rome, et qui entretint avec lui jusqu’à sa mort les plus étroites relations.
Ce fut également sous l’administration de Mayeul que la maison de Cluny s’enrichit du monastère de Saint-Marcel-lès-Chalon. Après les désastres causés par l’invasion des Hongrois dans la Bourgogne et l’Est de la France, Geoffroy, comte de Chalon, fit donation à l’abbaye de cette dépendance qui, sous l’habile administration des Clunistes, devint une des plus importantes de l’ordre (963). (39)
À l’exemple de son prédécesseur Aymard, Mayeul avait depuis longtemps songé à se choisir un aide dans ses difficiles fonctions, et il avait jeté les yeux sur Odilon, l’un de ses disciples les plus aimés, qu’à sa mort il désigna pour son successeur.
Les volontés de Mayeul trouvèrent un écho sympathique chez les moines de Cluny et chez les princes voisins. L’élection d’Odilon excita un enthousiasme jusqu’alors sans précédent, et reçut l’approbation des souverains et des évêques, qui se flattaient d’avoir avec la célèbre abbaye des relations de suzeraineté ou de bon voisinage. Le roi de France, Burchard, archevêque de Lyon et tous les prélats des diocèses environnants s’empressèrent d’envoyer au nouvel élu leur adhésion ; mais ce ne fut pas seulement parmi ses compatriotes qu’Odilon rencontra des témoignages d’admiration. L'impératrice d’Allemagne, Adélaïde, voulut le voir ; elle le rencontra à Orbe, et se prosternant à ses pieds, elle baisa le bas de sa robe, s’écriant que désormais elle pouvait mourir puisqu’il lui avait été donné de voir un si grand saint. Et quand plus tard Henri II alla à Rome ceindre la couronne impériale, il se fit accompagner d’Odilon qui assista aux cérémonies du couronnement. Benoît VIII ayant fait présent à l’empereur d’un globe d’or surmonté d’une croix de même métal et enrichi d’un double cercle de pierreries, Henri II fit don à l’Église de Cluny dont il enrichit le trésor.
Les princes rendaient ainsi hommage aux vertus sans nombre de l’abbé de Cluny, et au choix éclairé du vénérable Mayeul. Ce dernier avait en effet montré en appelant Odilon à lui succéder quelle expérience et quelle connaissance profonde il avait des hommes ; Odilon devait élever encore la gloire de Cluny, augmenter l’œuvre de ses prédécesseurs et laisser, comme il le dit lui-même plus tard, une abbaye de marbre au lieu des constructions moins somptueuses de Bernon et d’Odon.
Les événements miraculeux ne manquaient pas à la vie du nouvel abbé. Il succédait à la fois à la puissance abbatiale et au pouvoir surnaturel d’Odon et de Mayeul, et les peuples se racontaient avec une conviction profonde les merveilles et les prodiges enfantés par lui. À la voix d’Odilon se renouvellent les scènes les plus célèbres de l’Évangile ; tantôt le pain se multiplie entre ses mains, comme jadis entre celles de Jésus-Christ ; tantôt avec quelques poissons, il nourrit une grande quantité de religieux ; à Bezornay, il rend la vue à un aveugle ; à Paray, l’eau se change en vin comme au festin de Cana ; aussi sa biographie, transmise par tradition de génération en génération acquerra bientôt le caractère légendaire des premiers siècles de l’Église.
Des habitudes d’un ascétisme rigoureux contribuaient à entourer Odilon d’une auréole de sainteté exceptionnelle. Sans cesse soumis à un jeune sévère et revêtu du cilice, il combattait en lui les tentations de la chair en portant sous ses vêtements une chaîne de fer garnie de pointes ; la prière et la méditation remplissaient les heures que l’administration, du monastère lui laissaient inoccupées, et il avait, dit son historien, une piété tellement profonde, que les chants sacrés le plongeaient dans de célestes ravissements, et qu’il ne pouvait entendre ce verset : Virginis uterum non horruisti, sans éprouver une extase qui allait jusqu’à une défaillance complète.
Plein de tolérance et de bienveillance pour ses religieux, il ne leur demandait pas autant de ferveur, et on rapporte qu’un jour son confesseur lui reprochant son trop peu de sévérité, l’exhortait à se montrer plus exigeant : « Si je dois être damné, répondit Odilon, j'aime mieux que ce soit pour excès de douceur, plutôt que pour dureté, ou pour avarice » (40) Son humilité égalait sa bonté, et on en citait un exemple touchant. Il revenait de Rome, où il avait vu de près les splendeurs du couronnement impérial ; il s’arrêta pour visiter le Mont-Cassin, et malgré tous les honneurs dont on l’entourait, il refusa de porter le bâton pastoral de saint Benoît et d’officier en ornements sacerdotaux. Il voulut même montrer plus de modestie encore et après avoir lavé les pieds les religieux, il se recommanda à leurs prières, renouvelant ainsi le spectacle qui avait précédé la Cène.
La charité inépuisable d’Odilon prodigua en même temps les trésors de l’abbaye et couvrit de bienfaits la contrée entière. La disette et la famine viennent désoler le pays, les coffres du monastère s’ouvrent pour les malheureux ; les richesses de l’ordre s’épuisent, et cependant il reste encore des misères à soulager. L’abbé n’hésite pas ; il fait fondre les vases sacrés, les présents de l’empereur Henri II, et ne s’arrête que lorsque la source de ses ressources nouvelles est tarie: « L'or de l’Église, disait-il, n'est pas fait pour être entassé, mais pour être distribué ! »
Pendant ce temps, Cluny avance avec persévérance dans la route ascensionnelle qu’ont indiquée les premiers successeurs de Bernon, et pendant que sa puissance temporelle s’étend jusque sur les abbayes des nations étrangères, Odilon ouvre son monastère aux princes et aux prélats qui cherchent dans la solitude l’oubli du siècle et des grandeurs. C’est ainsi que Ledbald, évêque de Mâcon, vient mourir à Cluny, (1019), et qu’un roi de Pologne, Casimir, renversé par ses sujets, s’y réfugie et y prend l’habit religieux. Après sept années de séjour dans cette retraite (de 1034 à 1041), l’exilé, rappelé par les siens, quitta Odilon et remonta sur le trône ; mais son passage à l’abbaye de Cluny aura été une nouvelle source de gloire et d’accroissement pour cette maison désormais sans rivale ; les religieux Clunistes, appelés par Casimir, iront jusqu’en Pologne fonder des monastères de l’ordre de saint Benoît. (41)
Les souverains d’Allemagne, de France et d’Espagne, les papes continuent en faveur d’Odilon leurs libéralités et leurs concessions aux Bénédictins, et il est assez curieux de voir en quels termes solennels Benoît VIII, s’adressant aux évêques de France, lançait contre les violateurs des privilèges de Cluny les anathèmes de l’Église :
« Que les violateurs des privilèges de Cluny soient retranchés de la société de l’Église, comme des membres pourris du corps de Jésus-Christ. Qu’ils soient chassés et excommuniés de la sainte Église de Dieu et des assemblées des fidèles ; qu’ils soient maudits dans le repos et dans la marche, dans leurs veilles et dans leur sommeil, en abordant leurs demeures ou en les quittant ; qu'ils soient maudits en mangeant ou en buvant ; que leur nourriture et leurs breuvages soient maudits ; maudits soient leurs rejetons ; maudits les fruits de leurs terres ; qu'ils soient, comme Hérode, rongés de plaies, jusqu'à ce que leurs entrailles se déchirent, et qu'avec Dathan et Abiron, ils soient damnés éternellement et livrés aux tourments sans fin de l'enfer. Que leurs enfants soient orphelins, que leurs épouses deviennent veuves, que leurs fils mendient leur nourriture de chaque jour et qu’enfin ils soient jetés hors de leurs maisons, accablés de tous les anathèmes contenus dans l'Ancien et le Nouveau Testament ; qu'ils soient frappés de malédiction jusqu'à ce qu'ils soient rentrés en eux-mêmes et aient fait satisfaction à notre volonté et à nos ordres ! » (42)
Des chartes nouvelles augmentent les possessions et les prérogatives de l’abbaye ; des lettres de Robert, roi de France, sanctionnent les immunités accordées aux Clunistes, (997), le monastère de Paray est donné par Henri, duc de Bourgogne, à la maison de Cluny, (999), l’épiscopat même est offert à l’abbé. Mais, comme Mayeul, Odilon refusa d’abandonner cette dignité qu’il tenait du choix de ses frères, et ne voulut point accepter le siège de Lyon que lui offrait le pape Jean XIX, malgré les moyens d’intimidation mêmes dont avait cru devoir user le Souverain Pontife.
La mort de l’archevêque Burchard avait livré son diocèse à l’ambition de plusieurs compétiteurs, et le pape, poussé par des hommes dévoués à l’Église lyonnaise, désigna de sa propre autorité Odilon comme successeur du prélat défunt. C’était répondre au vœu du clergé et du peuple de Lyon. Jean XIX envoya donc à l’abbé de Cluny le pallium et l’anneau, avec ordre de prendre le titre d’archevêque de Lyon, mais Odilon repoussa de toutes ses forces cette faveur, et recevant des mains des envoyés les marques de sa nouvelle dignité, déclara les réserver pour celui que Dieu jugerait plus digne que lui d’un tel honneur. Le pape, informé de ce refus, s’empressa d’écrire à l’abbé une lettre de reproches, le menaçant des châtiments et de la sévérité dont l’Église de Rome avait l’habitude d’user envers les fils rebelles à ses ordres. (43) — Odilon ne s’effraya pas et résista à la volonté du Souverain Pontife, déclarant se contenter du rôle plus modeste de chef de la congrégation de Cluny.
Tant de faveurs et tant de hautes amitiés n’empêchaient pas néanmoins Odilon de s’occuper à la fois des intérêts de l’Église et des affaires du siècle. Poussé par les mêmes principes de charité qui le guidèrent durant toute sa vie, il institua la Fête des morts, solennité de souvenir pour ceux qui ne sont plus, et que l’Église, en mémoire de lui, ne tarda pas à rendre universelle. Une légende expliquait les motifs qui avaient inspiré l’abbé de Cluny dans l’exécution de ce projet.
Un pèlerin, traversant la Sicile, vint un soir demander asile à un ermite qui lui donna l’hospitalité. De grands bruits se faisant entendre au dehors inquiétèrent les deux hommes, et l’ermite avoua à son compagnon que l’île était peuplée de démons qui ne cessaient de le troubler dans ses méditations ; il ajouta enfin que ces mêmes démons se plaignaient amèrement d’Odilon, abbé de Cluny, qui, par les prières instantes qu’il adressait au Seigneur, leur enlevait un nombre infini d’âmes. Le pieux voyageur, rentré au monastère, rendit compte à l’abbé de ce récit, et Odilon, croyant y voir une révélation céleste, résolut de substituer à ses propres prières des services réguliers pour les défunts. (44) Il proposait en même temps aux souverains l’établissement de la Trêve de Dieu, cette singulière et sublime transaction de l’Église avec les mœurs brutales et grossières du temps, par laquelle, ne pouvant mieux faire, elle réservait une partie de la semaine à la paix et à Dieu, abandonnant le reste à l'humeur querelleuse et barbare des maîtres du territoire. (45)
La turbulence inquiète des seigneurs de l’époque ne laissa pas de troubler les Clunistes dans leurs possessions. Le Lombard Othe-Guillaume, compétiteur d’Othon-le-Grand au trône d’Allemagne, s’était déclaré duc de Bourgogne, après la mort d’Henri, oncle du roi de France, auquel revenait ce riche héritage. Robert, à la nouvelle de cette usurpation, appelle à son aide le duc de Normandie, et entre en Bourgogne où il met tout à feu et à sang. Les rebelles s’obstinant à ne pas reconnaître la supériorité royale, les deux alliés mettent le siège devant Auxerre, et attaquent le monastère de Saint-Germain, cette possession nouvelle de Cluny. Odilon fit des remontrances au pieux Robert qui encourait par ce fait la colère de l’Église, et le siège fut levé (1009). L’abbé de Cluny ne tarda pas à se montrer reconnaissant de cette soumission du roi à ses prières.
Les Juifs, proscrits et poursuivis dans tout l’occident catholique, avaient trouvé un asile à prix d’or auprès de Raynard, comte de Sens, qui n’avait pas craint de prendre le titre de « roi des Juifs. » (46) Le dévot Robert, sollicité par ses conseillers, entreprit une croisade contre ce « repaire d’hérétiques, » et essaya de réunir au domaine royal la suzeraineté de la grande ville de Sens. Les gens du roi prirent la cité de Raynard, la brûlèrent en partie, et y commirent d’horribles massacres ; mais le comte de Sens avait fait alliance avec Eudes, comte de Chartres, qui pour le secourir vint assiéger dans Sens les troupes royales. Le rôle de médiateur des abbés de Cluny fut encore cette fois le partage d’Odilon ; par ses conseils, Raynard consentit que le comté de Sens retournât après lui à la couronne et la paix fut rétablie entre le vassal et le souverain réconciliés (1016).
Les commencements de l’histoire de l’abbaye de Cluny offrent cette singulière coïncidence, que les hommes appelés à la gouverner apportaient tous dans l’accomplissement de leur tâche les mêmes vertus et les mêmes dispositions. « Il semble, dit l’historien Pierre de Poitiers, que l'art d'écrire ait été une prérogative spéciale accordée de tout temps par la Providence aux abbés de Cluny. » (47) Odilon se fit en effet remarquer comme Odon et Mayeul par ses hautes connaissances littéraires ; une vie de sainte Adélaïde, impératrice d’Allemagne, une vie de saint Mayeul, des hymnes, des sermons et des poésies laissés par lui assignent à son nom une place distinguée dans la littérature de l’époque.
Les dernières années d’Odilon furent attristées par les tracasseries des évêques de Mâcon. En vain les chartes des rois et les bulles papales avaient confirmé, augmenté et étendu au delà de toute mesure les concessions premières de Guillaume d’Aquitaine et des princes ses imitateurs ; en vain les abbés de Cluny avaient mis en œuvre toute leur science et toute leur influence pour sauvegarder les immunités et les privilèges accordés à leur maison, les évêques voisins ne voyaient pas sans une jalousie croissante la splendeur de cette abbaye, que la volonté de Guillaume-le-Pieux et la faveur des souverains pontifes avaient rendue libre de toute dépendance et à laquelle il était désormais permis de ne relever que du Saint-Siège. L’abondance même des chartes confirmatives, dit M. Lorain, prouve que ces commandements spirituels n'étaient pas toujours obéis. (48) Aussi deux d’entr’eux, Gaulenus, et après lui Gauthier, essayèrent-ils de ressaisir cette suprématie qui leur échappait.
Le concile d’Anse, réuni en 1025, entendit les plaintes de Gaulenus qui lui exposa que Burchard, archevêque de Vienne, avait conféré l’ordination à divers moines de Cluny dans l’église du monastère, sans la permission du prélat diocésain. L’assemblée lui donna gain de cause, et reconnut que l’abbaye relevant de l’évêque de Mâcon, ce dernier avait seul le droit d’y faire les consécrations religieuses pour lesquelles, au mépris des lois organiques de l’Église et des décisions des conciles, l’abbé s’était adressé, comme il l’avait déjà fait souvent, aux évêques de son choix.
L’archevêque de Vienne demanda pardon à Gaulenus, et lui promit à titre d’indemnité de lui fournir chaque année, pendant toute sa vie, au temps de la Quadragésime, la quantité d’huile d’olives qui lui serait nécessaire pour la préparation du saint chrême. Odilon se résigna moins facilement, et s’appuyant sur les nombreuses promesses faites par la papauté à son monastère, il refusa de se soumettre au jugement qui le condamnait. Il semble aussi que la querelle dut s’apaiser par des concessions réciproquement faites, car, à peu de temps de là, Gaulenus entrait au monastère de Cluny, pour y mourir plus tard sous l’habit bénédictin.
Son successeur, Gauthier, se montra tout aussi ardent à défendre la suprématie du siège épiscopal de Mâcon sur l’abbaye d’Odilon. Un chroniqueur du temps nous a conservé le récit de cette dispute nouvelle et de ses conséquences :
« Vers cette époque, dit-il, l'évêque du Puy étant venu à Cluny pour y consacrer un autel, Gauthier, vivement ému de cette nouvelle, envoya à Odilon quelques-uns de ses clercs, pour se plaindre qu'il eût agi ainsi contre la règle ordinaire de l'Église, ajoutant que si l'abbé ne rendait satisfaction à l'évêque, ce dernier se vengerait par n'importe quels moyens. (49) Odilon, entendant ces reproches, répondit d'abord qu'il était absent au moment de la consécration de l’autel, puis il pria les clercs de Gauthier d'interdire cet autel, ou s'ils le préféraient, de le détruire ; l'abbé et l’évêque du Puy firent demander ensuite au prélat de Mâcon quel jour et en quel lieu ils pourraient conférer ensemble. Tous s'étant trouvés au rendez-vous proposé, il y eut un échange de plaintes et de paroles amères, et Odilon offrit à l’évêque offensé à titre d'amende et de satisfaction un cheval estimé dix livres, et un vase d'argent merveilleusement ciselé. Il l’engagea ensuite à venir dans un temps prochain conférer l'ordination aux moines de Cluny, ce que Gauthier fit à l'avenir comme dans sa propre église. »
« Peu de temps après, Odilon vint à Mâcon, et après s’être reposé la nuit dans son monastère de Saint-Martin, il arriva le matin à pied avec sa suite à l’église cathédrale de Saint-Vincent, et comme il désirait parler à l’évêque et aux chanoines réunis au chapitre, tous se levèrent à l'aspect de ce grand homme. Odilon s'agenouilla au milieu d'eux, demandant que s'il avait commis quelque faute à leur égard, il lui en fût accordé le pardon, et pour se punir de n'avoir pas obéi à l'Église de Mâcon comme un fils à sa mère, il déclara se repentir, et promit pour le reste de ses jours d'être envers elle, et envers les prélats la gouvernant. soumis comme il le devait. Après un tel acte de grandeur d'âme, il reçut de tous des félicitations, et se retira, ayant ainsi rétabli la paix et le calme, non sans laisser à l'église de Saint-Vincent et aux clercs de nombreux présents, et entr autres deux admirables tapis destinés au sanctuaire, et cent écus du Mont-Cassin. »
Gauthier devait, à l’exemple de son prédécesseur Gaulenus, déposer la mitre et la crosse épiscopales, et venir terminer ses jours auprès de son ancien adversaire. Ce fut sans doute une humiliation que de reconnaître la supériorité presqu'idéale de l’évêque mâconnais, mais Odilon trouva un ample dédommagement dans l’affection de ces deux prélats devenus successivement ses admirateurs, et surtout dans la gloire qui allait rejaillir sur lui, d’avoir formé deux des hommes les plus célèbres dont l’histoire de l’Église ait gardé le souvenir.
L’un d’eux, Hildebrand, était réservé à l’honneur, sous le nom de Grégoire VII, de ceindre un jour la tiare, et de voir se courber devant lui les monarques d’Allemagne en portant au plus haut point la puissance de l’Église. L’autre, saint Hugues, sous le titre plus humble d’abbé de Cluny, devait mettre le comble à toutes les grandeurs morales et monumentales de son abbaye. (50)
Odilon mourut en 1049 ; il avait gouverné Cluny pendant cinquante six ans, sa mémoire s’entoura après sa mort du merveilleux qui rayonnait déjà autour de lui pendant sa vie ; les miracles se succédèrent sur sa tombe, et le peuple s’habitua dès lors à lui donner le titre de saint que Clément VI lui décerna solennellement en 1345. Il avait admirablement préparé les voies que son successeur, saint Hugues, allait parcourir pour amener l'ordre de Cluny à l’apogée de sa gloire.
Monuments de Cluny
CHAPITRE IV : SAINT HUGUES.
La grande figure de saint Hugues illumine d’une splendeur sans égale le passé de l’abbaye de Cluny. C’est à lui qu’il appartiendra de devenir dans l’Europe entière, le chef, pour ainsi dire, de l’ordre bénédictin qui tournera ses regards vers Cluny comme vers sa maison mère ; c’est à lui qu’est réservé l’honneur d’élever cette basilique qui fera l’admiration des siècles ; c’est lui enfin qui portera le plus haut la puissance de son monastère et l’élèvera à un degré de prospérité qui ne pourra que décroître après lui.
Il allait du reste prendre le sceptre abbatial dans les conditions les plus favorables ; destiné par Dalmace de Semur, son père, au métier des armes, il avait été successivement élevé par Aremberge de Vergy, sa mère, qui lui avait inspiré la piété la plus solide, et par Hugues, évêque d’Auxerre, son grand-oncle, qui avait continué dignement l’éducation commencée par la comtesse de Semur.
L’historien de saint Hugues raconte qu’Aremberge étant enceinte, et inquiète des suites de sa grossesse, confia ses angoisses à un religieux célèbre par ses vertus. Celui-ci lui promit d’offrir à son intention le sacrifice de la messe, et comme il était à l’autel, il vit tout-à-coup au milieu du calice apparaître une figure d’une remarquable beauté. Aremberge, instruite de cette vision, consacra d’avance à Dieu l’enfant qu’elle portait ; le caractère de son fils lui rendit facile l’exécution de ce vœu. Hugues, bien qu’élevé au milieu des fils de seigneurs et des jeunes gentilshommes de l’époque, ne contracta pas, et même prit en horreur les habitudes de rapines et de désordre qui semblaient être le plus bel apanage de la noblesse, (51) et quoique, pour obéir au désir de son père, il s’adonnât d’abord aux exercices du corps et au maniement des armes, il suivait en même temps la secrète impulsion de son cœur, en étudiant les Pères de l’Église et les auteurs sacrés, jusqu’au jour où, au risque de mécontenter les siens, il prit la fuite, et abandonnant le monde, il vint demander asile à Odilon. Il avait alors seize ans, et déjà tout en lui annonçait un de ces hommes privilégiés et prédestinés à dominer leurs semblables. Le jour même de son arrivée au monastère, on lui fit l’honneur de l’introduire au chapitre, et la chronique rapporte qu’un moine inspiré par une voix d’en haut, s’écria dans un prophétique transport : « 0 bienheureuse cette maison de Cluny, qui reçoit aujourd’hui dans son sein un trésor plus précieux que tous les trésors de la terre. » (52)
Sans cesse adonné aux pratiques religieuses les plus ferventes, Hugues avait passé à Cluny plus de dix années de sa jeunesse, et y remplissait les fonctions de grand prieur, quand les religieux, emportés par un saint enthousiasme, le choisirent par acclamation comme successeur d’Odilon. Sa haute piété et ses vertus avaient déjà commencé sa réputation, et plus qu’à ses prédécesseurs, la tradition lui accordait le don surnaturel de communiquer avec les anges, d’avoir des visions et de recevoir d’en haut des ordres directs dans toutes les circonstances difficiles de sa vie. (53)
Aussi à peine élu abbé de Cluny, Hugues voit accourir à lui les princes qui réclament son amitié, ou le supplient d’intervenir dans leurs débats ; Henri, empereur d’Allemagne, veut le voir et le force de venir à Cologne pour y passer les fêtes de Pâques. Le jeune abbé y resta quelques jours, étonnant tous ceux qui l’approchaient par la pureté de ses mœurs, la douceur de sa conversation, la grâce peinte sur tous ses traits et la bienveillance qui animait toutes ses paroles. Il profita de ce voyage pour réconcilier avec l’empereur les moines de Payerne qui avaient soulevé contre eux la colère de leur souverain.
Hugues assiste ensuite aux différents conciles et synodes de son temps ; à Rome, il prend part à la condamnation de l’hérésiarque Béranger ; à Avignon, à Reims, à Toulouse, à Chalon, à Autun, et plus tard à Clermont, il se fait remarquer par une éloquence entraînante, par une juste appréciation des textes sacrés, par ses profondes connaissances en droit canonique, et enfin par sa douceur et sa modération. En vain, il se confine dans sa retraite de Cluny, les rois et les souverains soumettent à ses décisions les causes de leurs différends ; tantôt le roi de Hongrie et l’empereur d’Allemagne, tantôt les évêques, les princes et les prélats lui doivent entre eux le rétablissement de la paix et de la concorde.
C’est encore au même titre de médiateur qu’il dut se mêler à la querelle fameuse élevée entre le Saint-Siège et l’empire d’Allemagne, à laquelle l’histoire a donné le nom de Guerre des Investitures. La papauté, livrée au bon plaisir des empereurs, avait offert au monde le spectacle déplorable d’une lutte sacrilège entre les divers prétendants à la tiare pontificale. Henri III crut pouvoir profiter de cette heure de défaillance de l’Église, et pour la troisième fois disposa du trône de saint Pierre en faveur d’un de ses favoris.
Brunon, que le caprice de l’empereur venait de faire ainsi chef de l’Église sous le nom de Léon IX, était évêque de Toul ; il prit la route d’Italie, et vint s’arrêter quelques jours au monastère de Cluny, où il devait trouver Hugues et Hildebrand, tous deux liés par une communauté complète de sentiments et de dévouement à la cause papale.
De cette entrevue et des conseils (54) que les deux amis suggérèrent au Souverain Pontife surgit cette grave question qui allait agiter les onzième et douzième siècles ; car, entraîné par eux, et surtout persuadé par l’éloquence véhémente d’Hildebrand, Brunon dépouilla les insignes de la dignité apostolique, dont il s’était empressé de s’environner, et ne consentit plus à accepter la tiare qu’après avoir été régulièrement élu par les habitants de Rome ; l’abbé de Cluny et le grand prieur l’accompagnèrent en Italie, et eurent la satisfaction de faire confirmer le choix de l’empereur par les électeurs ordinaires des papes. Mais Henri III devait considérer cette précaution nouvelle comme portant atteinte à ses droits ; n’était-ce pas en effet soumettre à un contrôle supérieur la volonté des monarques d’Allemagne ? Vingt années cependant s’écoulèrent pendant lesquelles l’esprit d’opposition du Saint-Siège couva sourdement, la querelle semblait s’être assoupie ; elle ne devait se réveiller qu’au moment où Grégoire VII, déposant à la fois son nom d’Hildebrand et la robe de bénédictin voudrait lui-même opposer à l’omnipotence impériale l’omnipotence du pontife romain.
L’intervention de Hugues et d’Hildebrand dans le grand conflit du sacerdoce avec l’empire avait placé au premier rang le chef de la maison de Cluny ; l'Espagne le vit bientôt apportant aux rois rivaux de Castille et de Léon, des paroles de paix. Alphonse VI, roi de Léon, avait été dépouillé de ses états et retenu prisonnier par son frère Sanche II, roi de Castille. À la prière de Hugues, le vainqueur consentit à remettre en liberté son royal captif, et à partir de ce moment les deux souverains réconciliés ne cessèrent de couvrir Cluny de leurs bienfaits ; les trésors d’Alphonse, prodiguée par une main généreuse, serviront à élever ce monument grandiose dont Hugues a entrepris la construction, tandis que le prince d’Aragon ne consent à admettre pour évêques de ses diocèses que des moines sortis des monastères Clunistes.
Le pape Étienne IX lui-même, malade à Florence, avait voulu mourir entre les bras de l’abbé de Cluny. Le Souverain Pontife, dit le moine contemporain Hugues, qui rapporte ce fait, était possédé du malin esprit qui le tourmentait, depuis plusieurs jours ; tout-à-coup, Hugues approchant du palais pontifical, le malade se sentit soulagé ; le démon avait abandonné sa victime, et quand l’abbé se présenta sur le seuil de la chambre du pape, le vieillard lui tendit les bras avec reconnaissance et confessant sa vie, lui demanda l’absolution suprême. Quelques jours plus tard, Hugues eut l’honneur de recevoir le dernier soupir du pape. (55)
La réputation de Hugues a franchi la mer ; Guillaume-le-Conquérant, tout occupé alors de s’asseoir d’une manière solide sur le trône d’Angleterre, essaie de l’attirer auprès de lui ; il veut lui confier la réforme des monastères Saxons, et il lui demande quelques-uns de ses disciples, offrant cent livres d’argent par chaque moine qui lui serait envoyé : « Je vous offre pareille somme pour chaque bon moine que vous pourrez au contraire me procurer, » répond l’abbé de Cluny, (56) et il refuse de quitter le centre où le retiennent de plus graves intérêts ; ses vertus et ses exemples ont appelé à la vie monastique des seigneurs et de nobles femmes ; Guido, comte de Mâcon et ses fils, (57) un duc de Bourgogne, Hugues, un archevêque de Mayence, un comte de Zeringhen et une foule d’autres non moins illustres ont revêtu l’habit bénédictin. Un couvent de femmes est fondé par les soins et sur les terres mêmes du patrimoine de l’abbé. La retraite de Marcigny recevra dans son sein quatre-vingt-dix-neuf religieuses qui compteront dans leurs rangs des veuves et des filles de rois, la mère elle-même et les sœurs de saint Hugues, et des femmes appartenant aux maisons souveraines de France et d’Angleterre.
Et comme si cette influence morale n’eut point été suffisante à sa gloire, Hugues veut encore laisser de son passage une trace plus imposante et plus durable. L’église du monastère lui semble trop étroite ; elle s’accorde mal avec le nombre toujours croissant des frères, comme aussi elle n’est pas en harmonie avec la dignité du culte, et alors il conçoit le projet d’élever cette basilique admirable, qui, merveille de son époque, donne à la fois la mesure de la puissance et du génie de son fondateur. Le temps était du reste propice à l’exécution de ce dessein : Il semblait, dit le bénédictin Raoul Glaber, que le monde entier se revêtît d’une robe blanche d’églises. Bientôt s’élevèrent, dominant les cloîtres du monastère, de gigantesques voûtes surmontées de clochers aux flèches colossales, et la maison de Cluny put s’énorgueillir d’un temple qui n’eut point de rival dans tout le monde chrétien et devait à peine plus tard être dépassé par Saint-Pierre de Rome.
Les ouvriers affluent dans la petite ville, une population nouvelle s’ajoute à l’ancienne, et pour répondre aux besoins spirituels de tant d’âmes, Hugues entreprend la construction d’une église nouvelle. Notre-Dame de Cluny lui devra encore son existence. (58) Une chapelle isolée, sous l’invocation de saint Odilon, (59) et une autre, dédiée à saint Odon, naissaient en même temps, témoignant à la fois de la vénération de Hugues pour ses deux grands prédécesseurs, et de sa sollicitude pour les âmes confiées à ses soins.
Tant de choses ne s’accomplissaient pas sans éveiller des jalousies et des rivalités, et les évêques de Mâcon, les premiers, voyaient avec peine la splendeur du monastère. Drogon, l’un des successeurs de Gauthier, entraîné par les prêtres de son Église, ne songeait qu’à revendiquer les droits de sa puissance épiscopale en dépit des privilèges émanés du Saint-Siège. Entouré d’hommes armés, il arrive sous les murs de l’abbaye et sous prétexte d’une prédication, il essaie de pénétrer dans l’église Saint-Mayeul, mais il est repoussé et ne peut mettre son projet à exécution.
Hugues court à Rome et obtient du pape que l’évêque d’Ostie, Pierre Damien, soit commis à sauvegarder les intérêts de l’abbaye bourguignonne. Ce dernier vient en France, convoque à Chalon un synode provincial, et là, il donne lecture aux prélats réunis de la donation de Guillaume-le-Pieux, qui, sous la seule réserve du pontife romain, n’a laissé à aucune Église un pouvoir quelconque sur le monastère de Cluny. Il fait entendre ensuite les bulles de plusieurs papes sanctionnant la protection, les privilèges, la défense de la liberté perpétuelle de la grande abbaye.
Les évêques, requis de ratifier ces mêmes privilèges, décident d’une seule voix qu’ils doivent être éternellement respectés, et l’évêque de Mâcon lui-même se joint à ses collègues pour approuver cette décision. Il ne tarda pas à se repentir de cette adhésion un peu forcée, et le lendemain il menaça d’excommunier tous ceux qui, habitant le monastère de Cluny, relevaient de son pouvoir spirituel.
Il s’agissait donc de faire cesser tant d’incertitudes, et le concile, avant de se séparer, rendit un décret ordonnant que l’évêque de Mâcon prêterait serment sur l’Évangile de respecter la décision des prélats assemblés, et ferait satisfaction au légat. Quatre clercs de Drogon durent prêter ce serment dans les mêmes formes.
L’heure des représailles est arrivée, le prélat vaincu se prosterne sur le pavé, avoue ses fautes, et demande son pardon, se soumettant à un jeûne de quelques jours au pain et à l’eau que lui inflige le légat. (60) Cette scène était une éclatante revanche de l’humiliation subie jadis par Odilon ; la paix ne devait plus guère être troublée entre les abbés de Cluny et les évêques de Mâcon (1063). La même année, Gaulenus, mourait à Cluny.
La papauté qui venait de couvrir d’une protection si haute l’ordre de Cluny na dut pas regretter l’appui qu’elle lui accordait ; la guerre était de nouveau déclarée entre le Saint-Siège et l’empereur. Grégoire VII était souverain pontife. Ce rude champion des libertés ecclésiastiques ne devait transiger sur aucun des points qui pouvaient compromettre les intérêts ou la puissance de l’Église.
Retenu à Rome par Brunon, Hildebrand avait acquis à la cour pontificale une influence immense qui ne fit que s’accroître sous les successeurs de Léon IX, Victor II, Étienne IX, Nicolas II et Alexandre II. La simonie des prélats et le mariage des prêtres furent les deux premiers abus qu’il s’attacha à combattre dans l’Église, et quand il eut obtenu le triomphe de ses idées dans les conciles de Reims, de Lyon, de Tours, de Lisieux, de Rouen, de Toulouse et de Vienne, il couronna cette première partie de son œuvre par le décret qu’à son instigation promulgua Nicolas II au concile de Rome, et qui en remettant l’élection du Souverain Pontife aux cardinaux d’abord, la soumettait ensuite à l’approbation du clergé inférieur et du peuple, et ne considérait la confirmation impériale que comme une simple formalité dont on pouvait au besoin s’affranchir.
La mort d’Alexandre II, en appelant Hildebrand au trône pontifical, lui permit de soutenir désormais en son nom ce projet mûri depuis tant d’années par sa puissante intelligence, la fusion de la politique temporelle avec le gouvernement des âmes. Ce n’était rien moins que la résurrection de l’empire romain au profit de la papauté, le vicaire du Christ, héritier des Césars, et réunissant dans sa main le sceptre de la terre et les clefs du ciel, la monarchie de l’Église englobant tous les royaumes et tous les peuples, et subissant elle-même l'autorité souveraine d’un monarque électif, infaillible, conservateur de son unité, représentant de Dieu, roi des consciences, comme des actes. (61)
Henri III n’avait pas hésité à poursuivre l’hérésie simoniaque et à seconder de tout son pouvoir les mesures nouvelles adoptées par les souverains pontifes, mais quand Grégoire VII voulut attaquer cette prérogative de l’investiture qui permettait aux princes de disposer des prélatures et des bénéfices ecclésiastiques, il vit se dresser devant lui le nouvel empereur d’Allemagne, Henri IV, que des mœurs dissolues et un trafic honteux des choses de l’Église rendaient plus rebelle à la volonté papale.
Les Saxons révoltés, battus par leur souverain, en appellent au Souverain Pontife : Henri IV est cité devant Grégoire VII, mais il ne tient pas compte de cet appel, et réunissant à Worms la diète de l’empire, il fait déposer le pape. Un demi-siècle de luttes et de guerres allait à peine suffire pour apaiser l'orage qui venait d’éclater.
Les antagonistes étaient à la fois deux amis de Hugues ; Grégoire, qui avait passé ses jeunes années avec lui au monastère de Cluny, le chérissait comme un père, et ne cessait de lui demander des conseils comme à un maître vénéré, déposant dans le cœur du pieux abbé toute la douleur que lui causait l’état de l’Église, et refusant de traiter aucune affaire en France sans son concours. (62) Henri IV était à la fois filleul et pupille de l’abbé de Cluny.
Dans ce conflit où l’un des deux devait infailliblement succomber, Henri IV fut obligé d’avouer sa défaite, et tout le monde connaît à la fois et l’humiliation qu’il eut à subir au château de Canossa aux pieds de Grégoire, et la hauteur avec laquelle son vainqueur prit plaisir à humilier en lui le pouvoir impérial. C’était un écueil véritable que cette position de l’abbé de Cluny, mais Hugues sut en sortir avec honneur, car tout en restant fidèle à Grégoire, il n’oublia pas les liens qui le rattachaient à l’empereur et ce fut même, disent quelques historiens, grâce à son intervention amie, que le pape consentit â l’entrevue de Canossa, à laquelle Hugues assista comme conciliateur.
Grégoire VII témoignait à l’abbé de Cluny sa reconnaissance pour la part qu’il prenait à la défense des droits de l’Église, et usant de ce pouvoir qu’il était parvenu à conquérir sur l’épiscopat, il apportait au monastère l’autorité de sa toute-puissance pour le défendre contre les tentatives toujours renaissantes des évêques de Mâcon. Landry qui occupait alors ce siège et l’archevêque de Lyon reçurent du Souverain Pontife la menace d’une excommunication prochaine, s’ils ne s’abstenaient des vexations qu’ils ne cessaient d’exercer sur les religieux de Cluny. Landry ayant osé résister à la volonté du pape, et ayant refusé de reconnaître les privilèges des Clunistes, Grégoire lui écrivit la lettre suivante, qui donne la mesure des relations des évêques d’alors avec la cour de Rome :
« Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu, à Landry, évêque de Mâcon, notre bien-aimé frère en Jésus-Christ :
« Nous nous étonnons ci juste titre, que poussé par les clercs de votre Église, (ainsi que cela nous a été rapporté), vous ayez méconnu les avis de l'évêque d'Albe, notre légat, touchant la confirmation des privilèges de Cluny. Lors même qu'il eut voulu exiger de vous quelque chose de plus irréfléchi, (ce que nous ne croyons pas), et quelqu'eut été cet ordre, il eut été plus beau de le supporter par respect pour notre Saint-Siège apostolique. Cependant, pour ces mœurs intègres et cette vigilance pastorale qui fait la gloire de votre nom, même hors de l'Église confiée à vos mains, nous supportons cette première faute, vous enjoignant d'appeler quelques-uns des meilleurs moines de Cluny, et de vous réunir à eux dans un lieu situé entre Cluny et Mâcon, et là, de confirmer les privilèges de leur ordre, afin que, réintégré dans vos fonctions épiscopales, vous puissiez avec l'aide de Dieu, continuer à faire la consolation de votre troupeau. Et maintenant, avec ce sentiment paternel dont notre cœur est animé pour vous, nous vous prions d’ajouter moins de foi aux conseils deshonnêtes de votre clergé, mais plutôt d'avoir confiance en nous qui vous chérissons sans détour, et avec de telles dispositions vous apprendrez bientôt que nous ne souffrirons jamais que l’Église confiée à vos soins, éprouve le moindre préjudice. Que toute discorde cesse donc entre vous et l’abbé de Cluny jusqu’à ce que l’évêque de Die, notre mandataire, ait détruit toute cause de mésintelligence, et s’il ne peut en être ainsi, nous-mêmes, après avoir entendu chacune des parties et avoir examiné la cause avec soin, espérons, avec la grâce de Dieu, atteindre enfin ce but. Pour ceux de votre clergé, qui entraînés par le démon de l’orgueil, ont insulté notre légat, l’évêque d’Albe, et ont outragé l’archevêque de Vienne à son retour de Cluny et l’ont dépouillé injustement, nous ordonnons que, pieds nus, ils fassent amende honorable devant l’autel de saint Pierre, et qu’ainsi corrigés ils reçoivent l’absolution de leur faute ? »
Et comme s’il eut voulu mettre le comble à ce qu’il venait de faire, Grégoire VII déclara par privilège au milieu du concile de Latran que désormais l’ordre de Cluny serait exempt de la juridiction des princes et des évêques, et même de tout légat apostolique dont la mission n’aurait pas pour objet spécial d’intervenir dans les affaires du monastère. (63)
La mort d’Hildebrand mit une trêve provisoire à la lutte avec l’empire qui allait se renouveler sous ses successeurs. Victor III occupe pendant trois années le trône pontifical, et voici qu’un grand honneur est réservé à la maison de Cluny. C’est elle qui va donner au monde les dignes émules de Grégoire VII, et qui verra se réfugier dans son sein les papes victimes de la tyrannie impériale. Urbain II, sorti comme lui du monastère Cluniste, et alors cardinal évêque d’Ostie, succède à Victor III ; il combat et excommunie l’empereur d’Allemagne et obtient ainsi quelques moments de court repos ; il en profite pour passer en France et y préside le concile de Clermont, où avec Pierre l’Ermite il prêche la première croisade, et entraîne les peuples de l’Occident à la délivrance des lieux saints. Durant ce voyage, le Souverain Pontife a voulu revoir Cluny, il s’arrête à ce monastère où s’est écoulée sa jeunesse, consacre le maître autel de l’église, emmène Hugues au concile, et avant de le quitter, renouvelle, en les confirmant les privilèges et les libertés que les papes, ses prédécesseurs, avaient octroyés à l’abbaye (1095-1096).
Déjà, avant Urbain II, les souverains pontifes avaient montré quelle affection la cour de Rome portait à la maison de Cluny. Léon IX, Victor II, Étienne IX, Alexandre II avaient apporté tour à tour leur sanction à toutes les faveurs déjà accordées aux Clunistes, et sous les peines de l’excommunication avaient interdit aux princes et aux évêques de transgresser les volontés du Saint-Siège. Grégoire VII ne s’était pas montré moins prodigue, et, au concile de Latran, en exigeant des évêques la reconnaissance formelle des privilèges du monastère, avait décrété, comme on l’a vu, son exemption de toute juridiction épiscopale.
Urbain II avait voulu dépasser tous les autres et de nombreuses bulles avaient témoigné à l’abbaye de sa prédilection pour elle. Ce fut lui qui, le premier, permit à l’abbé de porter la mitre et les ornements pontificaux aux messes des cinq principales fêtes du monastère, et désigna les sacrés bans si souvent depuis renouvelés par ses successeurs ; il défendit aux évêques d’empiéter sur les droits des Clunistes, accorda à ces derniers de choisir les prélats consécrateurs des abbés, des églises et des cimetières de l’ordre, et interdit aux légats apostoliques d’oser ouvrir la bouche (64) dans les affaires de Cluny, à moins qu’ils n’eussent à cet égard une mission spéciale et un pouvoir exprès du chef de l’Église. Il ne faut parler que pour mémoire des lettres émanées de lui confirmant les immunités du monastère. Il conserva du reste pour Hugues tant d’affection, qu’il voulut sans cesse avoir auprès de lui à Rome des moines de Cluny dont la présence put lui rappeler le souvenir de son ancien maître. (65)
Pascal II, (66) successeur d’Urbain, et comme lui disciple de Hugues, ira plus loin dans ses libéralités ; une bulle spéciale réserve au seul chef du monastère de Cluny le titre d'abbé ; tous ceux des maisons secondaires ne devront porter que le nom de prieurs (1100). Les évêques n’ont pas le droit de consacrer un prieur dans les monastères bénédictins sans l’autorisation de l’abbé de Cluny, (67) et l’évêque de Poitiers encourra les censures du même pape, pour avoir, dans une circonstance semblable, procédé à une bénédiction abbatiale sans tenir compte des privilèges concédés par l’Église romaine : « Les souverains pontifes, dit avec amour Pascal II, doivent garder la maison de Cluny comme la pupille de leur œil. » (68)
L’unité religieuse de l’ordre était donc parfaite : Hugues, suivant l’expression d’un écrivain anglais en avait fait « un grand et magnifique royaume. Sa domination s'étendait sur trois cent quatorze monastères et églises ; l’abbé était devenu un prince temporel, qui, pour le spirituel, ne dépendait que du Saint-Siège. Il battait monnaie sur le territoire même de Cluny, aussi bien que le roi de France dans sa royale cité de Paris. »
Hugues réformait en même temps la règle par des statuts nouveaux plus conformes à la situation de son abbaye et au caractère de son époque. Le premier, il réunit régulièrement les chapitres généraux que saint Benoît avait indiqués dans sa règle primitive et qu’Odilon lui-même avait déjà convoqués. En même temps il poursuit l’abolition du titre abbatial ; fort de la bulle de Pascal II, il convertit les monastères en prieurés relevant de Cluny, et si les évêques et les princes lui proposent des concessions d’abbayes nouvelles, il ne les accepte qu’à une condition, c’est que l’élection de l’abbé lui sera abandonnée, « afin de ne point travailler en vain et dans la crainte que le monastère réformé ne vint bientôt à retomber dans un état pire que le premier. » (69)
Les rois de France n’étaient point restés en arrière dans le grand concert d’hommages que le monde rendait aux vertus de l’abbé Hugues. Philippe Ier que sa liaison coupable avec Bertrade, femme du comte d’Anjou, avait séparé de l’Église, dut au chef des Clunistes sa réconciliation avec le Saint-Siège, et l’ascendant qu’Hugues avait su obtenir sur le monarque français fut tel que ce dernier conçut le désir d’expier dans la retraite le scandale qu’avait occasionné sa faute ; la mort seule l’empêcha d’accomplir ce pieux dessein : « L'an de l’Incarnation 1108, dit la chronique, le roi Philippe se voyant gravement malade et en danger de mort convoqua les grands de ses états et ses amis particuliers, et leur parla en ces„ termes : « Je sais que la sépulture des rois français est à Saint-Denis, mais comme je sais que je suis un grand pécheur, je n'ose me faire inhumer auprès du corps d'un si glorieux martyr, et je tremble que mes péchés ne me livrent en proie au démon, ce qui, suivant l’histoire, est advenu à Charles-Martel. J'ai toujours aimé et honoré grandement saint Benoît ; j'implore humblement ce vénérable père des moines, et je désire être inhumé dans son église de Fleuri-sur-Loire, car il est clément, plein de bénignité, et propice à tous les pécheurs, qui cherchent à se réconcilier avec Dieu selon la règle qu'il a établie. (70) »
Et pour donner plus de poids à ses paroles, le roi de France revêtait l’habit de bénédictin sous lequel il devait mourir quelques jours après.
Les donations et les offrandes pieuses avaient enrichi le trésor de l'abbaye ; le monastère de la Charité-sur-Loire, ceux de Saint-Martin-des-Champs et de Saint-Pancrace-de-Londres étaient désormais des possessions de l’ordre ; la célèbre abbaye du Mont-Cassin avait été associée à la maison de Cluny ; l’évêque de Mâcon, Landry, si maltraité par Grégoire VII, avait oublié sa défaite pour suivre de si généreux exemples, et la terre de Berzé, son bien patrimonial, avait passé aux mains des Clunistes ; Pierre Damien en 1186, Urbain II, deux ans plus tard, avaient fixé par les fameuses limites, connues sous le nom de sacrés bans, le territoire soumis à l’omnipotence abbatiale et à ses privilèges, l’épiscopat enfin avait reconnu solennellement l’indépendance du monastère de Cluny. Tout avait prospéré entre les mains de Hugues, et celui-là qui avait prodigué à tant de rois et de princes les consolations, et qui devait laisser après lui une renommée des plus pures et des plus hautes ; celui-là, dis-je, couché sur la cendre et revêtu du cilice, vient mourir au milieu même de la basilique qu’il lègue à son abbaye, aux pieds de la châsse du pape saint Marcel, protestant ainsi à son heure suprême de son dévouement et de sa fidélité à la cause des pontifes romains dont, toute sa vie, il a été le zélé défenseur (28 avril 1109). (71)
Le même jour mourait l’archevêque de Cantorbéry, Anselme, ami de l’abbé de Cluny, que ses travaux théologiques non moins que sa lutte avec Guillaume-le-Conquérant ont rendu célèbre. La liaison du prélat anglais et de l’abbé bourguignon avait été surtout marquée par cette prophétie que les contemporains attribuaient à saint Hugues ; il avait à la fois prédit à l’archevêque son rétablissement sur le siège épiscopal dont il avait été dépouillé et la mort du roi d’Angleterre.
Comme les premiers abbés qui l’ont précédé, Hugues n’a point dédaigné les études littéraires. Les manuscrits aux somptueuses enluminures, œuvres de trois moines de son époque, Albert, Opizon, et Durand, les écrits de Syrus, d’Aldebald, de Raoul Glaber, de Jotsauld, et du plus célèbre de tous, Alger, témoignent hautement de l’impulsion profonde qu’il leur donna. Par ses ordres, Bernard et Uldaric écrivaient les coutumes de l’ordre ; Gauzon d’abord, et après lui Helzon, dessinaient et perfectionnaient les plans de cette église qui devait être un des plus beaux titres de gloire de saint Hugues ; rien enfin n’avait été négligé par lui durant cette longue vie pour donner à l’abbaye de Cluny un éclat auquel nul ne pourra plus atteindre.
Cluny
CHAPITRE V : PONCE. HUGUES II. PIERRE-LE-VÉNÉRABLE.
Pour la première fois depuis sa fondation, l’ordre de Cluny allait voir un de ses chefs oublier les saints exemples des premiers abbés et entraîner le monastère dans une voie funeste. Ce triste rôle était réservé à Ponce ou Pontius, fils de Pierre de Mergueil et d’Adélaïde, comtesse de Nemours, filleul du pape Pascal II. La chronique ne tarit pas en éloges sur les qualités morales et physiques de Ponce ; il était doux, affable, et plein de vertus solides ; petit de taille, il rachetait cette imperfection par une physionomie angélique qui commandait à tous l’affection et la sympathie. Élevé à l’épiscopat par le pape qui le chérissait et avait fait de lui son ambassadeur auprès de l’empereur d’Allemagne, Henri V, il avait dû renoncer à cette dignité à la prière du Souverain Pontife auquel ses conseillers avaient représenté que la grande jeunesse du prélat n’était qu’une faible garantie de sa conduite future ; il avait alors été confié par Pascal II aux soins de saint Hugues, et à la mort de ce dernier, sa haute érudition et sa vertu l’avaient désigné au choix des religieux qui, à l’unanimité, lui conférèrent le titre d’abbé.
Guy, archevêque de Vienne, vint lui-même consacrer Ponce, et de cette époque date l’intimité qui les unit et qui fut dans la suite une ressource si précieuse pour le successeur de saint Hugues. À peine installé sur le siège abbatial, Ponce s’occupa avec ardeur des intérêts de son monastère ; des donations des princes d’Auvergne, des comtes de Lusignan et de l’évêque de Toulouse, augmentèrent les biens temporels de l’abbaye, pendant que les papes la comblaient de leurs faveurs. C’est ainsi que Pascal II intervint dans la lutte toujours renaissante des Clunistes avec les évêques de Mâcon.
L’archevêque de Lyon avait pris le parti du prélat mâconnais, Bérard, qui ne pouvait obtenir des moines la soumission à sa juridiction épiscopale. La paix conclue par l’intermédiaire du Souverain Pontife fut bientôt troublée de nouveau. Bérard était parti pour la Terre Sainte et les religieux, se hâtant de profiter de son absence, avaient fait consacrer le saint chrême au monastère. Le pape fit bien quelques reproches à Ponce, mais pour en adoucir l’amertume, il confirma les privilèges de Cluny, qu’il appelait le miroir de la religion monastique, et soumit à l’abbé, son filleul, toutes les abbayes qui obéissaient à saint Hugues. Quelques années plus tard, le même Pascal voulant lui témoigner plus d’amitié encore, décora l’abbé du pallium, lui envoya sa propre dalmatique, continua au monastère la faveur de communier sous les deux espèces du pain et du vin, (72) et rappela dans une lettre spéciale le droit accordé par Urbain II au prédécesseur de Ponce de porter aux principales solennités religieuses les vêtements pontificaux (1114).
Tant de distinctions rendirent l’abbé de Cluny orgueilleux, et lui inspirèrent une vanité qui bientôt ne connut plus de bornes. Dès 1116, au concile de Rome, il prend le nom d'abbé des abbés et semble vouloir éclipser ainsi l’abbé du Mont-Cassin, ce berceau de l’ordre bénédictin. Le Souverain Pontife, consulté, refuse au chef des Clunistes ce droit nouveau et accorde la préséance à son rival italien. Ce ne fut du reste qu’une faible déception, et encore fut-elle de courte durée.
Pascal II était mort le 22 janvier 1118, et le conclave lui avait donné pour successeur Gélase II. Chassé de Rome par l’empereur Henri V qui lui opposait un anti-pape, Maurice Bourdin, Limousin de naissance et archevêque de Braga, (Grégoire VIII), le nouveau pape arrive à Pise et de là envoie à Ponce, son fils bien aimé, (73) un courrier chargé de l’informer de son approche. L’abbé de Cluny répondit à cet appel en envoyant au-devant du pontife une nombreuse escorte de mules richement équipées, et mit à sa disposition le monastère et les trésors de l’ordre. Le pape, fatigué de la traversée, s’était d’abord arrêté sur les terres du comte de Mergueil, père de Ponce, avait ensuite gagné Lyon, puis Mâcon, où, saisi par un redoublement subit de son mal, il s’arrêta à peine, et de là se fit porter précipitamment à Cluny (74).
Gélase ne profita guère de cette hospitalité ; malade et abreuvé de dégoûts, il comprit bientôt qu’il ne lui serait pas donné longtemps de gouverner l’Église, et il fit appeler en toute hâte l’archevêque de Vienne, dont il désirait recommander l’élection aux cardinaux qui l’avaient accompagné dans sa fuite. Guy n’eut pas le temps de recevoir cet adieu suprême. Le pape, se sentant de plus en plus faible, s’était fait porter au milieu du chœur de l’église de saint Hugues, et là, revêtu de l’habit de pénitent, et couché sur la cendre, il était mort en renouvelant aux membres du futur conclave son désir de voir Guy lui succéder. La basilique de Cluny put s’enorgueillir de posséder le tombeau du Pontife mort en exil. (29 janvier 1119).
Le sacré collège fut fidèle aux volontés de Gélase, et élut l’archevêque de Vienne. C’était à ce nouveau défenseur que l’Église allait devoir la paix, et auquel il était réservé de faire cesser la lutte du Saint-Siège avec l’Empire par sa fermeté et ses vertus. Guy ne voulut pas accepter la décision qui l’appelait au trône pontifical, sans l’avoir soumise à l’approbation des électeurs romains ; c’était demeurer conséquent avec les principes qui jadis avaient guidé Hildebrand et Brunon. Il craignait que les cardinaux demeurés à Rome désapprouvassent l’élection faite sans leur concours, et avant de revêtir les insignes du pouvoir apostolique, il voulut que cette fraction des princes de l’Église ratifiât le vote du conclave de Cluny. Le cardinal Roscimanne, dépêché par lui à Rome, revint bientôt, rapportant des lettres qui sanctionnaient le choix fait en exécution du dernier vœu de Gélase II. Guy consentit alors à se laisser consacrer par l’évêque d’Ostie, et prit en mémoire du jour de cette cérémonie le nom de Calixte II.
Le concile de Tibur, assemblé par lui, valide la double opération de son élection, et la diète de Worms décide sur la grande querelle des investitures (1122). Henri V se réconcilie avec le pape, et Grégoire VIII, abandonné de l’empereur, va mourir ignoré au monastère de La Cava, dépendance de Cluny.
Ponce avait accompagné le Souverain Pontife à Rome et avait assisté à son triomphe. Déjà, par une bulle de 1120, Calixte lui avait donné les marques d’une haute sollicitude ; défense fut faite à tout évêque de bénir ou d’ordonner aucun prieur dans les maisons de l’ordre de Cluny sans des lettres expresses de l’abbé, et les moines eurent désormais le droit de dire la messe en pays interdit, portes closes, et sans la permission de l’évêque diocésain. (75) Il voulut faire plus encore et passant de nouveau les Alpes, il revint avec Ponce célébrer au monastère les fêtes de l’Épiphanie. Dans ce second séjour à l’abbaye, le pape, entouré du collège des cardinaux, et des principaux seigneurs de Bourgogne, étendit les privilèges des Clunistes, déclara que partout et toujours, l’abbé de Cluny remplirait les fonctions de cardinal romain, (76) mit lui-même son propre anneau au doigt de Ponce, et pour marquer son passage d’une manière éclatante dans cette maison qui avait vu le commencement de sa haute fortune, il décréta au milieu de ses cardinaux la béatification du vénérable prédécesseur de Ponce, saint Hugues, qui fut désormais honoré dans l’Église, comme un saint confesseur. (77) Enfin Calixte, avant de quitter Cluny, entra dans le chapitre, et se recommandant aux prières des religieux, voulut s’unir à eux par de tels liens que suivant l’expression d’une ancienne chronique, il n’y eut plus entr’eux qu’un seul cœur et une seule âme.
Quelque temps auparavant (1119), Louis VII, roi de France, avait mis Cluny et ses dépendances sous la protection royale, et le concile de Reims de la même année avait également reconnu les droits du monastère bourguignon. Cette sanction nouvelle n’avait pas été conquise sans peine par l’ardent abbé. Il avait affiché pour se rendre à cette assemblée des prélats un luxe inouï, étalant un tel faste que cent mules suffisaient à peine à porter ses bagages et ceux de sa suite.
Les pères du concile crurent devoir lui reprocher son orgueil et son genre de vie si peu conformes aux règles de la vie monastique, et l’archevêque de Lyon au nom de l’évêque de Mâcon, son suffragant, n’avait pas hésité à porter plainte contre ce qu'il appelait les empiétements de la maison de Cluny : « L’Église de Cluny ne relève que de l'Église de Rome, » s’écrie Ponce, et il appelle le pape à la défense des droits de son ordre. L’épiscopat entier se soulève, mais Calixte II se hâte d’intervenir, et termine la querelle en excommuniant l’évêque Bernard qui devra faire satisfaction au monastère. (78) (1120).
Une telle prospérité mit le comble à l’orgueil de Ponce ; il renouvelle ses prétentions au titre d’abbé des abbés et quelques-uns iront même jusqu’à lui prêter le secret dessein d’aspirer à la papauté. Ses démêlés avec saint Bernard, dont la renommée semble déjà se faire jour, viennent cependant modérer l’excès de son ambition, et à leur tour ses religieux eux-mêmes donnent, pour la première fois, depuis plus de deux siècles, l’exemple de l’insubordination envers leur abbé !
L’humeur inquiète de Ponce, ses prodigalités et sa vanité insupportable élèvent autour de lui le mécontentement et les murmures ; cependant les dissensions qui agitaient le monastère restèrent ignorées des gens du siècle, et ce ne fut qu’au bout de dix années seulement qu’elles éclatèrent au dehors et non seulement troublèrent l’institut entier, mais encore arrivèrent jusqu’aux oreilles de la cour romaine. Ponce, effrayé, éprouve le besoin de se justifier des griefs élevés contre lui, et sous le prétexte de s'occuper des affaires de son abbaye (79) il part pour Rome, où il va demander la protection de Calixte II, puis tout-à-coup, par un brusque revirement de dispositions, il offre au pape de déposer le sceptre abbatial. Ce dernier hésite d’abord à accepter ce sacrifice ; Ponce persiste et annonce que son intention est d’aller finir sa vie dans la Terre Sainte en signe de son repentir. Il se dirige en effet, la colère dans le cœur, vers Jérusalem, (80) et Calixte qui, malgré son attachement pour lui, avait vu néanmoins avec une secrète satisfaction ce dénouement inattendu d’une crise qui portait atteinte à la grandeur de l’ordre de Cluny, demeure chargé d’avertir les religieux de la résolution de leur abbé et de pourvoir à son remplacement.
Le vœu unanime des moines désigna pour succéder à Ponce Hugues II de Semur, neveu de saint Hugues, qui semblait devoir continuer les grandes traditions du passé, quand la mort vint le surprendre au bout de quelques mois. (7 juillet 1122).
Les Clunistes ne remplacèrent pas sans peine Hugues II. Il semblait que de vagues inquiétudes se fussent emparées des esprits et en commandant un choix plus circonspect et plus étudié, rendissent par cela même l’élection plus difficile. Le chapitre délibérait depuis plus de six semaines sans pouvoir réussir à prendre un parti, quand à l’une des séances arriva le prieur de Domène, Pierre Maurice de Montboissier, l’un des plus jeunes dignitaires de l’ordre. « À sa vue, dit l’historien bénédictin Raoul Glaber, tous sont saisis de la même inspiration. On l’entoure, on le conduit au siège abbatial ; il est proclamé seigneur et abbé. » (21 août 1122). Il avait à peine vingt-huit ans.
Le nouvel élu appartenait à une noble maison d’Auvergne, alliée à celle de saint Hugues : son père, Maurice de Montboissier, et sa mère, Raingarde de Semur, chef d’une famille de dix enfants, dont cinq devaient embrasser l’état ecclésiastique, avaient pris à tâche de développer en lui les vertus qui allaient en faire un des hommes les plus éminents de son époque. Successivement prieur de Vézelay et de Domène, Pierre de Montboissier se préparait par l’étude et la méditation à la haute destinée qui l’attendait, rêvant, dit son biographe, à ces grands desseins qu'il espérait exécuter plus tard.
Son avènement fut annoncé à Calixte II, qui répondit aux Clunistes par une lettre flatteuse pour l’abbé Pierre, confirma l’élection et renouvela entre ses mains tous les privilèges accordés aux abbés précédents. Malgré cette haute approbation, malgré l’unanimité qui l’avait appelé au gouvernement suprême, les commencements de l’administration de Pierre de Montboissier furent des plus difficiles. La plupart des moines regrettaient la vie facile que leur avait faite Ponce et les mœurs relâchées tolérées par ce dernier. Ils crurent que rien ne serait changé dans leur manière de vivre, mais l’amour de la discipline était trop grand dans le cœur de Pierre pour qu’il permit qu’il en fût ainsi. Il ne se jugea cependant pas assez fort pour réprimer les mauvaises dispositions de ses religieux et il appela à son aide, Mathieu, prieur de Saint-Martin-des-Champs, homme d’une rare énergie et chez lequel la sévérité des mœurs laissait présager qu’elle allait être sa conduite. Les remèdes que Mathieu apporta au mal furent d’une telle violence qu’un mécontentement général s’empara du monastère et même des maisons secondaires. L’Aquitaine semblait méconnaître l’autorité du chef suprême, Pierre commit la faute d’abandonner son abbaye pour entreprendre la visite générale des monastères de l’ordre. Il était retenu au fond de l’Aquitaine par cette tournée pastorale quand il apprit qu’un malheur presqu’irréparable menaçait la maison de Cluny.
Ponce ne s’était pas facilement résigné à être oublié et à terminer ses jours dans l’exil. Après avoir mené en Palestine la vie aventureuse d’un chevaleresque croisé, et combattu aux côtés de Boémond II, à la bataille d’Antioche, où ses compagnons d’armes lui avaient confié l’insigne honneur de porter au milieu d’eux la lance qui perça les flancs du Christ, il quitte la Terre Sainte, s’arrête quelques instants en Italie, où il fonde un monastère dans le diocèse de Trévise, puis repassant les monts, il vient se présenter aux portes de Cluny.
Une scission s’opère entre les religieux ; les uns veulent le recevoir comme leur ancien abbé, les autres fidèles à Pierre de Montboissier, ayant à leur tête Bernard, prieur de Cluny, s’opposent à son entrée dans l’enceinte sacrée. Le bruit de ces dissensions se répand hors de l’abbaye ; la noblesse et les gens du peuple chez lesquels Ponce avait laissé de sympathiques souvenirs s’unissent à lui ; une foule composée de gens de toute condition, de filles de joie et de baladins, fait irruption dans le monastère qui est pris de vive force et pillé par son ancien abbé : le trésor est dispersé, et le sanctuaire profané voit mutiler et détruire les merveilles et les objets d’art, dont la munificence des rois et la vénération des peuples l’avaient jusqu’alors enrichi ; les croix, les encensoirs, les candélabres d’or et de vermeil, les vases sacrés, les châsses des martyrs, deviennent la proie des vainqueurs, et pour comble d’affliction, le vaisseau de la basilique nouvelle s’écroule, comme pour abîmer le théâtre de tant d’horreurs ! (1125).
Du carême au premier octobre suivant, Ponce trône en maître à Cluny ; les maisons de l’ordre sont pillées et détruites par le feu ; les moines fidèles à Pierre de Montboissier se retirent avec le prieur Bernard, dans des retraites ignorées, pendant que d’autres, surpris par Ponce, sont contraints par la terreur et par les tourments de lui jurer fidélité.
Cependant l’abbé Pierre, instruit de ce désastre, accourt à Rome, où le pape Honorius II l’accueille avec bonté. Le pontife envoie avec le titre de légat a latere le cardinal Pierre de Fontaines qui arrive en France porteur de trois lettres du chef de l’Église, l’une adressée aux évêques de Bourgogne, pour leur enjoindre de combattre Ponce, l’autre aux Clunistes pour les rappeler à la véritable obéissance, et la troisième à l’archevêque de Lyon, Humbauld, qui déjà avait pris les devants et avait excommunié l’envahisseur, pour le féliciter de son initiative et l’encourager dans la même voie. Le légat s’adjoint Humbauld, et tous deux acceptent la mission d’examiner la conduite de Ponce. Les crimes de l’ancien abbé de Cluny soulèvent contre lui l’indignation de ses juges ; ils excommunient à la fois Ponce et ses partisans, et le citent à Rome pour y entendre la décision du pape. Le malheureux coupable prend alors le chemin de l’Italie, mais il est arrêté, (81) et paraît devant les envoyés du Souverain Pontife, qui lui ordonnent de faire satisfaction pour obtenir sa liberté, et le menacent des foudres de l’Église : « Personne des vivants, s’écrie l’audacieux captif, n’a le droit de me lier par l’anathème, je ne reconnais ce pouvoir à nul autre qu’à Pierre qui est dans le ciel. » La cour de Rome s’émeut, les Pontiens, effrayés, sollicitent le pardon d’Honorius qui déclare en même temps Ponce envahisseur, sacrilège, schismatique et excommunié, le retranche à perpétuité de l’Église romaine et rend Cluny à son chef légitime.
Une maladie épidémique qui décima, dit naïvement plus tard Pierre-le-Vénérable, et vainqueurs et vaincus, s’étant déclarée à Rome, Ponce fut un des premiers frappés ; il mourut prisonnier dans une tour, dite des Sept-Iles, sans avoir été relevé de la condamnation portée contre lui (82) (28 décembre 1125).
Telle était pourtant la considération attachée à cette puissante maison de Cluny, que le pape Honorius II fit enterrer avec honneur dans l’Église Saint-André de Rome l’abbé rebelle qu’il avait frappé d’anathème ; (83) et peu de temps après rendit son corps aux religieux qui lui donnèrent un tombeau dans leur propre église. Il est vrai de dire que la pierre qui recouvrit les restes de l’excommunié supportait une statue d’homme couché, dont les pieds liés, l’une des mains coupée, et l’autre, tenant une crosse brisée, rappelaient la fin terrible du successeur de saint Hugues.
Ponce a été jugé diversement par les écrivains ; les uns n’ont vu que sa jeunesse qui fut exempte de reproches, d’autres ont maintenu contre lui la terrible sentence de Pierre de Fontaines et d’Honorius II ; mais quelques-uns ont raconté que les miracles qui s’opéraient tous les jours sur son tombeau étaient une preuve évidente de sa sainteté et lui ont accordé le nom de saint. Un contemporain fait même son apologie, et affirme que les différends qu’il eut avec ses religieux avaient pour unique cause la trop grande sévérité qu’il montrait à l’égard de leurs mœurs, et assigne pour lieu de sa mort ce même monastère de la Cava, dans lequel s’éteignait alors Grégoire VIII.
Il était temps qu’un abbé pieux et éclairé vint effacer ce lugubre souvenir et ramener l’ordre et la paix dans le monastère. L’homme que la volonté des Clunistes appelait à réparer tant de maux devait faire briller d’un nouvel éclat l’abbaye de saint Odilon et de saint Hugues. Comme eux, Pierre de Montboissier, à qui ses contemporains devaient donner et la postérité confirmer le nom de Pierre-le-Vénérable, rappellera la gloire des siècles passés ; la décadence seule pourra suivre.
Pierre-le-Vénérable était déjà célèbre dans le monde de son temps quand il prit en main le gouvernement de Cluny. Mêlé à la lutte des empereurs et des papes, il avait, en qualité d’ambassadeur d’Henri V à Rome, plaidé auprès du Souverain Pontife la cause de ce monarque. Une occasion nouvelle de faire intervenir son influence ne tarda pas à se présenter. Il s’occupait activement du soin de faire disparaître les traces des malheurs qui avaient signalé le règne de son prédécesseur quand un schisme éclata dans la chrétienté. Deux papes se trouvaient en présence ; l’un, Innocent II, nommé à la hâte et en secret par une fraction du sacré collège, à la tête de laquelle agissait le bénédictin Mathieu, devenu évêque d’Albano ; l’autre, Anaclet II, élu par la majorité des cardinaux, et reconnu par un grand nombre d’évêques et d’abbés. Anaclet appartenait à l’ordre de Cluny, et comptant sur son origine et aussi sur la prétendue régularité de son élection, il avait cru pouvoir en profiter pour s’en faire un point d’appui auprès des Clunistes et rendre Pierre-le-Vénérable favorable à sa cause.
Le monastère bourguignon tenait trop de la papauté et il avait trop à en attendre pour que l’hésitation fut possible. Pierre, considérant à la fois les intérêts de son ordre et la légitimité de l’élection d’Innocent II, devançant même la décision de l'Église Gallicane, (84) se hâta de se ranger du côté de celui-ci, et avec un dévouement inaltérable défendit auprès des princes et des prélats d’Occident les droits du véritable successeur de saint Pierre. Il écrivit même aux évêques que le parti d’Innocent était le seul qu’il fût juste de soutenir, et en même temps il insistait auprès de tous pour faire triompher son protégé.
Cependant Innocent II, chassé de Rome par Anaclet, n’avait pas cru devoir trouver une retraite plus sûre que le monastère de son zélé partisan de Cluny. Pierre lui fit une réception royale, envoya au-devant de lui soixante mules richement équipées, et entoura le Pontife des tendresses les plus filiales. Aussi soit pour récompenser les religieux de Cluny de l’appui que lui prêtait leur abbé, soit pour témoigner à ce dernier toute sa gratitude, Innocent voulut consacrer en personne la grande église de l’abbaye que Pierre avait réparée après le désastre de 1125 et, par une bulle spéciale, il ratifia toutes les concessions de privilèges octroyées par les différents papes, protecteurs du monastère, et approuva diverses donations faites à Cluny par le roi d’Angleterre, Étienne, et par Guillaume II, comte de Montpellier. C'est encore à cette même époque qu’Innocent II confiait à Pierre le soin de réformer le monastère de Luxeuil, et acceptait sur sa demande de placer sous la protection immédiate des papes l’abbaye du Paraclet qui devait être la retraite d'Héloïse (1131).
L’option de Pierre-le-Vénérable et de son ordre, et la décision semblable prise par Bernard, abbé de Clairvaux, avaient entraîné les membres du concile réuni à Etampes pour délibérer sur le schisme qui divisait l’Église, et bientôt Suger, abbé de Saint-Denis, arriva à Cluny, apportant à Innocent II la sanction donnée à son élection par les pères de l’assemblée d’Etampes et par le roi Louis VII. Pierre-le-Vénérable montra de cet événement une joie sincère et profonde : « La parole de Dieu, écrivit-il à Gille, évêque de Tusculum, a frappé la vanité d’Anaclet. »
Le pape entreprit alors dans le nord de la France un voyage qui fut une marche triomphale. Bernard lui ouvrit les portes de Clairvaux, et fidèle en cette circonstance à l’animosité qu’il avait vouée à l’ordre de Cluny, fit parade de l’humilité et de la pauvreté de ses moines pour opposer un contraste plus frappant avec les splendeurs que l’abbaye de Pierre-le-Vénérable venait d’offrir au chef de la chrétienté. Innocent redescendit ensuite vers l’Italie, et passant de nouveau à Cluny, il y fit un second séjour, puis accompagné de Pierre qui ne se sépara de lui qu’à Pise, il reprit le chemin de la ville éternelle. L’abbé de Cluny pouvait se croire honoré des plus généreuses faveurs du Souverain Pontife, il ne tarda pas à être cruellement déçu.
Fondé depuis quelques années seulement (1114), le monastère de Clairvaux, dépendance de Cîteaux, avait dès l’abord pris place au premier rang des congrégations religieuses du douzième siècle. Cent soixante églises relevaient de lui ; des archevêques, des évêques et des cardinaux, sortis de son sein, l’avaient rendu célèbre, et son fondateur, saint Bernard, considéré comme le mur inexpugnable de l’Église du Christ, (85) avait acquis sur le monde contemporain une influence qui ne le cédait en rien à celle de l’abbé de Cluny. Les faits suivants prouvent surabondamment que la papauté dut souvent être indécise entre ces deux grandes intelligences qui se disputaient sa protection et ses grâces.
Parmi les maisons fondées nouvellement par les religieux de Clairvaux, quelques-unes, bâties sur les terres des Clunistes, avaient jusqu’alors payé au monastère de saint Hugues les dîmes qui lui étaient dues, mais après le départ d’Innocent II, quand Pierre-le-Vénérable voulut réclamer ces mêmes dîmes, les Cisterciens (86) montrèrent une bulle papale qui les exemptait de toute redevance ecclésiastique ou séculière. Le décret portait la date de Cluny ! C’était au sein même du monastère auquel il devait sa tiare, qu’Innocent avait signé un arrêt funeste à la puissance et à la richesse de ceux qui s’étaient dévoués à sa cause. Les moines de Cluny laissèrent éclater leur mécontentement, ceux de Gigny firent plus ; ils refusèrent d’obéir à la bulle papale, et Innocent II fut obliger de jeter sur eux l’interdit. Pierre-le-Vénérable ne put se contenir : « Ce sera donc avec raison, annonça-t-il au cardinal Aimeric, que nos ennemis pourront nous dire : Religieux de Cluny, voilà votre pape, celui que vous avez préféré à Anaclet, votre frère, vous êtes justement récompensés de votre conduite ! »
Tout fut vain ; Innocent II ne revint pas sur sa décision première ; Anastase IV, l’un de ses successeurs, devait réparer cette injustice en soumettant à la dîme les monastères établis dans l’avenir par l’ordre de Cîteaux.
Le second fait n’est pas moins significatif que le premier. L’évêque de Langres était mort, et le peuple et le clergé, canoniquement réunis, lui avaient donné pour successeur un moine de Cluny que l’évêque métropolitain de Lyon avait consacré et dont le roi avait approuvé l’élection. Bernard qui avait à faire triompher un protégé de son choix, le prieur de Clairvaux, son parent, s’éleva hautement contre le nouveau prélat, prétendant qu’on avait profité de son absence pour imposer à l’Église de Langres ce prêtre qui n’était pas pour elle un époux, mais un monstre détestable. (87) En vain Pierre-le-Vénérable fit entendre ses plaintes, Bernard l’emporta, Innocent II et le sacré collège, fatigués de ses lettres et de ses clameurs, annulèrent l’élection du moine de Cluny, et le protégé de Bernard put enfin s’asseoir sur le siège de Langres, mais non sans avoir toutefois vaincu la résistance du roi qui persistait à lui refuser la concession des régales.
Cependant Pierre-le-Vénérable se montrait le digne successeur de saint Hugues, et continuait à être le médiateur des princes de son époque : Louis-le-Jeune et Amédée de Savoie recoururent à son intervention éclairée et conciliatrice ; le même roi de France, frappé par les foudres papales, l’employa pour se ménager un rapprochement avec le Saint-Siège et pour traiter avec le comte de Champagne. Enfin, lorsque Louis VII revenant de la croisade, voulait, entraîné par de perfides conseils, bannir et exiler Suger, son ministre, ce fut encore Pierre-le-Vénérable qui ramena le roi à de meilleurs sentiments, et dans une entrevue au monastère de Cluny, le monarque français, tendant les bras à l’abbé de Saint-Denis, lui donna ce titre glorieux de Père de la Patrie que l’histoire devait lui conserver. Innocent II lui-même et le roi d’Espagne, Alphonse, choisirent également l’abbé Pierre pour arbitre de leurs différends.
Les papes, de leur côté, ne cessaient d’offrir leur protection au monastère de Cluny. Des abbayes nouvelles à Constantinople et jusqu’en Palestine, dans la vallée de Josaphat et au Mont-Thabor, allaient porter au loin le nom et la puissance de Pierre-le-Vénérable ; deux mille maisons secondaires, prieurés et bénéfices, étaient soumis à ses ordres, et dans un chapitre général convoqué par lui, on ne vit pas arriver moins de quinze cents religieux (au nombre desquels l’historien Orderic Vital) dont deux cents environ remplissaient les fonctions, et portaient le titre de prieur.
Malgré les soins nombreux dont une administration aussi étendue engendrait la multiplicité, Pierre donna à la littérature et aux arts la même attention que ses devanciers ; les religieux s’occupaient à la fois de recherches scientifiques, de travaux littéraires de toute espèce, d’études médicales, et aussi de l’art de copier et d’enluminer les manuscrits. Sous lui, le moine Alger écrit son traité de la Miséricorde et de la Justice, et celui de l’Eucharistie ; Richard-le-Grand, historien remarquable, compose une histoire universelle depuis Adam jusqu’à l’époque contemporaine ; Pierre de Poitiers met au jour divers livres fort savants, dit la chronique, mais l’injure des temps et des révolutions privera la postérité du plus grand nombre de ces œuvres de l’esprit.
Pierre-le-Vénérable était lui-même à la tête de ce mouvement intellectuel, et dans ses luttes contre les hérétiques et contre les Juifs dépensait avec une rare facilité des trésors de science et de connaissances théologiques. Les Juifs avaient pour exciter contr’eux la haine publique un double motif de réprobation, leur religion d’abord et plus encore leurs richesses. Moins modéré cette fois que saint Bernard, Pierre voulait que, tout en respectant la vie des Israélites, on employât une partie de leurs biens à faire la guerre aux Sarrasins. (88) L’abbé de Clairvaux n’avait pas cru devoir embrasser cette cause avec autant d’acharnement, et dans un sens contraire, avait failli soulever une sédition à Mayence, en arrachant quelques Juifs à la fureur populaire.
La doctrine de Pierre de Bruys répandait alors dans le midi de la France les erreurs que trois siècles plus tard Luther et Calvin devaient renouveler avec plus de succès. Cette hérésie rapidement propagée niait l’efficacité du baptême, favorisait les maximes iconoclastes, et ne considérait l’Eucharistie que comme un symbole qui ne contient point en vérité le corps et le sang de Jésus-Christ ; elle rejetait en outre comme inutiles les prières dites et les bonnes œuvres faites à l’intention des morts. Les vérités chrétiennes sont défendues par l’abbé de Cluny dont la parole illumine alors tout le monde catholique, et le concile de Pise lui permet de frapper avec acharnement sur les hérésiarques, dont le chef expia sur le bûcher de Saint-Gilles le crime d’avoir émis des opinions contraires à celles de l’Église : « Les fidèles, dit l’intrépide Cluniste dans une de ses lettres, ont vengé à Saint-Gilles la croix du Seigneur brûlée par ce Pierre en le brûlant lui-même ; ils vont envoyé d'un feu périssable aux flammes inextinguibles. »
Pierre va plus loin ; il dirige ses attaques contre les Mahométans, ces ennemis naturels de l’Espagne, la fidèle protectrice de Cluny, et pour mieux combattre les sectateurs de l’islamisme, il fait travailler sous ses ordres à une traduction du Coran, dont il discutera une à une toutes les propositions impies.
C’est surtout dans ses épîtres diverses qu’il faut juger cet homme si fort au-dessus de son siècle ; ses lettres se répandent à profusion. À peine, dit-il lui-même, a-t-il le temps de répondre aux messages qu’il reçoit. Suger, abbé de Saint-Denis et ministre de Louis VII, saint Bernard, abbé de Clairvaux, les rois de Sicile, de Jérusalem, de France, d’Angleterre, les papes, les évêques et même le souverain de Norvège entretiennent avec lui des correspondances suivies, dont les résultats seront immenses, et procureront à l’abbaye de Cluny les bienfaits d’une foule d’amis éloignés.
Malgré cette puissance qui n’a fait que croître depuis l’apparition de Pierre-le-Vénérable, quelques voisins turbulents ne craignent point de ravager les biens du monastère ; les comtes de Mâcon, les sires de Brancion et le comte de Chalon inquiètent à chaque instant et menacent la sécurité des religieux ; les rois et les papes tonnent contre les envahisseurs et les spoliateurs, et s’il faut en croire Pierre dans les exemples qu’il oppose à ses agresseurs, le ciel lui-même se déclare en faveur des Clunistes, et l’imagination des peuples sera terrifiée par cette aventure surprenante du comte de Mâcon dont l’abbé de Cluny a conservé le souvenir dans l’un de ses ouvrages. Une fête brillante réjouissait la cour de l’ennemi des Bénédictins ; les chants, les cris de joie retentissaient, se mêlant au choc des coupes, quand un serviteur vient annoncer au comte qu’un étranger est là qui demande à lui parler. Guillaume se lève, mais à peine arrivé sur le seuil de son palais, il se sent enlevé par une main invisible, et un coursier fantastique l’emporte à travers les airs. Nul ne reverra plus le comte de Mâcon, et la porte qui fut le théâtre de ce mystérieux événement sera murée, sans qu’aucun dans l’avenir puisse la rendre à sa destination première. (89)
Aussi à cette voix qui se fait entendre dans toute l’Europe chrétienne, répondent de toutes parts de nombreuses adhésions ; un comte de Chalon, un évêque d’Autun, Étienne Ier, l’archevêque de Tours, Aton, évêque de Troyes, et une foule de prélats et de seigneurs quittent leurs riches habits de fourrure et de soie, pour venir sous la bure bénédictine faire pénitence et mener la vie austère que Pierre impose à ses religieux. Le chapitre général de 1132 a prescrit une prompte réforme de la discipline alors presqu’oubliée ; aux statuts de saint Hugues a été substituée une règle en soixante seize articles, qui tous offrent cette particularité qu’à côté de la prescription le réformateur a exprimé toutes les causes de ses innovations. Les pratiques puériles ont été bannies, et les principes de saint Benoît ont reçu une application plus exacte et plus étroite ; la viande et la graisse ont disparu de la table des moines pour n’y être servies qu’aux jours solennels, et encore le plus rarement possible ; toutes les douceurs de l’existence séculière leur sont désormais inconnues et la contrée de Cluny voit se renouveler autour de l’abbé, qui lui-même donne l’exemple de la plus haute piété, les prodiges de vertus et d’ascétisme qu’avaient jadis enfantés dans les déserts de la Thébaïde les solitaires des premiers siècles de l’Église.
Il reste à parler maintenant d’une des préoccupations les plus vives de Pierre-le-Vénérable, sa lutte avec saint Bernard, et d’un des plus touchants épisodes de sa vie, son amitié et ses relations avec Abeilard.
Tout le monde connaît cette poétique et sentimentale histoire d’Héloïse et d’Abeilard, mais la postérité admire en outre dans ce dernier un des philosophes les plus brillants, un des esprits les plus féconds, les plus cultivés et les plus érudits du douzième siècle. Après une jeunesse toute pleine de triomphes oratoires conquis dans les luttes de la philosophie scolastique, Abeilard avait vu accourir à ses leçons tout ce que Paris renfermait d’illustrations ou comptait de plus remarquable parmi les hommes et les femmes lettrés de l’époque. « Beau de visage, plein d’une grâce hautaine, éloquent de parole et de geste, il annonçait dès le début une de ces natures faites pour charmer et pour dominer les intelligences et les imaginations. » (90)
Au nombre de ceux qui le prirent pour maître, une femme pleine de qualités, de grâces et de charmes captiva le cœur du philosophe. Héloïse, nièce de Fulbert, chanoine de l’église de Paris, inspira à Abeilard une passion qui fut bientôt partagée, et qui amena l’union secrète des deux amants, mais un orage allait éclater qui devait bouleverser à la fois la destinée du fougueux écolâtre et celle d’Héloïse.
Avec une hardiesse audacieuse, Abeilard avait voulu commenter et attaquer les dogmes et expliquer les mystères catholiques. Enivré par sa gloire, il avait dédaigné l’appel amical de Pierre-le-Vénérable qui l’engageait à venir dans la solitude de Cluny goûter un repos impossible à trouver dans le milieu qu’il habitait. Il ne devait pas tarder à soupirer lui-même après cette retraite. Sa passion pour Héloïse avait eu pour dénouement « cette nuit d’effroyable agonie dans laquelle celui qui se croyait au-dessus de l'homme se réveilla au-dessous de l'homme » (91) et tandis qu’Héloïse se laissait imposer le voile, au monastère d’Argenteuil, Abeilard alla lui-même prendre l’habit monastique à Saint-Denis.
Bientôt autorisé par son abbé, il rouvre son école dans un village de la Brie, à Maisoncelle, et veut non pas « croire afin de comprendre, mais comprendre afin de croire. » (92) Les princes de l'Église, épouvantés de ses doctrines novatrices, commencent dès lors contre lui une lutte sans trêve. Frappé par le concile de Soissons, qui le condamne à être enfermé à perpétuité dans l’abbaye de Saint-Médard de cette ville, Abeilard est bientôt délivré de sa réclusion par le légat même, président du concile, et rentre à Saint-Denis. Mais là, il soulève les religieux par sa polémique, et quittant son nouvel asile, il vient fonder près de Troyes l’abbaye du Paraclet.
Il fut suivi dans cette retraite par de nombreux disciples, mais son enseignement rouvrit contre lui une persécution ardente dirigée cette fois par saint Bernard. Pris de terreur, Abeilard se réfugie au couvent de Saint-Gildas en Bretagne, dont les moines venaient de le choisir pour abbé, après avoir remis le Paraclet à Héloïse qui y fonda un monastère de femmes, placé quelques années plus tard sous la protection des papes.
La mésintelligence éclata bientôt entre les moines bretons et leur nouvel abbé ; Abeilard fut cité devant le concile de Sens où saint Bernard s’apprêtait à prendre la parole contre lui. Cette épreuve devait être décisive. Malgré l’hésitation qu’affectait l’abbé de Clairvaux, malgré l’assurance qu’affichait au contraire son adversaire, Abeilard fut vaincu ! En vain il en appela au Souverain Pontife ; quelques semaines plus tard Innocent II ratifiait la sentence prononcée par le concile, et en vouant au feu les livres du novateur le condamnait lui-même à la réclusion perpétuelle dans la prison d’un couvent.
Un seul homme alors se rappela qu’il était uni par l’amitié au malheureux Abeilard, ce fut l’abbé de Cluny. Au milieu de l’abandon général de ses amis et de ses disciples, le mari d’Héloïse avait pris le chemin de Rome pour essayer de fléchir le pape ; Cluny était sur sa route, il alla demander asile à Pierre-le-Vénérable. Celui-ci l’accueillit avec effusion, et quand l’abbé de Cîteaux, Reynard, vint, envoyé par saint Bernard, pour s’emparer du fugitif, il vit s’interposer entre eux l’autorité du chef des Clunistes. Ce fut encore, grâce à l’influence de Pierre, qu’une entrevue, suivie de réconciliation, eut lieu entre Abeilard et Bernard, et dès lors le pape, vaincu par une lettre instante de l'abbé de Cluny, accorda au proscrit la faveur de passer au monastère bourguignon le peu de jours qui lui restaient à vivre.
Le calme ne pouvait longtemps convenir au bouillant antagoniste de saint Bernard, et Pierre lui-même lui avait indiqué comme résidence nouvelle le prieuré de Saint-Marcel-lès-Chalon, une des plus belles et des plus agréables maisons de l’ordre. Abeilard s’y retira et bientôt il y mourut, laissant à son défenseur le double soin de consoler Héloïse et de veiller sur l’enfant qu’il avait eu d’elle (1142). Sa dernière volonté avait été de reposer au Paraclet. L’abbé de Cluny exécuta religieusement ce vœu suprême, respectant ainsi « le lien mystique du philosophe et de la grande abbesse (93) ; » il se rendit à Saint-Marcel, en enleva furtivement la dépouille de son ami, la fit conduire au Paraclet, et ne quitta ce monastère qu’après avoir par une déclaration solennelle proclamé qu’Abeilard était mort dans le giron de l’Église romaine, et lui avoir conféré une absolution complète dont l’acte resta exposé désormais aux regards de tous. Pierre eut pour Héloïse les plus affectueuses bontés, il pourvut à l’avenir du jeune Astralabe, fils de ces deux illustres époux, et, dans une épitaphe bien connue, mit le comble à la gloire du philosophe proscrit, en lui donnant les noms de Socrate des Gaules et de Platon moderne.
Cette bienveillance qu’avait montrée Pierre-le-Vénérable pour les fautes et les malheurs d’Abeilard ne lui avait pas fait défaut dans ses diverses relations avec le monde monastique d’alors, et notamment avec saint Bernard. L’abbé de Clairvaux apportait dans la vie du cloître une austérité rare, et n’avait jamais épargné aucune occasion de s’élever contre la fortune, les privilèges et les mœurs des Clunistes qu’il trouvait relâchées outre mesure, blâmant les vêtements, le luxe de la table et des églises, les peintures qui décoraient les lieux sacrés, et jusqu'aux ornements de la grande basilique elle-même.
La jalousie n’était pas la moindre cause des dissentiments qui faisaient éclater la colère de Bernard, mais Pierre défendit ses religieux par des lettres qui sont restées des modèles de la modération et de l’atticisme le plus élevé. Du reste les deux abbés eurent beau lutter sur des questions de préséance et de suprématie, leur intimité ne tarda pas à se renouer, elle ne devait finir qu’avec la mort, et quand Bernard mourut, Pierre lui donna des larmes.
L’heure suprême approchait pour l’abbé de Cluny ; un dernier conflit avec Bernard de Clairvaux attrista ses dernières années. Les moines de Gigny n’avaient point oublié, malgré vingt ans passés, leurs ressentiments contre l’ordre de Cîteaux. Ils le prouvèrent en brûlant l'abbaye du Miroir, qui appartenait à la grande communauté Cistercienne, mais saint Bernard veillait, et il exigea la réparation des dommages. Pierre-le-Vénérable, pour apaiser encore une fois son terrible adversaire, promit aux moines du Miroir un indemnité de dix-sept mille sous d’or, puis il alla à Rome pour demander au pape Eugène III la sanction de la transaction qu’il proposait aux religieux dépossédés. Accueilli avec faveur par le Souverain Pontife, il vit successivement disparaître de la scène Eugène et saint Bernard et quand il put de nouveau évoquer l’affaire du Miroir devant Anastase IV, ce dernier, oubliant les précédents de son devancier, ordonna que les moines Cisterciens rendraient onze mille sous d’or à Pierre-le-Vénérable et termina ainsi la querelle. La papauté avec Anastase revenait à l’ordre de Cluny qu’Innocent II et Eugène III avaient légèrement sacrifié à la maison de Cîteaux.
Ce fut là une des dernières préoccupations de Pierre de Montboissier, mais, avant de mourir, il voulut assurer la consolidation de toute son œuvre en la plaçant sous la sauvegarde de voisins que leur ambition rendait les moins intéressés à la protéger. Il avait en outre un autre but, celui de terminer définitivement et à jamais la longue lutte qui avait si longtemps agité le monastère de Cluny et l’évêché de Mâcon. En 1155, une réunion de prélats et d’évêques, parmi lesquels on comptait un légat du pape, les évêques de Lyon, Mâcon, Chalon et Autun, les comtes de Chalon et de Bourgogne, les sires de Beaujeu et de Berzé, assemblés à Mâcon dans l’église cathédrale de Saint-Vincent, jurèrent solennellement de respecter les privilèges de la maison de Cluny. (94) C’était la consécration de l’indépendance de l’abbaye bourguignonne, elle pouvait affirmer désormais qu'elle relevait seulement du Pontife de Rome, sans nul lien intermédiaire (95).
Malgré toute l’activité qu’il avait déployée, malgré les largesses des souverains, Pierre-le-Vénérable n’avait pu dégrever le monastère du lourd fardeau de ses dettes qui avaient alors atteint un tel chiffre que l’Église de Cluny pouvait à peine respirer (96). Les créanciers du monastère ne cessaient de le fatiguer des exigences de leurs intérêts temporels ; il lui était réservé de voir s’effacer cette grande charge. Un moine de Cluny, Henri, frère du roi d’Angleterre, Étienne, parvenu à l’évêché de Winchester, un des premiers sièges de l’Église anglicane, avait écouté les sollicitations de Pierre, aidées des conseils du pape Adrien et de Louis VII ; il était venu demander à Cluny le dernier asile de sa vieillesse. Il apportait avec lui d’immenses richesses qu’il versa dans le trésor abbatial, et qui rétablirent l’équilibre des finances de l’ordre. La dette disparut entièrement ; des calices précieux, des vêtements pontificaux d’une grande valeur, des édifices nouveaux, des réparations considérables dûs à la munificence d’Henri de Winchester rendirent son nom cher aux Clunistes, et quand plus tard un de ses neveux occupa le siège de Cluny, ils ne crurent pas devoir lui accorder moins de prières et de cérémonies commémoratives qu’aux plus grands abbés de l’ordre.
Pierre-le-Vénérable avait atteint l’âge de soixante-quatre ans, mais épuisé par les fatiguer d’une administration aussi longue et aussi pénible, il comprenait que la vie lui échappait ; son œuvre était complète, il ne pouvait plus rien désirer.
La veille de Noël 1156, l’abbé de Cluny entra au chapitre, et il y écoutait avec attention le sermon du jour, quand, saisi par un mal subit, il s’affaissa sur lui-même. Relevé par les moines, il fut porté sur son lit, où il expira après un jour et une nuit de souffrances entre les bras d’Henri de Winchester. Le bruit de sa mort causa parmi la communauté une douleur inexprimable. Son corps, transporté dans la salle où on lavait ordinairement les dépouilles des frères défunts, semblait, dit son historien, d’une pureté admirable qui ne portait aucune trace des macérations habituelles qu’il avait coutume de s’infliger ; on se disputait les moindres objets qui lui avaient appartenu, chacun voulait boire ou emporter l’eau qui avait servi à cette triste cérémonie (97).
Nul n’a mieux dépeint la physionomie si remarquable de Pierre-le-Vénérable que M. de Lamartine dans la délicieuse étude qu’il a consacrée aux deux illustres amants du douzième siècle : nul n’a redit avec plus de poésie, ni avec plus de mélancolique tristesse la vie agitée d’Abeilard et d’Héloïse ; on me permettra de citer tout entier le passage que l’auteur de Jocelyn consacre à l’ami dévoué de ces deux grandes infortunes :
Contraste vivant de saint Bernard, l'abbé de Cluny personnifiait en lui la charité du religieux dont saint Bernard personnifiait le prosélytisme et la terreur. Pierre-le-Vénérable, élu jeune encore au gouvernement de son ordre par l’éclat de sa vertu et la séduction de son caractère, poète, philosophe, écrivain, négociateur, homme d’état dans la piété, ei homme de piété dans la politique, était un autre Abeilard, mais un Abeilard sans ses orgueils et sans ses faiblesses. Il portait sur ses traits l’empreinte en relief de son âme. Grand, mince de taille, grave de démarche, beau de visage, doux de regard, recueilli d’expression, gracieux d’accueil, silencieux d’habitude, il était persuasif quand il parlait. Placé, pour ainsi dire, par l’élévation de ses idées à égale distance du ciel et de la terre, et de là également attentif aux choses d’en haut et aux choses d'en bas, il représentait la sainteté chrétienne, et attirait le monde à elle par l'attrait de sa mansuétude, au lieu de l’épouvanter de ses rigueurs et de ses invectives. (98)
Pierre-le-Vénérable avait occupé pendant trente-cinq ans le siège abbatial de Cluny. Avec lui s’éteint cette série d'hommes illustres qui ont fait la gloire de l’œuvre de Bernon et de saint Odon. À partir de ce moment, la grande abbaye ne fera plus que décliner ; ses libertés et ses privilèges, le droit électif des moines, toutes ses prérogatives enfin s’évanouiront peu à peu, jusqu’à l'heure où, placée dans la main des rois de France, elle deviendra l’apanage d’un prince de la maison royale, ou l’objet de la convoitise des courtisans et des favoris du souverain.
Tours de Cluny et maison romane du XIIe siècle
CHAPITRE VI : CLUNY AU DOUZIÈME SIÈCLE.
Pierre-le-Vénérable, comme je viens de le dire, devait être le dernier des abbés de Cluny dont le nom arriverait à la postérité entouré de gloire et d’éclat. Apres lui, le trône abbatial ne sera plus occupé que par des hommes que leurs vertus rendront sans doute recommandables, mais auxquels la brièveté de leur règne ne permettra pas de réaliser les grandes choses qui furent l’œuvre des saint Mayeul, des saint Odilon et des Saint Hugues. L’ancienne splendeur de Cluny ne trouvera plus l’occasion de se déployer de nouveau ; ses abbés ne seront plus que de grands seigneurs qui offriront parfois aux têtes couronnées la royale hospitalité de leur monastère, et étonneront par le faste et le grandiose de leurs réceptions; ils augmenteront l’étendue de leurs possessions territoriales par de sages acquisitions, mais ils ne se poseront plus dans l’Europe moderne comme les arbitres des princes ou comme les juges souverains des dissensions de leur époque. Leur puissance morale a vécu : l'affranchissement des communes d’abord, l'augmentation du pouvoir des rois de France ensuite, diminueront les prérogatives et les libertés que Cluny tient de la piété des princes des dixième et onzième siècles ; l’esprit monastique a fait place aux idées chevaleresques ; la fièvre des croisades diminuera le nombre des solitaires, et les chevaliers préféreront l’honneur d’aller combattre en Palestine pour la défense et le rachat du Saint-Sépulcre à la vie calme de la retraite et aux austérités du cloître. Et plus tard, quand cette ardeur de guerroyer au loin aura été à son tour remplacée par une tendance nouvelle, d’autres aggrégations religieuses auront apparu, qui opposeront aux vertus et aux labeurs cachés des moines de Pierre-le-Vénérable les prédications brillantes et les éclatantes conversions dues à l’ardeur des enfants de saint Dominique et de saint François d’Assise. La corruption elle-même atteindra les mœurs, et rendra nécessaires des essais infructueux de réformation. À peine se trouvera-t-il de temps à autre un chef qui voudra ramener la communauté aux règles antiques de saint Benoît, mais dont la main trop faible ne pourra réussir dans cette lourde tâche. Puis viendront la Réforme et les guerres de religion ; les biens temporels du monastère seront menacés à leur tour. Les abbés, choisis par la volonté toute-puissante des rois, apparaîtront à de rares intervalles au milieu des religieux pour présider les chapitres généraux ; ils se contenteront d’appliquer les revenus de leur abbaye aux dépenses inouïes de leurs opulentes maisons ; et enfin, lorsque les temps révolutionnaires seront arrivés, Cluny ne sera plus que l’ombre du passé, et le dernier abbé verra le peuple lui demander par la voix puissante des députés du tiers état l’abolition de ses antiques privilèges. Mais telle est la constitution vigoureuse de cette abbaye, son prestige est si grand parmi les populations, qu’elle mettra cinq siècles pour détruire l’œuvre de ses fondateurs. Elle éprouvera d’étranges vicissitudes : tour à tour ranimée et tour à tour abattue, elle subira des alternatives de grandeur et d’oubli, et le souvenir des vertus qui l’ont illustrée dans son principe ne sera pas le moindre défenseur qui la préservera des tentatives de l’avenir.
Il semble du reste que les Clunistes aient compris que la main de Dieu avait dès lors écrit pour eux le Nec plus ultra des temps anciens. Avec les grandes œuvres des premiers siècles s’arrête le récit du monastère ; les chroniques ne rediront plus les légendes merveilleuses dont elles ont embelli la vie des saints fondateurs de l’abbaye, et les moines ineptes, auxquels sera dévolu le soin de consigner pour l’avenir les faits des règnes suivants, ne trouveront plus sous leur plume que des mentions sèches et incolores qui permettront sans doute de suivre la chaîne des successeurs de Pierre-le-Vénérable, mais sans que les anneaux de cette chaîne s’entrelacent sous les voiles poétiques des récits d’Orderic Vital ou de Jotsauld.
Aussi, avant d’interroger la nouvelle période de l’histoire de Cluny, il importe de jeter un regard sur le passé, de montrer quelle influence il exerçait alors sur le monde religieux et sur le monde politique du douzième siècle, quelle étendue les papes et les rois ses bienfaiteurs avaient donnée à sa puissance temporelle, quel rôle enfin le monastère bourguignon jouait au milieu de ce pays et de cette bourgade qu’il couvrait de son ombre immense.
Dans l’ordre religieux, l’abbaye de Cluny avait dû aux vertus de ses premiers abbés la haute position qu’elle n’avait pas tardé à acquérir, et qui devait lui mériter le nom de première congrégation de l’Occident. La liste des monastères qui lui étaient soumis au temps de saint Hugues occupe des colonnes immenses d’in-folios, et pour ne prendre qu’au hasard les noms les plus connus, elle comptait parmi ses plus célèbres prieurés, Paray, Marcigny, Gigny, Nantua, Saint-Marcel de Châlon, la Charité-sur-Loire, Saint-Martin-des-Champs à Paris, Saint-Pierre de Laon, Abbeville, Crespy en Valois, Valenciennes, le Moustier-Neuf en Poitou, Saint-Saturnin en Dauphiné, Souxillange en Auvergne, Lézat en Gascogne, Lausanne, Saint-Benoît de Padoue, et Saint-Pancrace de Londres. Enfin elle envoyait des prêtres sortis de son sein pour peupler la plupart des cures des diocèses d’Autun, de Lyon, de Mâcon, de Chalon, de Clermont et d’Auvergne, et même jusqu’aux portes de Paris, une chapelle du petit village de Bondy recevait d’elle son desservant.
Une telle diffusion popularisait au loin la maison de Cluny, et si l’on tient compte des relations incessantes, des liens pour ainsi dire indissolubles qui rattachaient au tronc tous les membres de la famille bénédictine, on comprendra sans peine qu’elle fût parvenue à englober comme d’un vaste réseau tout ce qui l’entourait. Ces liens, devenus de jour en jour plus étroits par les fréquentes visites des abbés aux monastères éloignés, amenaient, comme le remarque très bien M. Cucherat dans son étude sur Cluny au onzième siècle, l’unité de sentiment et d’action. Était-il possible de perdre de vue et d’abandonner les principes qui faisaient la gloire et la force de l’ordre, quand, semblable à un soleil qui éclaire et réchauffe (99), le pieux chef de cette grande communion d’hommes venait à chaque instant lutter lui-même contre le relâchement ou l’indifférence, et soutenir le courage des défaillants ? Et ce n’est point assez encore des visites de l’abbé à ses frères ; les religieux eux-mêmes iront de loin en loin se retremper aux sources de l’ardeur et de la foi, ils viendront au monastère de Cluny interroger et admirer les exemples des disciples plus immédiats de saint Hugues et de saint Odilon.
Les coutumes de l’ordre seront envoyées à toutes les maisons secondaires, pour être appropriées à chacune d’elles selon les besoins du climat, pour être modifiées, augmentées ou restreintes selon que les prieurs jugeront opportun de le faire. Enfin il y aura les grandes réunions périodiques, où accourront se grouper autour de l’abbé les prieurs ou les élus de chaque monastère qui, apporteront au chef suprême l’expression des plaintes et des désirs des frères éloignés. Les chapitres généraux au onzième et au douzième siècles sont les soutiens du pouvoir abbatial ; ils en facilitent l’exercice par leurs conseils, par la surveillance que leurs délégués exercent sur les diverses maisons, par l’introduction enfin d’un commencement de liberté qui permet la manifestation de la pensée de tous. Mais il faut aussi y prendre garde : ce pouvoir qui grandit à côté de l’abbé va acquérir chaque jour de la force, et le temps n’est pas loin où Alexandre III interdira à ce même abbé le droit de disposer des biens de la communauté sans le consentement du chapitre général (1175), et où Hugues d’Anjou lui-même, limitant le pouvoir de ses successeurs, leur imposera un conseil de douze moines sans lesquels ils ne pourront rien faire, signe certain de l’impuissance dans laquelle allaient désormais s’agiter en vain les abbés de Cluny.
Dans l’ordre politique, le rôle de Cluny n’était pas moins important ; ses abbés avaient longtemps tenu la balance dans le grand conflit des princes européens. Les inspirations et les conseils d’Hildebrand et de saint Hugues avaient fait naître la lutte de la papauté et de l’empire ; de même aussi l’intervention du chef suprême de l’ordre de Cluny en avait amené l’apaisement et la fin. Cette lutte se renouvellera plus tard entre Innocent IV et Frédéric II ; l’abbaye sera encore choisie comme siège de la conférence de conciliation, mais l’abbé ne sera plus qu’un hôte attentif dont les soins sauront accommoder à la fois le bien-être dû au pontife, au roi et à leurs suites nombreuses, et les exigences que la règle impose à ses religieux. Il ne sera même pas appelé à l’entretien du pape et du roi de France, qui, selon les écrivains de l’époque, restera un mystère pour tous.
Enfin Cluny s’est montré aussi dans la guerre si populaire qui termine le onzième siècle. Saint Hugues a répété avec Urbain II et Pierre l’Ermite le Dieu le veut ! qui a soulevé les masses de la première croisade, et si Pierre-le-Vénérable n’a pu assister avec saint Bernard et Suger à l’enrôlement spontané des peuples à Vézelay, il a du moins prodigué les trésors de son abbaye pour armer et équiper de pieux croisés.
C’est ainsi que Cluny avait atteint en deux siècles et demi le but suprême de sa mission, et était devenu, suivant l’expression du pape Urbain II la lumière du monde.
Cette ère de grandeur et de prospérité, cette extension rapide et sans comparaison dans l’histoire ecclésiastique, devaient rendre son nom impérissable, et le laisser comme un exemple remarquable de la fortune à laquelle peut prétendre une institution basée sur des principes aussi forts et aussi pleins de sève que ceux qui avaient présidé à la fondation de l'abbaye.
On se rappelle en effet qu’à l’époque où Bernon élevait les premières fondations du monastère rêvé par Guillaume d’Aquitaine, il n’y avait au milieu de ces forêts, séparées par les mille et un détours de la Grosne, que quelques habitations de serfs se groupant autour du domaine et de la maison plus importante (villa) du suzerain. Ce hameau a subi l’action civilisatrice des religieux ses voisins ; aussi quelques années se sont écoulées, et Cluny prend le nom de civitas (1153). L’influence qu’exerce le monastère s’est fait sentir au-delà des murailles derrière lesquelles vivent les disciples de saint Hugues ; des maisons plus nombreuses se sont réunies ; des rues ont été tracées ; une population plus considérable, plus active et plus intelligente s’est agglomérée autour de l’enceinte sacrée ; une commune enfin est née, et quoique les siècles ne nous aient pas conservé sa charte d’affranchissement, nous savons qu’à cette époque elle avait déjà reçu les premiers degrés des franchises et des libertés concédées par la féodalité au peuple du douzième siècle.
Deux cents ans se sont écoulés depuis qu’un habitant de Cluny consentait à souscrire au profit de l’abbaye la déclaration suivante qui indique d’une manière précise la nature des relations du monastère naissant avec la ville sa vassale :
« Moi, Sicher, j’ai tué un des serfs de Pierre et Paul ; à raison de ce fait j'abandonne au monastère de Cluny ma personne et ma liberté. Dès lors tout ce que j’acquerrai appartiendra à ce monastère, et je ne pourrai rien faire, ni aller nulle part sans la permission de l’abbé et des moines qui pourront en toutes choses disposer de moi à leur volonté (100). »
Il est à présumer que saint Hugues ne fut point étranger à l’affranchissement de Cluny qui lui créait chez les habitants habitués aux bienfaits de l’abbaye, un appui véritable et une ressource contre les vexations des seigneurs environnants. Déjà en effet l’abbé a conservé le droit de haute justice, et a abandonné aux bourgeois la basse et moyenne justice, que rendront des juges élus et choisis dans la masse. Les principes qui régissent la cité clunisoise, coordonnés et confirmés par les successeurs de Pierre-le-Vénérable, restent consignés dans deux chartes d’Étienne de Boulogne (1172) et de Hugues IV (1188) ; elles attestent un certain commencement, assez large déjà, d’émancipation accordé par les abbés.
La première contient, entre autres dispositions remarquables, la faculté pour tous de tester en se conformant au droit de la contrée. Elle déclare que le séjour de l’an et jour dans la paroisse de Cluny donne le titre de paroissien ou habitant. Les coups, les injures, le sang versé seront punis d’une amende qui se partage entre le seigneur et l’offensé ; le voleur et ses biens sont abandonnés à la commisération du suzerain ; les adultères, pour toute peine, seront promenés nus d’un bout à l’autre de la ville ; les chapelains recevront pour honoraires des mariages du pain et de la viande, sans pouvoir exiger un salaire en argent ; l’homme ou la femme de mauvaise vie qui auront insulté un homme ou une femme honnêtes pourront être punis immédiatement par les offensés, sans pouvoir eux-mêmes en tirer vengeance. C’est dans cette même charte qu’on retrouve cet article dont j’ai parlé plus haut, et qui, en réglant entre les parents les plus proches en ligne directe et en ligne collatérale les successions ab intestat, imposait aux héritiers une offrande à l'Église pour le repos de l’âme du défunt. Enfin les biens de ceux qui, sans héritier connu, mouraient sans en avoir disposé, retournaient à la paroisse.
La charte de Hugues IV admit, en outre, une prescription de trente et un ans pour la possession des biens, imposa aux receleurs un serment de bonne foi qu’ils devaient prêter pour ne pas être inquiétés au sujet des objets volés, et interdit aux Clunisois de se servir d’avocats dans les contestations qu’ils pouvaient avoir entre eux, leur réservant seulement le droit de recourir à la parole d’autrui dans leurs différends avec les étrangers.
Il faut encore mentionner ici les chartes octroyées par les comtes de Chalon et de Mâcon, qui dispensaient du péage tout habitant allant à Cluny ou en revenant et passant sur leurs terres. L’exemption de cet impôt avait été considéré alors comme une grande faveur qui devait singulièrement favoriser les relations, l’industrie et le commerce.
Aussi les bienfaits qu’attiraient à la cité les moines, ses protecteurs nés, et les demi-libertés contenues dans les chartes abbatiales, devaient attacher à l’abbé les habitants de Cluny d’une manière étroite. Au synode de Mâcon, ils jurent fidélité à l’abbaye, et ils la défendront bientôt contre les envahissements de ses voisins. Ils seront, en un mot, les sentinelles avancées qui mettront à l’abri de la cupidité des seigneurs de Chalon et de Mâcon les richesses du monastère.
Enfin il nous reste à parler du droit de battre monnaie que le roi Raoul avait jadis accordé aux Bénédictins, et des confirmations que ce privilège avait reçues de la part de ses successeurs et des souverains pontifes. Cette faveur leur sera maintenue quelques années encore, et les rois de France iront même jusqu’à s’interdire d’émettre leur propre monnaie dans un rayon trop rapproché du monastère, de peur de gêner la libre circulation de celle de l’abbé. Malgré cette précaution, la monnaie de Cluny ne survécut guère au quatorzième siècle, et c’est à peine si aujourd’hui la numismatique possède encore quelques échantillons de ces pièces aux bords dentelés, dont l’une des faces ayant en exergue les mots Petrus et Paulus, rappelait les saints patrons de l’abbaye, et dont le revers : Cœnobio Cluniaco, indiquait qu’elles avaient pris naissance sur le territoire de Cluny.
Ce rapide aperçu sur la situation générale de l’ordre bénédictin vers le milieu du douzième siècle était le complément indispensable des récits précédents ; il montre à quelle hauteur saint Hugues et Pierre-le-Vénérable l’avaient placé, quel degré de force et de fermeté il allait falloir pour l’y maintenir, et fait comprendre les causes qui devaient en précipiter la décadence.
Maisons romanes de Cluny
CHAPITRE VII : DE HUGUES III À HUGUES VI.
Les moines de Cluny avaient bien senti la perte qu’ils venaient de faire, car ils tardèrent quinze semaines à donner un successeur à Pierre-le-Vénérable. Des réunions tumultueuses se succédaient sans qu’il fut pris une résolution. Enfin après bien des hésitations et malgré l’opposition d’une forte minorité, leur choix s’arrêta sur un certain Robert, parent du comte de Flandre. Le nouvel élu ne put même prendre possession du pouvoir abbatial, il se hâtait de revenir de Rome quand un parti nouveau l’emporta et mit à sa place Hugues de Montlhéry, qui, par sa famille, appartenait à la fois à la maison royale d’Angleterre et à celle des comtes de Champagne (11 avril 1158). La mort de Robert survenue sur ces entrefaites coupa court à tout conflit (101).
Hugues III n’eût guère le temps de songer à augmenter la puissance de son abbaye ; une haine sourde qui se déclara contre lui parmi les religieux amena une scission qui allait renouveler en partie les faits déplorables du règne de Ponce. La papauté était de nouveau en proie à un schisme ; Alexandre III, élu en 1159, disputait la tiare à l’anti-pape Victor IV. Il annonce son avènement au monastère de Cluny, sur le dévouement duquel les papes avaient toujours fondé les plus légitimes espérances, mais ses prévisions sont déçues, et il apprend avec stupeur que Hugues III refuse de le reconnaître, sans néanmoins se prononcer en faveur de son adversaire.
La tradition rapporte que cette conduite funeste avait été inspirée à l’abbé par ses propres moines qui avaient sa prélature en horreur, et qui lui persuadèrent de n’admettre ni le pontife régulièrement élu, ni le schismatique, de peur qu’en agissant autrement il encourut la haine du vainqueur sans pouvoir profiter de l’amitié du vaincu. Pour voiler davantage au timide Hugues le péril de cette situation, on lui promit de subir unanimement avec lui tout ce qui pourrait arriver, et son parti fut dès lors arrêté.
Alexandre III, irrité de cette résistance, envoie des légats chargés de faire rentrer l’abbaye dans la voie de l’obéissance ; mais ceux-ci n’osant frapper d’anathème le monastère favori des papes, dépêchent à l’abbé rebelle Henri, évêque de Beauvais, frère du roi Louis-le-Jeune, et plus tard archevêque de Reims. Ce prélat arriva jusqu’à Luzy, et là il allait prononcer l’excommunication, quand, à la prière de quelques seigneurs voisins, il diffère la fatale sentence, et cite Hugues à Melun pour qu’il puisse se justifier. Ce dernier n’a point encore eu le temps de se rendre à cet ordre, que déjà ses ennemis, et entre autres Thibaud, prieur de Saint-Martin-des-Champs de Paris, l’accusent de s’être volontairement séparé du véritable chef de l’Église, et en témoignage d’obéissance, mettent tous leurs monastères sous la protection d’Alexandre III. Un parti puissant voulait lui substituer Ponce, abbé de Vézelay. L’abbé de Cluny était sacrifié, rien n’arrête plus l’excommunication ; il est déposé, et forcé d’abdiquer la dignité abbatiale, il court se réfugier auprès de Frédéric, empereur d’Allemagne, qui l’accueille avec amitié, et lui confie l’administration des monastères de ses états (102) (Juillet 1161). Il paraît qu’Hugues III ne tarda pas à rentrer en grâce auprès du pape ; ce dernier leva la sentence d’excommunication, et l’archevêque de Mayence écrivit aux Clunistes pour les engager à rendre à l’abbé détrôné son pouvoir et son siège.
La chronique se tait sur les trois années qui suivirent la déposition d’Hugues III ; la date même de sa mort est incertaine. Quelques-uns prétendent qu’il mourut en 1163 ou 1164, mais on le retrouve comme témoin d’une charte de 1166 par laquelle le même empereur Frédéric nomme l’archevêque de Vienne archi-chancelier du conseil de Bourgogne.
Le lieu de sa sépulture est plus connu ; il eut son tombeau au monastère de Sainte-Marie-de-Vaux, près de Poligny, l’un des prieurés de l’ordre dans le comté de Bourgogne, dont il avait été quelque temps prieur.
De même que la chronique du monastère est restée muette sur la conduite déplorable de Ponce, de même elle se tait sur les événements qui signalèrent le règne d’Hugues III. « En voilà assez sur Hugues III (103), » dit le chroniqueur et à peine fait-il attention à la différence des dates qu’ont indiquées les précédents historiens de l’ordre. On sent qu’il y a dans ce parti pris de se taire le désir de pallier les fautes qui pourraient diminuer le respect dû à la mémoire des chefs de la maison de Cluny.
Sous ce règne, Cluny avait vu s’accomplir deux des événements importants de son histoire. En 1159, la plus grande partie de la ville avait été la proie des flammes, ce qui dut alors nécessiter un grand nombre de nouvelles constructions et ce qui explique aujourd’hui les nombreuses façades romanes dont elle offre les types variés dans ses divers quartiers. La même année, Léodegard, prieur de l’abbaye, fit construire l’église Saint-Marcel, destinée à remplacer une chapelle de Saint-Odon, élevée au siècle précédent par saint Hugues ; mais il est probable qu’elle ne fut point achevée par lui, car le disparate étrange qui existe entre le clocher et la nef indique suffisamment que l’un et l’autre sont l’œuvre de mains et d’époques différentes.
Hugues de Blois, successeur de Hugues de Montlhéry, était fils d’Étienne, roi d’Angleterre, et comptait parmi ses ancêtres des rois de Jérusalem et d’Ecosse.
Alexandre III, satisfait de la solution qu’avait eue la lutte soutenue contre lui par Hugues III, leva la sentence d'excommunication prononcée par ses légats, et pour montrer à l’abbé de Cluny tout le contentement qu’il en éprouvait, confirma par une bulle nouvelle les privilèges du monastère, interdit à l’évêque diocésain de prétendre aucun droit sur l’abbaye, et aux princes d’imposer de la dîme et autres charges séculières les propriétés des moines : « L'ordre de Cluny, s’écrie le Souverain Pontife, brille sur la terre comme un autre soleil, et selon la parole du Seigneur, vous êtes la lumière du monde. » Aussi toutes les libertés, toutes les prérogatives consacrées par les papes, et surtout par Grégoire VII, sont longuement rapportées et sanctionnées dans la lettre apostolique d’Alexandre, et la maison de Cluny se voit renouveler l’un de ses plus glorieux et plus chers privilèges, celui de pouvoir choisir les prélats consécrateurs de ses abbés, de ses cimetières et de ses autels.
Hugues IV ne put longtemps jouir des faveurs d’Alexandre III, il mourut en 1163, laissant une réputation méritée de piété et de hautes vertus.
Le prieur de Saint-Marcel de Chalon, Étienne de Boulogne, fils aîné du roi d’Angleterre, Eustache, et de Constance de Savoie, lui succéda sans interruption. Alexandre III confirma d’abord son élection, et quand deux ans plus tard il vint en France présider le concile de Tours, il admit l’abbé de Cluny au nombre des prélats qui composèrent cette assemblée. Étienne y rencontra le roi Louis VII, et profita de cette occasion pour obtenir de ce monarque la reconnaissance expresse des droits du prieuré de Souvigny. La même bienveillance s’attachait encore au monastère cluniste comme au temps de sa plus haute splendeur, et il continuait à être le refuge de tous les hommes illustres qu’animait l’amour de la retraite. C’est ainsi que sous Étienne, on voyait s’éteindre sous les cloîtres de Cluny Henri de Winchester, l’ami de Pierre-le-Vénérable, et le cardinal Aymard, doyen du sacré collège, dont la grande fortune devait augmenter celle des religieux ses hôtes.
Mais voici tout à coup que la paix dont jouissait l’abbaye depuis si peu de temps va être troublée par une attaque nouvelle ; les comtes de Chalon n’avaient pas cessé de lutter contre l’action envahissante des moines, et de piller, mais sur l’extrême frontière, les possessions des Clunistes. Guillaume Ier fait plus encore ; il envoie, avec un corps de Brabançons, son propre fils Guillaume, qui, par un hardi coup de main, s’empare du château de Lourdon, cette dépendance de Cluny qui renfermait les trésors les plus précieux du monastère.
À la nouvelle de ce désastre, l’abbé appelle à la défense de ses droits les habitants de la ville, qui ont juré assistance et fidélité à saint Hugues et à ses successeurs ; le peuple se soulève en masse et vient attaquer les troupes de Guillaume, mais la victoire reste au comte de Chalon, et les Clunisois sont contraints de prendre la fuite. Alors sur la route qui conduit au camp du vainqueur, s’avancent les bénédictins eux-mêmes, couverts de leurs habits sacerdotaux et portant dans leurs bras les reliques les plus vénérées de leur église. Guillaume allait se retirer devant cet imposant spectacle, mais ses troupes, excitées par les richesses que leur offre le pillage, se précipitent sur le cortège sacré ; un horrible carnage commence, qui est suivi bientôt de sacrilèges profanations ; les trésors déployés par les religieux sont partagés entre les soldats du comte. Trois cents moines, dit-on, restèrent sur le champ du meurtre, livrés à tous les outrages des ennemis, tandis que le surplus courait à la hâte se renfermer dans l’enceinte de l’abbaye. Guillaume n’osa pas pousser plus loin la violence et après avoir pillé Saint-Gengoux-le-Royal qui appartenait à la maison de Cluny, se retira au Mont-Saint-Vincent, sur les terres de son père ; mais bientôt le roi de France, informé des maux infligés au monastère placé sous la protection de sa couronne, vint en personne venger les bénédictins et punir le dévastateur de leurs biens. Mont-Saint-Vincent fut pris et démoli en partie, et les domaines du comte de Chalon, confisqués par Louis VII, passèrent à la maison de Bourgogne. L’abbé pour témoigner sa reconnaissance au roi de France lui donna la moitié de la seigneurie de Saint-Gengoux.
La chronique ne parle d’aucun autre fait important sous le règne d’Étienne ; elle se contente d’enregistrer de nombreuses donations faites à l’ordre de Cluny par divers prélats, et encore la double apparition de trois soleils qui éclairèrent à la fois le ciel pendant la même journée, et de trois lunes entourant une croix de feu qui, deux ans plus tard, rappelèrent aux esprits effrayés le précédent prodige.
Étienne de Boulogne ne conserva pas du reste jusqu’à sa mort le gouvernement de Cluny. Il se démit entre les mains des religieux (1173), mais il n’en continua pas moins d’habiter ce monastère où il avait régné en maître, et y mourut quelque temps après (août 1174).
Il laissait son sceptre, désormais un véritable fardeau, à Rodolphe de Sully, qui lui-même était incapable d’en soutenir le poids. Il semblait cependant que les Clunistes eussent été parfaitement inspirés en l’appelant au siège de saint Hugues. C’était, dit le pape Alexandre III, en approuvant l’élection, un homme à la fois noble, religieux, prévoyant, honnête et aimé du Saint-Siège. Il portait en outre un nom cher à l’ordre de Cluny, Son oncle, Henri de Winchester, n’avait-il pas été l’hôte et l’ami de Pierre-le-Vénérable et le bienfaiteur du monastère. Il ne sut pas répondre aux espérances qu’on avait fondées sur lui, car nommé abbé le 26 août 1174, Rodolphe résigna ses fonctions au commencement de 1177. Ce fut sous lui que le pape Alexandre III, comprenant toute l’importance des fonctions abbatiales, prévoyant en outre combien il serait difficile de rencontrer une longue série d’abbés dignes de les remplir, et voulant peut-être se venger de la conduite tenue jadis par Hugues III, commença à porter un premier coup à la puissance du chef de l’ordre en lui interdisant de disposer des honneurs et des biens de l’abbaye sans le consentement du chapitre (104).
Gauthier de Châtillon, qui succéda à Rodolphe de Sully, appartenait aux maisons de Flandre et de Carinthie, mais les chroniqueurs mentionnent à peine son passage sur le trône de Cluny, tout en faisant l’éloge de son caractère vénérable, de son éloquence et de sa science. Il faut dire encore qu’il affranchit le monastère de la plus grande partie de ses dettes ; il semble que les revenus de l’ordre n’étaient pas en harmonie avec les dépenses, car vingt années s’étaient à peine écoulées depuis qu’Henri de Winchester avait acquitté toute la dette de Pierre-le-Vénérable. Gauthier ne régna que quelques mois, il fut bientôt remplacé par Guillaume Ier d’Angleterre (1177). Celui-ci eut à peine le temps de faire une première visite pastorale aux monastères de l’ordre, la mort le surprit à la Charité, le 7 janvier 1179.
Son successeur, Thibaud de Vermandois, conserva moins longtemps encore le pouvoir ; mais, dans un court espace de temps, il réussit à accomplir de grandes choses qui donnent une idée de son activité et de son désir, dit son historien, d'augmenter la gloire et les revenus de son abbaye. Par ses soins, l’église s’enrichit de trésors et de reliques dûs, soit à sa générosité personnelle, soit aux largesses de ceux qu’il s’attachait par les liens de l’amitié. La ville de Cluny elle-même donnait la première l’exemple en se rendant tributaire envers les religieux de dîmes nouvelles, qui ne furent sans doute que la juste récompense de la sollicitude de Thibaud pour elle. L’abbé avait voulu mettre la cité et le monastère à l’abri des invasions du genre de celle qui avait troublé le règne d’Étienne de Boulogne, et avait commencé la construction d’un mur de défense garni détours et entouré de fossés qui devait rassurer la population et la préserver des attaques du dehors. Pour plus de garantie de paix encore, il termina les querelles des religieux avec les comtes de Chalon et de Mâcon, et obtint d’eux, comme je l’ai dit plus haut, l’exemption des droits de péage sur leurs terres.
Thibaud de Vermandois eut aussi avec les princes de son temps des relations qui attestent le crédit dont il jouissait et la faveur qui était restée attachée au titre d’abbé de Cluny. Philippe Auguste lui avait accordé des chartes précieuses pour ses divers monastères, avait fait cesser les discordes qui n’avaient jamais eu de trêve entre les moines et les comtes de Chalon et de Mâcon, et le roi d’Angleterre, Jean, l’avait appelé comme arbitre entre lui et son fils Richard Cœur de Lion. Tout annonçait donc un règne prospère pour l’abbaye, quand le pape Lucius III, voulant qu’il servit plus utilement l'Église, le créa évêque d’Ostie et enfin cardinal. Cette dernière distinction l’engagea à abandonner Cluny ; il partit pour Rome, après avoir renoncé à la dignité d’abbé qu’il avait conservée pendant un an seulement (4 novembre 1180), et alla mourir auprès du pape, qui le fit inhumer au monastère de Saint-Paul de la rue d’Ostie, l’une des plus célèbres abbayes bénédictines d’Italie.
Hugues IV de Clermont (105), élu en 1180, apportait sur le trône abbatial tant de prudence et de vertus que, suivant les historiens d’alors, l’ordre de Cluny n’éprouva sous son règne aucune de ces divisions qui déjà annonçaient le commencement de sa décadence. Des bulles de Lucius III, Urbain III, Clément III, et Innocent III renouvelèrent en sa faveur les grandes promesses de la papauté, l’exemption des dîmes et le droit de corriger ses moines sans appel, l’indépendance à l’égard de l’évêque diocésain, et le pouvoir de célébrer les offices divins, lors même que le pays serait frappé d’interdit. Le roi de France, Philippe-Auguste, voulant même donner à Hugues la mesure de l’estime qu’il avait pour lui, alla jusqu’à le remettre en otage au roi d’Angleterre, comme gage de sa parole royale.
Un règne long et paisible lui permit de s’occuper du bien-être et de la puissance de sa maison. Les apparitions si courtes des derniers abbés leur avaient enlevé toute possibilité de laisser après eux quelque œuvre durable, et les dissensions qu’amenait nécessairement chaque élection nouvelle étaient toujours la cause de plaies longues et difficiles à cicatriser. Hugues V put voir encore de beaux jours, qui rappelaient les années florissantes de ses premiers prédécesseurs, et, pour les imiter, il se choisit dans Hugues VI d’Anjou, un successeur dont ses religieux devaient approuver le choix. Il mourut le 8 avril 1199, et l’abbaye conserva longtemps le souvenir de ses douces vertus et de sa piété éclairée (106).
Hugues VI, comme quelques-uns des derniers abbés, appartenait à une noble famille ; son père et son aïeul maternel avaient occupé le trône de Jérusalem. Il sut ne point rester inférieur à Hugues de Clermont ; prieur d’abord de Saint-Pancrace de Londres, et ensuite abbé de Radingues, il n’avait cessé de se concilier l’affection de tous ceux qui l’avaient eu pour supérieur, et de plier son caractère selon les exigences des diverses missions qu’il avait eues à remplir ; aussi son élection unanime confirma simplement le désir suprême d’Hugues V. Il employa activement les huit années de son règne à de grandes et utiles réformes, et aussi à l’extension des droits de son monastère sans parler de la confirmation que lui accorda en 1205, Béatrix, comtesse de Chalon, de l’exemption de péage déjà concédée aux Clunistes par son père Guillaume. Il faut surtout citer l’hommage féodal qu’il obtint en 1202, de Raymond, comte de Toulouse, pour la ville de Saint-Saturnin-du-Port, aujourd’hui Pont-Saint-Esprit. Ce n’est pas sans étonnement en effet qu’on voit ce prince, l’un des plus puissants seigneurs du midi, solliciter et obtenir de l’abbé de Cluny la permission de faire bâtir un palais sur l’emplacement d’une tour qu’il y possédait déjà, à la condition de devenir tributaire du monastère et avec promesse de renouveler l’hommage à chaque mutation.
Mais le plus beau titre de gloire de Hugues VI fut la réforme qu’il entreprit et dont il ne cessa de s’occuper toute sa vie. Déjà le pape Célestin III, par une bulle de 1197, avait invité Hugues de Clermont à réviser la règle et à corriger tout ce qui lui paraîtrait susceptible d’amélioration. Cette tâche fut le partage de Hugues d’Anjou dont Innocent III eut à peine besoin d’encourager le zèle. En 1204, il en dressa les statuts (107), mais la mort ne lui permit guère d’en voir l’application. Le 29 septembre 1207, il fut remplacé par Guillaume II d’Alsace.
Porte Saint-Mayeul à Cluny - Château de Brancion
Château de Brancion (XIIe siècle) - Gravure d'Émile Sagot
CHAPITRE VIII : DE GUILLAUME II À GUILLAUME IV.
Guillaume II descendait des comtes d’Alsace et des comtes de Flandre ; mais on peut lui appliquer cette expression de la chronique à propos de Rodolphe de Sully, que la noblesse de sa famille n'eut pas le pouvoir d’illustrer son gouvernement. Il comprit bientôt qu’il était au-dessous de ses fonctions, et il se résigna à vivre dans la retraite. Aussi, le 5 avril 1215, les moines, acceptant son refus de régner plus longtemps, élurent à sa place Gérold de Flandre, l’un des prieurs les plus estimés de l’ordre. Guillaume quitta ensuite Cluny, et alla mourir à Saint-Martin de Tours (20 septembre 1222).
L’élection de Gérold avait réuni l’unanimité des suffrages, mais on y voit poindre un germe funeste ; elle était due à une convention préalable intervenue entre le candidat et les moines. Gérold, avant qu’il fut procédé au scrutin, avait dû prêter serment d’observer les statuts de Pierre-le-Vénérable. Le pape Innocent III en confirmant le vote de l’assemblée voulut apporter un correctif à cette manœuvre nouvelle ; il releva l’abbé du serment imposé à sa conscience et lui ordonna d’infliger au monastère une sévère punition (108).
Ce seul trait est suffisant pour montrer dans quel état était tombée la grande institution si prospère naguère aux mains de Pierre-le-Vénérable et de saint Hugues. Aussi la papauté s’est déjà éloignée d’elle, Cîteaux a conquis la première place chez les pontifes romains, et Cluny n’aura pas le triste honneur de châtier au nom de la religion les provinces méridionales de la France. C’est aux Cisterciens qu’Innocent III en confiera la mission, mais aussi le concile de Latran, pour récompenser le zèle de ces sanguinaires champions de la cause catholique, ordonnera que les bénédictins du Mont-Cassin et de Cluny subiront une réforme de leurs mœurs et de leur discipline sous la surveillance de leurs confrères de Cîteaux (109).
L'humeur aventureuse de Gérold et peut-être aussi l’humiliation qu’il éprouva de la décision du concile de Latran, ne pouvaient faire espérer un long règne. Élu en 1215, il accepte en 1220 l’évêché de Valence, abandonne pour cette dignité le monastère de Cluny, et, dix ans plus tard, renonce à la vie paisible du Dauphiné pour aller, avec le titre de patriarche de Jérusalem, terminer sa vie en Terre-Sainte (7 décembre 1230). Pendant les quelques années qu’il passa à Cluny, Gérold se montra sage administrateur des revenus immenses de son abbaye, et les régla avec tant de soin qu’il la délivra de ses dettes et la laissa abondante en toutes choses et pourvue de beaucoup de biens tant spirituels que temporels (110). Il trouva même encore le temps d’obtenir des rois de Castille et de Léon, en faveur de Cluny, d’abondantes largesses et de généreux tributs.
Un homme éclairé et doué d’une rare prudence le remplaça en 1220. Rolland de Hainaut fut l’ami et le protégé du pape Honoré III, et il fut pour ce dernier l’un des commissaires du Saint-Siège chargés d’examiner les vertus et les miracles qui devaient amener la canonisation de Robert de Cîteaux. Il se dégoûta au bout de huit ans de la grandeur abbatiale, et son abdication fit arriver au pouvoir Barthélemy de Floranges, des familles de Flandre et de Courtenay. Aimé de Grégoire IX, à l’installation duquel il avait assisté comme archidiacre, le nouvel abbé obtint de ce pontife des bulles nouvelles qui confirmèrent les libertés et les droits des Clunistes, et il semblait veiller avec soin au maintien de ces antiques prérogatives dans toute leur intégrité, quand, après deux ans à peine d’administration, il fut interrompu dans cette tâche difficile par la mort qui le surprit en 1230.
Une famille puissante, voisine de l’abbaye de Cluny, obtint alors pour deux de ses membres la succession de Barthélemy de Floranges ; Étienne II de Brancion, prieur de Sainte-Marie de la Charité, et Étienne III de Berzé, son neveu, prieur de Souvigny, appartenaient tous deux à cette maison de Brancion qui avait été si souvent hostile aux religieux et avait tant de fois pillé et ravagé leur territoire. Aussi, fière de voir deux des siens occuper successivement ce siège si envié de Cluny, elle se dépouilla en faveur de l’abbaye de dîmes et de domaines qui s’inscrivirent sur la liste alors considérable des possessions des Bénédictins. Louis IX ne les oubliait pas non plus, et, comme marque de sa libéralité, il avait abandonné à Étienne de Brancion quelques terres situées dans le diocèse de Clermont. La fortune du monastère n’avait donc point périclité entre les mains de ces deux abbés ; mais si les biens temporels se sont accrus, si Cluny reçoit sur tous les points de la France des tributs, des dons et des hommages féodaux, si déjà on peut à peine énumérer ses richesses territoriales, il en est autrement de la discipline et des vertus monastiques dont l’affaiblissement a toujours été croissant. Saint Hugues a vu sous la robe sévère du bénédictin les princes du monde oublier le luxe de leurs familles, mais il n’en est plus ainsi au treizième siècle : l’esprit mondain est entré à Cluny avec les nobles rejetons des comtes de Flandre, des souverains d’Angleterre, des rois de Jérusalem et de tant d’autres maisons princières. Hugues d’Anjou a senti le premier la nécessité d’arrêter sur sa pente le torrent qui va effacer toute règle et bientôt jusqu’à l’esprit de subordination, mais sa voix n’a point eu d’écho, et, en 1232, Grégoire IX ordonnera aux Clunistes de prendre les règlements de l’ordre de Cîteaux ; le Souverain Pontife craint même que son injonction ne reçoive pas une exécution suffisante, et il ajoute que trois prieurs chartreux devront venir au prochain chapitre général pour surveiller l’application de cette réforme. Saint Bernard l’avait emporté, et, du fond de sa tombe, il dut tressaillir de sa victoire. Qu’il était loin déjà ce temps où Pierre-le-Vénérable allait, à la voix du pape Innocent II, réformer Luxeuil, ou refusait de réorganiser les monastères d’Angleterre !
Étienne III ne vit pas s’accomplir cette humiliation, il mourut en 1235 ; les deux abbés de Brancion n’avaient conservé le trône que pendant cinq années. Une autre famille non moins puissante et qui avait donné des empereurs à Constantinople, la maison de Courtenay, à laquelle déjà Barthélemy de Floranges était allié, comptait alors deux de ses membres à l’abbaye de Cluny. Le prestige qui s’attachait à tous ces grands noms du moyen âge, et qui avait fait s’asseoir sur le siège abbatial les fils de tant de nobles faces, favorisa l’élection de Hugues VII de Courtenay, et après lui d’Aymard II de Courtenay, son frère, Ce furent, du reste, deux hommes fort insignifiants, et qui ne justifièrent en rien la faveur dont ils avaient été l’objet.
Le plus distingué des deux, Hugues, doué de vertus solides (111), eut sans doute désiré par humilité rester étranger aux agitations du siècle, mais son titre d’abbé de Cluny le recommandait à l’attention de ses voisins bien plus que sa valeur personnelle. Ce fut en effet à son rang qu’il dut d’être choisi par Frédéric II, empereur d’Allemagne pour traiter du mariage d’Isabelle, sœur du duc Othon de Bavière, avec Conrad, roi des Romains et de Jérusalem. Il se trouva par la même raison également mêlé aux grandes querelles de son époque.
Grégoire IX avait excommunié le même Frédéric II, l’avait déclaré déchu de la dignité impériale, et avait délié les sujets de l’empereur de leur serment de fidélité. Ce dernier non moins violent que son adversaire en avait appelé du pape à un concile. Le mécontentement était grand à la cour de France : « Par quelle, témérité, s’écriaient les barons de saint Louis, en apprenant la sentence du Souverain Pontife, le pape a-t-il osé détrôner et déshériter un si grand prince qui n'a point de supérieur et d’égal parmi les chrétiens (112) ? » Cependant le pape, pressé par l’opinion publique, convoqua pour le printemps de 1241 le concile général demandé par l’empereur. Ce fut alors au tour de Frédéric à repousser l’arbitrage des évêques, et il envoya une flotte sicilienne et pisane pour leur interdire la route de Rome. Une grande partie des prélats français, les archevêques de Rouen, de Bordeaux et d’Auch, les abbés de Cluny, de Cîteaux et de Clairvaux tombèrent au pouvoir des soldats impériaux qui les traitèrent fort durement (13 mai 1211). Ils n’obtinrent leur liberté que grâce à l’intervention de Louis IX, qui menaça Frédéric de se déclarer contre lui. Le pape mourut quelques jours après.
Hugues VII semble ne s’être inquiété d’autre chose que du soin d’augmenter les biens de son ordre par une vigilance active et de sages acquisitions. Des donations de Guillaume III, seigneur d’Anthon, et de Josserand de Brancion, et le serment prêté par Hugues, comte de Chalon, de respecter les privilèges et les chartes de l’ordre, sont les plus notables événements de son administration. Il paraît n’avoir pas tenu longtemps à l’honneur de gouverner la maison de Cluny, car nous le trouvons peu de temps après (en 1240) appelé à l’évêché de Langres, et enfin pèlerin en Terre-Sainte, où il ne put arriver, la mort l’en ayant empêché au moment où il abordait à Damiette. Comme Gérold de Flandre, il fut un des rares abbés de Cluny qui n’eurent pas leur tombeau dans l’église abbatiale, et laissèrent à l’étranger le soin de garder leur sépulture.
Il paraît que la puissance abbatiale était déjà considérée comme un fardeau énorme que peu se sentaient capables de porter, car après Hugues VII qui venait de se démettre de son pouvoir, un nouvel abbé, Raymond, prieur de Moissiac, élu par l’assemblée des Clunistes, se hâtait de répudier cette faveur et de refuser l’honneur qu’on lui accordait.
Le second des frères de Courtenay, Aymard, se contenta d’obtenir du pape Innocent IV quelques bulles qui perpétuaient les privilèges de Cluny, et s’éteignit obscurément en 1244.
Les religieux lui donnèrent pour successeur Guillaume III de France, petit-fils de Philippe Auguste et d’Agnès de Méranie, et parent des deux abbés issus de la famille de Courtenay. Ce choix dicté, dit son chroniqueur, par la voix du Saint-Esprit, paraît plutôt se rattacher à un fait important qui venait de s’accomplir aux portes de Cluny et qui devait exercer une haute influence sur les destinées du monastère. C’était en 1239, sous Hugues VII de Courtenay ; Jean de Bourgogne, comte de Chalon et de Mâcon, avait vendu au roi Louis IX le comté du Mâconnais et ses dépendances, moyennant dix mille livres tournois. L’abbaye devenait ainsi voisine du roi de France, et au lieu des évêques de Mâcon, impuissants devant la volonté papale, et des comtes que retenait encore l’autorité royale, elle allait rencontrer le contact immédiat de cette monarchie déjà pleine de force qui sapait la féodalité, et n’aspirait à rien moins qu’à réunir dans une seule main et sous un seul sceptre les éléments divers de la nationalité française.
Guillaume de France était prieur de Sainte-Marie de la Charité quand il succéda à Aymard de Courtenay ; il était, selon l’expression d'un de ses contemporains, très-libéral à donner, modeste à parler, discret à écrire, circonspect dans ses projets. Élevé dès son enfance à Cluny, il s’y faisait remarquer par un bon caractère, des manières douces et une grande connaissance des Saintes-Écritures. Aussi son élection avait-elle été en tous points favorisée par la sympathie générale qu’il inspirait.
Son règne est surtout célèbre par l’hospitalité, qu’il donna, en 1245, au pape Innocent IV et à un grand nombre de princes chrétiens. La guerre s’était rallumée entre le sacerdoce et l’empire, et le Souverain Pontife avait dû quitter Rome, ne cherchant qu’un moyen de frapper l’empereur Frédéric II, non moins rebelle que ses prédécesseurs. La France devait mettre Innocent hors des atteintes de son rival.
Après avoir excommunié l'empereur, le pape indiqua un concile général à Lyon, et vint lui-même en diriger les délibérations. Là, rappelant les précédents de Grégoire VII et ceux des siècles passés, il dépose Frédéric et déclare vacant le trône d’Allemagne. Saint Louis régnait alors. Le pape, qui avait en vain essayé de l’attirer dans son parti, avait vu le roi de France résister à ses avances flatteuses, et soutenir en même temps contre lui le principe de l’indépendance et de l’inviolabilité royales, tout en conservant le respect dû au successeur de saint Pierre. Innocent IV ne voulut pas quitter la France sans avoir conféré avec le pieux monarque, et l’abbaye de Cluny fut choisie pour être le théâtre de cette entrevue.
Le pape y vint le premier et ce ne fut que dans la quinzaine suivante que le roi à son tour se rendit à l’invitation du pontife, attiré non-seulement par les affaires de l’empire, mais encore guidé par un motif qui intéressait plus particulièrement sa propre couronne.
Raymond Béranger, comte de Provence et beau-père du roi de France, était mort au retour du concile de Lyon, laissant tout son domaine à Béatrix, la plus jeune de ses filles, promise par lui à Raymond VII, comte de Toulouse, son parent. Innocent IV, consulté sur ce projet de mariage, y donna d’abord une entière adhésion, mais la mort du comte de Provence éveilla à la fois la convoitise du roi d’Aragon qui prétendait secrètement à Béatrix pour son fils, et de Louis IX qui voulait la donner pour épouse à son frère, Charles de France, comte d’Anjou et du Maine. La conférence de Cluny allait décider du sort de la comtesse de Provence.
Vers la fin de novembre Louis vint au monastère, accompagné de sa mère, Blanche de Castille, de Pernette de France, sa sœur (113), du comte d'Artois, son frère et de toutes leurs familles. Il y trouva l’empereur de Constantinople, les fils des rois d’Aragon et de Castille, le duc de Bourgogne et le comte de Ponthieu ; lui-même, il était suivi de tous les chevaliers membres de son conseil, le comte de Forez, les sires de Beaujeu et de Bourbon, et une foule de princes appartenant à des maisons royales.
Innocent IV officia pontificalement et célébra la messe au grand autel de l’église, ayant à ses côtés douze cardinaux, les patriarches d’Antioche et de Constantinople, les archevêques de Reims, de Lyon et de Besançon, les évêques de Paris, de Langres, de Clermont, de Soissons, de Catalogne, de Senlis, d’Évreux, de Liège, d’Uxelles, de Bethléem, de Choisy, et enfin celui d’Agen, qui fut consacré dans la basilique même de Cluny. Un grand nombre d’abbés de divers ordres, et notamment celui de Cîteaux, rehaussaient encore l’éclat de cette cérémonie. Innocent IV oublia pour quelques instants les soucis du Saint-Siège, en couvrant de sa bénédiction tant de fronts illustres inclinés à ses pieds, mais il dut reprendre la route d’Italie sans avoir pu gagner le roi de France à sa cause.
En vain pour se concilier l’appui du prince français, le pape changea de dispositions à l’égard de Raymond de Toulouse, en vain il fit au roi et à Blanche de Castille la promesse de refuser au fiancé de Béatrix la dispense de parenté qu’il sollicitait, Louis IX résista à ces obsessions réitérées ; Innocent ne se tint pas pour battu, et ne pouvant soulever la France contre l’Empire, il essaya de la lancer contre l’Angleterre. Henri III, jusqu’alors esclave docile de la cour de Rome, n’avait-il pas osé soutenir les plaintes de ses sujets contre la rapacité romaine (114).
Tout fut inutile : Louis IX était resté inébranlable, et si le pape avait fait luire à ses yeux tout l’éclat des pompes de l’Église, le roi, de son côté, n’avait rien ménagé pour lui inspirer de sa propre puissance une haute idée. Son entrée à Cluny fut vraiment royale, et les écrivains du temps sont remplis d’éloges enthousiastes pour la suite brillante qui l’accompagnait. L’abbé ne voulut pas rester en arrière dans cet étalage de luxe et d’apparat, et il sut concilier avec tant de soin les égards dûs à ses visiteurs avec les prescriptions des règles monastiques que, dit un historien de ces fêtes, malgré de si nombreux hôtes, les moines n'abandonnèrent ni leurs dortoirs, ni le réfectoire, ni le monastère.
Le séjour du pape et du roi de France à Cluny fut égayé par des conférences entre les moines et les juifs des environs qui attirèrent autour d’eux un nombreux auditoire. Un vieux chevalier de la suite du roi demanda instamment à faire partie des interlocuteurs, et quand on le lui eut accordé : « Maître, dit-il à un des rabbins présents, croyez-vous en la Vierge Marie qui porta Notre Seigneur Jésus-Christ dans ses flancs et ensuite sur ses bras ? Croyez-vous quelle soit mère de Dieu ? » Le rabbin ayant répondu négativement : « Vous répondez comme un insensé, s’écria le chevalier, et saisissant son épée, il en frappa le juif de plusieurs coups à la tête et le fit tomber à la renverse, L’abbé se précipita au devant du violent discoureur, et lui fit des reproches de sa brutalité :
« Quand un chevalier entend médire de la Vierge, répondit le vieux soldat, il doit défendre la chose non de paroles, mais à bonne épée tranchante et eu frapper les médisants et les mécréants à travers le corps, tant quelle y pourra entrer. »
Le résultat principal de cette première entrevue fut le mariage de Charles d’Anjou avec la comtesse de Provence.
Le monastère de Cluny s’ouvrit une seconde fois pour recevoir Innocent IV et Louis IX vers les fêtes de Pâques 1246. Le roi de France avait cette fois les pleins pouvoirs de l’Empereur. Il offrit au pape une transaction qui mettrait Conrad fils de Frédéric sur le trône d’Allemagne, tandis que le prince déchu irait finir ses jours en Terre-Sainte. Innocent refusa cette proposition : « N'est-il pas écrit dans l'Évangile, s’écria saint Louis, que le sein de la miséricorde se doit ouvrir sept fois septante fois à qui demande merci ? » Le pape demeura inflexible, et Louis dut se retirer indigné d’avoir trouvé si peu d’humilité dans celui qui s’intitulait le serviteur des serviteurs de Dieu (115). »
Il semble que Louis IX ait eu pour le monastère Cluniste une certaine affection. Il y revint une dernière fois en 1248. Avant de s’embarquer pour la Terre-Sainte, il s’arrêta à Cluny avec les deux reines, sa mère et sa femme. Ce fut là que Blanche de Castille se sépara de son fils ; ils ne devaient plus se revoir.
Avant de quitter Cluny, le pape donna au monastère une marque de haute confiance. Les troubles sans cesse renaissants qui inquiétaient les souverains pontifes au sein de leur capitale, lui inspirèrent l’idée de mettre à l’abri d’attaques intéressées ou impies les chartes et titres intéressant la papauté. À cet effet il soumit aux pères du concile de Lyon une triple copie de tous les titres des privilèges et donations accordés à l’Église de Rome par les rois, les princes et les empereurs, et décréta que ces copies auraient la même authenticité que les originaux, dans le cas où ces derniers viendraient à se perdre. Cluny eut l’honneur de recevoir le dépôt d’une de ces copies.
Le même Innocent IV, et après lui Alexandre IV, n’épargnèrent point à l’abbaye les bulles protectrices. Le premier, entr’autres nombreux privilèges, accorda aux Clunistes le droit de recevoir par succession tous biens mobiliers et immobiliers, à l’exception des choses féodales, enjoignit au clergé et au peuple de Cluny d’obéir à l’abbé et aux moines, et de leur prêter serment, permit aux chefs de l’ordre de révoquer les prieurs qui n’acquitteraient pas les cens et tributs dûs au monastère, et enfin dispensa les religieux d’obéir même aux légats du Saint-Siège dont les lettres de commission ne contiendraient pas le pouvoir spécial de visiter l’abbaye bourguignonne.
L’indépendance des Clunistes ne cessait de s’affirmer ; Guillaume ayant voulu en 1251 faire la visite des monastères de la Grande Bretagne, il emporta en Angleterre une lettre du même Innocent IV, qui adjurait Édouard Ier de protéger le chef de la grande famille de Cluny, lors même qu’il ne prêterait pas serment au prince anglais, les moines de son abbaye n’ayant jamais juré foi et hommage à aucun roi.
Alexandre IV devait renouveler quelques années plus tard tous ces bienfaits ; pour rehausser l’omnipotence abbatiale, il ordonna que les prieurs ne pussent obliger, échanger ou vendre les biens du monastère sans la permission de l’abbé, et pour mettre le comble à tant de bienveillance, il appela son protégé à l’évêché d’Agen ; l'exemple de Gérold l’emporta, Guillaume abandonna Cluny (1257).
Les Clunistes regrettèrent Guillaume III, ils ne pouvaient oublier quelle importance l’abbé qu’ils perdaient avait eue dans le monde de son époque, comment en qualité d’exécuteur testamentaire du fameux Raymond de Toulouse, il avait siégé au concile de Valence, comment plus tard, il avait brillé au synode d’Albi, comment enfin, digne successeur de Pierre-le-Vénérable et de saint Hugues, il avait su exercer sur ses contemporains une influence conciliatrice. Leur choix ne s’égara pas du reste dans l’élection de son successeur.
Yves Ier de Vergy, qui allait s’asseoir sur le trône abbatial, était précédé d’une telle réputation que Girard d’Auvergne, écrivain de cette époque, l’appelle le prédicateur de la parole de Dieu, le triomphe de l'Évangile, l'ami de l'époux, la colonne de Dieu, l'œil de l'aveugle, la langue du muet, le pied du boiteux, le soleil de la terre, la lumière de la pairie, le ministre du Très-Haut, le vicaire du Christ (116). Dans de telles mains, l’abbaye ne pouvait décroître ; aussi les faveurs royales s’annoncent bientôt plus hautes que jamais. En septembre 1258, Louis IX prend Cluny sous sa protection, et oblige le bailli de Saint-Gengoux-le-Royal à venir prêter serment aux religieux dans le chapitre. Plus tard, par une charte de 1270, il renouvela sa décision précédente et se déclara de nouveau le protecteur de l’abbaye.
Yves de Vergy ne négligea rien pour rendre à la maison de Cluny son ancien éclat ; le seigneur de Lugny lui jure foi et hommage en présence de l’évêque de Mâcon, le connétable de Champagne lui soumet les prieurés de Vendôme et de Colombier, et les papes Urbain IV et Clément IV lui confèrent, par des bulles de 1261 et de 1265, des privilèges spéciaux et inappréciables ; Grégoire X soumet à la volonté de l’abbé l’institution et la déposition des prieurs, nul ne peut plus être nommé au gouvernement des monastères sans le conseil du chef de l’ordre. Le droit de battre monnaie, celui pour l’abbé de porter les vêtements pontificaux aux processions et aux offices sont renouvelés en faveur d’Yves ; le même Grégoire ira, en 1271, jusqu’à délier les moines des dettes faites par eux avant leur entrée en religion, et jusqu’à défendre de les poursuivre à raison de ces mêmes dettes, si elles ne résultaient pas de titres certains et incontestables. Il est vrai que déjà Urbain IV, avant lui, leur avait accordé la faveur de n’en pas payer les intérêts, et même d’imputer sur le capital les sommes qu’ils auraient pu payer déjà à ce titre ; enfin Nicolas II permit aux religieux de succéder aux biens qui leur seraient advenus s’ils fussent restés dans le siècle et octroya à Yves le droit de conférer la tonsure sacerdotale à tous les membres de l’ordre. Tant de faveurs rehaussent l’importance de Cluny ; l’abbé a retrouvé toute sa puissance et le concile de Laon vient mettre le comble à ses vœux, en confirmant expressément toutes les libertés du vieux monastère (1275).
Yves Ier se fit enfin remarquer par son amour des études et des belles-lettres. Avec lui la maison de Cluny prit sa place dans la grande querelle qui divisait la philosophie du moyen-âge. Saint Thomas, avec une hardiesse inouïe, avait, de concert avec Albert-le-Grand, introduit la philosophie d’Aristote et la métaphysique d’Abeilard dans la théologie chrétienne, et le fameux livre de la Somme avait partagé tout le monde catholique. N’était-ce pas là une réparation tardive à la mémoire du proscrit qu’avait abrité le monastère de Cluny, à l’ami de Pierre de Montboissier ! Cluny adhéra à la doctrine nouvelle. Cîteaux et Clairvaux même suivirent cet exemple. Singulier retour des choses d’ici-bas (117) !
Yves Ier fit à Paris les acquisitions nécessaires à l’établissement du collège de Cluny, dont il jeta les fondements avant sa mort, et auquel il accorda par son testament une forte dotation. Il veilla aussi à tous les besoins de ses religieux, et voulut que son administration se distinguât entre toutes et fût remarquable à tous égards ; l’abbaye, obérée par ses prédécesseurs, fut soulagée d’une dette de quarante-quatre mille livres, et l’église s’enrichit d’ornements sacerdotaux, de vases sacrés en or et en vermeil, de statues d’argent et de livres du plus haut prix. Les moines eux-mêmes, auxquels il imposa de nouveaux statuts, approuvés par le pape Clément IV, eurent des preuves de sa paternelle sollicitude. Sur son propre patrimoine, il laissa une rente de dix livres destinée à leur procurer des capuches fourrés, ordonna qu’à certains jours la ration de poisson leur serait doublée, et leur permit de boire d’un certain vin de Montrachet, dont la renommée atteste encore de nos jours la qualité. Enfin il augmenta les bâtiments du monastère, en faisant élever de vastes greniers, et les moulins qui se voient aujourd’hui à l’est de l’aile droite de l’ancienne abbaye.
Le règne d’Yves Ier fut le plus brillant du treizième siècle, et fut dignement continué par son neveu, Yves II de Chassant, qui prit sa place en 1275, et qui durant quatorze années marcha sur les traces de son prédécesseur. Les papes Jean XXI, Innocent V, Nicolas III, Martin IV et Honoré IV, confirmèrent et renouvelèrent en faveur d’Yves II toutes les anciennes bulles papales, en les commentant et en les étendant dans le sens le plus favorable à l’ordre de Cluny. Nicolas III dispensa les religieux de payer les dettes des prieurs décédés, si le créancier ne pouvait prouver que l’argent prêté eut été employé en dépenses utiles pour le monastère, et Henri IV les délivra de tout engagement par eux contracté quand le contrat devait leur être dommageable, en même temps qu’il commettait l’abbé de Corbie pour défendre Cluny contre les envahissements de ses voisins (12 mai 1285). Le roi Philippe-le-Bel lui-même, désireux de témoigner à l’abbé la bonne volonté dont il était animé pour lui, alla jusqu’à s'interdire de battre monnaie à Saint-Gengoux-le-Royal, où la monnaie abbatiale était fort en usage, afin, comme on l’a dit plus haut, de faciliter la libre circulation des pièces de fabrication Clunisoise.
Yves II, fidèle aux dernières volontés de son oncle, continuait à Paris l’organisation du collège de Cluny, en augmentait les dépendances par des acquisitions nouvelles, et étendait de même les biens de l’abbaye soit par des achats faits avec une admirable entente, soit par des concessions obtenues des seigneurs voisins. Il acquérait ainsi près de Givry, dans les montagnes du duc de Bourgogne, la haute et grande justice et la taille, faisait réédifier le château de ce même Givry, ainsi que les châteaux de Boutavent et de Bezornay, et faisait don à l’église d’une vierge pesant six marcs d’or.
Et pour imiter en toutes choses Yves Ier, Yves II donna aussi ses soins à l’amélioration de la vie matérielle des moines ; il ordonna que la communauté boirait du vin pur dans les solennités des saints abbés de Cluny, ainsi qu’au jour de sainte Magdeleine, et enfin qu’il serait établi une charité de vin pur quand un moine mourrait au monastère.
Ces concessions faites par les abbés semblent être dès lors devenues une habitude qui dût amener le ramollissement des pratiques monastiques, et contribuer à la décadence de l’ordre de Cluny. La chronique insiste surtout sur les faits de ce genre qui se produisent sous chaque règne, et quand elle inscrit le nom du successeur d’Yves de Chassant, Guillaume IV de Mâcon, elle n’oublie pas qu’il fut l’auteur de distributions de bas de toile blanche aux religieux, et qu’il fit approuver cette modification de la règle par le chapitre général de 1295.
Yves II était mort en 1289, et pour la première fois le sceptre abbatial était échu à un homme d’une famille obscure et né pour ainsi dire sur le territoire même des possessions de Cluny. Fils du seigneur d’Igé, Guillaume IV, appelé par la plupart Guillaume de Mâcon, à raison de ses liens de parenté avec les comtes de cette ville, avait été définiteur au chapitre général de 1263 et ensuite prieur de Saint-Marcel de Chalon, quand le vote unanime des Clunistes l’appela à succéder à Yves II.
À l’exemple de ses prédécesseurs, il sut obtenir un certain crédit auprès du pape et de la cour de France. Une charte de Philippe-le-Bel de 1294, et une bulle de Célestin V de la même année, contenant toutes deux confirmations des prérogatives de l’ordre, l’attestent suffisamment. Déjà par un bref de 1289, Nicolas IV en confirmant son élection lui avait confié la réforme générale de l’ordre prescrite cinquante ans auparavant par Grégoire IX. Il était à Rome, sans doute pour y solliciter de nouvelles faveurs, quand une lettre du Souverain Pontife annonça à la fois aux religieux la mort de leur abbé et leur apporta l’ordre de lui choisir un successeur digne d’une aussi grande tâche et d'un aussi grand honneur (118) (octobre 1295).
CHAPITRE IX : DE BERTRAND Ier À ANDROIN DE LA ROCHE
Les moines de Cluny semblaient comprendre que, si la véritable grandeur de leur maison avait fait place à une autre espèce de prépondérance, il importait de conserver à leur tête un homme qui fût le véritable continuateur d’Yves Ier et d’Yves II, et qui, en surveillant tous les détails de l’administration laborieuse de l’ordre, favorisât l’extension de sa colossale fortune. Ils furent guidés, ce me semble, par cet esprit de conservation, en se choisissant pour abbé Bertrand Ier du Colombier, prieur de la Charité-sur-Loire, digne en tous points de cette distinction, s’il faut en croire les récits de cette époque. Celui-ci joignait en effet aux qualités d’un sage administrateur le savoir et les vertus, et ses contemporains font de lui cet éloge, qu’il fut très éloquent, droit, et de bonnes mœurs. Fidèle imitateur des derniers abbés du treizième siècle, il s’efforça d’entretenir l’abbaye de Cluny dans l’abondance des choses de la vie et d’en augmenter la richesse. Des constructions nouvelles, l’agrandissement d’une partie de l’église, et l’addition au trésor abbatial de reliques précieuses inaugurèrent son règne; avec lui, les Bénédictins reculèrent les limites de leurs possessions ; des tailles, des dîmes, et des rentes nombreuses constituées de toutes parts accrurent la somme de leurs incalculables revenus, et comme preuve de son savoir-faire en pareille matière, Bertrand trouva à la fois le moyen d’acquitter en quelques années un à-compte de trente-six mille livres sur la dette du monastère, qui s’élevait à son époque à plus de soixante-cinq mille, et celui d’acquérir de nombreux immeubles, soit aux environs de Cluny, soit dans l’Ile-de-France et jusque dans Paris même.
Ces soins intérieurs ne lui firent pas négliger les autres intérêts de sa communauté. Le pape Boniface VIII, accompagné de neuf cardinaux, étant venu passer cinq jours à Cluny, l’abbé profita de cette circonstance pour obtenir de lui une bulle plus explicite qui rappelait tous les avantages faits à l’abbaye par les précédents papes, et qui en même temps mettait sous sa dépendance les monastères de Fécamp et de Luxeuil (119). L’abbé de Cluny se montra peu reconnaissant envers le Souverain Pontife de toutes ces faveurs.
Boniface VIII avait voulu réaliser le rêve de Grégoire VII et d’Innocent III ; la célébration solennelle du jubilé de l’an 1300, qui avait rempli d’innombrables pèlerins la capitale de la chrétienté, l’avait enivré d’orgueil et d’espérance. Un orage cependant se formait contre lui ; les empiètements de Philippe-le-Bel sur les droits de l’Église le firent éclater.
Déjà le roi de France avait fait brûler sur une place publique de Paris la fameuse bulle Ausculta Fili, et les États Généraux avaient pris parti pour Philippe. Le pape y répondit par la convocation d’un concile à Rome et excommunia le roi. Dès lors, le monarque n’eut plus qu’une pensée, la perte de Boniface. Il réunit au Louvre une assemblée des prélats et barons de France, et en appelant de toutes les bulles de Boniface à un concile général et au futur pape, provoqua la réunion de ce concile. Bertrand du Colombier, qui assistait à cette assemblée, oublia en cette occasion quels liens l’attachaient au Souverain Pontife, et s’unissant au roi et aux barons, signa avec les prélats présents l’appel sollicité par Philippe. La lutte devait se terminer par la mort du pape (120).
Il est probable que l’adhésion donnée par l’abbé de Cluny au désir manifesté par le roi de France procura au monastère l’honneur d’une visite royale dont Bertrand sut tirer un excellent parti. Philippe-le-Bel, ses deux fils, Philippe-le-Long et Louis-le-Hutin, Charles de Valois, son frère, Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui fut plus tard Clément V, se rencontrèrent au monastère de Cluny avec Jean, duc de Bretagne, et les rois d’Aragon et de Castille. Comme Guillaume de France, soixante ans auparavant, Bertrand offrit à ces illustres personnages une hospitalité royale, qui valut à la ville de Cluny une charte spéciale d’affranchissement que lui accorda le roi de France. Ce bienfait royal ne faisait que confirmer les libertés déjà concédées à la cité par les abbés au temps de saint Hugues (13 juin 1304).
Enfin Bertrand mit une troisième fois son abbaye à la disposition d’un nouveau cortège de visiteurs, mais ce fut avec plus de perte que de profit.
Clément V était monté sur le trône de saint Pierre, et, pour acquitter envers Philippe-le-Bel le prix de son élection, lui avait accordé la dîme des revenus de l’Église gallicane pendant cinq années. Sacré à Lyon au mois de novembre 1305, il avait repris le chemin de Bordeaux, son ancien diocèse, au lieu de la route d’Italie, mettant, partout où il passait, évêques et abbés à la mendicité. Il mangea ainsi Mâcon, Cluny et Nevers (121). Aussi, pour indemniser Bertrand des nombreux sacrifices pécuniaires que son passage lui avait coûtés, il crut le récompenser largement en lui accordant un bref qui déclarait excommuniés ipso facto les envahisseurs des biens des religieux.
Bertrand Ierer réussit ainsi à maintenir la splendeur des règnes précédents, et quand les Clunisois oubliant leur soumission première à l’abbé et à ses moines, voulurent entrer en lutte avec lui, il appela à son aide les grands moyens d’intimidation du moyen-âge, excommunia les rebelles, et avec eux les prêtres qui leur administraient les sacrements (1307). Cette situation dura deux ans, et la sentence qu’il avait rendue conserva tout son effet jusqu’au moment où, pleins de repentir, les malheureux habitants de la ville frappée d’interdit protestèrent de leur fidélité dans un acte solennel et offrirent leurs excuses.
Bertrand ne put voir cesser cette discorde, car, en 1308, il était mort à Avignon à la cour du Souverain Pontife, qu’il était allé visiter à l’exemple de son prédécesseur Guillaume IV.
Cette pacification était réservée à Henri Ierer de Fautrières, fils d’un noble seigneur du Mâconnais et procureur général de l’ordre de Cluny auprès du Saint-Siège, qui, le 29 octobre 1308, fut élu abbé par les mandataires du Chapitre. Un des premiers actes de son administration fut d’imposer aux Clunisois un serment de fidélité qui paraissait le rassurer contre les séditions dont son prédécesseur avait été victime.
Doué de toutes les vertus monastiques, Henri Ier donna à la fois son attention aux cérémonies du culte, à la réformation de la discipline, et aux détails plus intimes de la vie de chaque jour de ses frères. C’est ainsi qu’en même temps il institue la fête du Corps-de-Dieu, rédige des statuts déjà rêvés par Bertrand du Colombier, les fait approuver par le chapitre général de 1310, et améliore le pain distribué ordinairement aux moines. Par ses ordres, des barbiers salariés seront chargés de raser les religieux qui jusque-là se rendaient mutuellement cet office, quoique souvent il arrivât que ce ne fût point une barbe, mais bien une écorchure que faisait la main inhabile du barbier improvisé. Il chérit tellement l'abbaye, rapporte le même chroniqueur, que pour récompenser les religieux des longs offices chantés par eux, ou les frères chargés de services pénibles, il ordonna qu’à l’avenir des gratifications proportionnelles fussent accordées au prieur claustral, et à ceux qui avaient l’entretien des greniers, des caves, du réfectoire et de l’infirmerie ; puis réglant le salaire des barbiers dont il avait décrété l’innovation, il voulut qu’il leur fût alloué vingt livres de rente et un habit.
Le concile général de Vienne en 1312 confirma, comme tant de papes et de conciles l’avaient fait avant lui, les privilèges de la maison de Cluny, sur la demande d’Henri de Fautrières. Déjà Clément V, reconnaissant sans doute qu’il devait à l’abbé pour sa visite de 1306, une indemnité plus réelle qu’un pouvoir contestable d’excommunication, avait autorisé Henri à percevoir, pendant quatre années, le vingtième des bénéfices de l’ordre.
Jean XXII, à son tour, par une bulle de 1316, enchérissant sur tous les autres, suspendit les prieurs, doyens et administrateurs de monastères qui refusaient ou acquittaient mal le payement des rentes et autres charges dues à la grande abbaye bénédictine. En même temps, les seigneurs de Berzé-le-Châtel et les gentilshommes du voisinage faisaient à Cluny d’importantes concessions de terres, ou constituaient au profit du monastère des rentes affectées à des fondations religieuses. Henri Ier, on le voit, n’était pas moins habile que tous ceux qui l’avaient devancé à étendre la puissance et la fortune de son ordre, quand le crédit dont il jouissait auprès du pape le fit nommer par ce dernier à l’évêché de Saint-Flour (1319). Saint Mayeul et saint Odilon avaient jadis refusé d’abandonner le sceptre abbatial pour l’échanger contre la crosse de l’évêque ou la tiare de souverain pontife, mais les temps étaient tellement changés, qu’Henri de Fautrières, imitant Gérold et Guillaume de France, se démit de son abbaye pour finir ses jours dans le diocèse que lui concédait la bienveillance papale.
Du reste, si les abbés de Cluny ne montraient plus autant d’attachement pour le vieux monastère de saint Hugues, il faut rechercher la cause de cette indifférence dans la pression que commençaient à exercer les Souverains Pontifes sur les élections faites à chaque vacance du siège abbatial, pression qui, souvent, élevait autour du favori imposé des rivalités et des dissensions. Jusque-là, l’influence du Saint-Siège ne s’était manifestée qu’indirectement, mais, après le départ d’Henri Ier, Jean XXII indiqua aux suffrages des moines son parent, Raymond de Bonne, prieur de Saint-Marcel-lès-Chalon, de l’illustre famille de Lesdiguières. Ce dernier fut donc élu, mais il ne régna que trois ans, pendant lesquels on ne cite de lui aucun acte remarquable.
Un fait indique combien puissante était devenue l’intervention du Souverain Pontife dans les affaires du monastère. Une contestation s’étant élevée entre Raymond et le prieur de la Charité, touchant le droit de correction et de visite des monastères dépendant de la Charité, Jean XXII commit Guillaume, archevêque de Vienne, et Gérard de Lautrec, évêque d’Avignon, pour apaiser le différend, en même temps qu’il envoyait son propre chapelain pour réformer les statuts de l’ordre.
Raymond ne vit pas la fin de ces discussions ; il mourut à Avignon en 1322 et fut remplacé par Pierre II de Chastelus, prieur de Saint-Jean-de-Montgon, au diocèse de Poitiers, originaire du Limousin, et nouvel élu de Jean XXII, qui ne se contraignait plus pour disposer en maître du trône abbatial (122). Celui-ci gouverna l’abbaye pendant douze années avec une prudence que la tradition rappelle avec éloges. Ce fut lui qui réalisa pour elle les avantages matériels les plus sérieux : la dette augmentée alors jusqu’au chiffre de quatre-vingt mille livres disparut entièrement ; des tableaux nombreux et d’une grande valeur, des reliques, des ornements pontificaux, des statues d’or et d’argent, des châsses enrichies de pierreries vinrent embellir la basilique de Cluny ; une des tours dite les Barabans s’éleva par ses soins et fut pourvue de cloches ; enfin il acquit au sein de Paris l’ancien palais des Thermes de Julien l’Apostat, destiné à devenir quelques années plus tard la résidence favorite des abbés des siècles suivants, tandis que dans les campagnes voisines de l’abbaye de nombreuses parcelles de terres, de bois et de vignes arrondissaient le patrimoine des Clunistes.
L’amitié des rois s’attachait, en outre, de plus en plus à l’abbé Pierre II Charles-le-Bel, par des lettres patentes de 1322, interdisait au bailli de Mâcon de recevoir les appels des jugements rendus par les juges mages de Cluny, qui dès lors durent se porter directement au parlement de Paris. Philippe de Valois renouvela, dans une charte de 1333, les déclarations bienveillantes de saint Louis et de Philippe-le-Hardi, en plaçant sous la protection des rois de France le monastère de Cluny. La papauté elle-même ne cessait d’affirmer par ses lettres apostoliques les privilèges émanés d’elle depuis plus de quatre siècles, et Jean XXII, en 1326, dans la célèbre bulle bénédictine adressée à tous les chefs des communautés religieuses de France, accorda à Pierre de Chastelus ce titre de premier des abbés, qui jadis avait si fort tenté l’orgueil de Ponce de Mergueil. Benoît XII plus tard excommuniait solennellement avec les malédictions les plus terribles ceux qui attenteraient aux biens ou à la liberté des Clunistes.
Pierre II reçut à son tour Philippe de Valois, la reine sa femme et ses deux fils, et c’est probablement au bon accueil qu’il leur fit qu’il faut attribuer la promesse de protection dont il vient d’être parlé. Ces fréquentes visites de nobles hôtes indiquent que Cluny était toujours resté un lieu de vénération, et même l’asile de la sanctification, s’il faut en juger par les noms des saints hommes qui venaient y chercher pour leur vieillesse le repos et les saints exemples du cloître ; et entre tous la tradition citait avec orgueil l’évêque de Valence, Raymond, et le célèbre historien anglais, Jean du Bourg, qui, après avoir pris l’habit religieux, y terminaient leurs jours au milieu des disciples de Pierre de Chastelus.
Ce dernier, avançant en âge, n’hésita point à quitter son abbaye pour répondre à une marque d’amitié du Souverain Pontife ; appelé à l’évêché de Valence, il déposa en 1342 (123) le bâton pastoral, et partit pour le Dauphiné, où il ne tarda pas à mourir, deux ans plus tard.
Après lui, Ytier de Mirmande, docteur en droit civil et en droit canon, paraît avoir peu résidé à Cluny ; les abbés n’étaient plus que les humbles commensaux du Saint-Siège, et on peut remarquer que chaque règne nouveau est signalé par une bulle papale qui rappelle en les affirmant les libertés et les privilèges de l’ordre, comme s’il eut été besoin de défendre contre des attaques réitérées ces mêmes libertés que les différentes puissances de l’époque commençaient à ne plus respecter qu’à peine. Clément V voulut donc aussi avoir son rôle dans la défense de Cluny, et par un bref du 13 avril 1343 il renouvela, à la demande d’Ytier, les bienfaits des Souverains Pontifes, et commit l’abbé de Saint-Martin de Nivelle pour sévir contre les prélats et archevêques qui essayaient d’empiéter sur les droits des Clunistes, en déclarant tous les monastères, doyennés et prieurés dépendant de la maison de Cluny, exempts de toutes visites de la part des évêques, en même temps qu’il vouait à l’excommunication et à la damnation éternelle ceux qui, au mépris des volontés papales, porteraient la main sur les biens de cette abbaye si chère au Saint-Siège.
Ytier continua les agrandissements territoriaux du monastère, doué sans doute qu’il était, comme tous les abbés de son temps, d’un sage esprit d’administration. Cependant une maladie contagieuse et épidémique, qui devait durer trois ans, ayant frappé la ville de Cluny en 1356, il paraît n’avoir eu qu’un souci médiocre du troupeau confié à ses soins, car, au plus fort du fléau, il mourait lui-même à la cour d’Avignon, auprès du pape Clément VI (16 février 1347). Cette fin prématurée brisa toutes les espérances que l’ordre avait mises en lui (124).
Jusqu’alors les Souverains Pontifes n’avaient fait qu’émettre en faveur de leurs protégés leurs désirs qu’exauçait bientôt le vote servile des religieux. Mais cette fois Clément VI osa davantage, et successivement il disposa de l’abbaye de Cluny en faveur de deux de ses parents. Hugues VIII de Beaufort, son neveu, s’installe à peine sur le trône abbatial, termine par une transaction une difficulté élevée entre les habitants de Paray et les moines, et est bientôt appelé à de plus hautes fonctions par le pape qui lui envoie le chapeau rouge. Et cependant son nom, qui doit rester parmi les plus obscurs, rappellera un des hommes qui, pendant un court espace de temps, ont gouverné le plus saintement.
Hugues de Fabry, son neveu, petit-neveu de Clément VI, lui succède en 1350 ; mais, faible entre tous, il n’a pas même la force d’abandonner l’administration à un grand prieur, et un an s’est à peine écoulé qu’il remet son pouvoir aux mains du pape, et court se cacher à la Chartreuse du Val-Sainte-Marie, où il devait mourir ignoré en 1368. Hugues IX n’avait fait que passer ; néanmoins il avait eu le temps de laisser des souvenirs durables : c’est à lui qu’est dû ce monument appelé Tour-Ronde, qu’on remarque encore à l’angle nord-est du jardin du couvent, et il put, en se retirant, transmettre à son successeur les coffres de l’abbaye garnis d’une somme d’argent importante. Trop d’abbés avant lui avaient rendu le trésor appauvri et même vide pour qu’on puisse citer comme une rareté l’économie qu’il déploya durant les quelques jours de son règne.
Après Hugues Fabry apparaît un autre favori des papes, André ou Androin de la Roche, prieur de Saint-Seine, qui était à la fois allié de Clément VI et petit-fils de roi (125). De vastes connaissances théologiques et d’éminentes qualités justifiaient cette fois le choix du Souverain Pontife, et les neuf années pendant lesquelles Androin occupa le siège de Cluny furent pour l’abbaye une ère nouvelle de gloire et de prospérité. Plein d’ardeur pour les intérêts de son ordre, dont il fut l’un des principaux bienfaiteurs, il alla jusqu’à vendre ses biens personnels pour fonder deux collèges, Saint-Martial d’Avignon et Saint-Jérôme de Dôle, qui devinrent les pépinières des monastères bénédictins. Aussi Innocent VI, qui l’avait pris en haute affection, sollicité d’ailleurs par le roi de France et plus encore par le roi d’Angleterre Édouard III, l’appela au cardinalat en 1360. Il quitta Cluny, mais sans toutefois abandonner le gouvernement de son abbaye, et c’est à cette époque qu’il fut, en qualité de légat du même pape, député avec Simon de Langres, général des Dominicains, pour traiter de la rançon du roi Jean, détenu à Londres, après la bataille de Poitiers. Déjà, l’année précédente, Innocent VI lui avait confié la difficile mission de rétablir la paix entre le même Jean le Bon et Édouard III, et il eut ensuite une grande part au traité de Brétigny qui, le 8 mai 1360, rendait la liberté au roi de France et le calme aux deux nations.
Androin ne fut pas le seul religieux de Cluny qui se trouva mêlé aux différentes phases de la guerre de Cent ans. Déjà, sous le règne de son prédécesseur, deux hommes étaient sortis du monastère cluniste qui devaient se faire un nom célèbre dans l’histoire de l’Église : l’un, Gilles Rigaud de Noisy, plus tard abbé de Saint-Denis et cardinal de l’Église romaine, eut l’honneur d’être un des plénipotentiaires français qui, à Calais, conclurent entre les rois d’Angleterre et de France, le 28 septembre 1347, cette trêve de dix mois qui suspendit les hostilités entre les deux rivaux. Plus tard, le même roi de France l’employa également auprès du pape Clément VI, pour obtenir de ce dernier qu’il voulût bien intervenir dans la lutte qui dévorait les deux royaumes. Le second, Pierre de la Jugée, archevêque de Narbonne et de Rouen, puis cardinal, fut l’un des députés envoyés par Charles le Sage, roi de France, au pape Urbain V, pour solliciter sa médiation dans la querelle que le fils de Jean le Bon eut à soutenir contre Charles le Mauvais, roi de Navarre ; et il ne fut pas moins utile au même Charles V, pour faire aboutir les négociations qui devaient amener la fin de la guerre de Bretagne et le traité de Guérande.
Ainsi la maison de Cluny n’avait pas perdu son glorieux et antique privilège de fournir au monde des pacificateurs, et cette fois encore la double mission remplie par Androin de la Roche en Angleterre fut couronnée d’un tel succès, qu’il en rapporta le nom d'ange de la paix (126). Son voyage n’avait pas été complètement stérile pour les intérêts de son ordre, car, en même temps qu’il négociait auprès du roi Édouard III le mariage d’une princesse du sang royal avec Charles de Blois, il obtenait de lui la liberté de visiter les divers monastères bénédictins soumis à son obédience, et resserrait par des liens nouveaux la fidélité qu’ils avaient jurée à l'abbaye de Cluny.
Androin eut encore l’honneur d’être médiateur entre Barnabé, vicomte de Milan, qui s’était attiré l’inimitié du Saint-Siège, et le pape dont il apaisa la colère, et aussi d’être choisi comme exécuteur testamentaire par le duc Philippe de Bourgogne. Ce dernier eut pour lui tant d’affection qu'il ne l’appelait que son très-cher cousin, et la tradition rapporte que Philippe ayant appris la promotion d’Androin à la dignité de cardinal, envoya une ambassade spéciale à Innocent VI pour le remercier de la faveur dont il venait d’honorer son ami. La bonté du duc de Bourgogne se traduisit, en outre, par des dons et des bienfaits à l'église de l’abbaye, et elle nous est révélée aujourd’hui par la correspondance pleine d’intérêt qu’il échangea à cet égard avec le Souverain Pontife.
Aussi, au milieu de tous ces abbés qui n’ont occupé le trône abbatial que comme de simples administrateurs, Androin se fait remarquer par un éclat depuis longtemps inconnu et dont l’histoire des deux derniers siècles offre peu d’exemples. Le monastère de Cluny a remplacé pour lui toute famille, et il lui a voué tant d’affection que, loin de ses religieux et mourant sur la terre étrangère, il lègue à son abbaye, par un testament célèbre, tout ce qu’il pouvait posséder. Sa succession n’arriva point toute entière à sa légataire universelle, car le pape s’arrogea le droit de prélever une dîme de treize mille florins pour les besoins de l'Église de Rome (127). Malgré cette spoliation, la fortune d’Androin ne laissa pas que d’augmenter d’une façon remarquable le trésor de Cluny ; des étangs, des terres et des vignes furent achetés avec l’argent qui avait échappé à Urbain V, et il en resta encore quarante mille livres qui furent employées à créer des rentes perpétuelles au profit de l’abbaye.
Androin n’avait cessé de jouir de l’amitié d’Innocent VI auquel avait succédé Urbain V, moine de Cluny, qui lui avait continué son affection et son estime. Légat du premier dès 1361, il avait concouru à l’élection qui appelait sur le siège pontifical un enfant de la famille dont il était le chef, et c’est encore comme légat d’Urbain V qu’il revint en Italie représenter ce dernier vers la fin de sa vie. Atteint de la peste à Viterbe, il s’éteignit en manifestant le désir que son corps fût inhumé dans la grande église (1369). Cette dernière volonté fut exécutée, et il eut son tombeau dans l’une des principales chapelles et dans l’endroit le plus fréquenté du sanctuaire, comme pour rappeler davantage aux religieux la mémoire d’un des abbés les plus dévoués à la grandeur de leur maison. Cet hommage était bien dû à celui qui avait fait revivre la splendeur de l’ordre, et qui avait trouvé chez les écrivains contemporains les louanges les plus unanimes sur sa prudence et ses vertus (128).
Tours de Cluny
CHAPITRE X : DE SIMON DE LA BROSSE À ODE DE LA PERRIÈRE.
La retraite d’Androin de la Roche avait de nouveau ouvert le champ aux prétentions du pape, qui cette fois, allaient céder le pas aux volontés du roi de France. On put cependant s’entendre encore sur le choix du nouvel abbé, et un conseiller du roi, docteur en théologie, Simon de la Brosse, proposé par Charles V et accepté par le Saint-Siège, fut imposé aux religieux dont le consentement n’était déjà plus qu’une affaire de forme.
Simon de la Brosse règne pendant sept ans sans gloire, mais non sans défendre contre d’audacieux voisins les libertés et les possessions du monastère. Le seigneur de Montbellet ayant ou des torts graves envers l’abbé dut venir à l’heure de la grand’messe, revêtu d’une simple cotte, pieds nus et la tête également nue, accompagné de six chevaliers équipes de même, s’humilier devant Simon. Il ne put éviter cette cérémonie humiliante qu’en versant au trésor abbatial une amende de cent marcs d’argent.
Quoiqu’il eut été appelé au pouvoir par le roi de France, Simon de la Brosse n’eut pas moins de crédit que ses prédécesseurs pour obtenir des papes des bulles favorables à son abbaye.
C’est lui qui reçoit d’Urbain V, le privilège déjà accordé en 1265 par Clément IV à Yves II, de pouvoir, lui-même, accorder 40 jours d’indulgence aux vrais pénitents chaque fois qu’il prêcherait à la grand’messe, ou qu’un autre porterait la parole devant lui (129).
Le monastère de Cluny lui devra de ne plus envoyer de vin au Saint-Siège, en raison de l'incommodité qu’il en recevait (130), et c’est encore à lui qu’il faut attribuer la réduction de la moitié des dîmes dues par les Clunistes à la papauté. Urbain V accorde, en outre, à l’abbé un palais à Avignon et favorise l’extension des chapitres généraux en accordant de nombreuses indulgences aux moines qui y assisteront. Il ne faut point passer sous silence cette disposition du pouvoir papal, qui est une atteinte de plus portée à l’autorité abbatiale ; encore quelques années et l’abbé se verra absorbé et annihilé par ces réunions fréquentes des chefs secondaires de l’ordre dont les arrêts combattront souvent ses propres décisions. L’élément monarchique commence à disparaître pour être remplacé bientôt par les principes constitutionnels.
Simon de la Brosse s’occupa surtout des études scolastiques et donna tous ses soins aux statuts du collège de Cluny, dont il ne cessait de poursuivre l’agrandissement, et qui avec lui se plaça au premier rang des fondations de ce genre. Il y mourut dans une de ses fréquentes visites (l er juillet 1369), la même année que son prédécesseur Androin expirait en Italie. Il avait pu, quelque temps avant sa mort, obtenir à son tour une faveur royale. Charles V, dont il avait été l’ambassadeur auprès du pape, avait renouvelé pour lui les anciennes lettres patentes de Charles-le-Bel, ayant pour but d’interdire au bailli de Mâcon de recevoir les appels de la justice mage de Cluny. C’était une bien faible compensation de la plus grande liberté de l’ordre que convoitait alors le roi de France, et dont la privation allait bientôt produire de singuliers effets.
Le corps de Simon de la Brosse n’avait point été ramené au monastère, selon la coutume, et, avait été inhumé au collège de Cluny, dans cette maison qu’il avait tant aimée ; mais la nouvelle de sa mort ne tarda point à être connue des religieux et fit naître parmi eux le désir d’invoquer les droits anciens qui leur résultaient des privilèges octroyés par les fondateurs de l’abbaye et tant de fois confirmés par les Souverains Pontifes. Une élection régulière appelle à succéder à Simon, Guillaume V de Pommiers, dont la famille appartenait à la meilleure noblesse de la Bourgogne. En même temps, une députation est envoyée à Urbain V, avec une supplique qui expose les faits et demande l’approbation pontificale du choix de Guillaume. Urbain hésita longtemps à prendre une décision, et, pendant cette temporisation, Guillaume, dont le caractère timide redoutait une querelle avec le Saint-Siège, renonça lui-même à accepter cet honneur. Le pape se hâta de profiter de l’étonnement que causait chez les moines la défection de leur candidat, et, pour éviter toute nouvelle tentative de leur part, il nomma de son chef Jean du Pin, maître en théologie et prieur de Saint-Martin-des-Champs de Paris (1369).
Jean du Pin régna cinq années, s’occupant d’acquisitions de terrains, de vignes et de dîmes, et finit par mourir à Paris dans l’obscurité. Quoique élu par un pape, il semble n’avoir obtenu aucune faveur d’Urbain V ou de son successeur, si ce n’est un bras de sainte Opportune dont la translation solennelle lui permit d’étaler aux yeux de Charles-le-Sage et des barons français la richesse de ses vêtements sacerdotaux. Comme Simon de la Brosse, il ne quitta guère le collège de Cluny. Singulier changement des diverses époques ! Les plus grands abbés avaient jadis refusé aux supplications des rois d’abandonner, même pour quelques instants, le monastère confié à leur garde, et leurs successeurs du XIVe siècle préfèrent à l’administration, si difficile alors de leur congrégation, le séjour fastueux de la cour d’Avignon ou la surveillance de quelques écoliers ! Il ne faut donc point s’étonner si, quand les chefs de l’ordre montraient une telle incurie de leurs véritables devoirs, ceux qui y étaient le plus directement intéressés pouvaient empiéter largement sur des privilèges défendus par des mains impuissantes.
La mort de Jean du Pin amena la reproduction des événements qui avaient signalé les vacances des derniers règnes, et le pape Grégoire XI put imposer aux religieux l’élection de son petit-neveu, Jacques de Dumas-Cozan, qui fut, en effet, nommé abbé le 31 décembre 1374.
C’est à peine si la chronique, qui rend compte de l’administration de Jacques, mentionne le serment de fidélité qu’il obtint des habitants de Cluny en 1375, et son apparition au chapitre de 1383. Le silence dont elle entoure ces deux faits si peu importants par eux-mêmes donne la mesure du peu d’activité déployée par cet abbé, car les neuf années de son règne, réunies en quelques lignes, s’écoulent vides de tout acte qui le recommande à l’attention. Jacques de Dumas préférait, du reste, le séjour d’Avignon à celui de Cluny, et, quoique le successeur de saint Pierre siégeât alors à Rome, il paraît avoir suivi le parti du schismatique Clément VII qui, élu par une fraction des cardinaux, avait conservé sa résidence en France. Au retour du chapitre pour lequel il avait quitté son collège favori de Saint-Martial, Jacques tomba malade au château de Lyon ; il eut à peine le temps de rentrer à Avignon, où il ne tarda pas à succomber (16 juillet 1383).
Clément VII appelle aussitôt au pouvoir Jean II de Dumas-Cozan, petit-neveu de Jacques (131). Cette décision souveraine est annoncée aux religieux, qui acceptent servilement le chef choisi par l’anti-pape, oubliant que jusqu’alors l’abbaye de Cluny s’était fait remarquer par sa fidélité au pontife de Rome et par sa haine pour les schismatiques, fussent-ils même, comme jadis Anaclet, issus de son sein.
Urbain VI était trop occupé sans doute de ses propres affaires en Italie pour donner son attention à celles de Cluny, aussi Jean de Dumas put occuper paisiblement, pendant dix-sept ans, le siège abbatial. Il faut dire que ce fut sans gloire, et qu’un seul événement notable se rattache à son nom. Je veux parler de la visite que fit à Cluny le roi Charles VI, accompagné des ducs d’Orléans, de Berry et de Bourgogne, de cardinaux et de prélats français ; mais ce n’est plus le temps ou Innocent IV et saint Louis émerveillaient le vieux monastère de leurs splendeurs ; à peine rappelle-t-on, sans y attacher beaucoup d’importance, cette royale condescendance, qui semble n’avoir produit qu’un titre de Charles, renouvelant les privilèges de Cluny pour la conservation de sa justice.
L’abbaye bourguignonne ne voyait pas moins les plus hauts seigneurs de France coucher, comme autrefois, le genou devant son chef ; c’est ainsi qu’un comte de Clermont, les mains dans celles de l’abbé et la tête découverte, lui jurait foi et hommage, et recevait de lui le baiser traditionnel (132).
Jean de Dumas mérita l’affection de ses religieux en leur accordant quelques adoucissements à la sévérité de la règle. Il leur fit servir plus fréquemment du vin et poussa même, en cette matière, la complaisance jusqu’à donner mille livres qu’on devait employer à l’acquisition d’une vigne dont les produits seraient exclusivement réservés aux repas des jours de fête. C’était une concession déjà, mais moins grave cependant que la décision nouvelle de Clément VII, qui allait atteindre le pouvoir, jusqu’alors presque illimité, du chef de l’ordre.
Une bulle du pape français suspendit alors toutes les peines portées par les abbés contre les transgresseurs des statuts, et donna le droit aux définiteurs de révoquer ces mêmes peines, s’ils le jugeaient convenable. N’était-ce pas briser le pouvoir dans la main même de ceux qui le possédaient et ouvrir l’accès à l’esprit d’opposition et d’insubordination ? Les chapitres généraux ne devaient pas tarder à user de ce droit (1387).
Il était néanmoins un point qui avait le privilège de rallier tous les Clunistes, c’était la défense et le maintien de ce droit, qui découlait pour eux de la charte émanée de leur premier bienfaiteur, de se choisir librement un chef. Devant cette prérogative que les siècles avaient consacrée, toutes les divergences s’effaçaient et tous s’unissaient contre les violateurs de cette liberté que les diverses puissances de l’Europe attaquaient de toutes parts. Une occasion de la défendre inaugura le XVe siècle.
La papauté était encore disputée par deux compétiteurs. Boniface IX siégeait à Rome, quand, à la mort de Clément VII, les cardinaux avignonnais élurent Pierre de Lune qui prit le nom de Benoît XIII. L’abbaye de Cluny profita de cette division survenue dans l’Église pour essayer de ressaisir son droit d’élection. Jean II étant mort au plus fort de la crise pontificale, les religieux exhumèrent de leur passé la règle de saint Benoît, la charte de Guillaume-le-Pieux et toutes les bulles confirmatives de leur liberté élective, puis, sans attendre la décision des deux papes, ils procédèrent au remplacement de l’abbé défunt comme aux premiers temps du monastère (133) (1400).
De cet acte d’indépendance sortit le nom de Raymond de Cadoêne, fils d’un gentilhomme gascon et grand prieur de Cluny. Le nouvel élu fut consacré par l’évêque de Chalon-sur-Saône, suivant les usages des siècles précédents. C’était renouveler les temps antiques et user des prérogatives qu'avait toujours eues l’abbaye de choisir le pontife consécrateur de son chef. Le moment était favorable pour conquérir un fragment d’indépendance, la papauté avait bien d’autres soucis que l’élection d’un moine. Boniface IX reconnu comme le véritable successeur de saint Pierre, n’avait pas encore obtenu l’adhésion universelle de la chrétienté, et voyait se perpétuer à Avignon son rival Benoît XIII. Ce dernier, considéré par l’Église comme un anti-pape, n'en exerçait pas moins tous les droits de Souverain Pontife, et pour subvenir aux dépenses de son gouvernement, il tourna les yeux vers l’ordre des Bénédictins, dont les richesses pouvaient lui fournir d’abondants subsides. Aussi le vit-on bientôt ordonner le prélèvement de six cent mille florins sur tous les monastères soumis à Cluny et commettre pour procéder à la perception de cet impôt l’abbé de Tournus, Guerguenon, qui en opéra la répartition et en surveilla le recouvrement. Le zèle que celui-ci apporta à remplir cette mission lui valut, de la part de Benoît XIII, le titre de conservateur perpétuel du monastère de Cluny. Il est vrai que le même Benoît XIII voulut indemniser les Clunistes de la perte de leurs biens temporels, en déclarant que toutes les fautes commises contre les statuts et qui ne touchaient pas directement aux vœux essentiels d’obéissance, de pureté et de chasteté n’étaient pas péchés mortels, et obligeaient seulement à une peine corporelle ou à une pénitence imposée par le confesseur (134).
Raymond répara en partie cette perte immense à laquelle l’abbaye avait largement contribué par seize années d’une administration intelligente ; il réussit à faire rentrer dans le trésor diverses aliénations qui en étaient sorties à cause de la dureté des temps, embellit l’église de livres et d’ornements précieux, acquit la plupart des objets sacrés qui avaient appartenu au pape Urbain V, et obtint en 1416 du concile de Constance la reconnaissance expresse et formelle des privilèges de Cluny.
Dès 1411, il avait également reçu du roi de France des lettres patentes l’autorisant à clore le château de Mazille, et à l’entourer de fortifications. C’était une sage précaution, le monastère aurait bientôt besoin de se défendre contre les sectaires des guerres civiles. La ville de Cluny elle-même dut à Raymond diverses améliorations et notamment l’établissement d’un immense étang et la construction d’un pont qui, jeté sur la Grosne, sert d’entrée à son principal faubourg et porte encore aujourd’hui le nom de pont de l’Étang.
Ce règne inaugurait bien le XVe siècle, la discipline avait été réformée et les statuts de Bertrand du Colombier modifiés comme imparfaits sur beaucoup de points. Le monastère donnait l’exemple, des plus hautes vertus, et l’abbé lui-même sollicité d’assister aux conciles de Pise et de Constance était obligé de s’excuser sur son grand âge (il avait alors plus de 70 ans), pour s’éviter les fatigues de ce long voyage. Encore fut-il obligé d’y envoyer un mandataire (135).
Un homme déjà illustre dans l’Église, Robert de Chaudessolles, procureur général de l’ordre, allait s’asseoir après Raymond de Cadoêne sur le siège abbatial (1416); ses liens de parenté avec ce dernier, dont il était le petit-neveu, ses hautes qualités et son savoir le recommandaient aux religieux qu’il avait dignement représentés à l’assemblée de Constance ; il avait, en effet, au nom de l’abbé de Cluny, assisté aux délibérations du concile et concouru à la déposition de Benoît XIII et de Jean XXIII. Plus tard, il y siégea de nouveau, mais cette fois avec le rang et le titre de cardinal, usant le premier du privilège accordé jadis à Ponce et à ses successeurs par Calixte II, et ce fut en cette qualité qu’il prit part à l’élection de Martin V.
Le nouveau pape l’avait distingué entre tous, lui avait accordé son amitié qu’il ne devait lui ménager en aucune circonstance et lui avait prodigué les lettres de recommandations auprès des rois et des princes d’Allemagne pour les visiteurs chargés de réformer les monastères de l’un et de l’autre sexe soumis à l’ordre de Cluny (136). Il semble inutile d’ajouter que, comme à tous ses devanciers, le Saint-Siège ne se montra point avare de ses bulles confirmatrices, et que Martin V n’oublia pas que Robert lui avait donné sa voix au conclave de 1417, et avait été un de ses plus ardents partisans. Mais si les Papes se montraient persévérants dans leurs faveurs, il y avait à craindre cette autorité royale qui s’avançait peu à peu englobant devant elle toutes les puissances de la féodalité et du moyen-âge. La maison de Cluny essaya de résister à ce torrent et n’hésita pas à prendre le parti du duc de Bourgogne dans la lutte qui commençait à s’ouvrir entre les Armagnacs et les Bourguignons. C’était être rebelle au roi ; aussi Robert, redoutant sans doute pour son abbaye les conséquences funestes de cette option dangereuse, et voulant la mettre à l’abri des revers qui pourraient la frapper, eut la précaution d’exiger des habitants de la ville le renouvellement de leur ancien serment de fidélité.
Le même soin préoccupa son successeur, Odon II ou Ode de la Perrière, qui, en 1423, le remplaça dans l’administration de l’ordre. Cet abbé, qui fut le dernier chef régulier de la maison de Cluny, est en même temps une des dernières figures remarquables de l’ordre. Elevé dès sa jeunesse au grand monastère bourguignon, il avait passé par tous les degrés divers de la hiérarchie monastique. De simple moine, il était successivement devenu archidiacre, aumônier, sacristain, prieur claustral, grand-prieur, et enfin prieur de Souvigny, quand il fut élevé à la dignité suprême.
Une inspiration heureuse avait dicté le choix des Clunistes, et les discordes civiles devaient mettre plus d’une fois à l’épreuve la fermeté et l’intelligence de l’abbé. Il était regrettable, néanmoins, qu’il fut déjà d’un âge assez avancé pour que l’autorité nécessaire au chef d’une si grande administration en fut affaiblie. Quelques années, en effet, après son élection (1431), Ode ne pouvait à cause de son grand âge, assister au concile de Bâle. Blâmé par les pères qui composaient cette assemblée, il dut alléguer sa vieillesse, la guerre et le danger de voyager au milieu des bandes qui infestaient les grandes routes.
Un des premiers actes d’Ode de la Perrière fut d’entourer son monastère d’une certaine sécurité qui put au moins le rassurer sur l’avenir prochain, et non seulement il fit prêter une fois de plus aux Clunisois le serment dont il comprenait toute l’importance, mais encore il prévit que les guerres intestines dont gémissait alors la France, nuiraient à la rentrée exacte des revenus et des autres ressources de l’abbaye, et il se fit autoriser par une assemblée générale de ses religieux à contracter une dette de 30,500 sous d’or, afin de subvenir à leurs besoins et au paiement de leurs redevances envers la cour de Rome ; le chapitre de 1425 lui accorda la faculté de prélever, dans le même but, une certaine dîme sur tous les monastères Clunistes. Cette prévoyance de l’abbé indique donc que les prohibitions et les menaces des papes n’avaient pas toujours pour effet d’arrêter l’audace des belligérants, et que les biens du clergé eux-mêmes n’étaient point épargnés au milieu de toutes ces guerres. Aussi voit-on à la même époque le concile de Bâle, à la prière d’Ode de la Perrière, confirmer à de courts intervalles, en 1435, en 1436 et en 1439, les bulles pontificales qui avaient si haut placé la puissance du monastère, et s'élever avec force contre l’aventurier Jacques de Chabannes, qui avait pris, les armes à la main, quelques-unes des possessions de Cluny.
Martin V avait témoigné à Ode la même affection que jadis il avait montrée à Robert, et après lui, Eugène IV et Calixte III demeurèrent tout aussi favorables à l’abbé de Cluny ; le premier lui conféra le droit de corriger les excès de ses moines, eussent-ils même quitté les maisons de l’ordre et fussent-ils revêtus des plus hautes fonctions de l’Église, même celles de cardinal (1446). Calixte III, à son tour, voulant conférer à l’institution de Cluny cette union qui jusque-là avait fait sa force, appela l’excommunication sur ceux des religieux et des prieurs qui négligeraient d’assister aux chapitres généraux et leur imposa comme peine de payer à l’abbé la somme qu’ils auraient pu dépenser en frais de séjour et de voyage. Ces deux faits semblent annoncer qu’il s’était opéré dans les relations de l’abbé et de ses frères de notables changements. La discipline avait dû être altérée, et la négligence des prieurs à se rendre aux assemblées de leur maison-mère devait faire pressentir des tendances générales de dissolution. C’est, en effet, à partir de cette époque que les papes vont surtout favoriser l’extension des chapitres généraux, en y attachant leurs faveurs et leurs indulgences. Nous sommes à la veille des grandes scissions qui vont s’opérer dans l’ordre.
Ode profita avec empressement de la bienveillance des Souverains Pontifes et parvint même à y ajouter la protection des rois de France que Charles VII lui renouvela par des lettres patentes en 1142. Aussi son règne fut prospère en toutes choses, et, à l’exemple de plusieurs abbés, il marqua son passage par la construction de quelques parties nouvelles de la grande église, fit élever un des clochers, le dota des fameuses cloches dites les Bisans, l'un des souvenirs les plus populaires du vieux monastère, bâtit la seconde tour des Barabans, l’entrée du vestibule de l’église et cette autre tour dite des Fèves, qui se dresse encore intacte sur le bord de la principale rue de la ville.
Mais un de ses plus beaux titres à l’estime de la postérité fut la réformation de la règle qui reçut de sa part une surveillance active. Trop vieux cependant pour réussir complètement dans cette œuvre difficile, il avait dû s’adresser au pape pour obtenir son concours ; Martin V lui avait envoyé l’abbé de Saint-Claude avec la mission de l’aider dans ce projet qui réunissait les désirs de tout le monde, et ensemble ils essayèrent de corriger les abus et le luxe qui s’étaient glissés dans la manière de se vêtir et surtout de se nourrir tolérée par de trop faciles abbés. Ode donnait lui-même l’exemple. Véritable modèle d’édification, il couchait au milieu des frères dans le lit régulier, sans que jamais aucun eut pu l’y voir entrer ou l’en voir sortir, imitant en cela l’exemple de saint Maur (137) ; il dormait, revêtu de son froc, observant avec le soin le plus extrême les prescriptions de la règle relatives au silence de la nuit, et, jusque dans sa plus grande vieillesse, il ne manqua jamais d’assister aux matines ni à tous les exercices religieux quelques répétés qu’ils fussent. Une telle austérité lui avait acquis tant de vénération parmi ses moines, que, déjà couché sur son lit de mort, il fut interrogé par eux sur le choix de celui qui lui succéderait. Ode sembla alors prophétiser et répondant à ceux qui l’entouraient, leur dit : « Le Seigneur Jean de Bourbon, évêque du Puy, vous a été donné pour votre pasteur (138). » Cette réponse n’était que l’écho de la volonté royale exprimée par Charles VII dans une lettre à l’abbé de Cluny. Le roi avait indiqué à Ode pour successeur ce prélat, bâtard de sa famille (2 février 1455).
Tout était donc consommé : le droit d’élection attaqué d’abord par les papes, se trouvait dès lors anéanti par les ordres du souverain ; l’abbaye de Cluny était tombée en commende (139) ! À partir de ce moment, il n’y aura plus qu’à de rares intervalles des souvenirs de l’ancien statut bénédictin et du privilège primordial contenu dans la charte de donation de Guillaume le Pieux. La mort d’Ode de la Perrière fut suivie, le même jour, d’une assemblée capitulaire qui concilia à la fois la prédiction de l’abbé défunt et le désir de Charles VII. Jean de Bourbon, le nouvel élu, n’appartenait même pas à l’ordre de Cluny !
Abbaye de Tournus et monuments de Cluny
CHAPITRE XI : JEAN DE BOURBON
Jean de Bourbon était fils naturel de Jean Ier, duc de ce nom. Il était écrit que les hautes dignités dont il serait revêtu successivement amèneraient sans cesse les occasions de faire fléchir, en sa faveur, les anciennes règles ecclésiastiques.
Appelé à l’évêché du Puy-en-Velay avant l’âge fixé par les lois canoniques, il avait dû obtenir une dispense que le pape Eugène IV accorda à la demande du roi de France et du duc, père du jeune prélat. Ce fut bien pis encore quand l’abbaye de Cluny lui fut offerte ; le pape Calixte III, non moins complaisant que son prédécesseur, l’autorisa à cumuler à la fois les titres d’évêque et d’abbé, imitant, en cela, dit naïvement le chroniqueur de Cluny, la permission que Dieu avait donnée jadis à Jacob d’épouser Lia et Rachel, et de les rendre mères en même temps (140) ; et par une affirmation contraire au fait même de l’élection de Jean de Bourbon, il déclara que Cluny ne tomberait jamais en commende. La vérité est qu’un vote régulier des religieux avait désigné le nouvel abbé, mais les plus clairvoyants comprenaient bien que le temps des élections libres était passé et qu’il faudrait désormais accepter celui qu’il plairait au chef de l’État d’imposer.
Il faut aussi reconnaître que Jean de Bourbon était digne, à tous égards, de la faveur qui s’était attachée à lui, et que l’histoire de son règne fut une des plus belles pages de l’époque secondaire de Cluny. Il sut et put réaliser de grandes choses et se distinguer dans les détails multiples de l’administration ; son mérite même était tellement reconnu de tous que, peu de temps après son installation à Cluny, le chapitre de Lyon, cherchant un successeur à Amédée de Tarare, son archevêque, lui fit offrir le siège archiépiscopal. Jean refusa cet honneur, et le pape, qui s’apprêtait à approuver le choix des chanoines lyonnais, dut réserver ses bulles de confirmation pour le jeune Charles de Bourbon, neveu de l’abbé, que ce dernier avait désigné aux suffrages du chapitre. Cette proposition avait été acceptée par les électeurs, mais ils y avaient ajouté cette condition que l’oncle de leur archevêque gouvernerait pendant quelques années, au nom du prélat Charles, le diocèse de Lyon.
L’alliance de Jean Bourbon avec la famille royale de France attira sur l’abbaye de Cluny les regards et la protection des rois ; un autre motif l’engageait encore à se rapprocher du souverain : depuis longtemps la justice mage de Cluny avait obtenu ce privilège si envié de ressortir directement au Parlement de Paris, et les commissaires du duc de Bourgogne persistaient, au mépris des ordonnances royales, à vouloir connaître des décisions rendues par elle. La lutte de Louis XI et de Charles-le-Téméraire rencontra dans l’abbé de Cluny un soutien de l’autorité royale. Jean III espérait trouver dans le roi de France un défenseur des libertés de son ordre. En attendant la protection de celui auquel il se rattachait, le monastère commença par éprouver les effets du ressentiment du duc de Bourgogne. Claude Dubled, seigneur de Cormatin, vint, au nom de Charles le Téméraire, ravager les possessions de l’abbé ; les châteaux de Boutavent et de Bourdon furent pris et pillés par l’envahisseur qui en enleva les meubles, les titres, les ornements et les vases sacrés appartenant aux Clunistes et se retira avec un riche butin (1471). Plus tard le parlement de Dijon obligea le seigneur de Cormatin à la restitution des objets volés, et le condamna à une amende de 2,000 livres ; c’était un mince dédommagement pour le trésor abbatial. Charles VIII, quinze ans après, crut devoir y ajouter une faveur royale en expédiant à son parent Jean III, des lettres de garde qui confirmaient tous les droits des Clunistes et renouvelaient la promesse formelle de les protéger (1485).
L’art gothique touchait alors à sa dernière période, et avant de faire place à la Renaissance, semait dans la France catholique les merveilles architecturales dues aux inspirations des artistes de cette époque. Jean de Bourbon favorisa ces sublimes manifestations du génie, et dans les divers monuments construits par ses ordres s’attacha à faire revivre les splendeurs de ce style si riche dans ses détails et si hardi dans l’ensemble de ses productions.
L’église du monastère lui dut d’abord cette chapelle qui porte son nom et qui aujourd’hui abrite aux pieds du dernier clocher de la basilique ses fenêtres au feuillage capricieux et sa voûte élancée dont les proportions contrastent si fort avec la simplicité sévère du surplus de l’édifice de saint Hugues. Placée sous l’invocation de la Vierge, cette annexe nouvelle, à laquelle était joint un oratoire particulier de l’abbé dédié à saint Eutrope (141), se faisait remarquer par la richesse des sculptures dont son fondateur avait pris plaisir à l’orner et par ses bustes aux figures expressives des prophètes et des patriarches supportant les statues des douze apôtres et de saint Paul en métal précieux d’argent et de vermeil. Jean de Bourbon avait institué dans cette même chapelle, objet de sa prédilection, des messes perpétuelles pour sa famille et pour lui-même ; une lampe devait y être constamment entretenue, et pour subvenir à la dépense de cette double fondation, il y avait attaché une rente de plusieurs livres tournois.
Sa sollicitude pour les religieux lui fit concevoir encore le projet d’élever loin des solitaires un palais abbatial nouveau qui fut plus commode pour les réceptions des hôtes de l’abbaye et dérangeât moins les moines de leurs pieux devoirs. Alors s’éleva ce vaste bâtiment dont les archéologues admirent aujourd’hui les fenêtres et les cheminées, précieux souvenirs de l’époque ogivale, et dont les abbés de la maison d’Amboise et de la maison de Guise, ses successeurs, devaient achever la construction ou compléter l’ornementation. Un second palais abbatial à Paray-le-Monial, des églises, des hôpitaux, des monastères nombreux furent construits par ses soins ; le château de Lourdon fut réparé à grands frais, et les clochers de la basilique se revêtirent de couvertures d’ardoises amenées de Bretagne par des convois spéciaux qui remontaient la Loire jusqu’à Digoin, et enfin l’hôtel de Cluny, dont Pierre de Chastelus avait jadis jeté les fondements sur les ruines des Thermes de Julien, fut réédifié par lui pour devenir le palais des abbés commendataires qui allaient suivre. Ainsi, ces deux demeures que Jean III s’était plû à élever et à embellir, mutilées toutes deux par la main des révolutions, ne sont plus maintenant que deux sanctuaires où se réunissent les derniers restes artistiques des siècles passés ; le palais des Thermes est devenu le musée de Cluny, et l’ancien logis abbatial, sur cette hauteur qui dominait le monastère et l’église, se transforme à cette heure en un reliquaire, où quelques hommes doués de l’amour des temps anciens, recueillent pieusement les débris que la ville de Cluny a pu sauver dans les désastres des premières années de notre siècle.
C’est encore à Jean de Bourbon que l’église de l’abbaye dut de posséder des calices et des ornements, merveilles de l’orfèvrerie de son époque, des vêtements sacrés de damas, de drap d'or et notamment un reliquaire de vermeil destiné à recevoir un vase contenant l’Eucharistie, et une série de tapis représentant la Passion de Jésus-Christ, spécialement affectés à orner le chœur de l’église aux jours de solennités religieuses ; par lui la bibliothèque s’enrichit de cent trente-trois volumes nouveaux sortis de ses collections personnelles, et dont l’importance témoignait de sa haute aptitude et de ses vastes connaissances. Il avait donc donné ses soins à tout ce qui pouvait intéresser l’ordre de Cluny, et lui procurer un éclat nouveau ; il ne lui restait qu’à s’occuper de la réforme et il le fit avec le même zèle qui semble avoir été la base de son caractère ; des statuts rédigés par ses ordres furent soumis au chapitre général de 1458 et approuvés par cette assemblée ; désormais les religieux durent dire matines pendant la nuit, ne point porter de chemises au lit, coucher avec leurs vêtements, dormir dans un seul dortoir, manger en commun au même réfectoire, et ne point porter d’habits qui ressentissent la vanité. Il faut dire cependant que comme compensation de ces rigueurs, il faisait acheter dans le midi de la France des vins destinés à la table des moines, afin que le trésor des Clunistes n’éprouvât pas de trop larges atteintes de la cherté ou de la pénurie des produits de la vigne. Du reste, ce ne fut pas seulement à la maison mère de l’ordre que Jean III attacha toute son attention ; par sa volonté, des religieux réformateurs parcouraient les monastères dépendant de l’abbaye bourguignonne, en Angleterre, en Espagne, en Germanie, en Savoie, en Dauphiné, en Gascogne et en Provence, ramenant les mœurs à la pureté antique, et à l’observation de la règle. Cet essai de réformation ne devait guère recevoir son application que pendant la vie de Jean de Bourbon et sous les abbés d’Amboise, car dès que le roi de France disposa en maître de l’abbaye, le relâchement se mit dans les mœurs et toutes modifications furent inutiles dans l’avenir.
L’abbé de Cluny avançait en âge : Louis XII et le pape Sixte IV le prièrent de choisir pour coadjuteur Jacques d’Amboise, frère du cardinal de ce nom. Jean de Bourbon n’osa déplaire à ses deux protecteurs, et, le 8 décembre 1481, il s’adjoignit celui que la volonté du roi lui désignait et dont une bulle du Souverain Pontife approuva bientôt la nouvelle dignité. À partir de cette époque, il s’occupa peu du gouvernement de son abbaye, et ses religieux ne purent voir les suprêmes moments de celui qui le dernier porta à leur ordre un intérêt sérieux et véritable. Jean III mourut à Saint-Rambert, près de Lyon ; mais, par sa volonté expresse, ses cendres furent rapportées à Cluny.
La chronique, qui a entouré son nom des louanges les plus flatteuses (142), raconte que son corps fut déposé aux portes de la ville et recouvert d’un drap funéraire dont il avait fait don à l’église du monastère pour les cérémonies anniversaires des princes et prélats bienfaiteurs de l’abbaye, et que ce drap, fait de velours noir et portant au milieu une croix blanche de damas avec l’écu et les armes de l’abbé défunt, devint une des plus précieuses reliques du trésor monastique.
Palais de Jacques d'Amboise à Cluny
CHAPITRE XII : LES ABBÉS D’AMBOISE. — ARMAND DE BOISSY ET LE CARDINAL DE LORRAINE.
Jacques II d’Amboise avait reçu l’habit religieux des mains d’Ode de la Perrière ; abbé successivement de Jumiéges et de Saint-Allègre de Clermont, il était resté trente années à la tête de ce dernier monastère quand la faveur du roi lui accorda d’avance la succession de Jean de Bourbon. C’était une tâche difficile que celle de suivre les traces de ce glorieux prédécesseur dont la mémoire était chère à tous, et plus encore de le faire oublier. Jacques II essaya, mais sans pouvoir y parvenir complètement, d’imiter ses exemples. Il fut cependant heureux dans ses rapports avec le roi de France et avec le pape. Le premier approuva par lettres patentes les statuts de Cluny, et Innocent VIII accorda de nombreuses indulgences à ceux qui visiteraient l’église de l’abbaye, et à tous les prieurs et religieux qui assisteraient aux chapitres généraux (1487).
Le même Innocent VIII déclara l’année suivante que les bénéfices de l’ordre ne pouvaient tomber en commende. Vaine protestation contre un fait accompli. Quelque temps après, Guillaume, comte de Chalon, renonçait à exiger des moines et des habitants de Cluny le droit de péage sur ses propres terres, comme deux siècles avant lui l’avaient fait ses ancêtres. La prospérité régnait donc au monastère dont les domaines immenses ne cessaient de s’accroître chaque jour, quand Jacques d’Amboise fut appelé à l’évêché de Poitiers. Le caprice royal le força d’accepter ce nouveau changement, et il remit ses fonctions à Geoffroy d’Amboise, son neveu, frère du deuxième cardinal du même nom, et lui-même prieur de Souvigny. Il avait régné vingt-cinq ans (27 décembre 1510) (143).
Ce ne fut pas un choix heureux que celui de Geoffroy ; il fut l’un des plus obscurs entre tous ceux qui occupèrent le siège de Cluny, et s'éteignit sans que rien rappelât son nom ou son souvenir (18 avril 1518).
Les démêlés de François Ier avec Charles-Quint, d’une part, et la scission que Luther venait d’opérer en Allemagne avec l'Église de Rome, de l’autre, n’avaient pas permis au roi de France et au pape de songer à la vacance que causait la mort de Geoffroy d’Amboise, et d’y pourvoir par un de leurs favoris ; aussi les religieux s’empressèrent-ils d’évoquer leur ancien privilège, et de se nommer un chef digne de leurs sympathies par ses vertus et ses mérites.
Il y avait alors au monastère de Cluny un homme dont le monde appréciait les hautes qualités, et qui joignait à une prudence achevée un grand fonds de religion. Député autrefois par les États d’Allemagne auprès de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas pour Charles-Quint, son neveu, alors qu’il n’était que simple chanoine de l’église métropolitaine de Besançon, Jean de la Magdelaine avait depuis embrassé la vie monastique à Cluny, dont il était alors grand prieur, et s’y faisait remarquer par sa charité et par sa piété. Les suffrages des Clunistes se portèrent sur lui, et, à l’exception d’un seul, Guillaume Le Vasseur, qui ne tarda pas à se rallier à la masse, ils l’élurent abbé par acclamation.
Ce droit sacré d’élection dont tant de papes avaient menacé les transgresseurs des foudres de l’excommunication, dont tant de rois avaient sanctionné l’usage, ce droit n’avait plus, selon les princes d’alors, sa raison d’être, et bientôt le roi de France annonça hautement (144) qu’il réservait l’abbaye de Cluny à Aymard ou Armand de Boissy, abbé de Saint-Denis. Il n’y avait point à répliquer, et Jean de la Magdelaine dut s’effacer devant le protégé de François Ier (145). Il rentra dans l’ombre, mais ses mérites ne pouvaient le laisser longtemps ignoré, et Jean de Lorraine, deuxième successeur d’Armand de Boissy, appréciant toute la valeur de cet homme de bien, lui confia plus tard comme à son vicaire général l’administration de l’ordre. L’affection des religieux continua à l’entourer, et il expira le 17 avril 1537, prédisant avec larmes et avec l’accent d’un prophète tous les maux qui devaient arriver à la maison de Cluny. Il est à regretter que le hasard des temps n’ait pas permis à Jean de la Magdelaine de faire briller sur le trône abbatial ses talents et son amour pour le bien, car les soins qu’il donna à l’abbaye comme mandataire de l’abbé expriment la mesure de tout ce qu’il eût pu réaliser en son nom propre.
Celui qui lui avait été préféré, Armand de Boissy, parut à peine au milieu des siens. Avec lui commence cette série d’abbés pour lesquels Cluny n’est qu’un nom de plus à ajouter à la liste de leurs bénéfices ou de leurs titres, et qui en abandonnent le gouvernement à des vicaires généraux ; aussi quand, pour apporter sa pierre à cet édifice déjà sur le penchant de sa ruine, Armand voulut dresser des statuts de réforme, il ne prit point la peine de les faire exécuter par lui-même, et les fit signifier aux moines par ses grands vicaires (29 avril 1520).
Un fait étrange signala le commencement de ce règne. C’était par les ordres de François Ier que Jean de la Magdelaine, régulièrement élu, avait dû céder la place à Armand de Boissy, et cependant voici qu’une bulle du pape Léon X arrive à Cluny (1518) (146). Elle accorde aux religieux le droit, dès qu’ils connaissent la vacance du siège par la mort de l’abbé, et avant même que celui-ci ait été enterré, de lui nommer un successeur, et autorise le nouvel élu à se mettre en possession de l’administration, sans même attendre l’approbation du Saint-Siège, à pourvoir aux bénéfices et aux collations et à recevoir les professions. La papauté semblait renouveler la bulle de Calixte III en faveur de Jean de Bourbon. Entendait-elle protester contre le droit nouveau que s’arrogeait le roi, ou voulait-elle apaiser les murmures qui s’élevaient au sein des religieux à chaque nomination arbitraire qu’on leur imposait, par la concession d’un privilège qu’elle savait elle-même ne plus pouvoir exister ? Le concordat du 18 août 1516, acheté à prix d’argent, avait remplacé la Pragmatique Sanction et remis au roi le droit d’élire les évêques, abbés et prieurs, le pape se réservant seulement son veto dans le cas où l’élu ne remplirait pas les conditions canoniques. « François IIer et Léon X, en se partageant ce qui ne leur appartenait pas, accomplirent cet échange bizarre ou, comme le dit Mézerai, le pape, puissance spirituelle, prit le temporel pour lui et donna le spirituel à un prince temporel (147). »
Aymard de Boissy mourut en 1528, après avoir résigné ses fonctions en faveur de Philippe de Cossé, moine de Saint-Denis, qui ne put prendre possession du siège de Cluny, car les moines se hâtant de profiter de la liberté que semblait leur laisser l’oubli du roi, élurent précipitamment un d’entre eux, Jacques Le Roy, alors abbé de Saint-Florent de Semur. Ce ne fut qu’un triomphe éphémère, car bientôt François Ier revendiqua le pouvoir que lui accordait le concordat, et, pour avoir plus facilement raison de l’abbé de Cluny, il lui offrit l’archevêché de Besançon. La résistance était devenue impossible et même inutile ; Jacques Le Roy accepta cet échange, et, quelque temps après son élection, il fut remplacé par le fils de René, duc de Lorraine, Jean, cardinal, archevêque et duc de Reims, de Narbonne et de Lyon, évêque de Metz, Luçon et Verdun, et premier pair de France. La chronique qui étale ainsi tous ses titres l’appelle premier abbé commendataire de Cluny ; mais, de fait, la commende existait dans l’ordre depuis soixante-douze ans.
À l’exemple de son prédécesseur Armand de Boissy, Jean de Lorraine ne vint même pas à Cluny prendre possession du nouvel apanage que lui octroyait la gracieuseté royale, et se reposa de ce soin sur l’abbé d’Ainay qui le fit en son nom ; des vicaires généraux administrèrent pour lui l’abbaye, et, parmi ceux qui furent chargés de ces fonctions, on remarqua Jean de la Magdelaine, l’abbé dépossédé de 1518. Cette manière de faire, qui laissait à des prieurs subalternes toutes les difficultés d’un gouvernement aussi lourd que celui de Cluny et permettait au titulaire d’enrichir son patrimoine des revenus sans bornes du monastère, inspira au zélé Jean de Lorraine l’idée d’en perpétuer la propriété parmi les membres de sa famille, et on ne tarda pas à voir les religieux, répondant aux suggestions habiles de leur abbé, demander au pape que le cardinal, Charles de Lorraine devînt le coadjuteur du chef de l’ordre (25 juillet 1548). Il était temps ; l’abbé Jean mourut subitement en 1550, mais l’avenir était sauvé !
L’abbaye de Cluny devint dès lors la propriété de la maison de Guise ; les chefs de cette famille allaient se la transmettre pendant près d’un siècle ! « Il ne leur échappait, dit un écrivain du temps, non plus qu'aux hirondelles les mouches, état, dignité, abbaye, évêché, office, qui ne fût incontinent englouti et avaient pour cet effet en toutes parties du royaume gens apostés et serviteurs gagés pour leur donner avis de tout ce qui mourait parmi les titulaires des charges ou des offices (148). »
Palais de Jacques d'Amboise à Cluny
CHAPITRE XIII : ÉTAT DE L’ORDRE DE CLUNY AU SEIZIÈME SIÈCLE.
Trois siècles s’étaient écoulés depuis la mort de Pierre-le-Vénérable, pendant lesquels la maison de Cluny avait marché, presque sans aucun temps d’arrêt, dans la voie de la décadence. Jusqu’alors cependant elle avait conservé dans son droit d’élection la prérogative la plus précieuse entre toutes, celle qui lui permettait d’avoir un chef animé d’une véritable affection pour cet ordre qui l’avait choisi et pour cette grande famille dont l’honneur était aussi le sien. Aussi, le coup le plus funeste qui pouvait être porté à cette puissante association devait être cette manifestation subite de la volonté royale qui, en lui imposant un abbé créature du roi, la plaçait immédiatement sous la main du prince et ramenait au rang des autres institutions de la France cette abbaye qui, jusque-là, était restée un État dans l’État. Il n’était guère possible qu’il en fût autrement, et que les rois laissassent grandir outre mesure cette fraction du clergé dont la richesse territoriale d’abord et la grande influence morale ensuite pouvaient faire au besoin un ennemi redoutable ; et, sans aller bien loin chercher un exemple, on verra dans les chapitres suivants que le monastère de Cluny prêta serment aux ligueurs, comme deux cents ans auparavant, il avait pris avec les Bourguignons le parti des rebelles contre le roi. Si l’on se rappelle avec quelle autorité Pierre-le-Vénérable réglait entre les souverains les contestations les plus diverses, et si l’on se demande quel parti eussent pu tirer les révoltés de l’espèce de fascination qu’exerçait alors le nom de Cluny, on comprendra sans peine que la royauté se fût inquiétée de ce colosse, qu’elle ait essayé d’en miner sourdement la base, et qu’elle ait cherché, en le plaçant dans les mains de ses favoris, à anéantir ainsi les principes d’opposition qui auraient pu naître dans son sein. En vain les papes tiendront à honneur de renouveler et de confirmer les privilèges des Clunistes, en vain ils déclareront que l’ordre de Cluny ne saurait tomber en commende, et ils fulmineront contre les violateurs de leurs bulles, leur voix n’aura point d’écho et se perdra dans le bruit et l’agitation de la Réforme et des guerres civiles. Nous ne sommes plus au temps où Grégoire VII et ses successeurs dictaient aux princes chrétiens des ordres que nul n’eût osé enfreindre ; les rois de France ont conquis peu à peu ces fameuses libertés de l’Église gallicane que la Pragmatique Sanction et le concordat de François Ier ont successivement étendues ; et le jour n’est pas éloigné où des lettres de cachet atteindront l’abbé canoniquement élu qui osera opposer aux volontés du souverain les privilèges sacrés de la maison de Cluny !
L’histoire de l’abbaye embrasse donc trois périodes distinctes : la première, qui s’arrête à Pierre-le-Vénérable, enfante cette grande institution et la revêt de toute sa gloire ; la seconde est une époque de transition, où, à défaut d’influence morale sur les peuples, l’abbé de Cluny s’occupera d’augmenter la puissance temporelle de son ordre et d’arrondir ses possessions ; la dernière enfin donnera au monde le spectacle de ce géant, dont le tronc séparé de la tête, se débattra dans les vains et impuissants efforts d’une lente agonie !
Les causes de cette décadence me semblent prendre leur source et dans les changements fréquents des chefs et dans le pouvoir qu’acquièrent graduellement les chapitres généraux. En effet, et comme il a été facile de le voir, les abbés se succèdent à de rapides intervalles, et si quelques-uns apportent de sages projets et de généreuses pensées, le temps leur manque pour les mettre à exécution. D’autres, fatigués des difficultés d’une administration aussi pénible, et peut-être aussi gênés dans leur libre exercice par les chapitres généraux, résignent à la hâte un gouvernement que leur main est impuissante à diriger. Ces mêmes chapitres sont vers le quinzième siècle tellement favorisés par les papes, qu’on peut dire et sans presque craindre de s’égarer, que cette condescendance des Souverains Pontifes pour les réunions des différents chefs de l’ordre a été un des principes les moins équivoques de l’état dans lequel nous retrouvons la maison de Cluny vers le milieu du seizième siècle. L’abbé ne peut plus aliéner les biens de la communauté, lever une dîme sur les monastères, ou contracter d’emprunt sans l’avis de l’assemblée des prieurs. Sa juridiction spirituelle elle-même a subi un véritable échec, les chapitres n’ont-ils pas conquis le privilège d’annuler les peines portées par lui, et encore ce droit de cassation n’est-il exercé que par de simples définiteurs ? Le pouvoir abbatial est comprimé, restreint et souvent contre-balancé par ces décisions qui paraissent apporter à son administration les sages tempéraments de censeurs dévoués et intéressés à la grandeur de l’ordre. Ce mal, devenu nécessaire, dut au surplus son origine à la faiblesse elle-même des abbés ; les papes qui, depuis de longues années, avaient pris l’initiative de les élire ou de les imposer, purent bien des fois reconnaître dans leurs protégés l’absence de ces qualités éminentes qui avaient fait les Hugues et les Pierre-le-Vénérable, et sentir à leur tour le besoin de remédier par des conseils toujours prêts, toujours faciles à réunir, à l’incapacité et à la mollesse du chef suprême.
Il ne faut donc pas trouver étrange l’option si fréquente des abbés de Cluny pour les sièges épiscopaux, et si l’on veut établir, comme cela a été fait souvent, des parallèles et des comparaisons entr’eux et les grands saints des dixième et onzième siècles, il faut le faire avec réserve et en admettant qu’il était naturel de les voir échanger le pouvoir limité et restreint que leur disputaient les grandes assemblées capitulaires contre l’omnipotence spirituelle d’un diocèse.
Qu’était devenue d’ailleurs cette maison de Cluny si célèbre dans les fastes de la chrétienté ? N’avait-elle pas dégénéré elle-même depuis ces grands jours où son nom s’inscrivait en lettres d’or au premier rang des monastères du moyen-âge ? Où était cette sévérité de mœurs, de vêtements et de nourriture que le légat Pierre Damien refusait d’imiter, la trouvant trop excessive ? Quel esprit inquiet avait remplacé chez les religieux la soumission et l’obéissance des premiers siècles ! Que d’essais de réformation, tentés par les divers abbés qui ont pris à cœur cette grande question, et combien ils ont dû faire de concessions à l’esprit mondain ? Chacun d’eux n’a-t-il pas ou amélioré le pain ou augmenté la quantité des aliments ?
Aussi l’existence plus relâchée des Clunistes a inquiété les papes, ces protecteurs perpétuels de l’ordre ; ils ont fait entendre des paroles de reproche et prescrit des mesures sévères et humiliantes ; les congrégations religieuses plus nouvelles et qui en sont à leur ferveur première ont été offertes en exemple à la vieille abbaye bénédictine et ont envoyé aux successeurs de saint Mayeul et de saint Odon des réformateurs imposés !
Partout où le vent vente,
L’abbaye de Cluny a rente.
Tel est le dicton populaire dont la tradition nous a conservé la naïveté, et il exprime bien l’état florissant de cette abbaye qui, vers la fin du quinzième siècle, comptait dans les diverses provinces de France d’innombrables possessions. Malgré la sagesse administrative de la plupart de ses abbés, ce n’est pas seulement par une sage accumulation de ses revenus que la maison de Cluny avait pu réunir autour d’elle de si gigantesques éléments de fortune. Bien des fois les dissensions du royaume lui furent funestes, et bien souvent aussi la dette du monastère atteignit des chiffres fabuleux que purent à grand’peine combler les successeurs de prodigues devanciers. Il faut donc en chercher la cause ailleurs, et notamment dans ce prestige moral qu'elle sut conserver si longtemps, et qui s’attachait au souvenir de son ancienne splendeur. Les seigneurs voisins de Cluny considérèrent pendant plusieurs siècles comme une faveur insigne d’être enterrés dans l’église ou dans les cimetières réservés du monastère, et ces sépultures privilégiées, achetées à prix d’or, devinrent la source de rentes nombreuses dont le total, augmenté par l’économie de plusieurs centaines d’années, constitua les fabuleux budgets de l’abbaye (149). Les religieux eux-mêmes, les bourgeois de Cluny, les gentilshommes de la province et des contrées éloignées offraient à l’église de Cluny des domaines, des parcelles de terres et de vignes pour participer aux prières de la communauté, ou pour obtenir des messes anniversaires. C’est ainsi que par tant de voies arrivaient au trésor les richesses les plus variées qu’avait alors à ménager et à conserver la sagesse abbatiale.
Cette prospérité fut encore un des principes de décadence de l’ordre en attirant sur lui les regards cupides des rois et de leurs favoris, et voilà que maintenant un nouvel état de choses s’est fait jour. L’abbaye est tombée en commende ! c’est-à-dire qu’elle appartient à un abbé étranger à sa discipline, à sa règle, et souvent à son institution, et dont elle ne relèvera plus quant au spirituel. Le chef nouveau n’est plus que l’usufruitier de l’antique patrimoine de Cluny, qui viendra de loin en loin présider les assemblées capitulaires ; un grand prieur sera chargé en son nom de l’administration, et sera le prince spirituel du monastère.
Enfin, il faut ajouter que les progrès de la civilisation et des arts n’ont point été favorables au développement et à la vitalité des ordres monastiques ; les grandes questions soulevées par Luther, Calvin, Zwingli et les autres hérésiarques du seizième siècle ont jeté le trouble dans les consciences et affaibli chez beaucoup le sentiment religieux ; quatre cent soixante moines, au temps de Pierre-le-Vénérable, animaient la solitude de Cluny. Ytier de Mirmande, deux siècles plus tard n’en comptait déjà plus que deux cent soixante. Cent cinquante à peine y vivent sous Jean de Bourbon. Ce nombre ira toujours décroissant, et il en est ainsi dans toutes les maisons secondaires de l’ordre. Les papes s’effrayent encore de cette désertion, et une bulle d’Innocent VIII va prescrire aux abbés commendataires de veiller à l’entretien exact du nombre de religieux fixé par les statuts, et aussi à la réparation des bâtiments nécessaires à leur logement et aux choses du culte.
La découverte de l’imprimerie a fait négliger ces manuscrits, chefs-d’œuvre de patience et d’art, dont les riches enluminures exigeaient de longues années d’un labeur attachant ; la plus grande occupation des moines n’est plus que la prière accompagnée du chant des Psaumes. Et encore faut-il, pour leur donner une compensation de la longueur des offices, que des rétributions leur soient accordées par la tolérance des abbés ! C’en est donc fait de la splendeur de l’abbaye de Cluny ; ombre d’elle-même, elle va s’agiter encore pendant deux siècles dans les dissensions intestines que doit amener la division de ses religieux en deux fractions opposées de règle et de chefs, jusqu’à l’heure on le niveau révolutionnaire dispersera au loin et détruira les dernières merveilles de son passé !
Cluny
CHAPITRE XIV : ÉGLISE, TRÉSOR ET BIBLIOTHÈQUE DE CLUNY.
C’est un préjugé généralement admis que la destruction de la basilique de Cluny et la dispersion du trésor de l’abbaye doivent être attribuées aux excès de la génération de 1793. Tout en admettant ce que cette opinion peut avoir de vrai, il faut ajouter aussi que longtemps auparavant déjà, le monastère avait eu à subir des pillages successifs, et que toutes les merveilles consignées dans les divers inventaires dressés par quelques abbés avaient en grande partie disparu quand le peuple s’empara, au nom de la nation, des richesses monastiques. Aussi il me semble préférable de donner le tableau de cette grande église et de toutes les splendeurs qu’elle renfermait, immédiatement après le règne de Jean de Bourbon, c'est-à-dire dans la période la plus florissante de son existence, au moment même où les guerres religieuses vont menacer et anéantir en partie les admirables choses qu’y avait accumulées la piété des sept siècles précédents.
Saint Hugues en avait jeté les fondements vers la fin du onzième siècle (150) ; mais une telle œuvre demande plus de temps à s’élever qu’une génération à vivre et à disparaître, et ce ne fut que sous Pierre-le-Vénérable qu’Innocent II put en faire la consécration solennelle (151). Depuis, tous les abbés successeurs de ces deux grands hommes avaient tenu à honneur d’y ajouter une chapelle, une tour ou un clocher, et, malgré la diversité d’architecture qui caractérise chaque époque, elle n’en avait pas moins conservé dans ses différentes parties l’aspect imposant et grandiose du style roman, cette transition naturelle de la manière grecque et romaine à l’art gothique que les Bénédictins paraissent avoir affectionnée pour toutes les constructions de leurs monastères.
Comme toutes les œuvres d’art du moyen âge, elle eut sa légende qui donna à la conception du plan une origine mystérieuse. C’était saint Pierre lui-même, accompagné de saint Paul et de saint Étienne, qui, ranimant le moine Gauzon (ou Gunzo) malade et couché sur son lit de mort, lui en avait communiqué les dessins et l’avait chargé d’instruire Hugues du désir qu’exprimaient les patrons de son abbaye de se voir construire un temple plus approprié au nombre des religieux et aux besoins des âmes.
L’abbé, convaincu par la guérison subite de Gauzon de la réalité de cette apparition, s’était mis à l’œuvre et, incertain du lieu qu’il devait choisir pour y placer le saint édifice, avait lancé en l’air un marteau qui, en retombant, avait indiqué l’emplacement de l’autel principal. Enfin, c’était, s’il faut en croire les merveilleux récits du temps, presque une œuvre divine que cette basilique immense dont la grandeur le cédait à peine à Saint-Pierre de Rome, et à laquelle des ouvriers inconnus, des anges, selon la tradition populaire, avaient coopéré par un mystérieux labeur.
Précédée d’un double portique surmonté d’une élégante arcature romane à claire-voie, la vieille église de l’abbaye de Cluny s’étendait de l’ouest à l’est, selon l’usage catholique, sur le flanc et au pied d’une colline entourée par le monastère et par les quartiers supérieurs de la ville. Après avoir franchi cette monumentale entrée, on descendait par un escalier de quarante marches, large de quarante-cinq pieds, et qui arrivait jusqu’au seuil de l’édifice, au premier portail, de chaque côté duquel se dressaient les deux tours carrées des Barabans, hautes de quarante pieds chacune, l’une consacrée à la conservation des archives et l'autre réservée au siège de la justice. Entr’elles, et divisée en deux par une statue de saint Pierre, s’ouvrait la grande porte surmontée d’une rose romane de trente pieds de diamètre et qui donnait accès dans une première nef construite, en 1220, par l’abbé Rolland, comme pour servir de vestibule à l’église elle-même. Cette première partie, réservée aux femmes (152), embrassait une longueur de cent dix pieds et quatre-vingt-un pieds de largeur ; elle se divisait en une nef principale et deux collatéraux éclairés par vingt-deux croisées ; au fond s’apercevait le portail primitif construit par saint Hugues, haut de vingt pieds et large de seize. La gigantesque pierre qui le surmontait et qui lui servait d’imposte semblait tellement par son poids défier les forces humaines, que saint Hugues seul, inspiré de la puissance divine, avait pu la soulever et la placer sur les jambages élevés qui ornaient les deux côtés de la porte. Les figures de Jésus-Christ, de quelques apôtres et des têtes d’anges ornaient cette pierre fameuse, sur laquelle le saint abbé avait imprimé un de ses doigts, objet constant de la dévotion et de la superstition populaires.
Cette porte franchie, on entrait dans l’église si vaste, si étonnante par le grandiose de ses proportions que, vu du seuil du premier portail, le prêtre, debout au maître-autel du chœur, paraissait à peine avoir la taille d’un enfant. Longue de 555 pieds des tours des Barabans à l’extrémité de l’abside, elle était divisée dans sa longueur par deux transepts qui lui donnaient la forme d’une croix archiépiscopale. Sa largeur se partageait en cinq nefs, dont une principale flanquée de deux collatéraux moins élevés, et de deux bas-côtés d’une hauteur moindre encore ; le tout était supporté par soixante-huit piliers et éclairé par trois cents fenêtres à plein cintre, qui répandaient la lumière dans toutes les parties de l’édifice. Enfin le grand transept était surmonté de trois clochers : l’un, au midi, appelé de l’Eau-Bénite (153) ; l’autre, au nord, dit des Bisans ; le troisième, au milieu, surnommé clocher du Chœur. Seul, au centre du petit transept, s’élevait le clocher des Lampes. Les fenêtres, les chapiteaux des piliers et des colonnes, les clochers, étaient enrichis d’innombrables sculptures romanes, toutes d’un aspect et d’un travail varié ; le chœur était fermé par une colonnade de marbre qui supportait la coupole de l’abside, hardi chef-d’œuvre d’architecture que recouvrait en entier une immense et admirable peinture représentant le Père Éternel dans la plénitude de sa gloire. Sur un fond d’azur, émaillé d’étoiles d’or, se détachait cette majestueuse figure, entourée des images allégoriques de l’homme, de l’aigle, du lion et du bœuf. Cette œuvre, non signée, d’un artiste inconnu, devait survivre à toutes les merveilles qui l’entouraient, et, après avoir servi de point de mire aux pierres et aux projectiles de toute espèce des enfants de la cité, s’abîmer un jour avec la coupole qu’elle décorait !
De nombreuses stalles pour les religieux entouraient le sanctuaire ; lors de la tourmente révolutionnaire, elles disparurent pour devenir plus tard l’ornement de l’église cathédrale de Lyon. Elles étaient réservées au meilleur sort. Deux autels principaux occupaient le milieu du chœur, le grand autel un peu au-delà du second transept, et plus loin l’autel matutinal, derrière lequel s’abritait le tombeau de saint Hugues. De nombreuses pierres tumulaires et des mausolées se voyaient dans les diverses parties de l’église, recouvrant les restes des abbés de Cluny et des étrangers de distinction dont le monastère avait vu finir les jours. Autour du chœur, le long des nefs latérales, des bas-côtés, des transepts, s’ouvraient une incroyable quantité de chapelles sous l’invocation de différents saints, chacune ayant ses fondateurs particuliers et ses cérémonies commémoratives spéciales. L’une d’elles, dédiée à saint Michel, occupait au-dessus du portail intérieur l’emplacement affecté aux orgues dans nos églises modernes, et, s’avançant en forme de tribune, dominait le vaisseau entier de la basilique.
Il faut encore parler de la fameuse horloge due à l’abbé Pierre de Chastelus, dont le mécanisme compliqué indiquait à la fois les années, les mois, les semaines, les jours, les minutes et les heures, les mouvements des astres et les phases de la lune. Un coq, battant des ailes et lançant quelques notes de triomphe, annonçait les heures, et aussitôt de petites figurines représentant la Vierge, le Saint-Esprit et le Père Éternel, exécutaient une scène charmante d’adoration et d’amour. Un ange s’inclinait aux pieds de Marie ; le Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe, planait sur sa tête, et Dieu le Père, étendant les mains vers elle, la couvrait de sa bénédiction.
L’édifice entier étincelait de statues d’un prix inexprimable, de châsses et de reliquaires précieux, d’ornements et de vases sacrés de toute espèce.
Des reliques inestimables y avaient été réunies par tous les princes de la terre, exposées à la vénération et à l’admiration mystique des peuples : c’étaient les statues de saint Pierre, saint Odilon, saint Mayeul, saint Paul, la sainte Vierge, saint André, saint Jacques, saint Hugues, saint Benoît, sainte Marie-Magdeleine, toutes d’or, d’argent ou d’argent doré, couvertes de pierreries, de perles et d’émeraudes, supportées tantôt par des piédestaux admirablement travaillés, tantôt par des lions ou des anges de riche métal ; c’étaient encore une manche de la robe de la Vierge Marie dans un vase de cristal, une boîte de vermeil renfermant la verge dont Moïse avait frappé les rochers du Sinaï pour en faire jaillir de l’eau, une pierre du sépulcre du Sauveur, une urne contenant la barbe de saint Pierre, la coupe dont Jésus-Christ avait fait usage au repas de la Cène, une parcelle du bois de la vraie croix, deux dents de saint Jean-Baptiste et le gobelet de la Vierge Mère ; c’étaient plus loin des châsses renfermant les têtes de saint Marcel, pape, saint Jérôme, sainte Anne, sainte Élisabeth, saint Marcellin, saint Denis, saint Clément, saint Philippe, saint André et saint Barthélemy ; puis une multitude de bras d’or ou d’argent recouvrant quelque partie du corps de saints renommés, ou des reliques plus considérables de sainte Marguerite, saint Benoît, sainte Agathe, saint Vincent, saint Maurice, saint Martin et saint Sébastien.
Un inventaire, qui porte la date du 12 août 1382, n’énumère pas moins de quatre cent quatre-vingts objets remarquables qui embellissaient l’église et ses autels et servaient aux cérémonies du culte, et de ce nombre, outre ceux que je viens de citer, on comptait la chaîne dont saint Pierre avait été chargé dans sa prison, l’aube, l’étole et le manipule du même saint, la coupe de sainte Milburge, la boîte de parfums de Marie-Magdeleine, un débris de la couronne d’épines, la cruche de marbre qui avait servi au miracle des noces de Cana, et d’autres encore auxquels la foi la plus robuste pouvait seule accorder confiance.
Les vêtements pontificaux, les missels, les livres des épîtres et des évangiles étincelaient de joyaux et de pierreries ; puis venaient des chapes tissées d’or et d’argent et ornées de dessins infinis, des chasubles et des dalmatiques faites des étoffes les plus recherchées, et des tapis représentant les mystères de la vie et de la passion de Jésus-Christ ; enfin on y admirait avec vénération un psautier qu’on disait être celui de saint Jean Chrysostôme, écrit en lettres d’or, un livre de prières attribué à saint Jérôme et un vase d’or destiné à renfermer l’Eucharistie. Et pour ajouter à tant de merveilles, il y avait encore dans des coffrets, qu’on se donnait à peine le temps de mentionner, des masses de diamants, de saphirs, de topazes, de turquoises et autres pierres de prix qui attendaient une destination plus apparente. Aussi, selon l’expression de M. Lorain, on croirait, en parcourant les inventaires monastiques, lire un récit des Mille et une nuits.
Tant de trésors devaient infailliblement attirer la cupidité et tenter les fanatiques partisans de ces époques de troubles. Les guerres de religion furent funestes aux richesses de l’abbaye, et quand la paix permit d’apprécier les ravages causés par les discordes civiles, les religieux durent, sans espoir de les recouvrer, pleurer tant de merveilles dispersées, anéanties et perdues sans retour.
La ferveur des princes et des peuples avait comblé le trésor de l’église, mais l’érudition intelligente de plusieurs abbés avait en même temps favorisé la formation de cette bibliothèque si célèbre dans le monde que le concile de Bâle, en 1435, demanda au monastère la communication de certains livres que Cluny semblait seul posséder alors, et que, vers le milieu du dix-huitième siècle, le pape demandait aux Clunistes la copie de toutes les chartes intéressant la cour de Rome, qu’Innocent IV, en 1245, leur avait confiées comme un dépôt sacré.
Là étaient réunies des richesses d’un autre ordre ; trois cents manuscrits de tous formats attestaient le labeur immense des religieux chargés de ce travail. Parmi les principaux, on remarquait une Bible complète, une Explication mystique des Psaumes de David, les Commentaires de la Bible, les Clémentines (154), les Miracles de la bienheureuse Vierge Marie, par Pierre-le-Vénérable ; les Homélies des saints Pères, la Vie de saint Jérôme, par saint Odon ; l'Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, la Vie des Pères de l'Église, l'Histoire de Paul Oroze et les Œuvres de saint Augustin, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Thomas d'Aquin, saint Grégoire, saint Anselme, saint Fulgence, saint Hilaire, saint Bonaventure, saint Basile, saint Benoît, saint Hugues, saint Odilon, Cassiodore et Pierre-le-Vénérable ; des écrits de Pierre Lombard, d’Innocent IV, de Grégoire de Tours, des traités de médecine d’Avicenne et d’Hippocrate.
À côté de ces travaux, dont le prix serait aujourd'hui incalculable, trois mille six cents volumes garnissaient les rayons de la bibliothèque du monastère, qui embrassaient toutes les connaissances humaines, la littérature, les sciences et les arts. Les Pères grecs, les Pères latins, les théologiens, les scolastiques, Albert-le-Grand, les controversistes, les casuistes, les grands prédicateurs, les ouvrages de droit civil et de droit canon se heurtaient avec les ouvrages philosophiques, les écrits sur la médecine, la géographie, l’histoire sacrée, ecclésiastique, monastique et profane, les fables de la mythologie, les traités généalogiques et quelques-uns des auteurs anciens, Xénophon, Athénée, Hérodote et Philostrate.
De tant de trésors, de tant de merveilleuses choses, les protestants allaient faire un premier pillage que devait renouveler la dernière génération du dix-huitième siècle ; et aujourd’hui, si le bibliophile peut encore admirer les derniers manuscrits sauvés du naufrage et arrachés à l’ignorance d’une populace exaltée, il n’est plus possible de retrouver quelques-uns de ces pieux souvenirs qui jadis étaient toute la richesse du sanctuaire et avaient fait de l’église de Cluny le plus splendide reliquaire du monde catholique.
Chapiteaux du XIIe siècle
CHAPITRE XV : COUTUMES MONASTIQUES
De même que le trésor de Cluny avait reçu dans les guerres religieuses des atteintes profondes et irréparables, de même aussi les vieilles coutumes du monastère bourguignon avaient, à cette époque, éprouvé tant de transformations, qu’il devenait indispensable d’apporter un remède prompt et efficace à la décadence morale qui le menaçait. Cette tâche, à laquelle quelques-uns des derniers abbés voulurent se dévouer, ne devait aboutir qu’au démembrement de cette puissante association et à l’anéantissement presque complet du pouvoir abbatial. Il m’a donc, paru préférable, comme je l’ai fait pour l’église et pour la bibliothèque, de suspendre un moment le cours de cette longue succession d’abbés, et d’examiner quelle avait été dans les âges précédents et dans les premiers temps de l’abbaye la vie intérieure des religieux, quels rapports ils avaient entre eux, quels liens les rattachaient à leur chef, et enfin quels intérêts les réunissaient autour du même tronc comme les rameaux touffus d’un arbre immense.
Écrites vers la fin du onzième siècle par le moine Uldaric, disciple de saint Hugues, les coutumes de l’ordre de Cluny réglaient tout ce qui a trait à la vie habituelle et aux mille détails de l'existence de chaque jour ; et, en étudiant de près les divers points de ces prescriptions rigoureuses, on admire quelle profonde connaissance avait du cœur des hommes celui qui avait dicté cette règle et l’avait animée de son esprit.
En 529, saint Benoît avait fondé l’abbaye du Mont-Cassin, et donné à l’Europe monastique la règle fameuse qui régénéra en peu de temps les monastères d’Occident ; mais les abus, introduits bientôt parmi ses successeurs, avaient rendu nécessaire une réforme sérieuse, et trois siècles ne s’étaient pas écoulés que le favori de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, saint Benoît d’Aniane, était appelé à faire entendre des paroles sévères et à réprimer les désordres signalés de toutes parts au sein des différentes abbayes. Le remède qu’il avait indiqué avait à peine produit son effet, que déjà de nouveaux éléments de décadence se faisaient remarquer dans ces mêmes maisons où il avait cru faire revivre la discipline et les vertus anciennes.
C’était à l’ordre de Cluny qu’il appartenait d’être le véritable régulateur de cette grande famille bénédictine qui couvrait le sol de la France, et de faire briller entre tous les vertus et l’ascétisme des disciples de saint Odilon et de Pierre-le-Vénérable. Aussi ai-je cru devoir consacrer un chapitre spécial à l’étude de ces coutumes qui ont fait la gloire du monastère cluniste, afin d’apprécier quelle fut, au point de vue de l’existence matérielle, cette congrégation que le monde occidental considéra longtemps comme le phare de sa vie intellectuelle et morale, et afin d’en bien faire comprendre l’esprit et l’excellence de son organisation.
La règle de saint Benoît était, en effet, la loi fondamentale qui avait présidé à la formation de l’institution de Cluny. Guillaume le Pieux, en élevant la célèbre abbaye, avait, dans la charte même de donation, exprimé à cet égard une volonté formelle : Là vivront des moines soumis à la règle de saint Benoît.... Que les religieux et tous les biens que je viens de citer soient soumis à l'abbé Bernon... Qu’après sa mort ils aient le droit d'élire un abbé de leur ordre, selon le bon plaisir de Dieu et la règle de saint Benoît, sans que notre pouvoir ou tout autre puisse contredire ou empêcher cette élection religieuse. Le pape Jean XI, en confirmant la libéralité de Raoul, avait rappelé, dans sa bulle pontificale, cette même condition et cette même prérogative.
Là était le principe de cette liberté tant de fois revendiquée plus tard par les Clunistes, et qui fit leur force jusqu’au jour où le pouvoir royal plus solidement affermi, la rejeta comme contraire à sa propre puissance et à son omnipotence.
L’élection de l’abbé avait lieu soit par la voie du scrutin, soit par acclamation, soit enfin par compromis. Chacun de ces modes d’agir s’explique de lui-même. L’acclamation résultait de cet élan spontané qui avait élevé au trône les premiers chefs de l’ordre, et qui dans la suite ne put guère se manifester qu’à de rares intervalles. Quand l’abbé avait fermé les yeux, la communauté s’assemblait dans la salle du chapitre ; le premier de tous, le prieur général, vicaire en l’absence de l’abbé, exposait le motif de la réunion, et si quelque frère semblait à tous plus digne de s’asseoir sur le siège abbatial, un seul cri unanime, répondant à l’interrogation du prieur, désignait celui sur lequel se portaient les suffrages, et qui dès lors était salué par les religieux et recevait les félicitations de tous. C’est ainsi que saint Hugues, et plus tard Jean de la Magdelaine, avaient reçu des marques non équivoques de la sympathie générale qui s’attachait à eux.
L’élection la plus usitée était réglée par le scrutin ; elle devait réunir la majorité absolue des voix et était soumise aux principes habituels des votes ; enfin il y avait entre ces deux manières une voie mixte, celle du compromis, c’est-à-dire l’élection à plusieurs degrés.
Un procès-verbal du 29 octobre 1308 (155), celui de l’élection de Henri de Fautrières, donne les plus grands détails sur la solennité dont on usait en pareille occasion. L’abbé une fois enterré, le prieur du monastère convoquait le chapitre et après avoir invoqué l’Esprit-Saint, conjurait les excommuniés et ceux qui n’avaient pas voix délibérative de quitter l’assemblée. Alors s’adressant aux moines réunis, il leur demandait s’ils voulaient élire l’abbé par voie de compromis, selon la louable coutume du monastère jusqu’alors mise en pratique par tous les prédécesseurs. Le chapitre entier ayant affirmativement répondu, le prieur nommait trois commissaires qui recevaient le plein pouvoir d’élire dix personnes honnêtes et qui, après avoir prêté sur les Évangiles le serment d’accomplir leur mandat en conscience, se retiraient à part et désignaient dix électeurs nouveaux. Les treize mandataires, réunis alors au milieu de l’assemblée, recevaient de tous les assistants la promesse formelle d’accepter pour abbé celui qui serait choisi par eux, juraient sur les livres saints de remplir leur mission avec la plus entière loyauté, puis ils prenaient le chemin de l’église, et c’était au pied du grand autel, à la face de Dieu, pour ainsi dire, que par leur vote, ils mettaient un terme aux incertitudes de la communauté. L’opération ainsi terminée, les commissaires rentraient au chapitre et l’un d’eux proclamait le résultat du scrutin. Un cri général accueillait le nouvel élu et un Te Deum solennel donnait la sanction religieuse au choix fait par les délégués de l’ordre.
Il est à présumer que cette dernière façon de procéder prit naissance dans les troubles qu’occasionnèrent les mutations fréquentes des treizième et quatorzième siècles. Une bulle de Nicolas IV de 1289 indique avec les plus grands détails que Guillaume d’Igé avait été appelé par la voie du compromis à succéder à Yves II (156). Le procès- verbal dont on vient de lire l’analyse, postérieur de vingt ans à l’élection de Guillaume IV, et cette même bulle sont les deux plus anciens vestiges du terme moyen qui semble dès lors être devenu la pratique constante du monastère. Tant de volontés diverses influaient alors sur le libre arbitre des religieux qu’il fut sans doute souvent impossible de s’entendre sur le même nom, et que force fut alors de réduire le nombre des votants, afin de diminuer les divergences d’opinion. Du reste, tous ces moyens durent paraître superflus avec le quinzième siècle ; les élections qui suivirent celle de Jean de Bourbon ne furent plus, à quelques exceptions près, l’expression des vœux de la communauté.
Il ne faut point croire, à en juger par les divers hommes qui occupèrent le siège abbatial, que la noblesse de la race ou la fortune aient permis aux seuls rejetons des familles seigneuriales de prendre l’habit au monastère de Cluny ; il était au contraire défendu de rien exiger des novices pour leur conférer les ordres ; mais, avant toutes choses, on leur demandait une constitution saine et robuste, exempte d’infirmités ou de défauts physiques.
Les borgnes, les estropiés, les boiteux et les bossus étaient exclus des rangs de la milice monastique, et comme corollaire moral de cette disposition, on n’y laissait pas entrer ceux dont la bâtardise entachait la naissance. Cette dernière prescription ne fut pas toujours exécutée scrupuleusement, ou du moins dut fléchir devant des volontés toutes puissantes. Jean de Bourbon et l’abbé de Guise n’étalèrent-ils pas à côté des armoiries abbatiales leur écu coupé transversalement de la barre fatale de l’illégitimité ?
Le père du novice prêtait serment sur l’Évangile, affirmant que le postulant était son fils, né d’une épouse légitime et non d’une servante ou d’une concubine. Il déclarait ensuite qu’il ne connaissait dans son enfant aucune défectuosité physique, telle que surdité, cécité ou faiblesse de complexion, non plus qu’aucune absence même momentanée de lucidité d’esprit, ni aucune prédisposition à l’épilepsie, résumant en outre son serment par une formule plus courte que le jeune profès n’avait en soi-même aucun empêchement qui ne lui permit de supporter les devoirs de l’état monastique (157).
Outre les moines, il y avait encore au monastère les donnés ou oblats dont l’origine paraît remonter à Aimard. Les oblats portaient un costume différent de celui des religieux, s’offraient à Dieu avec tous leurs biens et comme marque de leur offrande, ils se mettaient autour du cou les cordes des cloches, ou quelques deniers sur la tête. Alphonse roi de Castille et de Léon était oblat de Cluny.
L’abbaye ouvrait ses portes aux enfants dès leur quatorzième année, conformément aux principes de saint Benoît et leur donnait l’éducation la plus dévouée, la plus attentive et la plus sainte qu’il fût possible de recevoir. Des précautions nombreuses entouraient toutes les actions des jeunes novices, que des maîtres spéciaux surveillaient sans cesse en leur prodiguant les soins les plus sévères et les plus empressés, ce qui faisait dire au rédacteur des coutumes : Que le plus grand prince n’est pas élevé avec plus de vigilance dans le palais des rois que ne l’était le plus petit des enfants à Cluny.
Malgré cette admission prématurée, les novices n’étaient reçus profès qu’à partir de la vingtième année, et ne pouvaient être ordonnés prêtres qu’à l’âge de vingt-cinq ans accomplis, et encore l’ordination n'était-elle conférée à ceux qui avaient été élevés dans les maisons secondaires de l’ordre qu’à la condition par eux de venir dans un délai de trois ans après leur profession recevoir à Cluny la bénédiction de l’abbé (158).
Le triple lien d’obéissance, de pauvreté et de chasteté était imposé à tous.
L’abbé, surtout dans le principe, était le maître tout puissant dont chaque parole était un ordre inviolable et respecté de tous. Sa présence commandait la vénération, et jusqu’au temps de Pierre-le-Vénérable, quand il entrait au chapitre, tous les frères devaient descendre les degrés sur lesquels ils étaient assis et s’incliner devant lui en signe de soumission. Pierre dut faire cesser cette coutume révérencieuse en raison du grand nombre de moines et du tumulte inséparable d'un tel dérangement. Que tous soient soumis à la volonté d'un supérieur, disait deux siècles plus tard Henri de Fautrières, renouvelant ainsi les prescriptions de saint Benoit.
La propriété n’existait plus pour le moine qui recevait du monastère la nourriture, le gîte et les vêtements nécessaires, et l’excommunication même atteignait ceux d’entre les frères qui conservaient des propriétés séculières. Il est vrai que la papauté avait à diverses reprises apporté une modification assez grave à cette règle en autorisant les Clunistes à recevoir et à retenir les biens meubles et immeubles qui leur seraient arrivés dans le siècle par succession ou à tout autre titre, excepté les biens féodaux.
Pierre-le-Vénérable avait ordonné que les couvents de femmes fussent placés à deux lieues au moins des monastères d’hommes. Nicolas IV surenchérit et interdit à toutes femmes l’entrée du chœur et du cloître. Après eux Henri de Fautrières réitéra cette défense, mais il y ajouta cette restriction qu’il serait néanmoins permis de les recevoir si leur rang et la noblesse de leur naissance commandaient de leur faire cette déférence, ou encore s’il était difficile de leur en refuser l’entrée sans préjudice pour le monastère (159).
Du reste à l’exception de serviteurs dont l’usage n'était pas proscrit, la règle défendait l’admission des religieux d’autres ordres, des personnes inutiles et de ces familiers qui, n’étant pas retenus par les liens monastiques, sont les pires destructeurs des monastères (160) ; les gens du siècle ne peuvent franchir l’enceinte conventuelle, si ce n’est pour porter secours, ou si leur position sociale est un motif suffisant pour éluder en leur faveur la sévérité de cette prohibition.
Les religieux en outre, ne pouvaient, si ce n’est avec la permission expresse de l’abbé, quitter le couvent, entrer dans les auberges, et passer la nuit hors de l’abbaye, afin qu’aucune occasion n’altérât les principes de vertu et de morale que s’étaient attachés à développer en eux les divers réformateurs et législateurs de l’ordre. À plus forte raison passer la mer ou les Alpes nécessitait-il une autorisation plus expresse. Il faut ajouter enfin qu’il était rigoureusement interdit aux moines de sortir des limites de l’abbaye sans être revêtus du froc régulier ou sans être accompagnés d'un autre frère.
Tout le temps des religieux se partageait entre la prière, l’étude et le travail des mains ; mais cette dernière occupation était, pour ainsi dire, annihilée par les deux autres. Elle ne consistait qu’à écosser des fèves, à arracher de mauvaises herbes, et à remplir dans l’intérieur du monastère les divers emplois manuels nécessités par la vie de chaque jour.
Un même dortoir devait réunir tous les frères pour obéir à cette prescription de saint Benoît : « Que tous dorment dans le même lieu, si faire se peut ». Le luxe des tapis est proscrit ; chacun a son lit particulier ; les jeunes sont mêlés aux plus âgés, afin qu’ils apprennent de ceux-ci la gravité et la pureté, apanages inséparables de la profession monastique (161). Une lumière doit éclairer le dortoir que gardent tour à tour, jour et nuit, deux moines d’un âge mûr et d’une vigilance éprouvée, et Pierre-le-Vénérable qui le premier prescrit cette disposition renouvelée par Henri de Fautrières, semble y ajouter la plus grande importance : « Si le couvent, dit-il, est trop pauvre pour avoir une lampe spéciale dans le dortoir, qu’on prenne celle qui brûle à l’église et qu’on l’y porte (162). »
Le silence, qui est la clef de la piété, était recommandé de la manière la plus absolue et la plus complète à l’église, au dortoir, au réfectoire (163) et au cloître, et afin que cette règle reçut une exécution plus sûre et plus certaine, le chant des psaumes accompagnait ordinairement toutes les actions des frères, et durant les repas mêmes, une lecture de l’Écriture sainte, faite à haute voix par l’un deux, empêchait toutes les conversations particulières.
La même sévérité présidait à la distribution des aliments et à la forme des vêtements. Deux robes de bure grossière, l’une pour le jour, l’autre pour la nuit, composaient tout le costume monacal ; les vêtements, dit un réformateur, seront simples, décents et humbles quant à la couleur et quant à la forme ; leur prix ne doit pas dépasser trente sous (164). Ils servent à couvrir le corps, à le préserver du froid, mais ne peuvent être un prétexte de faire éclater la vanité (165). De même que les couvertures des lits, ils ne sont que de couleur foncée, et l’oubli de cette uniformité entraînera d’abord une simple punition, qui en cas de récidive se convertira en cinq jours de cachot avec du pain et de l’eau pour toute nourriture. Si plus tard il fut admis des adoucissements à cette disposition, il est certain que dans la ferveur première les étoffes luxueuses et notamment celles de soie et les fourrures furent proscrites et interdites à tous. Des peaux de mouton ou de chèvre leur étaient seules permises pour les garantir pendant la nuit du froid habituel du climat, et cette rigueur de la règle alla même si loin que souvent les novices reculèrent, devant cette privation des choses les plus indispensables.
Si nous parlons maintenant de leur table, nous retrouvons la même simplicité, je dirai presque la même exagération. La viande, défendue pendant toute l’année, si ce n’est aux malades et aux moines d’une complexion faible, n’est permise qu’à quelques jours de fêtes seulement, et encore dans les maisons de l’ordre. L’interdiction complète était formelle quand les frères étaient en voyage ou devaient manger chez des laïques ou chez des religieux d’un autre ordre. La graisse, qui pourrait seule ajouter quelque saveur aux herbes formant la base ordinaire des repas, sera retranchée la plupart du temps ; à plus forte raison ne faut-il pas s’attendre à y rencontrer les assaisonnements plus épicés ou plus agréables au goût.
Il semble cependant que la tolérance avait introduit des ménagements, car une bulle de Jean XXIII en 1414, nous apprend que le monastère avait adopté l'usage de potages chauds et préparés à la viande ; les rigoristes s’étaient alarmés de cette transgression des statuts, et le Souverain Pontife pour calmer les consciences avait dû décréter la légitimité de ce pot au feu novateur (166).
Les moines, l’abbé et le prieur eux-mêmes mangeaient tous au même réfectoire, le même pain, les mêmes mets, et buvaient la même boisson (167) ; ceux-là seuls que la maladie retenait à l’infirmerie pouvaient y prendre leurs repas. Les mets étaient apprêtés par tous les frères tour à tour ; l’abbé n’était pas exempt de cette tâche ; il faisait la cuisine, semblable en cela au frère le plus obscur de la communauté (168).
Quelque rigide que paraisse cette manière de vivre, elle avait, nous l’avons vu, trouvé des détracteurs, et saint Bernard, le grand défenseur de Cîteaux, n’avait laissé échapper aucune occasion de blâmer les points par lesquels elle s’écartait de la règle primitive de saint Benoît. Pierre Damien lui-même, légat d’Alexandre II auprès de saint Hugues, n’avait pas craint de manifester à ce dernier son étonnement sur la tolérance qu’il semblait apporter relativement à certains usages de Cluny. On dit que le vénérable abbé lui fit cette réponse où se révélait toute sa tendresse pour ses disciples : « Vous voulez, lui dit-il, doubler pour nos frères le mérite de la récompense que Dieu leur réserve en augmentant leurs jours de jeûnes et de mortifications. Mais avant de nous dire ce que vous estimez devoir ajouter à nos habitudes, essayez avec nous pendant huit jours tout ce que la loi de Cluny nous impose ; car tant que vous n’aurez pas goûté les mets de notre table, vous ne pourrez connaître la quantité de sel qui leur manque et tant que vous n’aurez pas soulevé de votre petit doigt au moins la charge qui nous est réservée, vous ne pourrez sûrement en apprécier le poids (169). » Pierre recula devant l’expérience et s’avoua vaincu.
Le même saint Hugues avait voulu que le monastère donnât chaque jour la nourriture à autant de pauvres qu’il renfermait de moines. Pierre-le-Vénérable consacre aux pauvres tous les restes de la table des frères ; on a vu d’ailleurs que la charité des abbés n’avait jamais fait défaut et qu’aux temps de dure nécessité l’abbaye avait été pour la population de Cluny une ressource assurée. Uldaric assure que dans une seule année dix-sept mille pauvres avaient été secourus par le monastère et que les distributions de vivres n’avaient pas compris moins de deux cent cinquante jambons. Outre ces répartitions régulières, il y avait encore des charités exceptionnelles quand la mort creusait un vide dans la communauté ; les pauvres recevaient pendant trente jours la portion du frère décédé. Chaque année aussi les moines réunis au chapitre recevaient une paire de souliers neufs, en échange ils abandonnaient ceux qu’ils portaient précédemment et qui faisaient l’objet d’une distribution aux indigents.
Tout ce qui concernait les choses spirituelles avait été de la part des législateurs bénédictins l’objet de prescriptions minutieuses et infinies ; les moines se confessaient réciproquement et avaient le droit de conférer l’absolution, sauf dans les cas graves réservés à l’abbé. Ils reçurent d’Hugues d’Anjou l’injonction de célébrer fréquemment la messe, et ce réformateur dans son ardeur pour cette cérémonie fondamentale du culte catholique, voulut que les frères sortant de l’infirmerie s’abtinssent de monter à l’autel avant le lendemain, afin d’y apporter un corps plus sain et moins imprégné encore de ce je ne sais quoi qui même chez le convalescent rappelle encore la maladie.
Aucune rétribution ne devait être exigée pour les affaires spirituelles ; les moines à leur entrée en religion même n’étaient tenus d’aucune redevance, mais il n’était pas défendu de recevoir ce qu’ils apportaient de leur plein gré ; aussi les annales monastiques sont remplies de donations et de fondations de toutes espèces faites par les frères et les abbés eux-mêmes en faveur du monastère dans la vue d’être associés et de participer aux prières de la communauté.
Et quand il avait vécu cette vie pleine d’austérités et de privations, le Cluniste attendait sur le lit de mort son heure suprême, entouré des religieux qui chantaient à son chevet les litanies des mourants, puis il voyait s’avancer l’un d’eux porteur d’un crucifix de bois (170) symbole de néant et d’humilité, qui lui présentait à baiser ce souvenir de consolation et d’espérance. Enfin lorsqu’il avait fermé les yeux, son corps lavé avec soin et déposé dans le cercueil obtenait une sépulture privilégiée sous les voûtes de la grande église, si le défunt avait été un des dignitaires de l’ordre, ou une tombe plus modeste dans le cimetière voisin du monastère, et le livre nécrologique de Cluny inscrivait un nom de plus.
La plus grande modification que l’ordre de Cluny fit subir aux principes de saint Benoît fut la suppression du travail des mains qui, par la force même des choses, disparut de la vie des moines. Tant que les religieux furent de simples cénobites nullement admis aux fonctions sacerdotales, ils observèrent cette prescription, mais quand ils firent partie, à titre de prêtres, de la milice sacrée de l’Église, ils durent considérer les travaux manuels et pénibles comme indignes de leur qualité nouvelle. Seul, l’art de copier et d’enluminer les manuscrits resta pour certains d’entr’eux une occupation pieuse et attachante tout à la fois, et encore ne fut-elle toujours réservée qu’aux plus habiles et aux plus intelligents. Les autres dirigeaient et surveillaient ces grandes entreprises de culture, ces défrichements et ces nombreuses améliorations de l’agriculture qui ont fait bénir le nom des Bénédictins dans beaucoup de provinces de France; et c’est encore un fait remarquable que toutes les parties du territoire qui se révèlent aujourd’hui par l’excellence et la qualité de leurs produits ont conservé l’empreinte de cette initiative puissante qui avait fait jaillir, avait entretenu ou encouragé dans la population locale l’industrie agricole.
Les moines de saint Benoît ont, dans les siècles de barbarie, conservé, au moyen des manuscrits de leurs bibliothèques, les annales historiques, les découvertes des sciences et les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, tandis qu’au dehors ils préparaient, par d’intelligentes innovations et par des soins répétés, la fertilité de cette terre qui leur fut si longtemps soumise. Aussi, et tout en reconnaissant que les agrégations monastiques avaient, comme tant d’autres institutions humaines, leur côté faible et défectueux qui devait ouvrir la porte aux récriminations et plus tard aux vengeances populaires, il faut dire que le passage des Bénédictins a laissé, dans chacune de ces contrées couvertes par l’ombre de leurs abbayes, des traces admirables et d’impérissables souvenirs de leurs tendances et de leur activité.
Si la réunion en commun de ces hommes retirés du monde pouvait avoir quelque utilité à ce double point de vue, il ne saurait en être ainsi de ces existences que la vie ascétique entretenait dans les solitudes environnant le monastère. La vie contemplative des ermites, prodige d’égoïsme qui n’avait pour but que la perfection morale de leur auteur ou l’espoir d’une récompense personnelle, me fait l’effet de ces actes de courage individuel que les historiens antiques inscrivaient à chaque pas dans les récits de gigantesques épopées. La victoire n’en avait été ni plus brillante, ni plus utile ; le reste de l’armée n’en avait éprouvé aucun soulagement. Je n’accorderai donc qu’une médiocre attention à ces mortifications que s’imposaient, dans les bois de Cotte et dans les autres vallées voisines de Cluny, les frères qui voulaient encore renchérir sur les pieuses pratiques du monastère, et qui allaient étouffer dans un inutile isolement les facultés que l’association eût pu mettre en relief et faire valoir pour la prospérité de l’œuvre commune.
Il reste encore à parler de la discipline proprement dite, c’est-à-dire des punitions infligées aux transgresseurs des statuts. Des moines, appelés circateurs, parcouraient sans cesse le monastère, à toute heure du jour et de la nuit, surveillant toutes les actions des religieux, et ne laissant pas la moindre faute impunie. Rejetés du réfectoire et de la société de leurs frères, les coupables étaient privés temporairement des sacrements, et en cas de récidive subissaient la flagellation, soit en présence du chapitre, soit au milieu même du peuple, si le scandale avait été public. L’application de ces peines ne soulevait du reste aucune révolte chez les moines qui, au besoin, prêtaient main-forte à celui chargé de les administrer, et précipitaient le rebelle dans d’étroits in-pace dont le seul aspect faisait frémir de terreur.
Tels étaient à peu près les points principaux des règles qui donnèrent à l’institut de Cluny sa force et sa grandeur. À l’époque où nous en sommes arrivés, elles n’existaient plus dans leur rigueur première : nous savons comment tant de fois les abbés eux-mêmes portèrent à cet édifice, si savamment élevé par les fondateurs de l’abbaye, des mains inhabiles, et comment leur zèle pour le bien-être matériel des religieux fut souvent funeste à la prospérité de leur maison.
Ces coutumes furent néanmoins longtemps maintenues par la surveillance active que les chapitres généraux apportèrent à leur conservation et à leur intégrité. Saint Benoît avait dit en établissant la puissance absolue de l’abbé : « Fais toutes choses avec conseil, et tu ne te repentiras pas de les avoir faites. » Il sortit de cet avis cette grande institution des chapitres généraux qui, d’abord composés des prieurs secondaires, admirent bientôt dans leur sein de simples moines.
Les prieurs des maisons de France devaient assister chaque année aux réunions capitulaires ; ceux d’Angleterre, d’Espagne, d’Allemagne et de Lombardie étaient dispensés d’une aussi grande assiduité, et avaient la faculté de ne faire acte de présence que tous les deux ans. Tous devaient venir en modeste équipage et avec un attirail peu nombreux de domestiques. On se réglait pour la quantité de chevaux composant leurs cortèges respectifs d’après les statuts de l’abbé Hugues d’Anjou, qui en accordaient seize à l’abbé, huit ou neuf au prieur de la Charité-sur-Loire, six ou sept à celui de Saint-Martin-des-Champs, trois ou quatre aux prieurs conventuels, et deux aux prieurs ordinaires.
Enfin si l’un des dignitaires de l'ordre jugeait à propos de se dispenser de répondre à la convocation de l’abbé, il devait présenter dans la forme prévue par les statuts des excuses qu’un moine délégué à cet effet par lui présentait à l’abbé avec les présents du prieur empêché.
Fractionnées en provinces, les assemblées capitulaires nommaient deux définiteurs par chaque partie d’elles-mêmes, dont la mission consistait à visiter les monastères de leur ressort et à veiller à la stricte exécution de la règle.
L’administration de l’abbé elle-même n’était pas exempte de la visite imposée à toutes les maisons de l’ordre ; des visiteurs spéciaux étaient chargés de tout ce qui avait rapport au monastère de Cluny ; ils avaient mission d’adresser à l’abbé des avis respectueux et aussi d’instruire le chapitre général suivant des observations qu’ils avaient cru devoir faire dans leur visite.
De là cette simultanéité de mœurs et de vertus ; de là aussi cette homogénéité qui fut la véritable supériorité de l’ordre de Cluny.
Les pages suivantes vont montrer l’abbaye continuant avec la royauté cette lutte qui lui a déjà coûté sa liberté d’élection, qui va tout à l’heure porter le premier coup à sa richesse et à sa puissante organisation, et qui se terminera par l’intervention soudaine du peuple, dont la souveraineté, disons même le despotisme et la tyrannie, lui feront cruellement expier les premières années de sa gloire et de son indépendance !
Abbaye de Cluny
CHAPITRE XVI : LES ABBÉS DE LA MAISON DE GUISE. GUERRES DE RELIGION. JACQUES DE VÉNY D’ARBOUZE.
Charles de Lorraine, cardinal de Guise, archevêque de Reims, avait donc joint le titre d’abbé de Cluny à celui de prince de l’Église romaine. De nouveaux vicaires-généraux, choisis par lui, le représentèrent à Cluny, tandis qu’il s'occupait à une vie plus active, et qui devint bientôt pour lui la source d’une grande réputation.
Les doctrines de Luther et de Calvin avaient tourné les têtes, et la France était livrée aux incertitudes religieuses qui naissaient du nouvel ordre de choses. Le Concile de Trente, ouvert depuis le 13 décembre 1545, sous les auspices de Paul III et de l’empereur Charles-Quint, afin d’essayer de ramener dans l’Europe l’unité troublée par les idées audacieuses des réformateurs, avait dû suspendre ses séances, et, en 1561, la cour de France, désireuse aussi de voir se pacifier toutes ces dissidences, avait provoqué à Poissy la réunion du fameux synode gallican qui, selon le chancelier de l’Hospital, pouvait seul tout concilier. On connaît le résultat de cette assemblée. Théodore de Bèze y porta la parole en véritable lieutenant de Calvin ; l’abbé de Cluny le réfuta avec un remarquable talent, et eut parmi les catholiques tout l’honneur du colloque. On ne put parvenir à s’entendre, la réunion fut interrompue, et Charles de Guise alla prendre sa place au concile qui recommençait le cours de ses travaux précédents. Il s'y fit remarquer par cette même éloquence qui l’avait fait briller à la conférence de Poissy, parla fortement contre l’abus des commendes, déclarant que pour sa part il était prêt à résigner tous ses bénéfices ecclésiastiques, et profitant de la bienveillance qu'excitait en sa faveur chez tous les prélats réunis à Trente son zèle pour la défense des principes catholiques, il en obtint la confirmation des privilèges de l’abbaye de Cluny. En même temps il faisait ordonner par ce même concile la révision des statuts de l’ordre. Cette prescription de la sainte assemblée ne fut point exécutée : Charles essaya, mais sans pouvoir y réussir, de rassembler un chapitre général ; trop d’autres soins l’occupaient ailleurs. Cluny cédait le pas aux intrigues de cour !
Non moins que les Pères du Concile, Pie IV, Pie V, Grégoire XIII, se montrèrent favorables à l’abbé qui ne cessait de solliciter au nom de son monastère ; le premier, et surtout le second, par une bulle volumineuse, rappelèrent tous les droits et privilèges conférés à l’ordre par tous les Souverains Pontifes depuis Guillaume-le-Pieux, et proclamèrent libre l’élection de l’abbé, comme jadis Grégoire VII, Pascal II, Urbain II et Calixte II, et confirmèrent la faveur accordée de tout temps à la maison de Cluny de choisir les prélats consécrateurs de ses abbés, de ses églises et de ses cimetières. N’était-ce pas autant d’affirmations inutiles, les faits démentant eux-mêmes ces privilèges renouvelés en vain par la main défaillante des papes ? De nombreuses indulgences furent accordées à tous ceux qui visiteraient la vieille église de l’abbaye, dont le sanctuaire devint dès lors un lieu vénéré de pèlerinage, et des bulles apostoliques sanctionnèrent à la fois les libertés des Clunistes et les décisions qu’avait rendues en leur faveur l’assemblée de Trente.
La sollicitude de Charles de Lorraine lui valut l’affection de ses religieux qui, à sa mort, laissèrent éclater de véritables regrets. Ils perdaient avec lui un puissant protecteur (26 décembre 1574).
Ce règne avait vu les premiers désastres dont l’abbaye devait être victime dans tout le cours de ces luttes sanglantes dont la religion et l’ambition de la famille de Guise furent le double mobile, et s’il faut en croire la chronique de Cluny, les vases, les reliquaires et ornements sacrés qui disparurent dans cette tourmente n’avaient pas une valeur moindre de deux millions.
Le massacre de Vassy avait donné le signal, et l’armée du prince de Condé ravageait la Bourgogne. Déjà Mâcon avait été pris d’assaut par son lieutenant, le vicomte de Polignac, qui, non content de cette première victoire, voulut occuper ses soldats en leur offrant le pillage du monastère de Cluny. Sous la conduite de deux hommes, dont le nom devait rester dans la mémoire des populations comme un cruel souvenir, Misery et Jean-Jacques, une poignée de huguenots fait invasion dans la petite ville, et vient mettre le siège devant les portes de la basilique.
Cette expédition fut le premier coup porté aux merveilles qui faisaient la gloire du sanctuaire de Cluny. Les moines, à l’approche des envahisseurs avaient pris la fuite ; l’église, livrée à la merci du premier occupant, fut désolée et ravagée, et les hérétiques, maîtres du saint lieu, ne le quittèrent qu’après en avoir violé les tombeaux où ils croyaient rencontrer des trésors, et avoir jeté au feu ou lacéré comme livres de messe les plus précieux manuscrits de la bibliothèque des Bénédictins. Ces derniers avaient heureusement emporté avec eux une grande partie des richesses et des choses de prix du monastère, et en avaient fait le dépôt dans les fortes murailles du château de Lourdon, qui résista aux efforts de l’armée huguenote et ne fut point pris. Charles de Lorraine avait du reste prévu les désastres inévitables de la guerre civile, et du Concile de Trente où le retenait sa qualité de prince de l’Église, il avait ordonné que les objets les plus précieux du trésor fussent transportés à Auxonne, d’où ils ne rentrèrent à l'abbaye que quelques années plus tard.
Un seul moine, dom Claude Olier, était resté gardien de cette abbaye que tous abandonnaient ; sa fermeté et sa hardiesse le firent échapper à la mort. Après avoir dit la messe au grand autel de l’église, comme aux jours les plus tranquilles, Olier ferma les portes du couvent, et alla se cacher chez un nommé Penet. Les protestants arrivent devant le sanctuaire, les portes sont brisées et enfoncées à coups de hache, et le pillage commence. La retraite d’Olier fut alors dénoncée par le sieur Filloux, juge et procureur fiscal, vendu aux rebelles, et le malheureux moine leur fut livré. Promené sur un âne, accablé d’injures et de coups de bâton, il fut menacé d’être mis à mort s’il ne révélait le lieu où les fuyards avaient caché les trésors du monastère. il résista avec courage, et refusa de trahir ce secret ; aussi les assiégeants, qui le considéraient comme un otage et n’avaient eu garde de mettre leur menace à exécution, apprenant d’ailleurs l’arrivée du duc de Nemours qui approchait avec les troupes royales, l’emmenèrent avec eux à Mâcon où ils le retinrent captif. Peu de jours après, ils revinrent, ayant à leur suite l’intrépide Bénédictin, qu’ils conduisirent au sommet de l’une des tours des Barabans, et là ils lui renouvelèrent avec cris l’injonction pressante de découvrir la retraite des religieux. Ils ne purent en obtenir aucune réponse satisfaisante ; mais Olier parvint cependant à se tirer de ce péril, et se racheta par une rançon que lui fournirent quelques amis.
La paix d’Amboise avait momentanément rétabli la tranquillité entre les deux partis, mais à la reprise des hostilités, Poncenat, lieutenant de Condé, vint avec 5 à 6,000 huguenots mettre le siège devant Cluny. Les habitants redoutant un nouveau pillage de leur ville se soumirent à une énorme contribution de 6,000 livres qu’ils payèrent tant en monnaie qu’en denrées de toute espèce. (1er novembre 1567).
Le capitaine calviniste, satisfait de ce butin, se retira vers la haute Bourgogne et courut piller Saint-Gengoux-le-Royal.
La bibliothèque de Cluny conserva longtemps l’original de la quittance de cette contribution que Poncenat signa aux Clunisois, pour les préserver de semblables demandes de la part de ses coreligionnaires. Voici la copie de cette curieuse pièce qui donne une idée exacte de son époque.
« Messieurs et frères qui estes assemblés pour le service de Dieu et du Roy, la conservation de son royaulme et le bien du publiq vous prie si passez près la ville de Cluny ne logez ny faites loger aulcuns de vos soldats en la dite ville, ny ez granges et dommaines des habitants dicelle et ne permettés quil leur soit prinse et emporté aulcune chose. Car oultre ce que la plus grant part d'iceulx sont de nos frères et amis, ils nous ont assisté de la somme de six mille livres et laquelle a esté payé aux commissaires des guerres de nos dites troupes par les mains des honnorables Anthoine de la Blettonière, l'ancien, Emile Greisard, Jehan Bridet, Jehan Penet, Claude Decret et Alexandre Arcelin, tous habitants de Cluny ; et assavoir : en argent monnayé la somme de deux mille quatre cents soixante seize livres, unze sols, quatre deniers et, en vaisselle d’argent, deux mille trois cents quarante livres, et le surplus quest unze cents quatre vingt-quatre livres, faisant le parfait de la dite somme de six mille livres, l'avons reçeu en drap de hayne est ce oultre les estappes et provisions de vivres que les dits habitants ont forny pour la nourriture des soldats de nos trouppes ; le tout pour la conservation de l'abbaye et monastère du dit Cluny, membres et dépendances diceux est laquelle somme sus dite a esté employée pour la soulde et entretennement des dits soldats, leur faisant promesse qu’il ne serait attempté par vous et nous en aulcune manière tant contre la dite abbaye, membres et deppendances, que contre leur dite ville, nous asseurant de vous que vous ne vouldriez le faire aultrement, quelque in commodité que cella vous peuts apporter que si au contraire il ne vous plaisait leur faire ceste faveur, pour l'amour de nous, nous serions constraints leur faire restitution de la dite assistance, mais leur faisant ceste faveur, nous employerons tous jours pour vous en aultres endroits, quand l’occasion s’en présentera.
Faict à Ayne le huictiesme jour de novembre l’an mil cinq cents soixante sept.
Signé : PONCENAT. »
Chaque nouvelle phase de la guerre civile fut pour la ville de Cluny la cause d’une nouvelle alerte. Le dix-huit juin 1570, le prince de Condé et l’amiral de Coligny, ayant les armes au poing contre la volonté du roi (171), et venant de Feurs et de Saint-Étienne-en-Forêt, arrivèrent en passant par La Clayette aux portes de la vieille cité bénédictine. Les gouverneurs envoyés au nom du roi, MM. de Givry et de Villauneuf, avaient seulement avec eux 25 hommes de compagnies étrangères, mais leur fermeté et celle du juge mage Desautel permirent d’attendre l’arrivée de M. de Vantoux, gouverneur de Bourgogne en l’absence de M. de Tavannes. Il était onze heures du matin quand le capitaine de l’avant-garde de l’armée calviniste adressa par un trompette une triple sommation d’avoir à livrer la ville. Malgré le peu d’hommes dont ils pouvaient disposer, les gouverneurs et le juge mage répondirent que si MM. les Princes n'avaient commission de Sa Majesté, ils n’entreraient dans la ville, ou plutôt que les habitants répandraient la dernière goutte de leur sang (172) ; quelques heures après arriva M. de Vantoux qu’accompagnaient 120 chevaliers.
Une quatrième sommation décida les assiégés à sortir de leurs murs, et il intervint alors entre les ennemis et les Clunisois un singulier traité qui rappelle le combat qui immortalisa les Horace et les Curiace. Il fut convenu que trois calvinistes se rencontreraient avec trois habitants de Cluny dans les plaines situées à l’ouest de la ville, au lieu appelé Montaudon, et que le résultat de ce combat déciderait du sort de la ville. Antoine Pelletrat, Pierre Fournier et un troisième dont l’histoire n’a pas conservé le nom, furent les champions de Cluny ; la population entière, groupée sur les remparts, attendait avec anxiété l’issue de la lutte. Pelletrat seul fut blessé, les trois huguenots furent mis en fuite, et tandis qu’au milieu des cris de triomphe de leurs concitoyens, les vainqueurs rentraient en ville, l’armée des princes, levant le siège, se retira sous le petit village de Mazille. Il paraît cependant qu’une seconde escarmouche eut lieu le lendemain entre les mêmes troupes et les défenseurs de Cluny, qui coûta la vie à un des plus braves chefs de l’armée ennemie ; aussi les princes comprenant le peu d’importance que leur offrait la prise de Cluny, reprirent leur route vers le Sud (173). La campagne environnante paya pour Cluny ; les huguenots én se retirant mirent à feu et à sang tout le pays voisin.
Charles de Lorraine ne vit pas ces douloureux épisodes de la guerre civile ; en 1575, il avait été remplacé par Claude de Guise, son parent, ancien prieur de Saint-Martin-des-Champs et alors grand prieur de Saint-Denis ; celui-ci, du moins, était membre de l’ordre de Cluny. Il était fils naturel du fameux François de Guise et avait eu pour mère la fille d’un président à la Chambre des Comptes de Dijon. Il semble que la ville de Cluny voyait avec plaisir le pouvoir abbatial se perpétuer dans les mains de la famille dominante de cette époque, car l’entrée de dom Claude à Cluny fut une véritable ovation : harangues, salves de mousqueterie, réjouissances publiques, rien n’avait été épargné ; l’opinion publique ne devait pas tarder à changer à son égard.
Pour la cinquième fois et sous le prétexte delà religion, la guerre recommençait entre les catholiques et les calvinistes. Le duc d’Alençon et le prince de Condé, unis alors contre le nouveau roi Henri III, occupaient la Champagne et la Bourgogne ; les richesses de l’abbaye tentèrent encore une fois la cupidité des réformés. À la nouvelle des désastres qui signalent partout le passage de l’armée ennemie, les religieux transportent au château de Lourdon tout ce qu’ils avaient sauvé du pillage de 1562, et attendent la suite des événements.
Il ne semblait pas d’ailleurs qu’on pût voir se renouveler les péripéties des premières phases de la guerre, mais la trahison allait faire cesser bientôt cette tranquille sécurité. Une partie des habitants de la ville, entraînés par ce même Filloux, procureur fiscal, qui avait joué un rôle si odieux dans l’affaire de dom Olier, prêtent la main aux hérétiques, et Lourdon est pris par surprise. Pendant ce temps, Claude de Guise, peu confiant dans les promesses de quelques Clunisois qui lui juraient de défendre et de protéger le monastère, se retirait à Chalon-sur-Saône, laissant les réformés s’établir plus sûrement dans Lourdon et dévaster tout le pays.
Du Puisay, écuyer du duc d’Alençon, le procureur Filloux et leurs principaux complices, commencent le pillage du trésor monastique ; les meubles, les vases sacrés, les croix, les reliques et tous les objets précieux sont dirigés sur Genève pour y être vendus ; les matières d’or et d’argent, converties en lingots, servirent à couvrir les frais de la guerre. Rien n’avait été épargné : les chartes et les titres concernant l’abbaye n’échappèrent pas à ce désastre ; brûlés ou déchirés par des soldats ignorants, ils disparurent en grande partie, et le peu qui en fut sauvé fut vendu par les huguenots à leurs coreligionnaires de Genève, auxquels l’abbé de Cluny dut plus tard les racheter à prix d’argent (29 octobre 1575).
Au mois de mars de l’année suivante, l’armée des Princes parut de nouveau aux portes de Cluny en telle quantité qu’on ne pouvait les nombrer, et remontant vers l’ouest, alla hiverner sur les bords de la Loire, près de Digoin. Pendant ce temps, les réformés établis à Lourdon mettaient à feu et à sang les villages des environs, pillant les fermes et brûlant les châteaux. Ils avaient en même temps des intelligences dans la ville ; l'abbaye, prise par quelques Clunisois, resta au pouvoir des ennemis, mais les habitants, redoutant la destruction du monastère et de leur vieille église, prirent les armes et chassèrent les envahisseurs. Le sanctuaire n’avait pas été profané ; aucun meurtre n’avait souillé l’enceinte sacrée (174).
Le règne de Claude de Guise commençait sous de tristes auspices ; l’ambition de la famille du nouvel abbé, et les luttes qu’eurent à soutenir les Guise sous le règne de Henri III, influèrent singulièrement sur les destinées du monastère. Il est probable aussi que la jalousie excitée par la faveur dont jouit d’abord cette grande famille et leurs revers de fortune rejaillirent sur leur parent, chef de la maison de Cluny. Malgré l'acharnement de quelques pamphlétaires, et quelque vraie que soit la biographie contenue dans un écrit anonyme, connu sous le nom de Légende de Claude de Guise, on ne peut nier cependant que cet abbé ait été inspiré de généreuses idées et ait projeté d’utiles dispositions pour son abbaye. Son premier soin fut de recouvrer le château de Lourdon où se perpétuait l’armée protestante, il le fit reconstruire et fortifier ; mais en même temps qu’il s’occupait avec vigilance des intérêts de la maison de Cluny, il n’oubliait pas qu’il appartenait à la famille de Guise, et il entraînait avec lui le monastère dans le parti de la Ligue. L’assassinat du duc et du cardinal de Guise à Blois, le 23 décembre 1588, lui fournit l’occasion de prendre couleur dans la grande lutte qui divisait la France. Un service solennel fut chanté dans la basilique de Cluny par la communauté, entourée de tous les habitants de la ville (175), et, quelques jours après, les moines prêtèrent serment à la faction rebelle. Il faut dire cependant que les principales villes de Bourgogne, Mâcon, Chalon, Beaune, avaient subi l'influence du duc de Mayenne ou de ses lieutenants et s’étaient déclarées en faveur de la Ligue.
Cette faute attira plus tard une attaque nouvelle de la forteresse de Lourdon par le roi de Navarre qui venait de succéder à Henri III ; le 24 juin 1593, une troupe de soldats royaux s’empara des cours et des ponts-levis de ce château, mais Claude de Guise le défendit vaillamment et fit avertir les habitants de Cluny qui lui envoyèrent cent vingt arquebusiers conduits par un des leurs, Claude Ducret, dit le capitaine Baron ; l’abbé ouvrit le donjon à ses libérateurs, et alors commença une lutte véritablement héroïque. Les enfants eux-mêmes apportaient dans leur sein des pierres qu’ils faisaient pleuvoir sur les assaillants, et pour employer l’expression du bourgeois de Cluny, contemporain et narrateur de ces événements, tous combattirent ayant le courage plus que des Césars (176). Cette vigoureuse défense força les assiégeants à se retirer et empêcha un second pillage du trésor abbatial. Il n’était cependant plus possible de refuser de reconnaître Henri de Bourbon et, le 22 mai 1594, les échevins et le syndic de la ville, le juge mage et le procureur de l’abbé soumirent Cluny à l’autorité du nouveau souverain.
La lutte n’en continuait pas moins entre le roi et les derniers restes de la Ligue. Cluny fut contraint de capituler cette fois avec Mayenne et Tavannes qui, à la tête de 2,500 hommes, parcouraient le pays ; la ville dut payer une énorme contribution de guerre de quatre mille livres, dont le paiement fut assuré par des otages, et tout cela<(i>, s’écrie le pacifique narrateur, nous est advenu parce que nous avons reconnu le roi. Dieu ait pitié de nous ! (2 juillet 1594.)
Henri IV, devenu enfin roi de France, avait conservé rancune à l’abbaye et aux Clunisois. Une armée de 14,000 hommes, conduite par le maréchal de Biron, vint à son tour camper aux portes de la ville (6 avril 1595). Épuisée encore par la rançon qu’elle avait payée aux ligueurs quelques mois auparavant, la petite cité dut faire de nouveaux sacrifices. Ses habitants trouvèrent cependant 2,500 écus pour empêcher les troupes de loger à Cluny, mais cette armée composée de Gascons, de Bretons, de Normands, de Poitevins, d’arquebusiers français et de mercenaires suisses, était trop avide de pillage pour que le pays entier ne souffrit pas de leurs courses et de leurs mouvements, L’incendie, le viol, le meurtre, signalèrent le passage des soldats de Biron, et, dit Leronde, ils firent tant de mal que si étaient des barbares, il ne serait pis faire.
Henri IV punissait ainsi la résistance que Cluny avait faite à Henri de Navarre ; il enleva ensuite l’abbaye à Claude de Guise et en confia l’administration à un moine de Saint-Martin-des-Champs, dom Henri de la Coupelle, dont les membres du grand conseil de l’ordre durent approuver le choix, mais comme sa position nouvelle lui commandait quelques ménagements envers le parti catholique, Henri rendit à l’abbé l’année suivante cet important bénéfice.
Claude de Guise s’occupa du soin de ramener la prospérité au monastère, mais les maux de cette guerre étaient irréparables ; l’ordre avait surtout à déplorer la perte des nombreux titres qui établissaient la propriété de ses biens, ou les droits seigneuriaux que l’abbé avait à exercer, et ce fut encore par l’influence de Claude de Guise que Henri IV, en 1605, octroya des lettres patentes qui accordaient aux copies de tous ces titres la même foi qu’on devait aux originaux perdus. Déjà un arrêt du conseil d’État de 1585 avait confirmé à la justice mage de Cluny le droit, toujours contesté par de puissants voisins, de ne ressortir qu’au parlement de Paris, et, plus tard, des lettres de garde de l’année 1610 rappelèrent en les approuvant les anciens privilèges de l’abbaye. Dom Claude était même entré dans l’esprit de son époque en demandant la réformation de la discipline, et, plus heureux que son prédécesseur, il avait réuni, en 1600, un chapitre général qui rédigea de nouveaux statuts que l’abbé fit enregistrer au parlement de Paris. Des lettres patentes approuvèrent les modifications ordonnées par l’assemblée des Clunistes ; le roi pénétrait plus avant dans le gouvernement de l’ordre ! (24 avril 1601).
Dom Claude employa les dernières années de sa vie à ces diverses améliorations, et, pour récompenser les habitants de Cluny de leur dévouement à sa famille et peut-être aussi pour s’assurer leur appui à l’avenir, il leur concéda et accorda à une partie des populations voisines des droits considérables dans les bois du monastère, qui devinrent avec la suite des temps la propriété soit de la ville elle-même, soit des communes rurales environnantes.
Un de ses derniers actes fut de réunir l’abbaye d’Ainay à la maison de Cluny. Ce fut une importante conquête, qui s’inscrivit l’une des dernières sur la liste des possessions de l’ordre. La dissolution n’était pas éloignée.
L’abbé de Guise mourut à Cluny le 23 mars 1612. Une tempête épouvantable jeta la terreur dans le pays la nuit même de sa mort, et donna lieu dans le peuple à une foule de suppositions superstitieuses (177). On rapporte qu’au moment d’expirer, Dom Claude, que veillaient deux frères de son ordre, se retourna la face contre le mur et laissa échapper cette exclamation : « Qu’il est dur de mourir ! » La tradition s’empara de cette parole, et entoura sa mémoire de souvenirs sinistres ; une accusation de crimes de toute espèce pesa longtemps sur lui, et le cardinal de Bouillon, l’un de ses successeurs, fit supprimer dans l’église son tombeau et tout ce qui pouvait le rappeler, comme s’il eut voulu par là faire oublier jusqu’à la dernière trace de cette mystérieuse existence.
L’abbaye de Cluny allait encore appartenir cette fois à un fils de la maison de Guise. Au nom de Louis XIII, Marie de Médicis, régente, demanda les suffrages des religieux pour Louis de Lorraine, fils de Henri Ier de Guise et de Catherine de Clèves. Nulle opposition n’entrava la volonté royale, et de 1612 à 1621, Louis gouverna Cluny. Le seul événement qui mérite de prendre place dans les faits de son règne fut la fondation qu’il autorisa d’un couvent de religieux Récollets aux portes même de la ville. Ce fut là un acte de sage prévoyance, mais aussi de cruel égoïsme, qui mettait l’abbaye à l'abri des attaques calvinistes en leur offrant comme une proie plus rapprochée de leur convoitise les personnes et les biens des nouveaux venus.
Louis de Lorraine vit aussi les débuts de cette grande réforme qui divisa en deux camps l’ordre de Cluny, comme nous le dirons plus loin. La ville de Verdun possédait alors une abbaye de Bénédictins réformés fondée depuis quelques années à peine, et qui déjà était célèbre en Europe par la sévérité de sa règle et de sa discipline. La duchesse de Guise, mère de l’abbé Louis, femme pleine de vertus, et désireuse sans doute d’attacher le nom de son fils à un acte important, lui conseilla d’offrir les fonctions de prieur claustral de Cluny à dom Claude François, chef de la congrégation de Saint-Vannes de Verdun, afin que ce dernier, fort de l’autorité que lui donnerait son nouveau titre, pût introduire à Cluny la réforme que tous désiraient. Ce projet échoua par la résistance du candidat proposé, et Louis de Lorraine dut confier à un Cluniste l’œuvre que lui inspirait sa mère. Son choix s’arrêta sur Jacques de Vény d’Arbouze, qui déjà avait rempli les fonctions de définiteur au chapitre général de 1600, et dont les tendances novatrices lui inspiraient plus de confiance pour arriver au but qu’il méditait. Ce dernier accepta la mission que lui offrait l’abbé, sous la condition, dit-on, qu’il établirait à Cluny la même observance qui se gardait à Saint-Vannes, et dès lors il put activement travailler à cette grande œuvre qu’il caressa toute sa vie.
Bientôt un chapitre fut appelé à se prononcer sur les nouveaux statuts ; Louis vint le présider et saluer en même temps Cluny pour la dernière fois (1621). Nommé cardinal peu de temps après, il dut, en acceptant le chapeau rouge, renoncer à conserver son abbaye. Les religieux se hâtèrent d’en profiter ; ils purent encore régulièrement choisir leur abbé, car les discordes qui agitaient la régence de Marie de Médicis ne permirent pas à la reine de veiller à cette élection, et le second cardinal de Guise fut remplacé par le grand prieur que vint consacrer l'archevêque de Lyon (3 avril 1622).
La grande préoccupation de Jacques de Vény était cette réforme à laquelle il avait voué sa vieillesse, et qu’il parvint à imposer à ses religieux. Ce ne fut pas du reste sans une lutte opiniâtre qu’il obtint ce résultat, et dès ce jour l’ordre fut divisé en deux fractions, l'ancienne et l’étroite observance, source des dissensions intestines qui éclatèrent dans la suite. Le chapitre général du 16 février 1623 approuva les statuts proposés par l’abbé, et décida que les réformés devraient avoir des supérieurs également réformés, sans que les supérieurs de l’ancienne observance eussent sur eux aucun droit.
Jacques de Vény jouissait de son triomphe, quand il eut à répondre à une attaque partie du pouvoir suprême. Richelieu était premier ministre de Louis XIII, et l’ambitieux cardinal, délivré des intrigues qui avaient entravé ses premiers pas, ne visait plus qu’à réunir sur sa tête tous les honneurs possibles ; il demanda à Jacques de l’accepter comme coadjuteur. Cette prière était un ordre, et deux ans plus tard, l’abbé, forcé de donner sa démission en faveur de l’omnipotent ministre, se retira dans un monastère d’Auvergne.
Une bulle d’Urbain VIII ratifia cet échange. Richelieu devint abbé commendataire de Cluny (12 juillet 1629). Quelques jours avant, il s’était fait céder par Jacques de Vény tous les revenus de l’abbaye, moyennant une pension de cinq mille livres. Ce traité n’était qu’un leurre, car on ne voulait pas ménager longtemps au prélat dépouillé cette maigre aumône. Le conseil de la Voûte (178) ne tarda pas à lui signifier que, malgré ses réserves, l’ordre de Cluny ne le reconnaissait plus pour abbé, et n’admettait même plus sa juridiction spirituelle. Jacques de Vény en mourut de chagrin peu de temps après. Ce titre si envié était donc devenu l’objet d’un trafic, le dernier lien d’obéissance était brisé !
Farinier de l'abbaye de Cluny et château de Lourdon
CHAPITRE XVII : RICHELIEU ET MAZARIN ABBÉS DE CLUNY.
Le premier acte de Richelieu fut de s’enquérir des besoins de l’ordre, et, en exécution de ses désirs, il fut dressé un état des plaintes et des vœux des religieux. Cet écrit, très long et composé sans doute à l’instigation du cardinal, donne tous les détails du gouvernement de l’abbaye, indique tous les maux auxquels il faut porter remède, et enfin réunit tous les éléments nécessaires pour la connaissance parfaite de cette administration compliquée qu’il semblait aux Clunistes si important de réorganiser.
Le mémoire soumis à l’abbé-ministre énumérait ainsi les faits :
1° Les chapitres généraux doivent être composés de deux visiteurs et de deux définiteurs par province, lesquels ont pour mission de parcourir au moins deux fois l’an les monastères, s’enquérant tant au spirituel qu’au temporel, et faisant leur rapport sur le tout au chapitre suivant.
2° À cette même assemblée comparaissent les prieurs et les supérieurs des maisons secondaires, pour y entendre les rapports des visiteurs, recevoir les observations de l’abbé et être réprimandés ou punis selon les circonstances.
3° Les difficultés nées entre les religieux, ou entre ces derniers et leurs supérieurs, sont instruites par un auditeur des causes, qui en fait son rapport au chapitre.
4° Tous les supérieurs convoqués rendent compte de l’état de leurs maisons, sous le double rapport du spirituel et du temporel. L’abbé lui-même nomme deux visiteurs pour examiner sa propre administration, et s’enquérir de tous les besoins de l’abbaye, comme aussi pour veiller à entretenir un nombre de religieux proportionné aux revenus. Les mêmes chapitres surveillent l’administration des collèges de Paris, d’Avignon et de Dôle, et entendent le compte des recteurs.
5° Un conseil établi par les statuts et composé de quelques religieux et officiers de l’ordre, étudie, dans les intervalles des grandes assemblées capitulaires, les affaires urgentes qui se présentent tant au spirituel qu’au temporel, afin de leur donner une solution plus rapide et plus sûrement exacte.
6° Et en outre, tous les ans, un autre conseil se réunit, composé de cinq ou six prieurs les plus voisins de l’abbaye, conférant avec l’abbé pour lui prêter aide, savoir et conseil au régime d’un si grand corps, et pour le réconcilier avec son conseil ordinaire, en cas de désaccord, comme aussi pour juger les affaires et lui offrir des remontrances.
Telle aurait dû être la règle ; mais, disaient les rédacteurs du factum, bien autrement vont les choses : les abbés se font représenter par des vicaires généraux ignorants, et qui n’ont jamais été nourris dans les cloîtres de l’ordre, qui visitent les maisons avec des habits indécents, et font des ordonnances à leur gré. Ils réduisent le nombre des religieux, diminuent le service de Dieu, et altèrent le bréviaire bénédictin tel qu’il est réglé par les conciles, chargeant ainsi la conscience des frères, lesquels ont juré fidélité aux offices ordonnés par les statuts (179). Les visiteurs n’ont pas prêté le serment solennel, et par suite remplissent des fonctions illicites. Il existe dans l’ordre certains religieux qui se sont forgé une nouvelle façon de vivre, ne font plus au chœur ordinaire leur service habituel, vivent à l’écart, et considèrent les autres frères comme schismatiques et excommuniés, ce qui est une cause de scandale et de dissensions. Les prieurs titulaires et les prieurs claustraux se comportent scandaleusement, contrairement aux bulles de Nicolas IV et de Grégoire IX ; ils ruinent la communauté, mènent une vie licencieuse et tourmentent les moines. Chez ces derniers aussi, les uns vivent en particulier avec ménage scandaleux, les autres se livrent au négoce séculier : les revenus de l’abbaye sont diminués, les bâtiments sont en mauvais état ; l’hôtellerie est tombée en ruines ; les religieux de l’ordre ne peuvent y être reçus et sont contraints de loger dans les tavernes ; l’infirmerie est sans meubles ; la liturgie est dans un état déplorable ; les uns disent la messe d’une façon, les autres d’une autre ; les fonctions de grand prieur, de maître des novices sont abandonnées à des gens incapables ou indignes ; enfin la confusion est dans l’ordre, les conseils des abbés n’étant pas toujours bien consultés.
Quoique toutes ces récriminations fussent dictées à l’avance, et fussent empreintes d’une certaine exagération, elles n’en révélaient pas moins un désordre profond dans cette maison qui jadis avait été la lumière de l’Occident monastique. Richelieu ne voulut pas avoir l’air de prendre lui-même une décision qui fit cesser tous ces abus, et il se fit dicter par les religieux de Cluny les conseils suivants, qui terminèrent le mémoire en forme de conclusion :
Il était nécessaire de convoquer un chapitre général qui se réunirait chaque année, dans la suite, pour faire revivre les anciens statuts ; d’élire des visiteurs ; de rétablir d’une manière convenable les objets du culte divin, et de réprimer, punir et même déposer les prieurs indignes ou les malversateurs. Il fallait en outre adjoindre aux principaux religieux des pères Chartreux ou des moines de Cîteaux pour inaugurer la réforme, rétablir les conseils permanents de l’abbé, et aussi veiller à ce que les collèges soumis à Cluny donnassent comme autrefois des sujets capables de repeupler les monastères.
Enfin, et pour couronner l’œuvre, quelques-uns plus zélés offrirent deux mille livres destinées à aider la réunion du premier chapitre général. Les temps étaient difficiles, et le trésor était vide !
L’astucieux cardinal n’eut pas plus tôt en mains ce mémoire, qu’il y répondit par des statuts portant la date du 1er septembre 1631, les fit approuver par lettres patentes du roi le même jour, et enregistrer au parlement de Paris le 6 septembre. On voit qu’il pressait l’exécution de son œuvre. Cette décision est trop importante pour que je n’y arrête pas quelques instants le lecteur ; elle allait bouleverser l’ordre.
Richelieu considère d’abord que l’abbaye de Cluny a été de toutes les congrégations de la règle de saint Benoît la première et la plus florissante ; puis établissant que la discipline suivie primitivement à Cluny est la même que celle de la congrégation alors existante de Saint-Vannes et de Saint-Maur il annonce qu’il a obtenu des supérieurs de cette dernière maison l’envoi d’un certain nombre de religieux pour remettre en vigueur la règle ancienne. C’était le triomphe de l’étroite observance imaginée par Jacques de Vény et le cardinal de Lorraine.
Le service divin devra être fait et dirigé partout par les religieux réformés ; les signes de commandement dans les offices leur appartiendront ; ils célébreront les messes et autres services de fondation, les messes basses seulement étant réservées aux anciens ; les fonctions de sacristain et de trésorier seront attribuées aux pères de l’étroite observance, et tous les ornements et reliques devront leur être remis après un inventaire régulier ; seuls ils sonneront les services, pareront les autels, et prépareront les ornements ; la règle de saint Benoît, telle qu’elle est pratiquée à Saint-Maur, sera appliquée à l’ordre de Cluny, comme aussi la forme de l’habit ; le bréviaire sera réformé et remplacé par un recueil nouveau qui prendra le nom de Breviarium Cluniacense ; les religieux qui voudront embrasser l’étroite observance y seront reçus après une année de probation ; le conseil de la Voûte sera composé de frères des deux règles, le surplus de l’administration devant rester aux nouveaux ; les abbés et prieurs ne pourront recevoir aucune profession, ni donner l’habit que dans les maisons de la réforme ; ceux qui jouissent des offices claustraux en resteront titulaires, mais les fonctions appartiendront aux pères de l’étroite observance ; enfin, les prieurs devront envoyer dans les collèges de l’ordre un certain nombre de boursiers destinés à repeupler plus tard les monastères ainsi disciplinés, avec promesse par les futurs religieux d’embrasser la règle nouvelle.
Toute cette volonté de Richelieu était contraire aux privilèges de Cluny et aux bulles papales, que ne manquèrent pas d’invoquer les anciens. Trois prieurs, entr’autres celui de Souvigny, élevèrent la voix contre la tentative de réforme, et portèrent leur plainte au parlement ; mais tout fut inutile. Douze religieux de Saint-Vannes, ayant à leur tête le célèbre bénédictin dom Hubert Rollet, vinrent à Cluny et furent incorporés aux Clunistes ; la juridiction de l’étroite observance fut attribuée à dom Rollet, les anciens reçurent l’injonction de ne plus exercer aucune autorité ; et, pour terminer dignement son œuvre, Richelieu décida la fusion des deux ordres de Cluny et de Saint-Maur, sous le nom de Congrégation de Saint-Benoît (1634). La nouvelle association religieuse fut divisée en six provinces qui se partagèrent la France et absorba tous les monastères bénédictins.
Cependant les opposants ne manquaient pas, et un des plus humbles prieurs, celui de Genzal, dom des Rosières, adressa à tous les frères de l’ordre une véhémente protestation. Le cardinal y répondit par des lettres de Louis XIII, qui soumettaient à la juridiction du grand conseil royal tous les procès et différends de l'abbaye de Cluny, et qui furent bientôt confirmées par le roi en 1635 et en 1637. Un trait de plume avait annulé tous ces privilèges, toutes ces libertés, et même jusqu’à ce nom de Cluny, que sept siècles avaient respectés !
L’abbaye avait été domptée et abattue par Richelieu ; il avait en même temps voulu briser sa puissance temporelle et détruire Lourdon, ce rempart que les huguenots avaient déjà si peu épargné. Un édit royal avait décidé que tous les châteaux forts n’appartenant point à l’État seraient démantelés. Les états de Bourgogne, poussés par le cardinal, demandèrent l’extension de cette mesure au château de Lourdon et la démolition des fortifications récemment élevées par Claude de Guise (14 décembre 1631). Le conseil de la Voûte, six mois plus tôt, avait donné à ce projet une sanction prématurée et avait autorisé la destruction projetée, en renonçant à toute indemnité au profit du monastère. Un arrêt du conseil du roi ordonna qu’il serait fait droit à ce désir, à la condition, toutefois, de dédommager l’abbé de Cluny. Alors on vit arriver à Cluny un certain abbé Dupré, porteur d’un ordre de Richelieu, et un sieur de Béligneux, député des états de Bourgogne, qui, sans aucune formalité préalable, entrèrent dans la forteresse, s’emparèrent des titres, des meubles et de tous les objets qu’elle renfermait, et en commencèrent la destruction. Les voûtes effondrées couvrirent le sol de blocs énormes qui, aujourd’hui encore, ont résisté à l’action du temps ; quelques lambeaux de murs, les piles d’un jeu de paume et une tourelle isolée couronnent seuls le faîte du mamelon que recouvrent de toutes parts les débris de cette imposante ruine. Un cultivateur a établi sa demeure à l’ombre de cette masse encore grandiose qui, dorée par les rayons du soleil couchant, offre aux artistes un pittoresque point de vue. Il ignore, et tout le pays avec lui, que ces vieux murs étaient, il y a deux siècles à peine, les inexpugnables défenseurs de l’église, dont le dernier clocher brille au-delà de la montagne, à l’horizon lointain.
Cluny était donc définitivement vaincu ; absorbé dès lors par la congrégation de Saint-Maur il avait perdu sa suprématie spirituelle que lui enlevait par la volonté même de son chef un ordre à peine né, et la démolition du castel de Lourdon abolissait son dernier souvenir d'indépendance (180).
Richelieu avait réussi, et un échec qu’il éprouva vers cette époque lui fit savourer davantage la joie de son succès. Possesseur de l’abbaye de Cluny, il se fit nommer abbé de Prémontré, et enfin de Cîteaux ; mais la cour de Rome eut peur ; elle s’inquiéta de cet envahissement, et comme on prêtait au cardinal l’ambition secrète de se faire déclarer patriarche de France, Urbain VIII résista et lui refusa les bulles d’institution canonique. Il put facilement oublier cette résistance du pape ; la France entière ployait le genou devant lui, et il allait s’éteindre après avoir fourni, comme ministre, la plus brillante carrière qu’il put rêver.
Son règne avait été funeste à l’ordre de Cluny, mais son successeur eut bientôt détruit son œuvre. À sa mort (5 septembre 1642), une élection régulière donna le titre d’abbé à dom Germain Espiard, moine de la nouvelle observance, et sorti de Saint-Maur ; mais les anciens, qui avaient à venger leur défaite précédente, crurent en rencontrer l’occasion et s’empressèrent de demander pour abbé Armand de Bourbon, prince de Conti, de la maison de Condé, encore enfant. On n’eut garde de le leur refuser, et trois mois après son installation, Espiard, chassé, fit place à ce successeur sans précédent encore. On vit alors les religieux de Cluny gouvernés, non plus par des vicaires généraux, mais bien cette fois par Henri de Bourbon, prince de Condé, qui, au nom et comme administrateur des personne et biens de son fils mineur, traita avec eux sur tous les points relatifs aux revenus et aux dépenses du monastère. N’était-ce pas le signe le plus certain de la chute de cette maison, qui n’était plus qu’un bénéfice entre les mains d’un courtisan ?
En 1644, le même prince de Condé sépara les moines de Cluny des religieux de Saint-Maur. C’était un pas dans la bonne voie ; mais Armand de Conti prit à peine possession de son abbaye : fort occupé à Paris des troubles de la Fronde, il fut arrêté avec le grand Condé, son frère, et enfermé au Havre. Il n’en sortit que pour donner sa démission des fonctions d’abbé de Cluny et pour faire sa paix avec Mazarin, dont il épousa la nièce, et dont il obtint le gouvernement de la Guyenne (1654). Les Clunistes demandèrent alors le prince d’Enghien ; mais le ministre italien était trop avide de bénéfices pour laisser échapper une aussi belle proie : il s’attribua donc Cluny dont le pape Alexandre VII lui expédia les bulles l’année suivante (4 juin 1655).
Les premières actions de Mazarin annoncèrent aux religieux qu’ils avaient trouvé un maître plus terrible que Richelieu ; car le cardinal, oubliant son titre d’abbé commendataire, manifesta d’abord son intention de conserver la juridiction spirituelle jusqu’alors laissée au grand prieur. En même temps, il réunissait de nouveau Cluny à l’ordre de Saint-Vannes et indiquait un chapitre général dans l’un des monastères lorrains. Les religieux de Saint-Vannes y accoururent en foule, et leur nombre dépassa de beaucoup celui des Clunistes, qui se virent dominés par la majorité de leurs rivaux. De nouveaux chefs furent donnés aux monastères, et presque tous furent naturellement choisis parmi les membres de l’institut de Saint-Vannes, qui furent de suite mis en possession des maisons relevant de l’abbaye bourguignonne. Cet amalgame excita les plus vifs murmures : les moines de Cluny se soulevèrent, mais la prison fit justice des rebelles ; un grand nombre d’entre eux furent incarcérés ; les fonctions séculières leur furent interdites, et il ne leur fut plus possible de quitter le monastère sans permission.
Ce régime fut de courte durée : Mazarin se montra bientôt plus accommodant ; il remit aux chapitres généraux la juridiction spirituelle, régla avec les religieux leurs intérêts territoriaux et les dépenses de l’abbaye, et gouverna, dit la chronique, avec une bénignité et une affabilité toutes religieuses. Il obtint même, le 29 janvier 1661, un bref d’Alexandre VII qui accordait quelque relâche à la règle de l’étroite observance.
Quelque temps après (8 mars) il mourait à Vincennes ; le temps des ministres tout puissants était passé, la France avait un maître nouveau : Louis XIV était roi. L’abbaye de Cluny ne tarda pas à l’apprendre. La main du prince allait s’appesantir sur elle, et lui imprimer une impulsion qui ne s’alliait ni à sa constitution primitive, ni à son passé.
Chapelle de l'hôpital et Palais de Jacques d'Athose (XVIIIe siècle)
CHAPITRE XVIII : RENAUD D’ESTE. — HENRI DE BEUVRON — LE CARDINAL DE BOUILLON.
Les religieux de Cluny apprirent la mort de Mazarin par M. d’Entragues, délégué de la cour, qui leur notifia en même temps la défense de procéder à aucune élection sans avoir pris les ordres du roi. M. de Bouchu, intendant de Bourgogne, vint à son tour leur confirmer cette même injonction. Ces deux envoyés s’acquittèrent de leur mission avec assez peu de modération dans les formes, et forcèrent les moines à protester contre les violences qui leur étaient faites par les commissaires royaux. Tout fut vain, Louis XIV avait parlé : un favori du roi et du Saint-Siège l’emportait encore ; Renaud, cardinal d’Este, un étranger, fut nommé abbé de Cluny.
L’étroite observance reprenait le dessus ; un conseil nouveau est institué, qui, semblable à un sénat aristocratique, reçoit comme principale attribution la puissance temporelle ; les sénieurs (seniores) sont les mandataires de l’abbé ; en même temps les principaux monastères de l’ordre embrassent la réforme, dont les statuts sont confirmés successivement par Alexandre VII et par Clément IX. Un tel état de choses ne s’était pas établi sans éveiller les murmures et les jalousies de l’ancienne observance, et les dissidences des dernières années se renouvelaient plus vives que jamais, quand la mort du cardinal d’Este attira l’attention des religieux sur cette grande question, désormais pour eux capitale, celle du choix de son successeur.
Renaud était mort le 29 septembre 1672 ; les moines, après avoir célébré à son intention une messe solennelle, selon les anciennes coutumes, se réunissent capitulairement, et, à l’unanimité, appellent au pouvoir dom Henri Bertrand de Beuvron, prieur de Saint-Marcel-lès-Chalon. L’intérêt commun avait fait taire les dissentiments et rappelé la fameuse bulle de Léon X, qui la dernière avait consacré la liberté la plus chère de l’ordre (7 octobre).
Le même jour arrivait l’ordre du roi. On allégua qu’il était trop tard, mais on se résolut à soumettre néanmoins le résultat du vote à l’approbation royale. La réponse ne se fit pas longtemps attendre, car, le 21 du même mois, un arrêt du conseil d’État annula l’élection malgré les protestations du grand prieur et des religieux. Des lettres de cachet sont lancées contre Henri de Beuvron, qui est d’abord obligé de se réfugier à la Charité-sur-Loire ; fort de son droit, l’abbé proteste à son tour contre les arrêts qui le frappent ; mais poursuivi par de nouvelles lettres de cachet, il est relégué à Pommier, et finit par céder et par abdiquer la dignité abbatiale. Il avait résisté pendant onze années !
Le roi n’avait pas osé, durant la lutte que soutenait opiniâtrement Henri de Beuvron, disposer de ce titre d’abbé que l’élu des Clunistes persistait à vouloir conserver, et il avait dû confier à un commissaire royal l’administration générale de l’ordre. Paul Pélisson, maître des requêtes, avait été chargé de ce poste important. Pendant que leur chef défendait contre l’omnipotence royale le principe de l’élection libre, les moines étaient retombés dans le même état qu’auparavant, et la division qui minait sourdement la base de ce vieil édifice rendait nécessaires des essais de rapprochement. En 1676, une assemblée des principaux prieurs fut indiquée au collège de Cluny. Là, en présence de Pélisson, de M. de Harlay, archevêque de Paris, et du père la Chaise, confesseur du roi, il fut arrêté que les statuts de Jean de Bourbon seraient remis en vigueur pour le maintien de la discipline. Les religieux adhérèrent à cette innovation, les anciens en se réservant de retrancher tout ce que leur paraîtrait trop austère et trop gênant, les réformés à la condition que cette règle nouvelle n'altérerait en rien les strictes prescriptions de la leur. On n’avait donc pas fait un pas !
Les choses semblaient ainsi arrangées, quand l’abdication de Henri de Beuvron fit monter sur le trône de Cluny un des hommes les plus distingués de l’Église de France. Ce n’était pas cette fois le Souverain Pontife, puissance spirituelle, dictant son choix au monastère ; ce n’était pas le roi de France intriguant pour ses protégés et captant les suffrages des religieux : c’était enfin le conseil du roi qui, par un arrêt arbitraire, mettait à la tête de la maison de Cluny Emmanuel-Théodose de la Tour-d’Auvergne, cardinal de Bouillon, fils du duc de Bouillon, prince de Sedan, et d’Éléonore de Bergh, et neveu du grand Turenne. Sept années s’écoulèrent avant que le pape confirmât cette nomination si opposée aux lois de l’ordre bénédictin, et ce ne fut qu’en 1690 que le cardinal de Bouillon, devenu le favori du Saint-Siège, put obtenir ses bulles.
Armoiries du cardinal de Bouillon à Cluny © Photos Maurice Jalabert
Emmanuel de la Tour-d’Auvergne fut l’un des derniers abbés remarquables de Cluny. Élevé au milieu des troubles de la Fronde, il avait grandi sous le coup des persécutions que la cour ne cessait de diriger contre sa famille. Mais quand le grand nom de Turenne eut pacifié tous ces souvenirs, la faveur de Louis XIV s’attacha au jeune Emmanuel qui, sous le nom de duc d’Albert, se révélait dans le monde des lettres comme une intelligence supérieure. Docteur en Sorbonne à l’âge de vingt-quatre ans, il avait dédié ses thèses de théologie à Clément IX, qui en récompense lui donna les abbayes de Tournus et de Saint-Ouen de Rouen. Cette faveur avait été bientôt suivie d’une plus élevée encore : le roi, sur la recommandation de Turenne lui-même, avait sollicité et obtenu pour lui le chapeau rouge, et presque en même temps l’appelait à la charge de grand aumônier de France.
La dignité de cardinal lui donna le droit d’assister aux conclaves divers qui placèrent successivement sur la chaire de saint Pierre Clément X, Innocent XI et Alexandre VIII. Il menait pendant ce temps à Rome la vie la plus fastueuse qu’il fût possible d’imaginer, dévorant plus de cent mille livres par mois, ayant une suite de quatre-vingts pages et valets de pied, et entretenant près de trente carrosses à sa livrée. Les immenses revenus de Cluny arrivaient très à propos pour couvrir en partie ses folles dépenses.
Investi de l’abbaye en 1683, il ne put en prendre possession qu’après avoir obtenu les bulles papales, et ce ne fut réellement qu’en 1691 qu’il put se considérer comme véritablement abbé de Cluny. Il continuait du reste à résider à Rome, où il prit de nouveau part à l’élection d’Innocent XII, et devint doyen du sacré collège. Enfin la mort de ce dernier pape ayant rendu le trône pontifical vacant, le cardinal de Bouillon avait appuyé de toute son influence le parti qui désigna pour successeur à Innocent Clément XI, duquel il obtint en souvenir de ce service l’évêché d’Ostie (1700).
L’heureux prélat n’avait pas toujours su modérer son orgueil, et plus d’une fois dans sa correspondance avait blessé l’ombrageuse susceptibilité de Louis XIV. Le monarque irrité le rappelle en France, et, pour le punir, le prive de ses fonctions de grand aumônier, de tous ses bénéfices et de tous ses biens. Cette disgrâce ne tarda pas à être suivie d’un retour de la faveur royale, et l’abbaye de Cluny fut rendue au cardinal. On put voir alors ce qu’était devenue la puissance abbatiale, et quels changements les temps avaient apportés dans les relations des abbés avec les religieux.
Depuis la division de l’ordre en deux observances, les réformés avaient tenu séparément leurs chapitres, et il avait été presque impossible, en 1676, d’en réunir un qui mît les deux fractions en présence. Chaque règle nommait des définiteurs chargés des règlements d’ordre intérieur, et qui avaient le droit de s’assembler sans que l’abbé pût assister à leurs délibérations. Emmanuel de la Tour-d’Auvergne voulut modifier cette façon d’agir, et manifesta l’intention de présider la réunion des frères de l’étroite observance. Ceux-ci résistèrent, furent frappés d’interdiction par le cardinal, et, poussant l’audace aux dernières limites, allèrent s’installer au palais abbatial, qu’ils prirent pour centre de leurs opérations. En même temps ils en appellent comme d’abus au parlement de Paris ; l’affaire est évoquée au grand conseil, qui leur donne gain de cause ; l’abbé à son tour en appelle au roi, qui confirme la décision précédente et renvoie toutefois la discussion au parlement. Un arrêt provisoire maintint toutes choses dans le même état ; mais quand il fallut en arriver à l'application des ordres royaux et les concilier avec les bulles de Grégoire IX, Nicolas IV et Calixte III sur les chapitres généraux, on se trouva fort embarrassé, et les indécisions recommencèrent. Le cardinal de Bouillon fut certainement sorti vainqueur de ce débat, mais il oublia la défense du roi et quitta la France sans en avoir obtenu l’autorisation. Louis XIV profita de l’occasion que lui offrait l’indocile abbé ; il maintint les prétentions des réformés, et la paix fut rétablie entre les deux observances. Elle ne devait plus être troublée. Dès lors les chapitres généraux s’assemblèrent tous les trois ans, chaque fraction se choisit séparément ses définiteurs et ses supérieurs, et l’abbé prit le titre d'administrateur et supérieur général de tout l’ordre de Cluny.
Le cardinal ne survécut guère à cette défaite. Ses biens avaient été de nouveau confisqués ; des administrateurs en percevaient les revenus au nom du roi. Louis XIV avait tiré vengeance de l’ambition secrète du prélat, auquel on prêtait le dessein d’aspirer à la tiare, et de l’intimité qui l’unissait au célèbre prince Eugène, le vainqueur d’Oudenarde. Peut-être ausssi le jaloux monarque avait-il conservé quelque inimitié de cette autre opposition que lui avait faite l’abbé de Cluny en embrassant le parti de Fénelon dans la lutte de ce dernier avec Bossuet. Tant de motifs réunis devaient infailliblement amener ce résultat.
Emmanuel de la Tour-d’Auvergne mourut à Rome, son séjour favori, à l’âge de soixante-douze ans, le 2 mars 1715.
L’Hôtel-Dieu de Cluny conserve dans sa chapelle les deux statues en marbre blanc du duc de Bouillon et d’Éléonore de Bergh, admirables débris du monument funèbre que l’abbé avait formé le projet d’élever à sa famille au sein même de la grande basilique du monastère. Une chapelle ménagée par lui, devait recevoir ce mausolée, autour duquel les statues de Godefroy de Bouillon et de Guillaume-le-Pieux rappelaient à la fois l’illustre origine de la famille d’Emmanuel de la Tour-d’Auvergne et le fondateur de l’abbaye. Les figures de la Religion et de la Force, et une foule d’attributs symboliques aussi riches que variés, étaient disposés avec art, entourant les colonnes de marbre qui servaient d’entrée à la chapelle ; et au milieu du sanctuaire se dressait le tombeau lui-même, surmonté d’un ange prenant son vol vers le ciel et portant dans sa main droite un reliquaire qui contenait le cœur de Turenne.
De chaque côté du mausolée, les deux statues de Frédéric-Maurice de la Tour-d’Auvergne et de la duchesse Éléonore complétaient, par les sentiments divers qu’exprimait leur attitude, la scène grandiose et sans doute symbolique représentée par le monument entier. Frédéric-Maurice, revêtu d’une cotte de mailles, ayant ses armes à ses côtés, tenant d’une main son bâton de commandement et appuyant l’autre sur sa poitrine, semble lire et approuver du fond du cœur quelques lignes que lui indique du doigt sur un livre entr’ouvert et supporté par un ange, la duchesse sa femme. Cette dernière, agenouillée sur un coussin, lui montre les paroles sacrées et attache sur lui un regard plein d’interrogation. On a cru retrouver dans ce sujet abandonné à la sagacité des interprétateurs la conversion du duc de Bouillon, cédant aux prières d’Éléonore de Bergh. Quoi qu’il en soit, ces deux statues, qui formaient le groupe principal du monument, se font à la fois remarquer par l’ensemble de l’œuvre et le fini des détails. La tête de l’ange qui surmontait le tombeau est admirable d’expression ; les dentelles qui revêtent les bras d’Éléonore, et l’hermine qui borde son manteau ducal reproduisent avec une merveilleuse exactitude les arabesques du riche tissu ou les soyeuses ondulations de l’aristocratique fourrure. Les mains semblent prêtes à s’agiter, les muscles du cou et du visage paraissent palpiter sous le marbre.
Emmanuel de la Tour-d’Auvergne ne put accomplir son filial dessein ; le ressentiment de Louis XIV ne le permit pas. Aussitôt que l’abbé eut paru par son départ céder la place, un arrêt du Conseil rendu sur les conclusions de Daguesseau ordonna la démolition des travaux du mausolée déjà commencé : « Toutes les parties de ce dessin, s’écria le chancelier, tendent également à conserver, à immortaliser par la religion d’un tombeau toujours durable, les prétentions trop ambitieuses de son auteur sur l’origine ou sur la grandeur de sa maison. »
Immédiatement après cette décision, le lieutenant général du roi à Lyon fut chargé de la faire exécuter. Les armes du cardinal de Bouillon furent arrachées de la grille du chœur, et il fut interdit d’ouvrir les caisses qui contenaient les marbres du tombeau projeté. Elles durent rester soixante ans sous le scellé royal, et quand il fut permis d’étaler au grand jour ces pieux souvenirs, on ne put guère réunir que les divers fragments dont l’Hôtel-Dieu de Cluny a fait servir la splendeur inachevée à l’embellissement de son église.
Les fréquentes absences du cardinal de Bouillon l’avaient engagé à se donner un coadjuteur, et, depuis 1697, il avait élevé à ce poste son neveu Henri-Oswald de la Tour-d’Auvergne, archevêque de Vienne. Ce dernier devint définitivement son successeur en 1715, malgré la défaveur qui s’était attachée à Emmanuel, et qui sans doute ne rejaillit pas sur sa famille. Du reste, Cluny n’était plus qu’un apanage, source de revenus intarissables, et le pouvoir royal ne pouvait être jaloux d’une puissance qui depuis longtemps n’existait plus. Aussi Henri-Oswald gouverna l’abbaye de 1715 à 1747 sans qu’aucun événement remarquable signalât cette période de trente-deux ans ; il se contenta d’encaisser les produits que lui remettait chaque année le trésorier général de l’ordre, faisant au monastère de courtes et rares visites. Une seule fois il voulut se souvenir qu’il était abbé de Cluny, il éleva par hasard la voix et retarda la réunion d’un chapitre. À la nouvelle de cette prétention, les supérieurs et les religieux de l’étroite observance protestent contre cette violation des maximes les plus sacrées, demandent et obtiennent l’annulation de son mandement. Il fut cependant plus heureux dans l’introduction d’un Missel nouveau que, par ses ordres, le Père Lebrun, prêtre de l’Oratoire, avait composé exclusivement pour la maison de Cluny et dont le chapitre général de 1728 ne lui refusa pas l’approbation. Mais en même temps il lui était réservé de voir l’évêque de Mâcon conquérir sur l’abbaye de Cluny, de par une décision du conseil d’État, cette suprématie qu’avaient dû renoncer à obtenir ses devanciers cinq siècles auparavant. Tout, on peut le dire, était terminé ; c’en était fait de cette église qui se glorifiait de relever directement du siège de Rome sans aucun intermédiaire (181), et les lettres royales qui renouvelaient les privilèges du monastère n’avaient même pas le pouvoir de ranimer un instant ce cadavre que la génération suivante allait voir s’abîmer dans la ruine et dans l’oubli !
Intérieur de la Chapelle de Bourbon et culs-de-lampe
CHAPITRE XIX : LES ABBÉS DE LA ROCHEFOUCAULD. DÉSASTRES DE 1793. CHUTE DE L’ABBAYE.
Depuis 1738, Henri-Oswald de La Tour-d’Auvergne s’était adjoint comme coadjuteur Frédéric Jérôme de La Rochefoucauld. Une nouvelle maison s’emparait de Cluny ; mais les deux abbés issus de cette grande et noble famille, qui allaient se transmettre le pouvoir, ne pouvaient qu’assister à sa chute. Déjà le sol tremblait sous leurs pas ; les idées hardies du dix-huitième siècle faisaient chaque jour dans les masses de larges ravages ; la Révolution arrivait menaçante et rapide. Mais qu’importaient à ces hauts dignitaires ces avant-coureurs de luttes civiles ? que leur importaient, les rivalités des anciens et des réformés, voire même les querelles des religieux avec les Clunisois ? Frédéric-Jérôme de La Rochefoucauld, que la mort du dernier abbé de La Tour-d’Auvergne faisait titulaire à son tour, n’était-il pas cardinal, archevêque de Bourges, abbé de Saint-Wandrille, et de plus favori du roi Louis XV, quand l’abbaye devint sa possession ? Ne semblait-il pas que l’orage fût loin encore ? Il faut croire que cette opinion fut alors bien accréditée, ou peut-être même qu’il parut impossible de rêver l’anéantissement de l’ordre de choses ancien pour lui en substituer un nouveau, car ce fut précisément à cette époque que le monastère fut reconstruit sur un plan entièrement neuf et dans de singulières conditions de solidité durable. Frédéric-Jérôme attacha son nom à cette œuvre qu’une main, plus forte que celle des rois, allait bientôt ravir à son ordre. Il ne put cependant guère s’occuper de Cluny, quoiqu’il y ait présidé les chapitres généraux de 1750, 1753 et 1756, car l’affection de Louis XV, qui déjà lui avait valu la charge de grand-aumônier et le grade de commandeur de l’ordre du Saint-Esprit, l’avait comblé et l’avait élevé au premier rang à la cour de France. Président des assemblées du clergé en 1750 et en 1755, il avait, par ses lumières et par sa haute modération, ramené la paix dans l’Église gallicane troublée par les querelles religieuses de ce temps et par les débats qui suivirent l’apparition de la bulle Unigenitus. Qu’était donc l’abbaye de Cluny auprès de si graves intérêts, sinon un bénéfice envié de tous ?
Louis XV ne chercha pas longtemps un successeur au cardinal mort en 1757. Le neveu du défunt, Dominique de La Rochefoucauld, cardinal lui-même, archevêque de Rouen et primat de Normandie, recueillit ce riche héritage. Le dernier il porta ce titre vénéré d’abbé de Cluny ; le bâton pastoral devait se briser dans ses mains. Il ne fit à Cluny que des apparitions faciles à compter ; ses délégués régissaient les biens du monastère et en recouvraient avec soin les revenus. De trois ans en trois ans, le cardinal, suivi d’une cour fastueuse, assistait au chapitre, officiait dans la grande église, et sans les fêtes qui signalaient son séjour dans la petite ville, sans son nom qui s’inscrivait en tête des actes publics et dans les divers procès des religieux contre les Clunisois, nul ne se fût douté que l’abbaye relevât d’un La Rochefoucauld.
Trente-deux années s’écoulèrent : l’année 1789 s’inscrivait dans notre histoire ; les États-Généraux étaient convoqués, et le peuple, appelé à manifester ses désirs et ses plaintes, formulait contre les privilèges de la noblesse et ceux du clergé d’audacieuses réclamations.
L’heure suprême de Cluny était arrivée (182).
Depuis deux siècles cette institution dégénérée s’agitait dans des discussions puériles qui avaient mis à néant la ferveur antique. Trente-cinq religieux à peine erraient sous les immenses cloîtres bâtis par Frédéric-Jérôme de La Rochefoucauld ; et si l’on pénétrait dans la vieille église, on n’y retrouvait plus les merveilles des trésors monastiques qu’avaient considérablement amoindries les guerres de religion, et qui n’existaient plus que dans la mémoire des moines ou dans les vieux inventaires conservés aux archives abbatiales. Les briseurs d'images de 1793 avaient été devancés par les iconoclastes du seizième siècle.
Avant de terminer ce récit, et quoique les événements des premières années de la Révolution soient connus de tout le monde, il est presque impossible de ne pas dire quelle part prirent l’abbaye et son chef dans ce grand mouvement qui termina le dix-huitième siècle. Le dernier abbé de Cluny devait du reste faire briller son nom avec éclat dans les fastes de notre histoire révolutionnaire. Après avoir fait partie de l’assemblée des notables, il avait été élu par la province de Rouen député aux États-Généraux. Dans ce grand corps représentatif qui allait transformer la face des choses et même l’esprit de la nation, M. de La Rochefoucauld se montra d’abord l’un des plus fougueux adversaires des principes nouveaux, et surtout de cette concession qui donnait au Tiers-État un rang égal à celui des deux autres ordres dans les délibérations. Il fut un de ceux qui, vaincus par la majorité du clergé, et contraints de se joindre à ce même Tiers tant dédaigné, se jetèrent aux genoux de Louis XVI pour protester contre la violation des privilèges de la noblesse et de l’Église, et ce fut lui encore qui, le 27 juin, forcé par la volonté du roi, vint à la tête de la minorité de ce même clergé opérer la jonction fameuse des trois ordres qui donna naissance à l’Assemblée constituante. Sa conduite ne se démentit guère durant tous les débats, et, quelques jours après, il protestait encore contre Mirabeau du droit que se réservaient les députés de l’Église de former un ordre séparé.
Pendant que leur abbé soutenait ainsi, au milieu de l’effervescence toujours croissante du peuple de Paris, les privilèges ecclésiastiques, ses mandataires cédaient aux bourgeois de Cluny des avantages qui devaient assurer la sécurité de leur abbaye. L’agitation de la capitale avait gagné les provinces ; les cahiers confiés au Tiers-État avaient excité partout le désir d’étendre toutes ces libertés dont les délégués du peuple avaient porté le vœu au pied du trône, et les Clunisois, réunis dans l’église Notre-Dame dans la journée du 29 juillet, exigeaient du prieur, du trésorier et du procureur de l’abbaye, la confirmation de tous les droits que Claude de Guise, un siècle et demi auparavant, leur avait octroyés dans les forêts du monastère, tels que ceux de ramasser le bois mort et le mort-bois, et de conduire leur bétail dans les bois des religieux.
Tout à coup le tambour se fait entendre, et quelques habitants viennent annoncer que quatre mille brigands du Mâconnais traversent en cet instant les hauteurs de Boursier, portant avec eux la mort et le pillage. On parle de l’incendie des châteaux de Lugny, de Senozan et d’Igé ; l’abbaye éveille leur convoitise, et la ville est de nouveau menacée de ces scènes dont les huguenots l’ont jadis ensanglantée. La réunion est ajournée ; les bourgeois prennent les armes et viennent attendre les pillards à l’entrée des forêts qui dominent Cluny. Cette démonstration sauva la cité, quelques coups de fusil suffirent pour jeter l’épouvante parmi les arrivants, qui commencèrent à se débander et à prendre la fuite. Un succès aussi facile redouble le courage des Clunisois, et bientôt ils rentrent dans leur ville, traînant avec eux les principaux chefs et trois cents prisonniers (29 juillet 1789). Cette victoire faillit leur coûter cher. Deux jours après cette alerte, une commission, composée de citoyens de toutes classes, s’était assemblée et, sans autre forme de procès, avait, condamné à être pendus sept des meneurs, qui furent exécutés sans plus tarder (183). Les journaux répétèrent à l'envi, en les dénaturant, les faits dont Cluny avait été le théâtre, et demandèrent une répression sévère de la conduite tenue par la petite ville envers une milice bourgeoise qui, au dire de ces mêmes journaux, ne lui avait été envoyée que pour découvrir la trace de certains pamphlets répandus dans le royaume et émanant d’une imprimerie clunisoise. Le maire, les échevins et les notables durent publier une protestation qui rétablissait les choses dans toute leur vérité et la répandirent à profusion dans toute la France. En vain ils affirmèrent qu’il n’avait jamais existé à Cluny la moindre imprimerie, que les brigands mis à mort avaient jeté la terreur dans toute la contrée par leurs déprédations ; le débat menaçait de s’éterniser, et l’assemblée nationale, le 22 mars 1791, fut obligée de déclarer, par une loi spéciale, qu’il ne serait continué aucune poursuite civile ou criminelle pour les désordres commis dans le Mâconnais en juillet et août 1789.
La transaction n’avait été qu'interrompue entre les habitants et les religieux, et, le 11 août suivant, intervenait le traité solennel qui régularisait les droits réclamés par les Clunisois. Concession tardive d'un pouvoir expirant !
Cependant le cardinal de La Rochefoucauld commençait à embrasser la cause des libertés nouvelles. Quelques jours avaient modifié ses idées, et la victoire du peuple, annoncée par la chute de la Bastillle, ayant amené cette nuit célèbre du 4 août, où la noblesse et le clergé s’empressèrent à l’envi d’abdiquer leurs nombreux privilèges, il s’était montré un des plus zélés à donner l’exemple du désintéressement. Ce sacrifice volontaire ne contenta pas encore les exigences populaires, et bientôt l’Assemblée constituante mit à la disposition de l’État tous les biens du clergé, déclara ne plus reconnaître les vœux religieux, et rendit la liberté à tous les cloîtrés, en leur laissant cependant la faculté de continuer la vie monastique, en même temps que, pour suppléer aux biens dont elle les dépouillait, elle leur accordait des pensions (2 novembre).
Puis vint cette autre loi du 13 janvier 1790, qui supprimait définitivement les vœux monastiques et autorisait les religieux et les religieuses à quitter les monastères de leur ordre et à reprendre l’habit séculier. Les Bénédictins durent donc abandonner cette maison dont ils n’avaient même pas eu le temps d’achever complètement la construction, et alors on vit un juge de paix entrer en maître dans cet asile hier si puissant, et vendre à l’encan, pour un peu moins de douze mille livres, les objets mobiliers que les moines n’avaient pu emporter dans leur fuite, et jusqu’au portrait du cardinal abbé, dont un des commissaires de la ville devint possesseur au prix de quelques francs ! Celui de son prédécesseur n’avait même pas tenté la cupidité des envahisseurs ; il fut lacéré à coups de sabre !
Mais à peine cette exécution fut-elle terminée, que la ville de Cluny se prit à regretter ce mouvement du monastère qui jusque-là avait fait sa prospérité et sa gloire, et une partie des principaux citoyens s’étant réunis à l’Hôtel de ville, le 22 novembre, deux d’entr’eux furent choisis pour aller présenter une supplique à l'Assemblée nationale, afin d’obtenir que Cluny devînt le chef-lieu d’un département ou tout au moins d’un district.
Ce projet échoua par la maladresse des envoyés qui eurent le talent de s’aliéner leurs protecteurs, et, dit-on, par une opposition ayant à sa tête le duc d’Orléans, Philippe-Égalité. On prétend que ce prince avait été l’instigateur des troubles du Mâconnais, et qu’il aurait ainsi voulu punir la ville de la résistance faite par elle à ses partisans. Quoi qu’il en soit, Cluny dut renoncer à ce rêve caressé par ses administrateurs ; le centre d’une des plus célèbres puissances du moyen-âge n’était destiné qu'à devenir, dans la nouvelle division républicaine, le bourg principal d’une circonscription cantonale.
En vain encore la municipalité et les habitants demandèrent aux administrateurs du district de Mâcon que la grande église fut conservée pour les besoins du culte des trois paroisses de Saint-Mayeul, de Notre-Dame et de Saint-Marcel (6 janvier); ils sévirent dépouillés par les mêmes administrateurs de tous les objets d’argent, accessoires de la sacristie de la basilique, qui furent apportés à Mâcon (4 février). Les reliques les plus chères du monastère, celles de saint Pierre et de saint Paul, la crosse de saint Hugues, un os du même saint, sont transférés à Notre-Dame ; le cœur de Turenne est mis sous la sauvegarde immédiate du maire, et, pendant que les délégués de la nation dressaient l’inventaire de la bibliothèque, les moines les plus timides commençaient à abandonner cet asile devenu peu sûr pour rentrer dans leurs familles.
L’Assemblée constituante avait continué ses opérations contre le clergé. M. de La Rochefoucauld, de son côté, avait poussé la hardiesse jusqu’à publier une instruction pastorale, qui fut brûlée sur la place publique de Rouen par le bourreau ; cet acte imprudent lui valut sa mise en accusation dans la séance du 4 juin 1791. Son grand âge le protégea ; mais, courageux jusqu’à sa dernière heure, l’intrépide prélat fut un des signataires de la protestation du 15 septembre contre la constitution civile du clergé, et ce ne fut que devant les désastres de la Terreur qu’il se décida à prendre le chemin de l’exil. Il se retira en Allemagne et vint mourir à Munster, le 25 septembre 1800. Il avait alors quatre-vingt-neuf ans, et était depuis cinquante-deux ans prince de l’Église.
Les événements marchaient à grands pas ; déjà en effet des mains hardies commençaient à s’abattre sur la proie que leur offrait le nouvel ordre de choses, et pendant que des vols nocturnes annonçaient de plus effrontées déprédations, le district de Mâcon réclamait à cor et à cri l’envoi des cloches de l'abbaye (23 décembre 1791). Fidèle au culte du passé, le conseil municipal de Cluny répondit par un refus formel, et, comme des réparations urgentes semblaient nécessaires, on s’occupa de la conservation des bâtiments, et une allocation de 1,500 francs fut accordée. Quelque minime qu’elle fut, c’était répondre par une preuve d’attachement au passé glorieux de leur ville en présence des convoitises effrénées des administrateurs du district qui réitéraient à cette époque leur demande des cloches de la basilique (novembre 1792). En même temps le conseil ordonnait la réunion des trois paroisses en une seule, supprimait les églises de Saint-Marcel, Notre-Dame et Saint-Mayeul, et réunissait dans la sacristie de l’église abbatiale les ornements sacrés des paroisses supprimées. Il semble du reste que la sécurité des fidèles devait être douteuse, car une garde de police devint nécessaire pour assurer la célébration des offices et empêcher les dégâts dans l’église et le curé de Saint-Marcel nommé vicaire de la nouvelle paroisse, refusa même d’en accepter les fonctions. Une allocation annuelle de 150 francs était offerte en même temps à un entrepreneur pour la réparation des toits de la basilique et des clochers.
Ce fut là le dernier sacrifice de la cité pour le monastère.
Le règne sanglant de la Terreur était ouvert, et trois mois s’étaient à peine écoulés depuis leur dernier acte de respect pour l’église de saint Hugues, qu’entraînés par l’esprit du temps, les administrateurs de Cluny se décidaient à livrer une partie de leurs cloches pour fournir à la République deux canons de bronze ; c’était le commencement de la destruction. Quinze jours plus tard, une décision du même conseil ordonnait de démolir tous les mausolées et tombeaux de l’église et d’en vendre aux enchères les pierres et les marbres. Alors rien n’arrête plus les convoitises, le commissaire du district dépouille les clochers de ces fameux Bisans, souvenirs populaires du monastère ; la République allait y gagner 3,400 livres de bronze ! Le palais abbatial devint en même temps la demeure d’un receveur des deniers publics !
Pendant ce temps les religieux, dispersés de toutes parts, étaient frappés de proscription. Le prieur, le procureur et le trésorier de l’abbaye, avaient été arrêtés et déportés à l’île de Ré, et la ville, livrée à une armée révolutionnaire, avait été pillée le 29 novembre 1793. L’église Notre-Dame, celle de Saint-Marcel, la grande basilique de Saint-Hugues, furent dévastées, le tombeau de ce dernier fut profané et renversé, les vitraux et les statues furent brisés, et sur l’une des places un immense bûcher réunit les livres, les manuscrits et les vêtements sacerdotaux qu’apporte, avec des cris et des hurlements, une populace exaltée. Autour de ce feu sacrilège, une chaîne immense se forme et commence une ronde désordonnée, qu’accompagnent des chants sauvages, tandis qu’à l’écart les gens honnêtes réprouvaient en silence cette dévastation, qu’ils étaient impuissants à réprimer. Les plus superstitieux racontèrent qu’au milieu des flammes les images des vieux saints, protecteurs du monastère, se tordaient avec des yeux pleins de menaces et lançaient sur la ville l’anathème, présage des plus sinistres malheurs.
Rien ne devait cependant égaler la destruction du superbe vaisseau de la grande église qui allait suivre ; mais, avant qu’on y eut porté la main, les Clunistes avaient payé leur tribut aux lois sanglantes de la Terreur. Le 29 mars 1794, le supérieur général de l’ordre de Cluny, Dom Courtin, le prieur de Saint-Nicolas-des-Champs et deux de ses moines montaient sur l’échafaud (184) !
Rue Dauphine et culs-de-lampe de la chapelle de Bourbon
CHAPITRE XX : VENTE ET DESTRUCTION DE LA BASILIQUE
Quelques années s'écoulèrent avant que l’État eût pris sur le sort du vieux monastère une décision définitive ; et, pendant cet intervalle d’oubli, l’abbaye de Cluny devint la proie de ceux qui auraient dû la protéger.
L’année 1794 qui s’était ouverte sous de si tristes auspices pour les derniers Bénédictins, allait devenir funeste à leur admirable demeure. Les linges d’église furent d’abord envoyés à Mâcon pour le service des armées de la République ; les grilles du chœur, des tombeaux et des chapelles prirent le même chemin ; les étoffes et les ornements sacerdotaux, échappés au pillage de 1793, furent vendus au profit des pauvres, à l’exception des tissus d’or et d’argent qui, brûlés et convertis en lingots, allèrent enrichir le trésor sans cesse appauvri de la nation. Les boiseries de l'abbaye et de la basilique, celles des autres églises, les stalles du chœur avaient en même temps disparu. Ce fut après cette première dévastation que l’administration imposée par les idées révolutionnaires se retira (janvier 1795). Son passage avait coûté à la cité ses plus précieuses richesses ; celle qui devait lui succéder n’eut pas la hardiesse de conserver ce qui venait de survivre à cette période désastreuse.
Le culte avait été rétabli ; les églises de Notre-Dame et de Saint-Marcel, délivrées des matériaux qui les encombraient, avaient été rendues à leur destination première, mais le conseil municipal considéra que les dégâts causés, dans l’église abbatiale étaient irréparables et, sans s’arrêter à la proposition d’un ouvrier qui offrait de se charger de la réparation des toitures pour un prix annuel de 300 francs, il refusa cette minime allocation ! C’était décréter la perte de l’édifice ; les résultats de ce vote ne se firent pas longtemps attendre !
L’église était restée ouverte ; les portes fracassées laissaient voir à nu son sanctuaire profané et sous les vieux arceaux couraient des bandes d’enfants grimpant sur les autels, escaladant les colonnes et les fenêtres, brisant les derniers vitraux et arrachant avec des cris de triomphe les ligatures de plomb et les ornements qu’avaient oubliés les précédents dévastateurs. Et quand, las de traverser les nefs et les chapelles désertes, les ravageurs poussaient plus loin leurs investigations, ils franchissaient les longs corridors, ouvrant les portes des cellules silencieuses et vides et pénétrant jusqu’aux salles plus reculées des archives et de la bibliothèque. Là étaient réunis pêle-mêle les chartes et les bulles, souvenirs glorieux de l’ordre, et les manuscrits tant de fois feuilletés par les Bénédictins, que parcouraient avec des yeux curieux et émerveillés ces étranges envahisseurs. Trop volumineux pour être facilement emportés, les in-folios étaient déchirés et partagés, et les parchemins enluminés devenaient la couverture d’un cahier de classe ou l’enveloppe d’un moderne dictionnaire. Ainsi s’éparpillaient en des mains diverses les feuillets de ces Missels qui paraient aux jours de fête les autels du vieux temple, et les pages de ces Bibles et de ces Livres d’heures que la main de tant d’illustres personnages avait commentés et enrichis de notes précieuses. C’est ainsi qu’une Vie de Charlemagne écrite, dit-on, par le fameux Alcuin, disparut malgré les précautions prises pour la préserver des ravisseurs. Chaque maison de Cluny put alors posséder un débris informe de ces trésors bibliographiques, dont le sort le plus ordinaire fut de réparer chez les plus pauvres les dégâts causés aux vitres d’une fenêtre par la maladresse ou l’espièglerie d’un enfant.
Quelques ouvrages précieux échappèrent cependant à la convoitise des écoliers, mais ce ne fut pas sans porter les sinistres marques de la tourmente. Les admirables lettres capitales qui indiquaient le commencement de chaque chapitre ont été enlevées ; entrelacées de lignes gracieuses et de feuillages qui encadraient les scènes remarquables de l’histoire sacrée, elles tentaient le regard par la variété et la richesse de leurs couleurs, si vives encore après plusieurs siècles, et ces chefs-d’œuvre, dont le fini et la délicatesse avaient coûté à leurs auteurs tant de veilles et de patience devenaient, en une seconde, sous le canif de ces insouciants collectionneurs, l’objet d’une mutilation inutile et insensée ! Et pendant que la génération nouvelle anéantissait ces trésors abandonnés à son ignorance, la population demandait la destruction de cette église dont les flancs entrouverts eussent offert un débouché plus direct et plus court de quelques mètres pour arriver du centre à l’extrémité nord de la ville !
La situation était favorable pour que ce vœu s’accomplît. La Terreur avait fait place aux guerres qui inaugurèrent le Consulat et l’Empire, et quand l’État sentit le besoin de réparer les vides faits dans les coffres de la nation par les expéditions réitérées de nos armées, il songea à la vente des biens nationaux. Alors ces constructions élevées de la veille, cette église créée par une longue suite de sept siècles, ces dépendances immenses qu’enfermait comme une ville un mur gigantesque, toutes ces merveilles architecturales enfin, furent vendues aux enchères ; six Clunisois en devinrent possesseurs ! Mais, soit que la crainte de porter sur le sanctuaire une main hardie les retînt, soit qu’ils eussent compris qu’un tel acte rendait tous leurs concitoyens solidaires avec eux de cette destruction, soit enfin qu’ils redoutassent les conséquences d’une spéculation aventureuse, ils profitèrent d’une clause qui les autorisait à renoncer, moyennant une indemnité minime, à l’exécution de leur marché. La nation, devenue de nouveau maîtresse des bâtiments des Bénédictins, les revendit pour le prix de 114,308 francs (185) à trois industriels mâconnais qui n’étant plus arrêtés par les mêmes considérations, commencèrent la vente partielle des matériaux des divers édifices (20 avril 1798). Enfin le 10 juillet suivant, jour néfaste pour l’art, pour la religion et pour la ville de Cluny à la fois, le marteau commença son œuvre. La rose romane du portail fut attaquée la première, et s’écroula privée de ses appuis ; puis vint le tour des collatéraux, des chapelles qui bordaient la nef du maître autel du chœur et enfin des tours et des clochers ; alors disparurent ces colosses qui depuis sept siècles dominaient la cité et avaient vu tant de phases diverses ; minés par les bases, ils s’écroulaient avec un bruit sinistre en ébranlant jusque dans leurs fondements les maisons de la cité entière; et quand, après le premier moment de stupeur passé, la poussière produite par ce vaste effondrement était dissipée, l’église ouvrait béantes ses profondeurs désolées, dont la ruine allait aussi avoir son tour.
Ce n’était rien encore ! Un homme allait s’adjoindre à ces mêmes industriels, qui moins que tout autre eut dû s’associer à une œuvre semblable.
Ce fut un prêtre qui, après avoir, au début de la tempête révolutionnaire, rejeté sa croyance religieuse, vint diriger les démolisseurs et débiter en détail les matériaux du temple chrétien ! Son premier soin fut d’enlever les toitures d’ardoises qui recouvraient les nefs et les collatéraux, et qui, posées sur les pierres mêmes des voûtes sans aucune charpente intermédiaire, étaient le seul garant de la solidité de l’édifice. Alors la pluie aidant, ces voûtes s’abîmèrent peu à peu, entraînant avec elles des masses énormes de murs. Un pillage régulier s’organisa, chacun voulut avoir sa pierre, et une rue entière s’éleva avec les débris ainsi conquis.
Les vœux de la population étaient exaucés, l’église était ouverte, une voie de communication se présentait et divisait en deux le vaisseau aux trois quarts démoli (186) ; à gauche se dressaient, mutilés et privés de leur arc grandiose, les piliers du portail et l’avant-nef de Rolland de Hainaut ; à droite le chœur étalait ses huit colonnes de marbre que surmontait encore la coupole de l’abside ; la gigantesque figure du Père Éternel dominait cette scène de désolation, privée elle-même des étoiles d’or qui l’environnaient, et offrant déjà les irréparables témoignages de la destruction.
M. Lorain raconte que Napoléon Ier, traversant vers cette époque la Bourgogne, s’arrêta à Mâcon et y reçut la municipalité de Cluny qui le supplia d’honorer d’une visite la ville des Bénédictins :
« Vous avez laissé détruire votre belle et grande église, aurait répondu l’Empereur, vous êtes des Vandales, je n’irai point à Cluny. »
La vérité de cette historiette a été de tout temps fort contestée. Le renversement des églises n’avait-il pas été un des faits les plus généraux de cette époque, et Mâcon, où Napoléon avait planté ce jour-là sa tente, n’avait-il pas à se reprocher aussi la ruine de Saint-Vincent, son antique cathédrale ? La basilique de Cluny eût pu sans doute être sauvée, si les administrateurs du temps se fussent montrés moins soucieux d’économiser au budget municipal quelques centaines de francs, et n’eussent pas laissé passer à des mains étrangères le trésor qui ferait aujourd’hui la fortune de leur cité. Ils devaient avoir, mais trop tardivement, la pensée de conserver les bâtiments du monastère.
De 1800 à 1811 la démolition avait continué ; à peine si de loin en loin quelques fûts de colonnes, quelques restes de murs indiquaient l’emplacement de l’église ; seul, au midi de l’abside, un clocher, assis sur l'un des transepts, et dans la partie la plus rapprochée de l’abbaye, restait debout. Le renverser, c’était compromettre l’existence du bâtiment voisin, et les démolisseurs hésitaient. Deux hommes s’offrirent alors, dont le nom devrait s'inscrire au premier rang parmi ceux des bienfaiteurs de Cluny, et qui eurent la généreuse pensée de racheter à leurs frais ce clocher et l’admirable chapelle Bourbon jusqu’alors épargnée, pour rappeler au moins aux générations futures le souvenir de l’œuvre de saint Hugues.
L’exemple de MM. Mutin et Blais fut bientôt suivi ; la ville, d’ailleurs, était déjà propriétaire du cloître et de l'abbaye, qu’elle devait transformer et utiliser pour une multitude de besoins divers. Le grand transept était ouvert du côté du nord ; un mur fut élevé, qui à la fois le consolida et lui servit de clôture, et ce fut dans, cet espace de quelques pieds carrés et dans la chapelle de Jean III que vinrent se réunir les débris sauvés par des mains intelligentes.
Parmi ces pieuses reliques, on remarque encore les chapiteaux du chœur, et ceux de quelques-uns des piliers de la nef dont les sculptures plus grossières attestent une époque plus reculée et moins artistique. Les premiers sont remarquables par les feuillages et les ornements qui les terminent et qui y ont été fouillés avec art ; les autres offrent pour la plupart la reproduction naïve de scènes tirées de l’Ancien Testament, Adam et Ève trompés par le serpent et mangeant la pomme fatale, l’ange du Seigneur annonçant aux deux coupables la punition infligée par le Très-Haut, le sacrifice d’Abraham et David jouant de la harpe devant l’arche sainte. À côté se dressent l’urne en marbre blanc et la tour crénelée surmontée de l'inscription : Mille clypei pendent ex ea, qui toutes deux devaient faire partie du mausolée de la famille de Bouillon, une pierre qu’on suppose avoir recouvert le tombeau de Pierre le Vénérable, ornée d’arabesques et de feuillages variés, et enfin un fragment de la pierre tumulaire de saint Hugues, dont un commencement d’inscription latine atteste l’authenticité.
La bibliothèque elle-même attira aussi l’attention, et l’on reconnut le besoin de remettre un certain ordre dans cet amas de livres qui dormaient oubliés à l’écart dans un coin du monastère. On tira alors de la poussière les in-folios et les manuscrits, tels que les avaient laissés les précoces destructeurs des années précédentes, et ce n’est qu’en comparant avec les inventaires des Bénédictins la courte nomenclature des ouvrages qu’il fut possible de retrouver et de coordonner, qu’on sentit quels trésors l’insouciance avait laissé perdre pour la science et la littérature. Elle devait du reste s’augmenter bientôt de la remarquable collection de livres et de gravures qu’offrait à sa ville natale, en 1842, un enfant de Cluny (187) qui avait conservé à son pays un attachement sincère.
Cette double réunion compose à cette heure la bibliothèque publique, riche encore si l’on considère l’importance de la cité, et peut-être aussi le peu d’empressement que tous apportent à la consulter ; mais trop appauvrie, si l’on se rappelle quelle diversité régnait dans ce dépôt littéraire qui n’avait pour rivales que les bibliothèques royales.
Et comme si le désir d’honorer le passé eût remplacé l’indifférence de la génération précédente, on vit figurer au milieu de ce sanctuaire bibliographique deux souvenirs destinés à rappeler la mémoire des deux hommes les plus remarquables que Cluny ait vus naître, et qui chacun dans leur sphère et dans un monde différent acquirent à leur nom une célébrité incontestée. Je veux parler de l’épitaphe de Jean Germain et du portrait du peintre Prudhon.
Jean Germain, né à Cluny vers le commencement du quinzième siècle, d’une famille illustre selon les uns, obscure selon les autres, était fils de Jacob Germain, bourgeois de Cluny. Dans une visite que la duchesse de Bourgogne fit au monastère il lui offrit comme enfant de chœur l’eau bénite, et plut tellement à cette princesse par sa beauté et sa grâce, qu’elle se l’attacha et l’envoya à Paris pour y étudier. Revenu plus tard auprès de sa protectrice, il fut admis à la cour de Philippe-le-Bon qui, reconnaissant son mérite, le fit membre de son conseil particulier et obtint pour lui d’abord l’évêché de Nevers et ensuite celui de Chalon-sur-Sâone. Décoré de l’ordre de la Toison d’or, Jean Germain fut choisi par le même duc Philippe pour le représenter au concile de Bâle, et il y obtint un tel succès qu’une décision des pères de cette assemblée attribua au duc de Bourgogne le second rang après les rois. De telles distinctions ne lui firent point néanmoins oublier son origine ; un des vitraux de la vieille église de Saint-Mayeul de Cluny le représentait à genoux aux pieds de sa mère, gardienne d’un troupeau de pourceaux.
Jean Germain mourut à Chalon en 1461. Cluny n’eut pas la gloire de posséder son tombeau, il fut enterré dans l’église Saint-Vincent de Chalon au milieu de la chapelle Sainte-Marie-de la-Pitié qu’il y avait fait construire.
Pierre-Paul Prudhon, né également à Cluny en 1758, avait été, par la protection de M. de La Rochefoucauld, alors abbé, admis à étudier chez les Bénédictins. Sa vocation, devinée par ses précepteurs, fut encouragée par l’évêque de Mâcon, M. Moreau, qui lui donna les moyens de continuer ses études de peinture. Après avoir obtenu le prix des États de Bourgogne au concours de Dijon, il passa plusieurs années à Rome pour y étudier les tableaux des maîtres ; puis il rentra en France, et revint à Paris, où les exigences de sa position le réduisirent à historier pour le commerce des têtes de lettres et des factures. La fortune finit cependant par lui sourire ; un de ses tableaux les plus appréciés, le Crime poursuivi par la Justice et la Vengeance divine (188), lui valut la croix de la Légion d’honneur, et peu de temps après la faveur insigne d’être choisi comme maître de peinture de l’impératrice Marie-Louise, et enfin plus tard d’être nommé membre de l’Institut. Des malheurs domestiques empoisonnèrent la vie du grand artiste ; abandonné par sa femme, il avait trouvé dans l’affection filiale d’une de ses élèves, mademoiselle Mayer, une consolation qu’une mort prématurée ne devait pas tarder à lui enlever. Prudhon supporta difficilement cette épreuve, et après avoir dans une dernière toile, le Christ mourant sur la Croix, résumé les suprêmes inspirations de sa douleur et de son génie, il mourut le 16 février 1823. La postérité allait lui continuer la faveur dont l’entouraient ses contemporains, et lui donner pour la poésie, le charme et la grâce dont ses compositions sont empreintes, le surnom de Corrége français.
Avec les Bénédictins, Cluny avait perdu toute son importance, et ce ne fut pas sans regret que la ville dut se résigner à n’être plus qu’un simple chef-lieu de canton, dont l’existence calme et monotone ne serait plus agitée que par des visites préfectorales ayant pour objet un tirage au sort ou une tournée de révision. La concession que l’administration municipale fit à l’État d’une portion du terrain sur lequel était assise la grande église, amena la formation d’un dépôt impérial d’étalons ; mais il lui fut impossible d’obtenir pour les vastes bâtiments de son abbaye une fondation digne de son passé. Plus de cinquante ans s’écoulèrent ainsi. Oubliée par le pouvoir suprême, ou s’exagérant elle-même sa propre valeur, elle vit se fixer loin d’elle, ou elle dédaigna les établissements divers qui auraient pu relever sa fortune industrielle, jusqu’à l’heure où une initiative puissante entreprit de faire revivre les études scientifiques et littéraires sous ces mêmes murs qui avaient jadis abrité les savants disciples de saint Benoît. Puisse ce généreux projet, sinon rendre à la cité, par l’introduction d’un élément nouveau, son antique splendeur, du moins la faire entrer dans cette voie de mouvement et de progrès que la civilisation et l'esprit humain ouvrent de jour en jour plus large aux populations de l’avenir !
COMPLÉMENTS
• Ville et abbaye de Cluny illustrées par Émile Sagot dans "Voyage pittoresque en Bourgogne, ou Description historique et vues des monuments antiques, modernes et du moyen âge" (1833-1835)
Vue générale de Cluny et anciennes portes extérieures de l'abbaye de Cluny par Émile Sagot - Cliquez pour agrandir
Restes de l'abbaye de Cluny et fragments d'un tombeau byzantin
