
Église Saint-Marcel et église abbatiale de Cluny par Jean Virey (1891)
Reconstitution de l'abbaye de Cluny - Cliquez pour agrandir
Source : L’architecture romane dans l’ancien diocèse de Mâcon, Jean Virey, 1891 (BnF-Gallica)
Note : Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes de bas de page de l'ouvrage très souvent en latin.
1. ÉGLISE SAINT-MARCEL DE CLUNY
Saint-Marcel et Notre-Dame sont, avec la chapelle de l’école normale établie dans le croisillon méridional du grand transept de l’église abbatiale, les seules églises qui subsistent à Cluny (232-1). De Saint-Mayeul il ne reste que quelques pans de mur et la chapelle ouverte au midi sur la nef : encore cette dernière était-elle dernièrement transformée en grenier à fourrages. (Les moines bénédictins ont fait récemment l’acquisition de ces ruines et travaillent à restaurer l’église.)
Église Saint-Marcel de Cluny
L’église Saint-Marcel occupe l’emplacement sur lequel était construite la chapelle de Saint-Odon, qui ne datait que de la fin du onzième siècle (233-1) (1095, bulle d’Urbain II). Dès 1120 (bulle de Calixte II) la chapelle Saint-Odon était considérée comme église paroissiale « ecclesia parrochialis » (233-2). En 1159, cette église, sous le vocable de Saint-Marcel, fut reconstruite par l’abbé Hugues III. (233-3)
L’église Saint-Marcel sert actuellement d’église paroissiale. Elle est bien orientée ; elle est décrite dans un procès-verbal de visite daté du 2 décembre 1744 (233-4), qui mentionne les curieux fonts baptismaux du treizième siècle placés à l’entrée de la nef, et dont Viollet-le-Duc a donné un dessin.
C’est un vaisseau à une seule nef, longue et large, lambrissée, éclairée de chaque côté par des fenêtres en plein cintre d’assez grandes dimensions, sans aucun ornement. On passe de la nef dans la travée placée sous le clocher par une grande arcade en cintre brisé, doublée. Sous le clocher, la voûte est une coupole octogonale sur trompes. Latéralement, contre les murs, sont appliqués des arcs en cintre brisé sur lesquels s’appuie la coupole. On passe ensuite dans le chœur par un arc triomphal en cintre brisé, doublé.
Le chœur se compose d’une partie droite, voûtée en berceau brisé, éclairée de chaque côté par une fenêtre en plein cintre d'assez grande ouverture. Cette travée droite est suivie d’une partie demi-circulaire, voûtée en cul-de-four brisé, et éclairée par trois fenêtres en plein cintre, remaniées probablement à une époque moderne, car elles n’ont aucun caractère et sont peu ou point ébrasées.
La partie remarquable de l’église est son clocher roman. C’est une tour octogonale dans laquelle on peut considérer trois étages à partir de l’endroit où le plan cesse d’être carré pour devenir octogonal ; toutes les faces sont semblables. Sur chaque face, l’étage inférieur est orné d’une baie aveugle en plein cintre ; à droite et à gauche de cette baie, montent, le long des arêtes, deux bandes verticales qui traversent le second étage et l’étage supérieur pour venir se rejoindre, au-dessus des fenêtres de ce dernier étage, par une série de sept arcatures en plein cintre. L’étage inférieur qui repose sur un cordon de pierres formant corniche, est séparé de l’étage intermédiaire par une autre corniche analogue. Chaque face du deuxième étage est percée, entre les bandes lombardes qui l’encadrent, d’une grande baie en plein cintre dont l’archivolte repose à chaque extrémité sur une colonnette ; des fenêtres géminées viennent s’y ouvrir ; la retombée commune de leurs archivoltes est soutenue par une colonnette ; de simples pieds-droits soutiennent les autres retombées. Entre l’étage intermédiaire et l’étage supérieur est encore une corniche saillante sur laquelle repose à chaque face une grande baie qui encadre une fenêtre géminée analogue à celles de l’étage intermédiaire. La seule différence à remarquer est dans la grande archivolte qui est moulurée au troisième étage, tandis qu’au deuxième les voussoirs correspondants présentent à l’extérieur une face absolument nue. Au-dessus de ces grandes baies, on voit la série d’arcatures en plein cintre qui réunit les bandes lombardes ; puis vient la corniche du toit portée par des modillons à profil très simple ; puis une grande flèche octogonale en maçonnerie couronne le clocher, mais la construction de cette flèche ne remonte qu’au treizième siècle.
Nous avons là un excellent type de clocher octogonal, bien daté, qui peut servir pour la comparaison avec d’autres clochers octogonaux, tels que ceux d’Anzy-le-Duc, de Loché, de Clessé, de Saint-André de Bâgé, etc.
2. ÉGLISE ABBATIALE DE CLUNY
Le nom de Cluny est un de ceux qui évoquent le plus de souvenirs. C’est, dans l’histoire du moyen âge, le siège d’une grande abbaye, d’une des plus puissantes institutions religieuses, une de celles qui, constamment dévouées à la papauté, fut notamment pendant la querelle des Investitures le plus fort soutien du Saint-Siège, et répandit dans l’Europe entière l’influence française, par ses usages, par son goût pour les beaux-arts, par le talent et la sainteté de ses grands abbés et de moines illustres. Cluny a donné des papes français à l’Église, et constitué l’ordre monastique en une sorte de monarchie universelle ; le nom de moine de Cluny fut pendant près de trois siècles entouré d’un respect général, et la règle réputée si parfaite que la plupart des monastères d’Europe qui se réformèrent voulurent s’y conformer. Lorsque la décadence arriva vers le milieu du douzième siècle, et que l’ordre de Cîteaux, d’une austérité supérieure, brilla d’un incomparable éclat, quelle était encore la vitalité de l’institut clunisien, et la sympathie qui s’attachait partout à la personne de son grand abbé, Pierre le Vénérable, ce moine si lettré, si doux et si saint, dont l’exquise charité arracha l’admiration et enchaîna l’amitié de saint Bernard, le chef de l’ordre rival !
Au concile tenu en 909 à Trosly, près Soissons, on s’occupa sérieusement de la réforme de la vie monastique, depuis longtemps nécessaire et inaugurée depuis près d’un siècle par saint Benoît d’Aniane. La fondation de Cluny par Guillaume le Pieux fut une œuvre de piété désintéressée, un essai pour reprendre, à l’aide de l’abbé Bernon, la réforme que Benoît d’Aniane avait opérée dans les monastères d’Aquitaine, et que les malheurs du temps avaient presque anéantie.
Après une rude vie passée presque tout entière à combattre, Guillaume, surnommé le Fort, comte d’Auvergne comme son père Bernard, et duc d’Aquitaine (886) était parvenu à une puissance considérable et respectée. Accessible aux idées pieuses et poursuivi peut-être par le remords du meurtre de Hugues, vicomte de Bourges, lorsqu’il jugea le moment venu de penser au salut de son âme, l’idée lui vint de fonder un monastère et de mériter ainsi le surnom de Pieux que l’histoire lui a conservé.
Une des sœurs de Guillaume, Ava, tenait de Bernard d’Auvergne, son père, la terre de Cluny, riche en prairies et en belles forêts : elle céda ce domaine à son frère Guillaume, et celui-ci en fit une de ses résidences de chasse favorites. Un jour qu’il était à Cluny, il manda auprès de lui Bernon, abbé du monastère de Baume, connu pour sa piété et dont il prenait volontiers les conseils. Bernon arriva au rendez-vous accompagné de Hugues, abbé de Saint-Martin d’Autun (248-1). Guillaume leur ayant fait part de son intention de fonder un monastère, Bernon eut bientôt apprécié la convenance du lieu où ils se trouvaient, et Guillaume, après quelques hésitations, se rendit à son avis.
Le pays où était situé Cluny n’avait jamais été troublé par les invasions normandes, et semblait promettre à ses futurs habitants une grande sécurité : c’était une grasse vallée arrosée par la Grosne, couverte de prairies et dominée par des montagnes aux pentes douces garnies de forêts. C’était bien une solitude, mais si l’on faisait un pas en dehors, on entrait en communication avec le monde : à peu de distance était la Saône, et à quelques kilomètres au-dessus de Cluny, dans les montagnes, on trouvait un embranchement de la grande voie d’Agrippa, se détachant à Belleville pour rejoindre la voie principale à Autun, en passant à Avenas et Ouroux, Brandon, Clermain et Sainte-Cécile (248-2).
Après avoir consenti à aliéner ainsi sa terre de Cluny, Guillaume, au mois de septembre 909, dans une assemblée solennelle tenue à Bourges, rendit publique sa détermination. La plume exercée d’un clerc nommé Odon, dans lequel Mabillon s’est plu à voir le futur abbé de Cluny, avait rédigé le testament ou acte de fondation dont il fut donné lecture : des considérations d’une piété élevée s’y mêlaient à des clauses stipulées avec la netteté d’un juriste. (249-1)
Dans cet acte, Guillaume confiait le futur monastère à l’abbé Bernon pour y diriger dans la vie régulière des moines de l’ordre de Saint-Benoît : une des clauses principales était l’exemption de la nouvelle abbaye de la juridiction épiscopale.
Bernon amena douze moines pris tant à Baume qu’à Gigny, et se mit aussitôt à l’œuvre : l’acte de donation de Guillaume le Pieux nous apprend qu’il existait déjà à Cluny une chapelle dédiée à Notre-Dame et à saint Pierre (249-2) : elle était sans doute placée sur la hauteur occupée plus tard par le quartier Saint-Mayeul. La dédicace d’une nouvelle église en l’honneur de saint Pierre et de saint Paul fut faite dès l’année 915. Bernon mourut en 927 après avoir désigné aux suffrages des moines Odon comme son successeur ; il fut inhumé dans l’église qu’il avait commencé de construire, et qui fut connue sous le nom de Saint-Pierre-le-Vieux, derrière l’autel de Saint-Benoît. (249-3)
Odon poursuivit avec ardeur l’achèvement du monastère, et le nombre de ses disciples s’accrut rapidement : lorsqu’il eut terminé l’église à laquelle Jean de Salerne donne le nom modeste d’oratoire et de chapelle, et qu’il fallut remplacer un siècle plus tard par une plus grande, l’évêque de Mâcon vint en faire la consécration (249-4).
C'est du second abbé de Cluny que date véritablement la grandeur du monastère : la sainteté d'Odon et l’esprit de charité qui l'animait, joints à sa grande éloquence, lui avaient obtenu un empire incontesté sur les âmes : nous en avons la preuve dans l'appel que lui adressa le pape Léon VII, qui le manda à Rome pour réconcilier le patrice romain Albéric et son beau-père Hugues, roi d'Italie (250-1). Odon mourut le 14 décembre 942, à Tours, et fut enterré dans l’église de Saint-Julien de la même ville.
Aymar, qui succéda à Odon, joua un rôle assez effacé. Accablé d’infirmités il se désista de ses fonctions, et la dignité abbatiale fut conférée en 948 à un jeune moine nommé Mayeul. L'acte de son élection reçut la sanction de cent trente-quatre religieux venus de différentes maisons soumises à Cluny. Sous saint Mayeul les donations se multiplièrent et la puissance de l’abbaye augmenta considérablement : en même temps la régularité florissait dans le cloître et le respect qui s'attachait à la personne de l'abbé s’étendit au point que l'empereur Othon II lui offrit la tiare que Mayeul refusa : il servit du moins de médiateur entre Othon et sa mère Adélaïde (250-2). D’une piété égale à celle de son prédécesseur Odon, Mayeul fut d’une austérité moins sévère, plus doux, plus indulgent et plus tendre : il resta pendant plusieurs siècles un des saints les plus populaires de la France. C’est sous son gouvernement que l’église de Saint-Marcel près Chalon fut reconstruite (250-3), mais à Cluny il semble s’être contenté de l’église et des bâtiments édifiés par ses prédécesseurs.
L’élection d’Odilon de Mercœur en 991 fut contresignée par cent soixante-dix-sept religieux : c’est Odilon qui établit la fête de la Commémoration des morts ; il augmenta encore le prestige des abbés de Cluny, jouissant d'un respect sans égal à Rome, ainsi qu'à la cour des rois de France et d’Allemagne. Il reçut dans son monastère la visite de l’empereur Henri II, et refusa, malgré les instances du pape Jean XVIII, l'archevêché de Lyon. En 1031 arriva une famine dont Raoul Glaber nous a tracé un effrayant tableau (251-1) : pour satisfaire les affamés, Odilon épuisa les pro isions de Cluny, vida les greniers, vendit les ornements de l’église, jusqu’à la couronne impériale, présent de l’empereur Henri II, et sa charité ne s’arrêta pas là : il parcourut villages et monastères, sollicitant comtes et évêques, et les engageant à se dépouiller pour subvenir aux besoins des malheureux.
Il est bien certain qu’Odilon ne resta pas étranger au mouvement de reconstruction des églises qui signala les premières années du onzième siècle (251-2) : il y employa même tout son zèle et mit les églises par leur nombre, leur étendue, leur splendeur, en rapport avec la grandeur toujours croissante de la congrégation clunisienne : à Cluny, il laissa intacte l’église élevée par Bernon et Odon, mais il renouvela complètement les ornements et enrichit le trésor de la sacristie. L’accroissement de la communauté l’obligea vers la fin de sa vie à reconstruire une partie des bâtiments conventuels : il fit venir de Provence, pour soutenir les arceaux du cloître, des colonnes de marbre, et se glorifiait de cet ouvrage en disant qu’il avait trouvé le cloître de bois et qu’il le laissait de marbre. D’ailleurs, si le dédain de la beauté littéraire ou artistique n’existait plus à Cluny comme au temps d’Odon, la vertu n’y était pas moins pratiquée, et, parmi les disciples d’Odilon, plus d’un réalisa l’idéal de la perfection monastique : quels plus illustres exemples peut-on citer que Hugues de Semur, le plus grand des abbés de Cluny, celui qui porta la gloire de Cluny à son apogée, et le moine Hildebrand, qui devint Grégoire VII.
Saint Hugues était tout jeune quand il prit, en 1049, possession du siège abbatial qu’il devait conserver pendant soixante ans. Le pape Damase II étant mort, l’empereur Henri III offrit la tiare à Brunon, évêque de Toul, qui devint Léon IX ; c’était peu de jours après l’élection de Hugues. Léon IX se rendant à Rome passa par Cluny où il fut reçu avec les témoignages du plus profond respect : mais l’abbé Hugues et le moine Hildebrand qui se trouvait alors dans le monastère en qualité de prieur, l’avertirent du danger d’accepter le pontificat d’une main laïque, et l’engagèrent à soumettre son élection aux cardinaux : tous deux accompagnèrent à Rome le pape dont l’élection fut ratifiée d’une voix unanime par le clergé et par le peuple. Un des premiers actes de Léon IX fut de s’attacher Hildebrand qu’il nomma cardinal.
Si, comme dit l’historien des premiers siècles de l’ordre de Cluny (252-1), Odon fut avant tout un réformateur austère, Odilon, un moine pieux qui s’efforça de rapprocher par la création de la fête des Morts les fidèles vivants de ceux qui les ont précédés dans la tombe, Hugues joua dans l’histoire un rôle plus important : d’une part, il fut un des plus rudes défenseurs de la liberté du Saint-Siège, un des instigateurs de la lutte entre le sacerdoce et l’empire ; d’autre part, il donna son organisation définitive à l’ordre de Cluny, et constitua une sorte de monarchie monastique dont le passé n’avait pas encore offert d’exemple. C’est sur ce monachisme français qui porta la vie chrétienne à sa plus haute perfection que Léon IX chercha à s’appuyer, et Cluny ne lui marchanda pas son obéissance.
En 1051, sur les instantes prières de l’empereur, saint Hugues se rendit à Cologne pour servir de parrain au futur Henri IV ; vingt-cinq ans plus tard, se passait au château de Canossa, appartenant à la grande comtesse Mathilde, cette scène mémorable où l’abbé de Cluny essaya d’amener son filleul frappé d’excommunication à faire amende honorable aux pieds de Grégoire VII : plus qu’aucun autre, saint Hugues avait été jugé capable d’adoucir le cœur du monarque, et il ne tint pas à lui de n’y point parvenir.
Pendant tout son pontificat, Grégoire correspondit avec Hugues et lui confia ses tristesses : il lui demandait quelques-uns de ses disciples pour l’aider dans le gouvernement de l’Église, et l’abbé, avec un dévouement qui ne se démentit jamais, lui envoyait ses amis les plus chers, Pierre de Salerne et le grand-prieur de Cluny Odon de Lagery, qui s’appela plus tard Urbain II. Aussi quel beau témoignage de reconnaissance le grand pape rendit au monastère dans le concile tenu à Rome en 1077 : « Parmi tous les monastères situés au-delà des monts, brille au premier rang celui de Cluny, placé sous la protection du Saint-Siège. Il est parvenu, sous ses saints abbés, à un degré si élevé d’honneur et de religion, qu’il surpasse, sans contredit, par la ferveur avec laquelle on y sert Dieu, tous les autres, sans en excepter les plus anciens ; de sorte qu’aucun, dans cette partie du monde chrétien, ne peut lui être comparé. Jusqu’à ce jour, tous ses abbés ont été élevés aux honneurs de la sainteté. Nul d’entre eux, nul d’entre leurs moines, fils soumis de l’Église romaine, n’a dégénéré de son origine et fléchi le genou devant Baal ; mais, toujours fidèles à la liberté et à la dignité qu’ils tiennent de l’Église depuis l’origine du monastère, ils ont noblement soutenu son autorité et ne veulent être soumis à d’autre puissance qu’à celle de saint Pierre. » (253-1)
La puissance de Cluny, comblé de privilèges par ce pontife reconnaissant, grandissait toujours. Cependant, à Cluny même, et dans les environs immédiats de l’abbaye, les propriétés des moines n’étaient pas toujours respectées : les seigneurs de Brancion, de Berzé, de Bussières, y faisaient de trop fréquentes incursions. Chose plus attristante encore, les évêques de Mâcon supportaient avec impatience les immunités dont jouissait l’abbaye : un d’eux même, Drogon, tenta en 1063, avec une troupe d’hommes armés, de faire reconnaître son autorité à Cluny : il pénétra dans l’église Saint-Mayeul, récemment construite par saint Hugues. Ce dernier obtint bientôt justice et une nouvelle confirmation de ses privilèges, ce qui ne l’empêcha pas d’être encore attaqué plus tard, entre autres, par l’évêque Landry.
L’abbaye s’était considérablement développée et le nombre des moines s’accroissait sans cesse : Hugues fut donc obligé d’entreprendre de nombreuses constructions : outre l’église Saint-Mayeul, théâtre des entreprises de l’évêque de Mâcon, l’église Notre-Dame, connue sous le nom de Notre-Dame de l’Infirmerie, fut bâtie dans l’enceinte même de l’abbaye : Odon de Lagery, alors cardinal et évêque d’Ostie, la consacra. Mais la grande œuvre de saint Hugues fut l’édification de l’immense église abbatiale, dont le même Odon de Lagery, devenu pape sous le nom d’Urbain II, fit la première dédicace en novembre 1095 : à cette époque, ce monument magnifique était encore loin d’être achevé ; le pape fit la consécration du grand autel et de l’autel matutinal placé au fond de l’abside ; les archevêques Hugues de Lyon, Dagbert de Pise, Brunon, évêque de Segni, consacrèrent en même temps trois autres autels dans les travées de la nef les plus rapprochées du chœur.
Ancien moine de Cluny, Urbain II rehaussa la dignité de l’abbé en lui attribuant les ornements épiscopaux. Lorsque Urbain II mourut, en 1099, ce fut encore un enfant de Cluny, un ancien novice, le cardinal Rainier, qui fut élu pape sous le nom de Pascal II. Dans l’année qui précéda cette élection, Anselme, archevêque de Canterbury, exilé pour la première fois, et se rendant à Rome, passa à Cluny : il y arriva trois jours avant Noël, et fut reçu avec un respect qui l'attira de nouveau (255-1) dans la grande abbaye à son retour en France vers 1100 : il y prononça un sermon sur les béatitudes du ciel qui produisit un grand effet.
Quelques années plus tard, Henri V d’Allemagne, ayant attiré son père dans un de ses châteaux, le fit prisonnier et le conduisit à Ingelheim où la Diète était réunie, et le força à abdiquer publiquement. Se repentant de sa faiblesse, Henri IV supplia l’abbé de Cluny de servir de médiateur entre son fils et lui : mais Hugues ne se laissa point tromper par son hypocrisie et refusa de plaider sa cause. Peu après Henri IV mourait en août 1106, âgé de cinquante-cinq ans. À la fin de cette même année, Pascal II arriva à Cluny pendant les fêtes de Noël, et y séjourna jusqu’au mois de février suivant : c’est vers cette époque que Philippe Ier, après avoir associé son fils Louis le Gros à la royauté, fit part à saint Hugues de l’intention où il était de finir ses jours dans un monastère : Hugues l’encouragea dans ce pieux dessein et lui offrit le séjour de Cluny : mais Philippe ne s’était pas encore décidé quand la mort vint le surprendre (1108).
L’ordre de Cluny était alors dans toute sa gloire : outre les monastères de Souvigny, de Sauxillange, de Paray, de la Charité, appelés les quatre filles de Cluny, une quantité d’abbayes importantes étaient soumises à sa règle. Nous possédons l’ordre observé dans le chapitre général au seizième siècle : l’abbé de Cluny présidait ; venaient ensuite les abbés de Moissac, Figeac, Mozac, Baume, Monstierneuf, Saint-Benoît sur le Pô, Thiers, Beaulieu, Paisley en Écosse, Payerne, Arles-sur-Tech, Camprodon ; puis le grand-prieur de Cluny, le prieur claustral, les prieurs de la Charité, Saint-Pancrace de Lewes, Saint-Martin des Champs de Paris, Souvigny, Sauxillange, Marcigny, Gigny, Charlieu, Pont-Saint-Esprit, Sainte-Marie de Najera, Paray, Nantua et cinquante-cinq autres prieurs ou doyens. Sous saint Hugues, l’ordre observé devait être à peu près le même : mais le chapitre général réunissait sans doute un plus grand nombre de dignitaires, car, dès le milieu du douzième siècle ; un certain nombre de monastères affiliés à Cluny arrivèrent à secouer le joug de l’abbaye mère et à se rendre indépendants.
L’ordre s’était rapidement étendu dans les pays germaniques, en Lombardie, en Espagne et en Angleterre : dans ce dernier pays, Guillaume le Conquérant demanda et obtint l’association de prières avec Cluny ; il reçut en même temps la bénédiction de saint Hugues ; mais ayant demandé à l’abbé six de ses disciples pour s’aider de leurs conseils, offrant de payer pour chacun d’eux une pension annuelle de 100 livres d’argent, Hugues refusa cette proposition qui faisait de ses moines une sorte de marchandise, et Guillaume lui en conserva toujours du ressentiment.
« Le monde chrétien était couvert de monastères et d’églises clunisiennes. Les disciples voyaient le respect se réveiller à leur nom. Fiers de la puissance et de la considération dont jouissait l’ordre, ils disaient : Je suis moine de Cluny, comme du temps de Rome ancienne on disait : Je suis citoyen romain. La richesse, l’art, l’érudition, les dignités de l’épiscopat et de la pourpre romaine, tout était entre leurs mains. Leur nombre allait en s’accroissant sans cesse. Hugues admit, selon Orderic Vital, dix mille moines dans l’ordre. À sa mort il comptait deux mille couvents. Quatre cent soixante religieux trouvaient aisément place dans le vaste monastère de Cluny où les papes, avec leur suite, recevaient l’hospitalité sans qu’il fût besoin de rien changer aux habitudes de la communauté (256-1). L’abbé possédait rang de métropolitain, et seize chefs de grandes abbayes possédaient rang d’évêques et portaient la mitre. »
Saint Hugues expira dans l’église de Notre-Dame de l’Infirmerie qu’il avait fait construire et où, se sentant mourir, il avait demandé à être transporté : c’était le 29 avril 1109 ; il était âgé de quatre-vingt-cinq ans. On l’ensevelit d’abord dans la grande église abbatiale derrière l’autel matutinal ; plus tard on déposa ses restes dans une châsse qui fut placée sur le grand autel.
C’est sous saint Hugues, vers 1085, que le moine Udalric écrivit les trois livres des Coutumes de Cluny.
Ponce de Melgueil (1109-1122) fut l’indigne successeur de saint Hugues. Le pape Pascal II ayant été fait prisonnier par l’empereur Henri V fut contraint de signer des concessions à l’empereur au sujet des investitures, concessions qu’il regretta amèrement dans la suite. Dans cette occasion, l’abbé de Cluny prit très vivement parti contre le pape et fut mis par lui en disgrâce. Il regagna peu après la faveur du souverain Pontife qui accorda trop à son orgueil : un concile œcuménique s’étant réuni en mars 1116, dans lequel Pascal rétracta les concessions qu’il avait faites à Henri, Ponce de Cluny, présent au concile, voulut prendre le titre d’abbé des abbés réservé jusqu’alors à l’abbé du Mont-Cassin ; il s’attira une verte réplique de Jean de Gaëte, qui peu après devint pape sous le nom de Gélase II.
Mais Henri V ayant fait élire un antipape, le séjour à Rome devint impossible à Gélase, qui chercha un asile en France ; arrivé à Mâcon, il tomba malade, et se jugeant gravement atteint, il demanda à être porté à Cluny. C’est là qu’il mourut le 29 février 1119 : on l’enterra dans la grande église à main droite du chœur, près de la travée par laquelle les religieux se rendaient du cloître à l’église : un tombeau lui fut élevé vers 1176 par le prieur Otger. Trois jours après la mort de Gélase, les cardinaux et les évêques élurent à Cluny Guy, archevêque de Vienne, ancien disciple de saint Hugues, qui prit le nom de Calixte II : animé de pensées conciliantes, le nouveau pontife envoya Guillaume de Champeaux, alors évêque de Châlons, et Ponce, abbé de Cluny, à l’empereur Henri V pour traiter de la pacification : les négociations n’aboutirent point. C’est alors que dans le concile qui se réunit à Reims, les prérogatives véritablement excessives de l’abbé de Cluny furent violemment attaquées, ce qui n’empêcha pas le pape, arrivé à Cluny la veille de la Circoncision de l’année 1120, d’élever plus haut encore la dignité de Ponce en le créant cardinal-prêtre du titre de Sainte-Cécile.
Cependant la construction de la grande église commencée par saint Hugues se poursuivait sans relâche, et vers 1112, l’évêque d’Amiens, Geoffroy de Moulicourt, y vint consacrer un nouvel autel ; le 28 juillet 1112, le trésor de l’église s’enrichit d’une relique d’un prix inestimable : l’abbé Ponce reçut en grande pompe un morceau du bois de la vraie Croix. Mais Ponce, par son orgueil de seigneur féodal, par ses folles dépenses et sa conduite hautaine, s’était aliéné une partie de ses religieux : pendant longtemps les murmures ne dépassèrent pas l’enceinte du cloître, mais un jour les plaintes arrivèrent jusqu’à Calixte II. Ponce pria le pape de le relever de ses fonctions et partit pour la Terre Sainte.
Hugues, prieur de Marcigny, vieillard d’une vie sans tache, fut élevé à la dignité abbatiale : il mourut trois mois après, et dans l’octave de la fête de l’Assomption de l’an 1122, les religieux choisirent pour abbé un jeune moine de vingt-huit ans, Pierre-Maurice de Montboissier, connu sous le nom de Pierre le Vénérable, qui est resté avec saint Hugues la plus haute personnification du nom clunisien.
Pierre le Vénérable, né en 1094, mourut en 1157 : dans les premières années de son gouvernement, il eut la tristesse de voir la tentative faite par Ponce pour reprendre la direction de son ancienne abbaye sur le point de réussir : pendant presque toute l’année 1125, l’anarchie régna à Cluny. Ponce, soutenu par les bourgeois de Cluny qu’il avait toujours flattés, assuré du concours d’un grand nombre de moines à qui l’austérité du nouvel abbé faisait regretter la magnificence déployée par son prédécesseur, réussit à s’emparer de l’abbaye. Pierre était alors en visite pastorale dans l’Aquitaine : le prieur du monastère, Bernard d’Uxelles, dit le Gros, de la famille de Brancion, lui resta fidèle, mais la résistance étant devenue impossible, il dut se retirer avec nombre de moines dans les châteaux voisins. « Alors se passa une scène de désordre inconnue jusque-là dans cette paisible demeure. La populace envahit les cloîtres, les dortoirs, l’infirmerie. Les lieux les plus secrets, qui avaient toujours été interdits aux laïques, furent ouverts à des bouffons, à des femmes de mauvaise vie... Au milieu du tumulte, s’il faut en croire Orderic Vital, une partie de la nef de la grande église qui était nouvellement construite s’écroula, comme si la colère de Dieu eût protesté contre la profanation du lieu saint. » (259-1)
Pierre le Vénérable, immédiatement prévenu de ce qui se passait, partit pour Rome. Le pape Honorius II frappa Ponce d’excommunication et défendit aux moines de lui obéir : l’interdit fut lancé contre la ville et l’abbaye ; Ponce, cité à Rome, s’y rendit, mais refusa de s’humilier et mourut en prison (décembre 1125). Quoiqu’il fût déclaré excommunié et schismatique, le pape, par respect pour Cluny, lui accorda la sépulture dans l’église de Saint-André. Plus tard, l’abbé Pierre obtint de ramener ses restes, et lui édifia un tombeau à l’extrémité de l’aile gauche de la basilique, près du grand autel : il était représenté sous la figure d’un moine ayant les pieds liés et une main coupée, et tenant de l’autre main une crosse brisée.
Peu d’années avant ces tristes événements, Henri V et Calixte II avaient mis fin, dans la diète de Worms (mai 1122), à la querelle des Investitures : l’empereur perdait le privilège de conférer directement les évêchés et les abbayes. Il est certain qu’il pouvait encore exercer une puissante influence sur les élections, mais enfin ce concordat qui attribuait à l’Église ce qui devait lui appartenir couronnait dignement les efforts faits par saint Hugues et par les pontifes sortis de Cluny.
La fin du onzième et le commencement du douzième siècle virent l’établissement de plusieurs ordres religieux, celui de Grandmont en 1073, celui des Chartreux en 1084, celui de Cîteaux en 1098, et enfin en 1120 celui de Prémontré. L’ordre de Cîteaux fondé par Robert de Molesme grandit rapidement sous l’impulsion que lui donna saint Bernard : les abbayes cisterciennes de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond, s’élevèrent dans l’espace de trois ans, de 1113-1115. Par la situation de plusieurs de ses monastères, autant que par son développement extraordinairement rapide, l’ordre de Cîteaux entra vite en conflit avec celui de Cluny. C'est en 1124 que fut écrite l’Apologie ou lettre adressée par saint Bernard à Guillaume, abbé de Saint-Thierry de Reims, de l’observance de Cluny, dans laquelle l’austère réformateur passe en revue les coutumes de Cluny et récrimine contre les abus auxquels elles ont donné lieu : c’est là que saint Bernard proteste contre le luxe d’ornementation et la richesse d’architecture dont sa simplicité a été choquée à la vue des magnificences de l’église de saint Hugues.
Pierre le Vénérable disculpa l’ordre clunisien d’un certain nombre des accusations portées contre lui, et reconnaissant d’autre part la nécessité d’une réforme, convoqua à Cluny un chapitre général qui fut tenu le troisième dimanche de carême, 20 mars de l’année 1132 : ce dut être un spectacle imposant, celui de ces mille deux cent douze religieux réunis dans la grande église de saint Hugues et traversant ensuite processionnellement le cloître en chantant pour aller prier la Vierge dans l’église que saint Hugues lui avait consacrée. « In illa die », écrit Orderic Vital qui assistait à cette assemblée en sa qualité de moine de Saint-Evroul, « MCC et XII fratres ibi adfuerunt, ecclesiastico ritu canentes processerunt, et, cum jocunditate cordis oculos levantes ad Deum, devote ipsum collaudaverunt. Hæc iccirco securus edo, quia gaudens interfui, et tam gloriosum agmen in Christi Jesu nomine congregatum vidi, atque cum eis de basilica sancti Petri, Apostolorum principis, dominico processi, et per claustrum in ædem Virginis matris ingressus oravi. » (261-1)
Les réformes proposées dans ce chapitre général par Pierre le Vénérable furent adoptées ; elles étaient considérables ; on y remarque entre autres prescriptions, l’établissement du silence dans le chantier de la grande église.
L’exemple d’une réforme ainsi donné par Pierre le Vénérable fut suivi bientôt après par Suger, abbé de Saint-Denis. Un nouveau schisme troublait l’Église (février 1130) ; Innocent II, chassé de Rome par l’antipape Anaclet II, s’était retiré en France ; il passa onze jours à Cluny et fit la deuxième dédicace de la grande église, le 11 des calendes de novembre (la première avait été faite trente-cinq ans auparavant), et consacra vingt-un autels ; l’autel de Saint-Jacques avait été consacré autrefois par Dalmace, évêque de Compostelle.
Ayant pour lui les clunistes et les cisterciens, Innocent II était puissant en France : Louis le Gros envoya Suger à Cluny pour l’assurer de son obéissance. Innocent parcourut ensuite une grande partie de la France accompagné par Pierre le Vénérable, et revint passer à Cluny une partie du mois de février 1131.
Vers 1140, Abélard, combattu par saint Bernard et condamné par le pape Innocent II, excita la pitié de Pierre le Vénérable qui lui offrit charitablement un asile à Cluny. La douceur et la sagesse du grand abbé ramenèrent le calme dans cette âme et rengagèrent à faire sa paix avec saint Bernard ; Abélard fit le voyage de Clairvaux et rétracta ses erreurs, Pierre obtint pour lui du pape la levée de l'excommunication qui l’avait frappé, et le conserva deux ans à Cluny. Le doux abbé se prit d’une véritable affection pour ce philosophe, et, voyant sa santé atteinte, l’envoya dans les obédiences de Prissé et de Chevignes, et de là à Saint-Marcel de Chalon où il rendit le dernier soupir, 1142.
Cependant, à l’exception de l’ordre de Cîteaux, le corps bénédictin tombait en décadence ; de tous côtés les abbayes clunisiennes cherchaient à secouer le joug et à se détacher de l’abbaye mère. Pierre en était attristé et déployait une véritable énergie pour conserver à l’ordre de Cluny son ancien prestige ; mais le succès des ordres rivaux ne souleva jamais dans son cœur aucune amertume. Les Chartreux eurent en lui un ami sincère ; quant aux Cisterciens, ils furent toujours accueillis en frères à Cluny, où l’abbé leur ouvrait les bras : mais l’hospitalité cistercienne était plus circonspecte. Il faut cependant reconnaître que les critiques passionnées qu’il formula contre les clunistes n’aveuglèrent pas saint Bernard au point de lui faire méconnaître l’admirable vertu et la charité touchante de Pierre le Vénérable : il lui demandait même volontiers conseil : lorsqu’en 1149 Henri de France, frère de Louis VII, fut élu évêque de Beauvais et hésitait à accepter, saint Bernard consulté partagea son hésitation et l’engagea à prendre l’avis de Pierre ; d’ailleurs il lui rendit témoignage dans une lettre par laquelle il recommandait l’abbé de Cluny à Eugène III, le premier pape sorti de l’ordre de Cîteaux : « Quoique ce puisse paraitre une folie de vous écrire en faveur de l’abbé de Cluny, et d’avoir l’air de protéger celui que tout le monde voudrait avoir pour protecteur, je vous écris néanmoins, non parce que cela est nécessaire, mais pour obéir à l’affection que je lui porte. À défaut de ma personne, ma pensée l’accompagne partout dans ce voyage, et ni la hauteur des Alpes, ni l’étendue des neiges, ni la longueur du chemin, ne pourront nous séparer. Honorez cet homme comme un des membres les plus honorables du corps du Christ. Il est un vase d’élection, rempli de grâces et de vérité, comblé de biens sans mesure. Renvoyez-le rempli d’une joie qui, à son, retour, puisse se répandre sur un grand nombre. S’il vous demande quelque chose au nom du Seigneur Jésus, accordez-le-lui sans difficulté ; car il a étendu les mains sur les pauvres de notre ordre ; il nous donne, avec les revenus de son église, aussi souvent qu’il le peut sans contrarier les siens et sans que nous le lui demandions, une nourriture abondante. J’ai dit : au nom du Seigneur Jésus, car s’il demandait (ce que je crains) à être déchargé de l’administration de son monastère, quel homme, parmi tous ceux qui le connaissent, regarderait une pareille demande comme faite au nom de Jésus ? Si je ne me trompe, il est devenu plus timoré que par le passé, et meilleur encore qu’au temps où vous l’avez connu. Depuis son élection, son ordre s’est notablement amélioré sous le rapport des jeûnes, du silence, de l’abstention des vêtements précieux et recherchés. » (263-1)
En 1144-1145, la famine et une mortalité effrayante s’abattirent sur Cluny : Pierre le Vénérable parti à Rome ne put qu’adresser à ses frères une lettre de consolation ; mais il s’empressa de revenir sans aller rendre à Roger de Sicile la visite qu’il voulait lui faire. Pierre lui écrivit cependant pour recommander l’église de Cluny à ses libéralités, et Roger ne fut pas sourd à son appel, l’abbaye avait de grandes ressources, mais ses besoins étaient plus grands encore, car elle répandait ses bienfaits sans compter : on lui demandait plus qu’elle ne pouvait donner, et la gêne s’y faisait sentir. La générosité des princes n’était plus qu’un souvenir, les disettes étaient fréquentes, la pauvreté universelle ; rare partout ailleurs, l’argent s’accumulait chez les usuriers et les Juifs. À propos de ces derniers, Pierre le Vénérable partageait l’horreur de saint Bernard pour le massacre des Juifs, mais réprouvant leur cupidité et leurs gains illicites, Pierre n’hésitait pas à conseiller à Louis VII de les dépouiller de leurs richesses.
Cluny continuait de recevoir d’illustres visiteurs : lorsque Arnauld de Brescia, par les séditions qu’il fomentait, eut rendu le séjour de Rome impossible au pape Eugène III, celui-ci vint en France et passa à Cluny le 26 mars 1147. À la fin de l’année 1149, Louis VII revenant de la croisade fut rejoint à Cluny par Suger. Mais dans les dépendances de l’abbaye, la rébellion éclatait partout ; partout la décadence morale s’accentuait. Le prudent abbé ne négligeait cependant pas les intérêts temporels de la communauté ; il étudia un meilleur emploi des revenus dans un écrit intitulé : Dispositio rei familiaris Cluniacensis, et il put dire avec vérité que ce qu’il avait fait autrefois pour les choses spirituelles, il le faisait alors pour l’intérêt temporel des frères.
Les ennuis du dehors venaient s’ajouter aux tristesses que lui inspirait la décadence de l’ordre : le vicomte qui administrait le comté de Mâcon en l’absence du comte parti en 1147 pour la Terre Sainte, se conduisait dans le pays comme un vrai bandit. Les seigneurs de Brancion, de Berzé, de Bussières, tantôt amis, tantôt ennemis de l’abbaye, l’accablaient alors de vexations.
Pierre n’essayait pas d’ailleurs de se soustraire aux ennuis et aux difficultés de sa charge : mais lorsqu’il pouvait le faire sans que sa conscience si exigeante le lui reprochât, avec quelle joie il se retirait dans ces ermitages qui s'étaient multipliés aux environs de Cluny, véritables maisons de campagne des moines, Saint-Vital, Sainte-Radegonde, Saint-Jean-du-Bois, Cotte, le Mont-Saint-Romain. C’est là qu’il goûtait le charme de la solitude, qu’il jouissait dans le calme des beautés de la nature, et délassait son esprit en s’occupant de philosophie et de versification. Avec quelques moines paisibles, aimant comme lui à fuir le bruit du grand monastère, il menait là une vie délicieuse : mais il ne s’y endormait pas, et quelques-uns de ses frères s’étant épris d’une véritable passion pour la vie solitaire et méditative, Pierre vit là un danger et leur prôna la supériorité de la vie du cloître (265-1). Et quelle séduction il savait déployer pour y attirer, à cette vie du cloître, un ami qui lui était depuis longtemps cher, Aton, évêque de Troyes : « Rappelle tes souvenirs, lui écrivait-il, souviens-toi de ce dimanche des Rameaux, du sermon que tu as adressé, à Cluny, au peuple assemblé, et qui a tant ajouté à la solennité de ce jour ; souviens-toi de cette chapelle de la Vierge, plus belle qu’aucune autre de notre Bourgogne, décorée d’élégantes peintures, embellie par la représentation des miracles du Christ. C’est là que nous avons trouvé pour nos entretiens un asile propice. N’oublie pas comment l’abbé, cédant le pas à l’évêque, le força, malgré lui, de prendre place sur son siège et s’assit lui-même à ses côtés sur un escabeau. Tes discours roulèrent sur les sujets les plus élevés... Tu avais fini par indiquer le jour où tu reviendrais parmi nous, et, depuis ce moment, toujours invité et pressé, tu te fais toujours attendre... »
Cependant les moines noirs et les moines blancs conservaient toujours une mutuelle antipathie ; une dernière fois, Pierre le Vénérable écrivit à saint Bernard pour lui représenter qu’une réconciliation des deux ordres serait le couronnement de sa vie, mais les choses restèrent dans le même état, et saint Bernard mourut au mois d’août 1153.
Dans les dernières années de Pierre, Henri, évêque de Winchester, qui s’était retiré à Cluny, introduisit un ordre plus que jamais indispensable dans la gestion de la fortune du monastère : il prit en main la conduite du temporel, dressa un nouvel état des revenus, améliora et propagea les cultures, acheta des terres, fit construire de nouveaux édifices et répara les anciens. Il pourvut pendant toute une année à la nourriture de la communauté qui, selon la Chronique de Cluny, s’élevait à quatre cent soixante moines. Il acquitta les dettes et employa dans ces dépenses diverses une somme de plus de 7,000 marcs d’argent. Cette munificence vraiment royale consola les derniers jours de l’abbé. (266-1)
Pierre le Vénérable mourut le jour de Noël de l’année 1156, âgé seulement de soixante-deux ans : il était abbé depuis trente-quatre ans : on l’enterra à main droite du chœur de l’église, près de l’autel de Saint-Jacques.
Robert le Gros (266-2), élu abbé à la mort de Pierre le Vénérable, ne vécut pas longtemps et fut remplacé par Hugues de Trasan ou Fraisans, qui se jeta dans le schisme en 1159, et mourut au prieuré de Vaux-sur-Poligny. Dans cette année 1159, un violent incendie détruisit une partie de la ville de Cluny, ce qui nécessita un grand nombre de nouvelles constructions, et ce qui explique les nombreuses façades romanes qui décorent aujourd’hui encore les différents quartiers de la ville. La même année, Léger, prieur claustral, fit construire l’église de Saint-Marcel. Étienne de Boulogne (267-1), successeur de Hugues, abdiqua après dix années de gouvernement ; c’est de son temps, en 1166, que le territoire de Cluny fut pour la première fois sérieusement attaqué par des bandes de routiers à la solde de Guillaume, comte de Chalon : le château de Lourdon fut pris, cinq cents bourgeois de la ville massacrés, et ces brigands enlevèrent aux religieux une foule d’objets précieux. Rodolphe de Sully résigna au bout de trois ans la dignité abbatiale, 1176. Gauthier de Châtillon qui succéda à Rodolphe de Sully ne régna que quelques mois et fut remplacé par Guillaume I d’Angleterre, qui mourut en visite pastorale au monastère de la Charité, le 7 janvier 1179. C'est sous l’abbé Guillaume que vécut le prieur Otger, qui fit faire, entre autres travaux, les tombeaux du pape Gélase et de l'abbé Étienne. (267-2)
Thibaud de Vermandois ne resta qu’une année à la tête de l’abbaye, et joua un rôle plus important que ses prédécesseurs immédiats : après avoir célébré à Grandmont les funérailles de Louis le Jeune, le roi d’Angleterre, Jean, le pria de servir d’arbitre entre lui et son fils, qui fut Richard Cœur de Lion. Alexandre III le créa cardinal, et Lucius III évêque d’Ostie : c’est lui qui entreprit d’entourer Cluny d’une enceinte fortifiée, mais il n’acheva pas ce qu’il avait commencé, et ayant renoncé à la dignité d’abbé, il partit pour Rome où il ne tarda pas à mourir.
Hugues IV de Clermont, élu en 1180, montra pendant un règne assez long beaucoup de prudence et de grandes vertus. Philippe-Auguste voulant remettre au roi d'Angleterre comme gage de sa parole d’insignes otages, choisit Hugues de Clermont et l’abbé de Saint-Denis. La fortune territoriale de Cluny s’accrut encore sous le gouvernement de cet abbé qui, avant de mourir, désigna pour son successeur, du consentement des moines, Hugues V d’Anjou. Celui-ci, en 1204, dressa les statuts d’une réforme dans le but de rappeler sa communauté à la pureté de l’ancienne vie monastique, menacée par un gros danger, celui des richesses, des mœurs et des habitudes féodales. Innocent III, en 1204, consacra entre les mains de Hugues d’Anjou le droit déjà ancien pour l’abbé de Cluny de battre monnaie. (268-1)
Guillaume II d’Alsace fut élu le 29 septembre 1207. En 1208, la ville de Cluny fut, pour la seconde fois, ravagée par un incendie (268-2). Guillaume, ayant abdiqué fut remplacé, le 4 avril 1215, par Gérold de Flandre qui, avant le scrutin pour son élection, promit aux moines d’observer les statuts de Pierre le Vénérable, compromission fâcheuse, serment dont Innocent III le releva avec ordre d’infliger au monastère une sévère punition. D’ailleurs Gérold, nommé en 1220 évêque de Valence, abandonna Cluny : Roland de Hainaut fut élu à sa place, fit construire le narthex de la grande église et abdiqua en 1228.
Barthélemy de Florange ne fit que passer sur le siège abbatial et mourut en 1230 ; Étienne II de Brancion et Étienne III de Berzé (268-3), son neveu, tinrent jusqu’en 1235 Cluny sous leur gouvernement : en 1233 un incendie consuma pour la troisième fois une partie de la ville. Il faut croire que l’affaiblissement de la discipline et des vertus monastiques allait toujours croissant, car, en 1232, le pape Grégoire IX proposa de prendre les règlements de Cîteaux pour réformer Cluny, et ordonna d’appeler au premier chapitre général trois prieurs des Chartreux pour aider à faire le nouveau règlement.
Les deux frères Hugues VI et Aymard II de Courtenay régnèrent de 1236 à 1244 : les religieux mirent alors à leur tête Guillaume III de France, petit-fils de Philippe-Auguste et cousin de Louis IX. Élevé dès son enfance à Cluny, Guillaume s’y fit remarquer par son respect de la discipline, sa douceur et sa science des saintes Écritures : mais son règne est surtout célèbre par la magnifique hospitalité qu’il donna, en 1245, au pape Innocent IV et à un grand nombre de princes chrétiens. Vers la fin de novembre 1245, le roi Louis IX vint au monastère accompagné de sa mère, Blanche de Castille, et de sa sœur Pernette de France. Innocent IV s’y trouvait déjà depuis une quinzaine de jours : ce fut une magnifique assemblée (269-1) qui témoigne de l’immensité du monastère et de l’importance qu’il avait conservée. Le pape séjourna un mois à Cluny, et saint Louis seulement quinze jours.
Le monastère s’ouvrit une seconde fois pour recevoir le roi de France et le souverain Pontife au moment des fêtes de Pâques 1246, et « Innocent donna à Cluny une marque de haute confiance. Les troubles sans cesse renaissants qui inquiétaient les papes au sein de leur capitale, lui inspirèrent l’idée de mettre à l’abri d’attaques intéressées ou impies les chartes et titres intéressant la papauté. À cet effet, il soumit aux pères du concile de Lyon une triple copie de tous les titres et privilèges accordés à l’Église de Rome par les rois, les princes et les empereurs, et décréta que ces copies auraient la même authenticité que les originaux, dans le cas où ces derniers viendraient à se perdre. Cluny eut l’honneur de recevoir le dépôt d’une de ces copies. » (270-1)
Guillaume, ayant abandonné Cluny pour l'évêché d’Agen, en 1257, le choix des religieux se porta sur Yves Ier de Vergy qui sut conserver à l’ordre son ancien éclat ; en septembre 1258, Louis IX prit Cluny sous sa protection. Yves fonda à Paris, en 1269, le fameux collège de Cluny ; son administration fut excellente, il enrichit l’église (270-2), et il augmenta les bâtiments du monastère, en faisant élever de vastes greniers, et les moulins qui se voient aujourd’hui à l’est de l'aile droite de l'ancienne abbaye. (271-1)
Si le règne d'Yves I fut le plus brillant du treizième siècle, celui de son neveu, Yves II de Chassant, commencé en 1275, fut également très profitable à l’abbaye : il acheva les travaux commencés du collège de Cluny, porta la réforme dans les couvents anglais de sa domination et s’attira la confiance des papes, des rois et des évêques. Il fut aussi bon administrateur que son oncle, et comme lui, donna ses soins à l’amélioration de la vie matérielle des moines, concessions qui précipitèrent la décadence des vertus monastiques. Yves II mourut vers la fin de l’année 1289 (271-2). Guillaume IV d’Igé (271-3) lui succéda, et fut lui-même remplacé par Bertrand I de Colombiers (1295-1308).
Bertrand fut avant tout un sage administrateur ; il entretint l’abbaye de Cluny dans l'abondance et augmenta ses richesses. Des constructions nouvelles, l’agrandissement d’une partie de la grande église et l’addition au trésor abbatial de reliques précieuses inaugurèrent son règne. Cluny reçut la visite de Boniface VIII qui, accompagné de neuf cardinaux, y passa cinq jours ; Philippe le Bel y vint aussi un peu plus tard, accompagné de ses deux fils, Philippe le Long et Louis le Hutin, de Charles de Valois son frère, de l’archevêque de Bordeaux Bertrand de Goth qui devint Clément V ; Jean, duc de Bretagne, et les rois d’Aragon et de Castille s’y trouvaient au même moment. Au début de l'année 1306, Clément V repassa à Cluny. En 1307, les Clunisois entrèrent en lutte avec l’abbé et firent leur soumission seulement deux ans après. Bertrand était mort à Avignon dans les derniers jours d’octobre 1308. (272-1)
Henri I de Fautrières était procureur général de l’ordre de Cluny auprès de la nouvelle cour d’Avignon, et dut à sa situation d’être élu abbé le 29 octobre 1308 par les mandataires du chapitre. Il était doué d’ailleurs de toutes les vertus monastiques, et après avoir reçu les excuses et les protestations de fidélité des habitants de Cluny, il s’attacha à compléter les réformes inaugurées par son prédécesseur. Dans le chapitre général de 1310, il fit adopter de nouveaux statuts ; mais, en 1319, il se démit de son abbaye pour accepter l’évêché de Saint-Flour.
L’influence du Saint-Siège se fit alors sentir, lorsque Jean XXII indiqua aux suffrages des moines son parent Raymond de Bonne qui ne régna que trois ans et mourut à Avignon en 1322. Il fut remplacé par Pierre II de Chastellux, encore désigné par le pape : Pierre gouverna l’abbaye pendant vingt ans, enrichit considérablement le trésor de l’abbaye et fit de nouvelles constructions (272-2), entre autres celle de la chapelle Saint-Martial dans laquelle il fut enterré. Une des tours dites les Barabans s’éleva par ses soins et fut pourvue de cloches (273-1). En 1326, Jean XXII accorda à Pierre de Chastellux ce titre de premier des abbés que Ponce de Melgueil avait autrefois tant convoité. En 1322, des lettres patentes de Charles le Bel avaient interdit au bailli de Mâcon de recevoir les appels des jugements rendus par les juges mages de Cluny, qui furent portés directement au Parlement de Paris.
Pierre reçut dans son abbaye la visite de Philippe de Valois, de la reine sa femme et de ses deux fils ; à cette époque, de saints hommes venaient encore y chercher le repos pour leur vieillesse : Raymond, évêque de Valence, se démit de son évêché pour prendre l’habit de religieux à Cluny, et Pierre de Chastellux appelé sur le même siège de Valence déposa en 1342 le bâton pastoral : il mourut deux ans après.
Son successeur, Itier de Mirmande, paraît avoir peu résidé à Cluny : une épidémie ayant éclaté dans cette ville, en 1346, fit de nombreuses victimes (273-2).
Itier mourut à Avignon le 16 février 1347. Hugues VII de Beaufort, neveu du pape Clément VI, fut élu à sa place, mais ayant été peu après appelé à d'autres fonctions, Hugues VIII Fabry devint abbé en 1350. Moins d’un an après, ce dernier déposait sa dignité entre les mains du pape pour entrer à la chartreuse du Val-Sainte-Marie : c’est à Hugues Fabry qu’est due la construction de la tour ronde qui porte son nom, et qu’on remarque encore à l’angle Nord-Est du jardin du couvent. (274-1)
Androin de la Roche qui occupa le siège abbatial pendant neuf années (1351-1360) joua un rôle important et fut le bienfaiteur du monastère. Il fonda les deux collèges de Saint-Martial d’Avignon et de Saint-Jérôme de Dôle, mais nommé cardinal en 1360, il quitta Cluny. Choisi comme légat par Innocent VI, il fut député avec Simon de Langres, général des Dominicains, pour traiter de la rançon du roi Jean, détenu à Londres, après la bataille de Poitiers : précédemment, il avait été chargé de la mission difficile de rétablir la paix entre Jean le Bon et Édouard III. La faveur du duc Philippe de Bourgogne ne cessa de l’accompagner, et cette faveur se traduisit par des dons et des bienfaits à l’église de l’abbaye. Même après avoir quitté Cluny, l’affection du cardinal Androin de la Roche pour son abbaye ne se démentit jamais, et sa fortune passa presque tout entière dans le trésor de Cluny. Atteint de la peste à Viterbe, il mourut dans cette ville après avoir exprimé le désir que son corps fût inhumé dans la grande église de saint Hugues, et en effet son tombeau fut placé dans l’endroit le plus fréquenté du sanctuaire, sur le chemin suivi par les moines lorsqu’ils se rendaient au chœur. (274-2)
Simon I de la Brosse, élu en 1361, fut proposé par Charles V et accepté par le Saint-Siège ; il mourut la même année qu’Androin, le 1er juillet 1369. Les religieux furent alors tentés de reprendre leur indépendance pour l'élection de l’abbé : ils nommèrent Guillaume V de Pommiers qui, craignant de ne pas être reconnu par Urbain V, se désista. Le pape s’empressa de nommer à sa place Jean I du Pin, prieur de Saint-Martin-des-Champs : comme Simon de la Brosse, Jean ne quitta guère le collège de Cluny ; il mourut en 1374. Grégoire XI imposa aux religieux son petit-neveu Jacques I de Damas-Cosan qui préféra le séjour d’Avignon à celui de Cluny, et mourut le 13 juillet 1383. L’antipape Clément VII, dont Jacques I de Cosan avait embrassé la cause, appela au siège abbatial Jean II de Damas-Cosan, neveu du précédent, et les religieux acceptèrent servilement ce choix. Sous Jean II, qui régna de 1383-1400, le roi Charles VI vint à Cluny, accompagné des ducs d’Orléans, de Berry et de Bourgogne, de cardinaux et de prélats français.
Lorsque Jean II mourut en 1400, la discorde était dans l’Église, et tandis que Boniface IX siégeait à Rome, Pierre de Lune avait pris à Avignon le nom de Benoit XIII : les moines crurent le moment opportun pour reprendre leur indépendance, et d’une voix unanime élurent Raymond II de Cadoène, grand-prieur de Cluny. Celui-ci resta pendant seize ans à la tête de l’abbaye et se distingua par une très bonne administration. Il embellit l'église de livres et d’ornements précieux (275-1), acquit la plupart des objets sacrés qui avaient appartenu au pape clunisien Urbain V, fut autorisé en 1411 par le roi de France à fortifier le château de Mazille près Cluny, établit à Cluny même un immense étang, et jeta sur la Grosne un pont qui porte encore aujourd’hui le nom de Pont de l’Étang.
C’est vers 1400 que naquit à Cluny Jean Germain qui fut évêque de Nevers (1430), chancelier de l’ordre de la Toison d’Or et évêque de Chalon-sur-Saône (1436) : il fut député du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, à Rome et au concile de Bâle, où il se distingua comme orateur. Jean Germain mourut le ? février 1460.
Robert II de Chaudessolles s’assit sur le siège abbatial en 1416 : nommé cardinal, il prit part en 1417 à l’élection de Martin V. Élu en 1424 Odon II ou Eudes de la Perrière fut le dernier abbé régulier, et fit preuve d’intelligence, de fermeté et de prévoyance ; il régna pendant trente-trois ans, et fut pour ses frères un modèle d’édification : plein d’austérité, il veillait à ce que toutes les prescriptions de la règle fussent accomplies. Il se signala également par les constructions qu’il entreprit, celle d’un clocher, doté des fameuses cloches dites les Bisans, l’un des souvenirs les plus populaires du vieux monastère ; reconstruisit la seconde tour des Barabans, refit l’entrée du vestibule de l’église et cette autre tour dite des Fèves, qui se dresse encore intacte sur le bord de la principale rue de la ville (276-1). Eudes de la Perrière mourut le 2 novembre 1457.
Il eut pour successeur Jean III de Bourbon, évêque du Puy, qui n'appartenait même pas à l’ordre de Cluny, mais que le roi Charles VII indiqua au choix des religieux. Jean de Bourbon, fils naturel de Jean I, duc de Bourbon, obtint une dispense d’âge pour prendre possession de l’évêché du Puy-en-Velay ; Calixte III lui permit encore de cumuler les titres d’évêque et d’abbé. Jean de Bourbon fut bien, à la lettre, un abbé régulier puisqu’il avait obtenu le vote des religieux, mais la liberté du vote avait reçu, dans cette occasion, une singulière atteinte. Digne d’ailleurs, et à tous égards, de la faveur qui lui était faite, il fut un des plus brillants et des meilleurs abbés qu’ait eus Cluny dans la seconde période de son histoire. La lutte de Louis XI et de Charles le Téméraire donna à l’abbé de Cluny l’occasion de montrer ses sentiments : il prit parti pour le roi, espérant trouver en lui un défenseur des privilèges et des libertés de son ordre. Aussi Claude du Bled, seigneur de Cormatin, vint, au nom de Charles le Téméraire, ravager les possessions abbatiales : les châteaux de Lourdon et de Boutavant furent pris et pillés (1471).
Esprit cultivé et protecteur des arts, Jean de Bourbon fit construire dans l’église du monastère cette chapelle (277-278) qui porte son nom, et qui, bien que mutilée, existe encore aujourd’hui : placée sous l’invocation de la Vierge, un oratoire dédié à saint Eutrope et particulier à l’abbé y fut annexé. Dans cet oratoire était un autel sur lequel il fit graver l'inscription suivante dont, signe des temps, Virgile faisait les frais :
Semper honos, nomenque tuum, laudesque manebunt.
Pour écarter du cloître le bruit des réceptions des hôtes, Jean de Bourbon fit construire le palais abbatial, à l’ornementation duquel son successeur Jacques d’Amboise mit la dernière main. Le palais abbatial de Paray-le-Monial fut aussi son œuvre ; il répara encore le château de Lourdon, refit la couverture des clochers de la basilique en ardoises amenées de Bretagne par des bateaux qui remontaient la Loire jusqu’à Digoin, et construisit à Paris l’hôtel de Cluny.
Mais il ne s’occupa pas seulement des intérêts matériels de son ordre : il rédigea des statuts pour la réforme des monastères clunisiens et les fit approuver par le chapitre général de 1458 : très sévère pour lui-même et fidèle observateur de la règle, il envoya des religieux porter la réforme jusqu’en Allemagne, en Angleterre et en Espagne.
Le 8 décembre 1481, sur l’invitation de Louis XII et du pape Sixte IV, Jean de Bourbon prit pour coadjuteur Jacques d’Amboise, frère du cardinal Georges d’Amboise, ministre favori du roi : dès lors il ne s’occupa plus guère du gouvernement de l’abbaye et mourut en 1485. Il fut inhumé dans la chapelle qu’il avait fait construire, devant le maitre autel.
Sous Jacques II d’Amboise, la prospérité régna dans le monastère et les statuts de réforme promulgués par Jean de Bourbon furent observés. Après un règne de vingt-cinq ans, Jacques, nommé évêque de Poitiers, remit ses fonctions à son neveu Geoffroy d’Amboise (27 décembre 1510), qui mourut en 1518.
Le décès de Geoffroy d’Amboise étant survenu lorsque François Ier, sans attendre la mort de Maximilien, se préoccupait déjà d’acquérir la couronne impériale, et que le pape Léon X, menacé comme souverain de Rome et comme chef spirituel de la chrétienté, méditait une croisade contre Constantinople, les religieux s’empressèrent d’élire pour abbé Jean IV de la Magdeleine, grand prieur de Cluny. Mais la volonté du roi ne tarda pas à se faire connaître, et Jean de la Magdeleine s’effaça devant Aimard II de Boissy, abbé de Saint-Denis, qui parut à peine dans son abbaye et mourut en 1528.
Élu par les moines, Jacques III Le Roy dut, lui aussi, céder la place à un protégé de François Ier, et reçut en échange l’archevêché de Besançon.
Jean IV de Lorraine, cardinal, archevêque et duc de Reims, de Narbonne et de Lyon, évêque de Metz, Luçon et Verdun, premier pair de France, fut le premier abbé commendataire de Cluny (1528). Il ne vint même pas prendre possession de son abbaye, qui fut administrée par l’abbé dépossédé en 1518, Jean de la Magdeleine (280). Lorsque Jean IV, mourut vers 1550, Charles de Lorraine, cardinal de Guise, neveu du précédent, obtint l’abbaye.
Les doctrines de Luther et de Calvin avaient apporté en France un trouble profond : le concile de Trente ouvert depuis le 13 décembre 1545 avait dû suspendre ses séances. En 1561, au colloque de Poissy, Théodore de Bèze prit la parole pour exposer la doctrine réformée et rencontra pour adversaire l’abbé de Cluny. Mais le massacre de Vassy (1562) avait allumé la guerre, et l'armée du prince de Condé ravageait la Bourgogne ; de Mâcon, pris d’assaut par son lieutenant, le vicomte de Polignac, se détacha une bande de huguenots qui vint mettre au pillage l'abbaye de Cluny. Les moines s'étaient enfuis, les uns à Perrecy-en-Charollais, les autres çà et là ; l’église fut ravagée, les tombeaux violés, le trésor pillé et les plus précieux manuscrits de la bibliothèque des moines furent, selon l’expression de Théodore de Bèze, « perdus par l’insolence et l’ignorance des gens de guerre, disant que c’étaient tous livres de messe. » Heureusement qu’une partie des richesses et des objets précieux avaient pu être enfermés au château de Lourdon que les huguenots ne purent point prendre.
À la reprise des hostilités, interrompues par la paix d’Amboise, Poncenac, lieutenant de Condé, vint mettre le siège devant Cluny : pour éviter un nouveau pillage, les habitants payèrent une grosse contribution (Ier novembre 1567) et Poncenac s’en alla saccager Saint-Gengoux-le-Royal.
Le 18 juin 1570, le prince de Condé et l’amiral de Coligny, venant de la Clayette, arrivèrent aux portes de Cluny et logèrent à Mazille : ayant tenté un coup de force sur la ville des moines, ils furent reçus assez rudement, et sans insister davantage filèrent sur Salornay-sur-Guye et mirent à feu et à sang Jalogny, Mazille, Vitry, Besornay, Massy et les environs.
Cependant l’abbé Charles de Lorraine était mort le 26 décembre 1574, et dès le début du règne de son successeur, Claude de Guise, les religieux de Cluny passaient par de nouvelles épreuves et n’échappèrent pas à un désastre irréparable. Le duc d’Alençon et le prince de Condé occupaient la Champagne et la Bourgogne, et les richesses de Cluny attiraient encore la cupidité des réformés : les moines transportèrent au château de Lourdon leurs archives et leurs richesses, mais cette fois la trahison s’en mêla, et le château fut emporté. Rien ne fut épargné (1575).
Pendant longtemps Lourdon resta au pouvoir des réformés : en mars 1576, Cluny fut de nouveau envahi : mais les habitants protégèrent l’église de l’abbaye et chassèrent les envahisseurs.
Dès qu’il eut recouvré le château de Lourdon, Claude de Guise le fît réparer et fortifier ; bientôt, entraîné par son abbé, le monastère prit parti pour la Ligue : le 24 juin 1593, un mois avant l’abjuration de Henri IV, les soldats du roi tentèrent d’enlever le château de Lourdon, mais Claude de Guise leur opposa une défense vigoureuse et les repoussa. Le 22 mai 1594, l’abbaye et la ville se soumirent à l’autorité du nouveau souverain.
Mais la Ligue tenait encore : Mayenne et Tavannes tirèrent de Cluny une contribution considérable (2 juillet 1594), et Henri IV ayant conservé rancune à l’abbaye, le maréchal de Biron vint à son tour camper aux portes de la ville. Il fallut encore lui payer 2,500 écus pour empêcher ses troupes de loger à Cluny, mais le pays fut encore mis au pillage (avril 1595).
Claude de Guise chercha à ramener la prospérité dans le monastère : il réunit, en 1600, un chapitre général pour rédiger de nouveaux statuts ; il mourut enfin à Cluny le 23 mars 1612.
Marie de Médicis fit élire Louis de Lorraine, fils de Henri I de Guise, qui confia la réforme de Cluny à Jacques de Vény d’Arbouze. Nommé cardinal en 1621, Louis de Lorraine dut renoncer à son abbaye, et Jacques de Vény fut consacré abbé par l’archevêque de Lyon le 3 avril 1622.
Du jour où le chapitre général (16 février 1623) approuva les statuts du nouvel abbé, l’ordre de Cluny fut divisé entre ceux de l’ancienne et ceux de l’étroite observance. Peu après, Richelieu ayant prié Jacques de Vény de le prendre pour coadjuteur, ce dernier fut forcé de lui céder la place. Richelieu devint donc abbé commendataire de Cluny le 12 juillet 1629, et la démolition du château de Lourdon fut bientôt consommée.
À la mort de Richelieu (5 septembre 1642), les moines de l’étroite observance élurent régulièrement comme abbé dom Germain Espiard, et ceux de l'ancienne observance élurent Armand de Bourbon, prince de Conti, à qui dom Germain Espiard dut bientôt laisser la place. Armand de Bourbon, arrêté pendant la Fronde avec le grand Condé son frère, abandonna son titre d'abbé de Cluny qui passa à Mazarin (1654).
Mazarin, qui se montra d’abord peu traitable dans son gouvernement, devint ensuite plus accommodant : il adoucit quelque peu la règle de l’étroite observance.
À la mort de Mazarin, survenue le 8 mars 1661, Renaud, cardinal d’Este, fut nommé abbé de Cluny (283-1) : l’étroite observance reprit le dessus. Son successeur, Henri II Bertrand de Beuvron fut régulièrement élu par le chapitre, mais sur l’ordre du roi, un arrêt du conseil d’État cassa l’élection. Henri de Beuvron céda enfin après onze années de résistance : pendant ce temps, un commissaire royal, Paul Pellisson, administra l’abbaye.
En 1683, Emmanuel-Théodore de la Tour d’Auvergne, cardinal de Bouillon, devint abbé de Cluny, mais ne put prendre possession de l’abbaye qu’après avoir obtenu les bulles du pape, en 1691. Il mourut à Rome à l’âge de soixante-douze ans, le 2 mars 1715.
« L’Hôtel-Dieu de Cluny conserve dans sa chapelle les deux statues en marbre blanc du duc de Bouillon et d’Éléonore de Bergh, père et mère du cardinal, admirables débris du monument funèbre que l’abbé avait formé le projet d’élever à sa famille au sein même de la grande basilique du monastère. » (283-2)
Henri-Oswald de la Tour d’Auvergne, archevêque de Vienne, succéda à son oncle et jouit des revenus attachés au titre d’abbé de 1715 à 1747 : c’est pendant cette période que l’abbaye de Cluny fut définitivement soumise à la juridiction de l’évêque de Mâcon.
Depuis 1738, Frédéric-Jérôme de la Rochefoucauld était coadjuteur de l’abbé ; en 1747, il devint titulaire de ce bénéfice si envié. C’est à cette époque que les bâtiments du monastère furent reconstruits sur un plan entièrement neuf, sous la direction de dom Dathoze, prieur claustral. Frédéric-Jérôme étant décédé en 1757, son neveu, le cardinal Dominique de la Rochefoucauld, recueillit le riche héritage de l’abbaye de Cluny. Il fut le dernier des abbés.
Dans la fameuse nuit du 4 août 1789, le cardinal de la Rochefoucauld s’était montré un des plus désintéressés, mais la générosité et les bonnes dispositions du clergé n’empêchèrent pas l’Assemblée constituante de faire son œuvre, et bientôt, en vertu d’un décret du 2 décembre 1789, l’État mit la main sur les biens du clergé. Un autre décret du 29 décembre de la même année transféra aux municipalités l’administration de ces biens ; puis vint la loi du 13 février 1790 qui abolissait les vœux monastiques.
Les moines ne furent pas chassés (284-1) ils furent même autorisés, par le décret des 14-20 avril 1790, à continuer pendant la même année la gestion et l’exploitation des biens et dîmes non affermés. Us ont été déclarés déchus de cette administration par décret des 19-23 octobre 1790 à raison des dilapidations et indues aliénations dont ils s’étaient rendus coupables.
À cette époque, le conseil général de la commune, prévoyant que les religieux, frappés par la dissolution de leur régime et l’interversion de leur manière d'être, ne persisteraient pas à rester dans l’abbaye, adressa soit à l’Assemblée Nationale, soit aux administrateurs du département de Saône-et-Loire et du district de Mâcon, un mémoire où il rappelait les bienfaits que la ville de Cluny avait reçus des moines : le défrichement de ses campagnes, sa prospérité agricole et commerciale, l’accroissement de sa population, etc.
Le conseil se plaignait de l’oubli dont Cluny avait été victime lors de la nouvelle organisation administrative et judiciaire, et demandait enfin au gouvernement, à titre de compensation, la création d’un grand établissement, ou tout au moins une garnison de cavalerie, dont un régiment pourrait être logé, lors même que les religieux resteraient.
Le comité d'aliénation de l’Assemblée Nationale prit en considération la requête du conseil et demanda un plan de l’abbaye et de ses dépendances. Ce plan lui fut envoyé. Des industriels proposèrent à l’administration l’établissement de manufactures dans les bâtiments. Ces projets furent abandonnés, et aucune suite ne fut donnée à la demande de la ville.
La régie loua le jardin et laissa les bâtiments dans le dépérissement et l'abandon.
Le 6 janvier et le 23 décembre 1791, l’administration municipale adressa des pétitions au district pour la conservation de l’église abbatiale. Le 6 juillet 1792, elle refusa de livrer les cloches. Le 2 novembre de la même année, sur la sollicitation des habitants, elle décida que le culte divin y serait célébré ; alloua, le 13 du même mois, des fonds pour diverses réparations urgentes, et, les trois paroisses allant être réunies en une seule (décret des 7-8 juillet 1793), elle manifesta, par délibération du 17 du même mois, le désir que le palais abbatial fût affecté au logement des trois curés et que le mobilier des églises de Notre-Dame, de Saint-Marcel et de Saint-Mayeul fût transporté dans l’église abbatiale (285). Une rue devant aboutir de la place Notre-Dame à la porte de l’église abbatiale fut alors ouverte le long de la façade occidentale de l’écurie des moines. Mais son ouverture sur la grand’rue se fit attendre.)
En l’an IV (1796) le dépérissement des bâtiments s'aggravait avec rapidité, et, chaque jour, des dilapidations étaient commises au préjudice de la République. L’administration municipale du canton de Cluny s’adressa alors à l’administration centrale de Saône-et-Loire ; lui représenta qu’une vente en gros ou en détail, pas plus qu’une location, ne seraient avantageuses à la République, et la pria d’intervenir près du ministre de la guerre pour obtenir l’installation dans les bâtiments d’un corps de vétérans. L’administration de Cluny demandait en même temps à être autorisée à veiller à la sûreté et à la conservation des bâtiments et dépendances.
Cette nouvelle demande ne fut pas plus heureuse que les premières. Le 2 floréal an VI (21 avril 1798) l'ensemble de l’abbaye (distraction faite toutefois soit des bâtiments situés près de l’entrée, au soir, soit du moulin, de la boulangerie, au sud, et de quelques terrains dans le voisinage, vendus le 11 pluviôse de la même année), renfermée dans une enceinte particulière, et comprenant, outre l’église et les cloîtres, le palais abbatial, la place actuelle du marché, l’emplacement actuel du dépôt d’étalons, les jardins, fut adjugé au citoyen Batonnard, marchand à Mâcon, moyennant le prix de 2,014,000 fr.
En l’an VIII (1800), l’adjudicataire et ses associés, Vachier et Genillon (286-1), ayant rempli envers l’État les conditions qui leur avaient été imposées par le cahier des charges, cherchèrent naturellement à tirer parti de leur acquisition. L’amour des arts n’avait pas retenu le gouvernement. Pouvait-on espérer qu’il serait plus puissant sur l’esprit de spéculateurs qui avaient à faire face à une dette considérable ? Ils commencèrent par enlever les décorations et ornements intérieurs de l’église, les grilles, les boiseries, les magnifiques stalles, dont une partie ornait, il y a quelques années, l’église Saint-Jean de Lyon (286-2).
Les adjudicataires avaient conservé cependant, suivant l’expression d’un document contemporain, un beau matériel dont ils pouvaient faire argent. (Le gouvernement envoya à cette époque les citoyens Lenoir et Sanvé que le même document qualifie artistes et commissaires envoyés au sujet du mausolée du grand Turenne. Ce n’était pas le mausolée de Turenne, mais celui qui devait être élevé à la mémoire du duc de Bouillon, et dont un dessin, déposé à la bibliothèque de la ville, représente l’ensemble. La plupart des pièces qui devaient composer ce monument étaient encore, en 1789, renfermées dans des caisses. Les deux belles statues que l’on voit dans la chapelle de l’hôpital en faisaient partie...)
Le maire de Cluny, assimilant néanmoins ces enlèvements à une destruction de monuments frappée par la loi pénale, adressa plusieurs lettres au préfet du département. Ce magistrat les transmit au ministre de l’Intérieur qui, le 7 frimaire an IX (28 novembre 1800), répondit au préfet par la lettre suivante : J'ai reçu, citoyen, avec votre lettre, celles qui vous ont été adressées par le, maire de Cluny, relativement à la destruction de quelques monuments qui existent dans l'église de la ci-devant abbaye de cette commune. Il me semble que vous auriez pu prendre, contre les délits que vous dénoncez, les mesures répressives qui étaient à votre disposition. Au reste, je vous autorise à suspendre toute démolition jusqu'à nouvel ordre. Vous voudrez bien donner connaissance de cette décision aux acquéreurs de cette église. Je vous salue. Chaptal. Cette décision fut transmise par le préfet le 19 du même mois (10 décembre 1800) au maire de Cluny, qui la notifia le 22 aux acquéreurs, et invita, le 24, le préfet à venir visiter l’édifice.
Le 14 prairial an IX (3 juin 1801), le ministre de l'intérieur renouvela l’ordre de suspension, et le 21 du même mois, le préfet prit un arrêté en conséquence. Les adjudicataires Batonnard et Vachier demandèrent alors que pour garantie du recouvrement de leurs droits, il fût dit que, par procès-verbal réglé contradictoirement avec eux, il serait procédé à la reconnaissance de l'état où se trouvait l'édifice. Le préfet accueillit la demande des adjudicataires par arrêté du 11 messidor an IX (30 juin 1801), que nous transcrivons : Considérant que... arrête que... il sera fait un tableau descriptif soit de l'état actuel de l'édifice dont s'agit, soit de la nature et de la quantité des matériaux gisant sur place... Cet arrêté, reçu le 19, fut notifié le 22 messidor aux adjudicataires par le maire de Cluny, qui, le 4 thermidor (23 juillet 1801), nomma le citoyen Robert Desplaces à l’effet de procéder à l’état descriptif ordonné par l’arrêté préfectoral.
L’expert procéda à l’opération qui lui avait été confiée. Il indiqua en détail les réparations urgentes à faire à l’édifice : elles n’avaient pour objet que les toitures ; il les estima à la somme de 27,961 fr. Les adjudicataires étaient disposés à faire bonne composition, la comparaison des valeurs échangées, quelques semaines plus tard, avec la ville, le démontre. La municipalité sollicita de nouveau le gouvernement qui seul pouvait pourvoir à cette dépense. L'objet, disait-elle, intéresse trop les arts et la nation française pour ne pas rendre à ce monument son premier lustre, étant l'unique dans son genre pour la grandeur et l'élévation. La mise en vente de cet édifice et de la superbe maison dont il faisait la pièce essentielle, doit laisser des regrets bien sensibles à ceux qui l'ont provoquée. Quelque détériorée que soit cette maison aujourd'hui, il est encore possible d'en tirer un parti très avantageux pour l'intérêt général. Le principal corps du bâtiment subsiste, sauf quelques dégradations faciles à réparer. Il faudrait que le gouvernement revînt sur cette vente et indemnisât les acquéreurs, s'il y a lieu.
Cette nouvelle prière ne reçut pas meilleur accueil que les précédentes. La liberté de disposition fut rendue aux adjudicataires. Ceux-ci voulant, dans l’intérêt de leur spéculation, établir des communications entre l’abbaye et la ville, attirer le commerce dans l'enceinte de l'abbaye, ouvrirent, dans les derniers jours de l’an IX, une rue partant, au midi, du centre de la ville, de la grand'rue, se prolongeant sous la voûte occidentale du cloître, et aboutissant, au nord, à une porte particulière de l’abbaye, à la Porte des Près. Cette rue, tombant perpendiculairement sur le vaisseau de l’église, qui s’étendait du soir au matin, coupa cette église en deux parties à peu près égales. L’une au soir, l’autre au matin. (288-289)
La ville chercha à sauver ce quelle put. Elle possédait dans sa banlieue, au midi du pont de l’Étang, des prairies communales ; elle les céda, ainsi que ses halles, aux adjudicataires, par acte sous seings privés du 2 vendémiaire an X (24 septembre 1801). Les prairies cédées avaient une étendue de 430 coupées (16 hectares 2 ares) qui, suivant expertises, furent estimées 25,800 fr. L’emplacement des halles fut estimé 5,000 fr. La ville reçut en contre-échange, par le même acte, toute la partie orientale des cloîtres, les deux ailes, le jardin, l’emplacement actuel du dépôt d’étalons, etc. Ces objets furent estimés par les mêmes experts 138,000 fr. Dans une grande cité, ajoutent-ils, ils auraient pu être évalués de 3 à 400,000 livres. Le jardin et ses dépendances, d'une superficie totale de 150 coupées, furent estimés 15,000 fr.
C’est à cet échange que l’on doit la conservation de l’ensemble des cloîtres, du jardin, de la chapelle Bourbon, aujourd'hui classée comme monument historique, de l’ancienne sacristie, d’une partie des clochers, etc.
Le 2 février 1806, la ville céda à l’État l'emplacement actuel du dépôt d’étalons. Les constructions de cet établissement furent élevées de 1806 à 1817 ; parmi ce temps, les étalons furent logés dans l’ancienne écurie des moitiés. L'État fit abattre au mois de juin 1811, soit le clocher qui dominait le sanctuaire, soit la voûte et ses piliers ; dans le mois suivant, soixante-quinze coups de mine eurent raison du clocher dit des Bisans. Enfin la caserne des palefreniers avec diverses dépendances et le logement du directeur furent élevés à l’aide des matériaux et sur remplacement même de l’ancienne église.
Il est ainsi prouvé que la ville de Cluny a sacrifié tout son avoir (elle n’a obtenu ses bois communaux que sous la Restauration), même ses halles, pour sauver l’abbaye d’une destruction complète.
Les vastes bâtiments qu’elle avait acquis en l’an X lui imposaient annuellement une charge énorme d’entretien. Elle s’est trouvée heureuse de les céder dans ces derniers temps à l’État pour y installer l’École normale spéciale. Elle a même racheté, pour y établir l’Ecole, en s’imposant de lourds et longs sacrifices, la partie des anciens cloîtres qui en avait été détachée en l’an X.
L’immense église abbatiale de Saint-Pierre et Saint-Paul à Cluny était, avant la construction de Saint-Pierre de Rome, la plus grande du monde (290-1). Saint Hugues l’avait commencée en 1089, et en 1095 le chœur terminé recevait la bénédiction du pape Urbain II ; en 1131, Innocent II faisait la dédicace et consacrait de nombreux autels.
Les architectes de cette église furent deux moines de l’ordre de Cluny, Gauzon (290-2) et Hézelon (290-2) : le plan de l’édifice affectait la forme d’une croix archiépiscopale, comprenait cinq nefs et deux transepts : un narthex à trois nefs fut élevé en avant de la façade et achevé par l’abbé Roland de Hainaut vers l’année 1220. Cette masse colossale, étayée par d’innombrables contreforts, couverte par une toiture à triple étage, dominée par cinq clochers, sans compter les deux tours qui défendaient l’entrée du narthex, dont Étienne Martellange, architecte de l’ordre des Jésuites, a dessiné en 1617 l’élévation septentrionale (291-1), a été décrite par Mabillon dans son Voyage de Bourgogne (fait en 1682). (291-1)
Cette magnifique construction était encore, au début du dix-huitième siècle, un objet d’admiration (293-2), lorsque les monuments de ce style étaient universellement méprisés. Nous possédons heureusement, dans un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale (293-3) une description contemporaine des dernières années du dix-huitième siècle, alors que l'abbaye et la grande église de saint Hugues étaient dans leur intégrité ; c’est de cette description, faite par un habitant de Cluny, Philibert Bouché de la Bertilière, que dérivent celles de Lorain (294-1), et de ceux qui après lui ont écrit sur Cluny.
Outre le dessin d’Étienne Martellange cité plus haut, nous avons dans Mabillon un plan de l’église abbatiale et une gravure qui en donne l’élévation septentrionale (294-2). Le grand ouvrage intitulé : Description générale et particulière de la France (294-3) publié par de Laborde, Guettard, Béguillet, etc., auquel sont annexées une partie descriptive et des estampes sous le titre de Voyage pittoresque de la France, contient, au tome second de ce dernier recueil, une suite de gravures concernant l’abbaye (294-4). Albert Lenoir en a reproduit quelques-unes dans son Architecture monastique (294-5) ; Viollet-le-Duc a dessiné dans son Dictionnaire une vue intérieure du narthex (294-6) ; mais les relevés les plus complets ont été faits par Aymar Verdier, dont l’album est conservé à la bibliothèque de la Commission des Monuments historiques (294-7). Aux Archives de Saône-et-Loire est un plan géométrique de l’abbaye de Cluny, levé et dessiné en 1790 par Philibert fils (294-8).
Saint Hugues avait bâti son église, selon l’usage, de l’occident à l’orient, au pied de la montagne sur le penchant de laquelle s’étageaient les maisons de la ville. Après avoir passé sous un portique roman à deux arches, ornées à leur partie antérieure de colonnes engagées, cannelées. (295-1), dont la construction remonte probablement au dernier quart du onzième siècle (ce portique existe encore), on descendait par cinq larges degrés circulaires (295-2) à une première plate-forme où s’élevait sur un piédestal octogonal haut de dix pieds une belle croix de pierre de même hauteur (295-3), datant de Eudes de la Perrière, c’est-â-dire du milieu du quinzième siècle. Un second degré de douze marches venait ensuite, puis un troisième de six marches, un quatrième de six marches également ; un cinquième de quatre marches, et enfin un sixième qui donnait entrée dans le narthex et se composait de huit marches.
Le quatrième degré commençait à l'alignement de deux grosses tours carrées construites en avant de la façade du narthex et laissant entre elles un intervalle de trente pieds occupé par les trois derniers degrés : la première marche du dernier degré était placée en dehors de la porte d’entrée du narthex, et les sept autres, à l’intérieur, correspondaient à l’épaisseur du mur de façade. Toutes les précautions étaient prises pour écarter l’humidité qu’une pareille situation aurait nécessairement introduite dans le narthex : on avait ménage de longs canaux souterrains qui recueillaient les eaux et allaient se décharger à l’orient dans les beaux jardins de l’abbaye.
Les tours carrées, dont on voit encore la base, hautes d’environ 140 pieds (environ 47 mètres) sur une largeur de 41 pieds 9 pouces, étaient renforcées sur leurs angles par des contreforts unis ayant 9 pouces de saillie (0 m. 25), 6 pieds de large (2 mètres), et 90 pieds (environ 30 mètres) de haut ; deux cordons, sur les quatre faces, servaient, l’un de couronnement aux contreforts, l’autre de plate-bande aux fenêtres de l’étage supérieur. Ces tours, connues sous le nom de Barabans en souvenir des cloches énormes enlevées sous le règne et par les ordres de Claude de Guise, abbé de Cluny, pour faire du canon à l’usage de sa forteresse de Lourdon, étaient simplement couvertes d’un toit plat à tuiles creuses (296-1) ; celle du midi était le siège de la justice et contenait une prison. L’entrée était une porte d’ordre corinthien, aux armes de Richelieu (296-2) avec les statues de la Prudence et de la Justice dans des niches sur le fronton. La tour du nord renfermait les archives de l’abbaye (296-3). L’époque à laquelle ces deux tours furent construites est difficile à préciser : peut-être sont-elles du treizième siècle, contemporaines du narthex. Il est évident d’ailleurs qu’elles furent remaniées, et nous savons que l’abbé Eudes de la Perrière en fit refaire une au quinzième siècle, et que l’autre, un siècle avant, avait été surélevée par Pierre de Chastellux.
Plan de l’église abbatiale de Cluny
L’espace compris entre les deux tours, au-devant du portail du narthex, et le portail lui-même, étaient recouverts par un appentis autrefois décoré par un lambris peint, formé suivant le contour du portail.
Ce portail, dont il subsiste encore un fragment, fut refait au quinzième siècle par Eudes de la Perrière : il était très profond, et orné, en avant des pieds droits, de quatorze colonnes isolées (297-1), dont la première à droite et à gauche était coupée horizontalement en manière de niche : dans la droite était placée une statue de pierre, haute d’environ 6 pieds, représentant saint Jean l’Évangéliste ; saint Étienne lui faisait pendant de l'autre côté ; une statue de saint Pierre, placée de la même façon, ornait le trumeau du portail (297-2) dont les baies étaient amorties par des cintres surbaissés. Entre les cintres de la porte et les archivoltes d’encadrement était placée une demi-rose formée de cinq colonnes en pierre, et garnie de vitraux, qui reposait sur un massif haut d’environ 3 pieds, peint et décoré de trois figures de pierre en relief, la Vierge entre deux anges. (297-3)
La porte du narthex était à deux battants en bois sculpté, ornés de trente figures en relief.
Au-dessus de l’appentis qui recouvrait le portail, on voyait une rose de pierre, garnie de vitraux, qui occupait tout l’intervalle entre les deux tours : de forme circulaire et d’environ 30 pieds de diamètre, cette rose se composait de vingt branches nées de la circonférence d’une rose plus petite formant le centre de la première (297-4). « Les branches de deux à deux terminent à leur extrémité un cintre taillé en tresse ; le contour du grand cintre est formé par une moulure massive, en manière de quart-de-rond, placée entre deux tours creuses ; la rose est couronnée par un massif en chevron brisé où on voit la figure d’un bénédictin en aube, l’encensoir à la main. Cette figure est en pierre, haute d’environ 4 pieds ½ placée sur un piédestal carré. (298-1)
Le narthex a trois nefs, construit ou peut-être simplement achevé par l’abbé Roland de Hainaut vers 1220, comprenait quatre rangs de piliers, c’est-à-dire cinq travées (298-2). Le plan des piliers était cruciforme : la face regardant la nef et les deux faces adjacentes étaient cantonnées de pilastres cannelés avec chapiteaux corinthiens ; une colonne engagée faisait saillie sur la face tournée vers le collatéral (298-3). Le plan des piliers du narthex donné par Albert Lenoir dans son Architecture monastique (298-4) indique quatre pilastres : c’est une erreur.
La voûte des collatéraux était formée de compartiments d’arêtes séparés par des doubleaux. Les grandes arcades avaient leur cintre en tiers point. Un chapelet de grosses perles ornait leur archivolte du côté droit de la nef ; à gauche c’étaient des ornements en forme d’échiquiers.
Les chapiteaux des pilastres tournés vers la nef étaient surmontés d’un système de quatre colonnes, deux correspondant à la face du pilastre, les deux autres dans les encoignures formées par la saillie du pilastre sur son dosseret, ces colonnes supportaient une corniche d’environ 8 pouces de relief sur laquelle étaient sculptés, à gauche, des roses et des animaux monstrueux, et des damiers à droite.
Toute cette partie inférieure de la nef du narthex, purement romane, présentait une grande analogie avec la partie correspondante de la nef actuelle de l’église de Paray-le-Monial. Au-dessus de la corniche régnait un triforium ou galerie composée pour chaque travée de quatre arcades en plein cintre, encadrées deux à deux sous un cintre plus grand : à cet étage, chaque travée était séparée de la suivante par une colonne engagée, d’un assez fort diamètre, flanquée elle-même de deux colonnettes terminées par des chapiteaux à feuillages. Environ à la moitié de leur hauteur, ces trois colonnes étaient ceintes par une corniche saillante d’un pied, qui courait au-dessus de la galerie et qui était soutenue par des consoles unies : le profil de cette corniche se composait d’un filet et d’un quart de rond.
Plus haut encore étaient les fenêtres. Il y en avait une pour chaque travée. C’étaient de grandes baies, larges et longues, amorties en plein cintre. Les chapiteaux des trois colonnes de l’étage supérieur supportaient, celui du milieu, la retombée du doubleau de la grande voûte, et les autres la retombée du formeret et celle de la croisée d’ogives : cc la voûte est en bonnet, écrit Bouché, et les arêtiers en pierre de taille ; le massif de la voûte est tout en pierre ; dans le centre de la voûte, à la réunion des arêtiers, on voit une clef nue dans les trois premiers bonnets (les trois premiers compartiments de voûte) ; dans le quatrième elle est ornée d’une rose, et dans le cinquième, de la figure d’un agneau chargé d’une croix. » (299)
On ne s’accorde pas sur les dimensions exactes de ce narthex qui était éclairé par 22 fenêtres en plein cintre : il mesurait à peu près 110 pieds en longueur, 80 en largeur, et les voûtes étaient montées à 70 pieds de hauteur environ (300-1) (Mabillon dit 118, chiffre évidemment exagéré).
Au fond du narthex se présentait la façade primitive de l’église de saint Hugues, percée au rez-de-chaussée d’une porte monumentale : à gauche de cette porte, il existait, avant 1770, époque où le carrelage du narthex fut remplacé par des dalles, un autel, « depuis longtemps abandonné et dont l’usage primitif est même resté incertain. C’était une simple table de pierre, échancrée sur les bords, longue de 4 pieds environ sur 2 pieds et demi de large, et placée sur un massif de maçonnerie haut de 3 pieds et demi. » (300-2) Le peuple l’honorait d’un culte superstitieux, et elle était connue sous le nom de table de saint Criard.
En face du portail du narthex, on en voyait un autre qui donnait entrée dans l’église : la porte était à deux battants, en bois, couverte de peintures à demi effacées par le temps ; elle avait 6 m. 70 de hauteur sur environ 5 mètres de largeur. Les jambages, garnis de feuillages sculptés, étaient à plusieurs ressauts correspondant aux archivoltes en plein cintre qui encadraient le tympan de la porte ; dans les encoignures formées par ces ressauts se logeaient de chaque côté quatre colonnes : les trois plus rapprochées de la baie, à droite et à gauche, étaient monolithes. Le fût de la première était sculpté en réseau, celui de la seconde en spirale, celui de la troisième était chargé de roses placées dans des cannelures qui régnaient dans toute la longueur de la colonne ; la quatrième était unie, composée de trois morceaux à droite, et de deux à gauche. Tous les chapiteaux de ces colonnes étaient à feuillages, excepté celui de la première à gauche où étaient sculptées cinq figures. (301)
Le linteau de la porte était fait d’une seule pierre épaisse de 14 pouces, haute de 3 pieds, droite et unie à sa partie inférieure, et soutenue vers les pieds droits par deux consoles d’un pied et demi de saillie. Le linteau était orné de 23 figures : le sculpteur avait probablement voulu, comme à Moissac, représenter les 24 vieillards de l’Apocalypse.
Au-dessus on voyait le tympan, haut d’environ 9 pieds, au centre duquel était sculptée, dans une gloire en forme d’amande, la figure du Père Éternel tenant de la main gauche le Livre de vie, et levant la droite pour bénir ; à droite et à gauche étaient les figures symboliques des quatre Evangélistes et celles de quatre anges portés sur des nuages. Toutes ces sculptures avaient un relief considérable.
« Au niveau des jambages de la porte s’élève un cintre (première voussure) d’un demi-pied de saillie qui forme le contour de la grande niche (le tympan) : la face de cette voussure sur 9 pouces de largeur est chargée de roses placées dans un enfoncement entre deux mouchettes larges d’un pouce.
On y voit un second cintre (deuxième voussure) parallèle au premier, qui s’élève du niveau de la première colonne et de l'arrière-corps de la deuxième ; la face de celui-ci est décorée de quinze arcades en manière de niches dont chacune renferme la figure d’un ange, toutes les faces tournées du côté du Père Éternel [représenté dans la niche du milieu].
Un troisième cintre (troisième voussure), parallèle aux deux premiers, tire sa naissance du niveau de la seconde colonne et de l'arrière-corps de la troisième : sa surface est ornée de feuillages. Au-dessus de ce troisième, règne un quatrième cintre (quatrième voussure) appuyé sur la troisième colonne et sur l’arrière-corps de la quatrième, chargé sur sa face de vingt-cinq médaillons reliés entre eux par un cordon orné à droite et à gauche d'une rose ; chaque médaillon est orné d’une tête sculptée en relief, tête de saint probablement, mais qu’il est difficile d’identifier à cause du manque complet d’attributs. La quatrième voussure est suivie d’une cinquième, unie, qui naît de la quatrième colonne, et enfin une dernière archivolte vient encadrer l'ensemble.
On voit une plate-bande large d’environ un pied et demi tirée en ligne droite sur la largeur du vestibule : elle est placée immédiatement sur le grand cintre et descend perpendiculairement de chaque côté jusqu’à sa naissance ; cette plate-bande est chargée de roses et de figures d’animaux monstrueux placés alternativement.
Sur le cadre qui règne entre la plate-bande et le grand cintre du portail, on voit de chaque côté deux statues en relief hautes d’environ 4 pieds et demi, elles paraissent exprimer quatre des saints apôtres.
Deux pieds au-dessus de la plate-bande et au même niveau règne un cordon gothique soutenu par seize arcades d’environ un demi-pied de saillie. Entre le cordon et un autre parallèle placé au-dessus, on voit neuf niches séparées entre elles, chacune par un pilastre haut d’environ 5 pieds ; les pilastres sont cannelés et les chapiteaux gothiques ; huit niches, quatre de chaque côté, sont ornées chacune de la figure d’un abbé en plate peinture ; la niche du centre sert de fenêtre pour éclairer la chapelle de Saint-Michel, dont nous parlerons bientôt.
Du dernier cordon jusqu’à la voûte du vestibule, on ne voit plus rien de remarquable ; le mur y est percé de quatre fenêtres inutiles, dont trois sont sur le même alignement, et la quatrième touche presque à la hauteur de la voûte. » (303-1)
Par la porte que nous venons de décrire on entrait dans la grande église, « le coup d’œil y est magnifique : de cette entrée jusqu’à l’enfoncement de la chapelle placée à l’extrémité de l’église, on compte 415 pieds 10 pouces. (303-2) Immédiatement au-dessus du portail, on voit une chapelle, dédiée à saint Michel dont le sanctuaire s’avance sur la grande nef par une saillie prononcée. Cette chapelle a 18 pieds d’enfoncement, y compris les 6 pieds qui forment l’étendue du cul-de-lampe, où l’on voit l’autel tourne en matin, les douze autres pieds représentent l’épaisseur du mur ou plutôt du massif formé par le portail ; le cul-de-lampe commence par une passe étroite ornée d’un feuillage gothique, et s’élève en s’élargissant insensiblement jusqu’à la saillie de 6 pieds ; il est percé sur la grande nef par cinq étroites fenêtres à plein cintre placées entre des pilastres cannelés, soutenus et couronnés par un cordon. La voûte du sanctuaire supporté par le cul-de-lampe est en cul-de-four, et le reste de la chapelle dont la voûte est partagée en trois bonnets carrés (compartiments voûtés d’arêtes), est éclairée au midi et au nord par une fenêtre plus considérable que celles qui ouvrent sur la nef, et elle a vue sur le narthex par l’ouverture dont il a été question plus haut.
« On monte à la chapelle de Saint-Michel, à droite et à gauche, par un escalier tournant dérobé dans le gros du mur : le degré est large de 3 pieds, composé de 70 marches hautes de 8 pouces ; à droite et à gauche, ces escaliers communiquent sur les voûtes des collatéraux et sur les toits : le degré placé sur la gauche de la chapelle de Saint-Michel a 49 marches de plus que l’autre et conduit sur les voûtes de la grande nef et jusqu'aux toits. » (304-1)
La grande nef, flanquée à droite et à gauche d’un double collatéral, est coupée dans sa longueur par deux transepts, dont le plus petit est le plus rapproché de l’abside. Le grand transept est chargé vers l’une et vers l’autre de ses extrémités d’un clocher ; « celui qui est au midi est nommé dans la communauté le clocher de l’Eau bénite (il subsiste encore), et celui qui regarde le nord est connu sous le nom de clocher des Bisans ; à la croisée du premier transept on en voit un autre qui, par rapport à sa situation, est nommé le clocher du Chœur. À la croisée du second transept, immédiatement au-dessus du sanctuaire est placé le clocher des Lampes. (304-2)
Clocher de l’Eau bénite
L’église est percée de 301 vitraux (305-1). De l’entrée de la grande nef au chœur, il y a 204 pieds 4 pouces ; du chœur au sanctuaire, 116 pieds et demi de longueur, la largeur du déambulatoire est de 17 pieds, et la profondeur des chapelles rayonnantes est de 13 pieds ; ainsi la longueur de l’église de 415 pieds 10 pouces, qui, joints aux 100 pieds qui forment l’étendue du vestibule (305-2), donnent à l’ensemble de cette église la longueur de 515 pieds 10 pouces.
La largeur de la nef est de 31 pieds 4 pouces ; celle du premier collatéral est de 15 pieds 3 pouces, et celle du second de 12 pieds. Le diamètre des piliers qui soutiennent les voûtes est de pieds et demi ; les colonnes avec leurs arrière-corps placés contre les flancs de l’église ont un pied et demi de saillie de chaque côté ; ainsi la largeur de l’église et de 118 pieds 10 pouces.
Le premier transept a 54 pieds 4 pouces d’enfoncement de chaque côté sur la largeur de 26 pieds 3 pouces. Le second transept a de chaque côté 14 pieds et 1 pouce d’enfoncement sur 31 pieds de largeur.
La voûte de la grande nef est un berceau, et celles des collatéraux sont en bonnet carré. L’architecture est gothique dans le même goût à peu de chose près que celle du vestibule. La hauteur des voûtes de la nef est de 92 pieds (305-3), celle du clocher du chœur est de 109 pieds ; celles des autres clochers ne sont pas autant élevées, mais il s'en manque peu de chose. (306-1)
La voûte du premier collatéral a environ 55 pieds de hauteur, et celle du second environ 30 (306-2). Les voûtes de ce vaste édifice sont soutenues par 60 piliers (306-3), et sur les flancs de l’église, les arcades (arcs doubleaux) des voûtes du second collatéral sont portées chacune par une colonne avec les arrière-corps saillante de deux tiers hors de la masse ; les arrière-corps sont adossés et mordent sur le massif qui termine et ferme de chaque côté la longueur de cet auguste temple.
Les premiers autels que l’on voit dans cette église sont placés de front et appuyés chacun contre un pilier dans le sixième rang. Le premier sur la droite est celui du Rosaire ; le deuxième celui de saint Marcel. Le premier sur la gauche est celui des cinq abbés (saint Hugues, saint Mayeul, saint Benoît, saint Odile et saint Ode) (306-4), dont les statues vêtues du froc monastique sont placées chacune dans une niche gothique, coupée horizontalement sous les pieds et au-dessus de la tête ; la chapelle ou plutôt l’autel qui lui fait face, et dont nous venons de parler sous le nom du Rosaire, est aussi ornée de cinq niches dans le même goût ; les trois niches du centre sont vides, la plus voisine de la nef couvre l’image de la Vierge en sculpture, et la cinquième niche vers le premier collatéral renferme la statue de sainte Barbe : le premier autel sur la gauche est sous le vocable de saint Antoine ermite.
Vis-à-vis ces chapelles, sur la droite, on voit une porte qui donne entrée à un vestibule où l’on enterre les religieux : au matin de ce vestibule on trouve deux portes, la première qui est en entrant donne accès à une cour servant à éclairer la chapelle de la Congrégation (307-1) ; la seconde, qui est dans le fond, donne entrée à cette chapelle bâtie par les soins du R. P. dom Dathoze, prieur claustral de l’abbaye. Dans le fond de la chapelle et en bise est une petite sacristie à son usage ; son autel est sous le vocable de l’immaculée Conception de Marie mère de Dieu.
Au milieu de cette chapelle on voit la tombe de son fondateur, où est gravée son épitaphe, faite par le R. P. dom Lemoine, qui l’a remplacé dans la charge de prieur claustral de ladite abbaye.
Au neuvième rang des piliers de l’église, on voit quatre autres autels placés dans le même ordre que les premiers. Le premier sur la droite est l’autel de saint Thomas de Cantorbéry, le second est celui de sainte Ursule ; l’autel de la descente de la Croix est le premier sur la gauche, celui de saint Sébastien est le second du même côté. » (307-2)
Le plan donné par Mabillon indique une porte dans le mur de l’église à la seconde travée à droite ; le plan de 1790 repousse cette porte à la quatrième travée : la porte de la seconde travée fut sans doute fermée au moment où l’on ouvrait celle de la quatrième (308-1), lors des travaux de reconstruction des bâtiments de l’abbaye entrepris au dix-huitième siècle par dom Dathoze.
La porte percée dans le mur de la septième travée du même côté s’appelait la porte de Galilée ; dans le plan de Mabillon elle est appelée « petite porte du grand cloître. » Cette porte, murée, subsiste encore : on peut en voir le cadre, avec les colonnes romanes qui cantonnaient ses pieds droits, dans l'enfoncement d’une armoire du laboratoire de chimie.
Dans le mur de fond du grand transept, à droite, on voyait une grande porte, désignée dans le plan de Mabillon sous le nom de « porte du grand cloître. » C’est la porte qui donne encore aujourd’hui entrée dans le croisillon méridional du grand transept, seul débris important qui subsiste de l’ancienne construction romane.
Le mur de la dernière travée avant le petit transept, au midi, était percé d’une porte que Mabillon appelle « porte du cloître de Notre-Dame du cimetière. » Ce passage, supprimé dans les transformations opérées au dix-huitième siècle, n’est pas marqué dans le plan de 1790 ; mais l’arceau roman de l’ancienne porte existe encore.
La porte de la sacristie, qui a dû être pratiquée au dernier siècle, est percée au fond de l’absidiole de la chapelle Saint-Léger dans le croisillon méridional du petit transept, tout à côté de la chapelle Bourbon ; cette partie existe encore aujourd'hui.
Dans le côté gauche de l’église, c’est-à-dire au nord, une seule porte, dite des Allemands, percée dans le mur de la huitième travée, faisait communiquer l’église avec les jardins de l’abbaye. Tout le long de la grande nef, de chaque côté, au-dessus des grandes arcades, régnaient deux rangs de petites arcades, différant de celles du narthex par leur nombre et leur disposition. Les trois arcades du rang inférieur étaient portées par de petits pilastres, les trois supérieures par des colonnes. (Lorain.)
« La chaire à prêcher, qui est en sculpture, est placée dans la nef contre le septième pilier à gauche.
Les deux roses placées à côté de la porte d’entrée du vestibule (narthex) dans la grande nef désignent les degrés qui montent à la chapelle de Saint-Michel.
Au dixième rang de piliers (309-1) qui règne immédiatement à l’entrée du chœur fermé par un grillage, on voit contre chaque pilier une figure de bois en sculpture. Ces statues sont peu au-dessus de la hauteur naturelle, placées chacune sur un piédestal en menuiserie ; elles représentent quatre abbés de Cluny qu’on peut distinguer par leurs attributs ou par leurs armoiries. La première sur la droite représente saint Mayeul : la tiare est placée à ses pieds ; l’écusson placé comme aux autres au-dessus de la tête donne ses armoiries ; il porte d’or au lion de gueules couronné de même.
Saint Hugues est le second du même côté ; il tient l’abbaye en petit sur sa main droite ; ses armes sont d’argent à trois bandes de gueules.
Saint Ode est présenté sous la première figure du côté gauche ; il tient un livre, et porte écartelé d’argent et de gueules.
Saint Odile n’a d’autre attribut que la crosse, et on ne le voit point ici chargé de ses flammes qui le caractérisent auteur de la Commémoration des Morts..., l’écu est italien dans les armoiries de ces quatre abbés. (309-2)
Dans le fond du premier transept (croisillon septentrional), on voit la chapelle de Saint-Vital (dans le plan de Mabillon : sacellum S. Orientii) dans une voûte qui forme un demi cul-de-four au matin, et taille en bonnet carré (voûte d’ogives) du côté du soir. Cette chapelle est fermée par un grillage en fer haut de 13 pieds, travaillé en ornement à la moderne, qui peut passer pour un morceau achevé.
Dans ce croisillon, toujours au matin, on voit deux autres voûtes en demi cul-de-four ; la dernière, qui renferme la chapelle de Saint-Benoît (310-1), est décorée d’une coquille en plâtre de la largeur de la voûte ; la plus voisine du collatéral renferme un autel sous le vocable de sainte Madeleine. Ces deux dernières chapelles sont fermées par un grillage en fer de bon goût, à hauteur d’appui.
Dans le second transept, au fond du croisillon septentrional, on voit la chapelle de Sainte-Agathe, dont la voûte est en octave en albâtre plâtrée et lustrée : elle tire sa naissance d’une corniche dorique. Le fond de cette voûte est un cordon aussi en albâtre d’environ 4 pouces de saillie, orné de palmes et de feuilles de chêne, chargé de quatre agrafes placées à distance égale, qui paraissent se lier à la voûte. Cette chapelle est fermée par un grillage en fer fort simple à hauteur d’appui.
C’est ici que devait être placé le superbe mausolée du cardinal de Bouillon. Les décorations de la voûte dont nous venons de parler sont les seuls restes d’un monument que sa magnificence aurait rendu durable, si les ordres de Louis XIV n’eussent empêché son élévation (311-1)
Au matin du même croisillon, il y a deux autres chapelles, celle de Saint-Nicolas et celle de Saint-Martin. La première est voûtée en cul-de-four, et l’autre en bonnet carré (311-2) ; ces trois chapelles sont fermées par un grillage en fer fort simple à hauteur d’appui.
Le premier collatéral (311-3) est continué au-delà du second transept par une galerie ou déambulatoire qui fait le tour du chœur et sur laquelle s’ouvrent ci q chapelles rayonnantes voûtées par des culs-de-four. (Nous avons déjà vu que la largeur de ce déambulatoire était de 17 pieds.) La première des chapelles rayonnantes, en partant du Nord, est sous l’invocation des saints Nazaire et Celse, la seconde sous l’invocation de saint Vincent, la troisième sous le vocable de saint André, la quatrième de saint Clément et la cinquième sous celui de saint Jacques, apôtre ; le retable des cinq autels est en menuiserie de l’ordre corinthien relevé par des couleurs qui imitent le marbre. Toutes ces chapelles sont fermées par un grillage de fer à hauteur d’appui.
Le sanctuaire est fermé par un grillage de fer gothique (312-1), couronné par une corniche simple en bois, chargée de pointes destinées à soutenir les cierges lors des fêtes ou l’on place la couronne. Ce grillage règne derrière une colonnade composée de huit colonnes placées à distances égales, disposées en demi-cercle, et mises sur le niveau des piliers qui soutiennent l’église ; les colonnes, comme toute l’architecture de ce temple magnifique, expriment le goût gothique ; elles servent de support à une voûte en cul-de-four un peu moins élevée que la voûte de la grande nef ; elle est décorée de plusieurs figures en plate peinture : celle du centre, renfermée dans un ovale, imite le Père Éternel, et les autres, placées à la circonférence, expriment le symbole des quatre Évangélistes et des chœurs qui forment la cour céleste. (312-2)
Dans le croisillon méridional du grand transept, la chapelle la plus rapprochée de la porte du cloître est sous le vocable de saint Étienne. La voûte est un cul-de-four qui tire sa naissance d’un cordon d’un demi-pied de saillie ; le retable de l’autel est dans l’ordre corinthien, en menuiserie, peint en marbre. Cette chapelle est fermée, comme celles dont nous venons de parler, par un grillage en fer à hauteur d’appui.
À côté et au nord de la chapelle de Saint-Étienne, on voit celle de Saint-Martial, évêque et confesseur, aussi tournée en matin (312-3). Cette chapelle est infiniment plus délicate que toutes les autres de l’église, et le bon goût de son architecture la fait aisément reconnaître pour une pièce faite après coup (313-1) ; on y monte par quatre degrés d’une pierre noire qui a l’œil du marbre ; le fond est taillé à pans fort légers. La voûte du coté de matin est taillée en six branches déliées et évidées, et du côté de soir en bonnet allongé sur les côtés de la chapelle ; cette voûte tire sa naissance de huit piliers aussi délicats et dans le même goût que les branches de la voûte ; les piliers sont embrassés dans le mur, et l’intervalle qui règne de l’un à l’autre est rempli par un vitrail percé et ajouré en rose à son extrémité ; trois de ces vitraux sont fermés et enduits et ne servent que pour l’agrément de la symétrie. L’autel est aussi dans l’ordre corinthien et peint en marbre. (313-2)
Dans le croisillon méridional du petit transept, on voit deux chapelles tournées au matin : la première est ornée d’une menuiserie fort propre, peinte en marbre ; elle est sous le vocable de saint Denis. La voûte de cette chapelle est un bonnet à cordon (croisée d’ogives) orné d’une clef chargée d’un agneau avec sa croix.
La seconde chapelle est aussi décorée d’une boiserie fort simple sans couverture, la voûte est un cul-de-four, et l’autel est sous le vocable de saint Léger. Ces chapelles sont fermées, comme les autres, par un grillage de fer à hauteur d’appui.
Au fond de ce croisillon, dans l’endroit où était placé jadis l’autel de Saint-Eutrope, on voit une porte qui donne entrée dans la chapelle de Bourbon, ouvrage digne de la magnificence de Jean de Bourbon, abbé de Cluny, son fondateur, qui la fit construire de pierres d’appareil et couvrir d’ardoises (314-1), et ordonna que dans cette chapelle on dresserait deux autels, le premier consacré à la bienheureuse Vierge Mère de Dieu, à saint Jean-Baptiste, aux apôtres et à saint Paul admis à l’apostolat après la glorieuse ascension de Jésus-Christ ; et l’autre en l’honneur de saint Eutrope.
La nef de cette chapelle a environ 29 pieds de longueur sur la largeur de 14 pieds et demi ; la voûte est fermée par deux bonnets enrichis de branches ; d’une extrémité de la voûte on voit régner jusqu’à l'autre une bande qui la partage par le milieu. Le sanctuaire est à trois pans et a environ 7 pieds d’enfoncement. La voûte est continuée sur le niveau de celle de la nef et taillée à trois pans comme le sanctuaire, ornée de deux cordons dans le goût des arcs doubleaux et des arêtiers ; ils tirent leur naissance d’un imposte embelli de feuillages gothiques peints au naturel. (314-2)
À la hauteur de 7 pieds et demi, règne autour de la chapelle un cordon d’environ un demi-pied de saillie ; immédiatement au-dessous du cordon naissent à distances égales quinze bustes de vieillards, tirés d’une pierre blanche où la sculpture paraît avoir épuisé sa délicatesse. Ces figures représentent l’image du juste Simon, du patriarche Jacob et des prophètes, toutes ornées d’une légende gothique : la première derrière l’autel du côté du midi est consacrée à saint Simeon, celle du centre au prophète Jérémie, la troisième à Zacharie, la quatrième à Jacob, et dans le même ordre on voit celles de David, de Johel, d’Amos, de Malachie, de Daniel, de Baruch, de Sophonas, de Micheas, d’Osée, de Zacharias et d’Isaias. Chaque buste sert de base à une niche haute de 6 pieds dont la largeur est déterminée à droite et à gauche par un pilastre gothique. À la hauteur des niches règne un cordon parallèle et semblable au premier, qui tient l'imposte au couronnement des niches. Chaque couronnement est une masse à quatre pans, taillée et ajourée en ornements gothiques fort délicats, dont le contour est terminé par sept clefs pendantes alternativement plus petites; les couronnements sont élevés jusqu’à la hauteur des voûtes en autant de pyramides hexagones dont les arêtes sont embellies de feuillages : toutes les niches sont vides et c’est la raison qui a fait soupçonner à plusieurs personnes que la richesse des statues qu’elles renfermaient en avait occasionné le vol, mais il est fort aisé de détruire cette erreur en recourant à la Bibliothèque de Cluni, ou l’on voit que ces statues furent faites en pierre (316-1). Cependant, il est certain que l’on ignore ce que ces statues sont devenues. (317-1)
La chapelle est éclairée par cinq vitraux, ornés chacun dans le milieu d'une branche qui les sépare du haut en bas et sert de support à une découpure taillée en festons gothiques ; la beauté des figures peintes sur les vitres est ici un légitime sujet de regrets sur la perte irréparable qu'ont fait les siècles passés de peindre sur le verre. Au-dessus de la porte d’entrée on voit une soupente en menuiserie sculptée qui supporte un quart de jeu d’orgue que le R. P. dom Lorain, prieur claustral de ladite abbaye, y a fait construire il y a environ douze ans.
Au midi de la chapelle de Bourbon, on a consacré celle de Saint-Eutrope qui lui est adossée ; on n’y voit plus que la table de l’autel, et elle ne sert aujourd’hui qu’à la préparation des pains destinés au saint sacrifice.
Dans le fond de la chapelle de Bourbon on voit le reliquaire qui en remplit toute la largeur : il est haut d’environ neuf pieds ; il est riche, mais le plus grand nombre des reliques, lors des dévastations faites au château de Bourdon où l’on avait transporté le trésor de l’abbaye, furent dépouillées de leurs châsses par le sire de Puisaye, intendant du duc d’Alençon, frère de Charles IX et de Henri III : Gabriel Filloux, procureur d’office de l’abbaye, favorisa Puisaye et lui laissa prendre en 1577 Lourdon, où après être entré avec sa troupe sacrilège, plus avides d’or que de reliques, laissèrent heureusement ces précieux ossements que l’on conserve aujourd'hui avec vénération. On donna une nouvelle châsse aux reliques conservant une légende en écriture ancienne ; quant à celles qui demeurèrent sans nom, on les plaça dans un reliquaire en bois qui fut placé sous le grand autel de l’abbaye en 1732, lorsque le R. P. dom Alard, prieur claustral, fit revêtir en marbre ledit autel. » (318-1)
À droite de la porte par où l’on passe de l’église dans la sacristie, on lisait une inscription du dix-huitième siècle, écrite en gros caractères, et que Philibert Bouché a transcrite à la page 164 de son manuscrit. On y lit que le pape Gélase II et vingt-six abbés de Cluny, sans compter d’autres prélats et grands personnages, furent enterrés dans la grande église, commencée par saint Hugues ; que le narthex fut élevé par l’abbé Rolland, le réfectoire sous saint Hugues, le cloître sous Ponce de Melgueil.
Le chœur (318-2) de la grande église est orné d’un maître autel « dans le goût romain, élevé sur quatre marches de marbre noir coupées sur les quatre angles en quart de cercle ; la plate-forme qui règne devant l’autel est un parquet de marbre noir et blanc ; aux quatre angles du maître autel, contre les quatre piliers qui en sont les plus voisins, on voit une crédence adossée, toutes quatre dans l’ordre dorique ; construites, comme le grand autel, d’albâtre et d’un marbre dont la plus grande partie est tirée d’un coteau appelé à la Cro, situé au nord et à environ huit à neuf cents pas de la ville ; ce marbre tire sur le rouge pâle ; il est parfaitement ondé en nuance ; l’albâtre est tiré de Berzé-la-Ville, et le marbre noir de Pradines. (318-3)
La portion du sanctuaire qui s’étend depuis le grand autel jusqu’au chœur, était, il y a vingt ans, une mosaïque (319-1) travaillée en roses, en étoiles, en échiquiers, exprimés avec beaucoup de délicatesse. Le pupitre où l’on chante l’évangile est placé au milieu et à l’entrée du sanctuaire.
De la mosaïque à l’autel matutinal, ce qui achève de donner l’étendue du sanctuaire, régnait un parquet à compartiments formés par des losanges de marbre noir et blanc qui a été remplacé par des cadettes, comme on l’a vu plus haut.
L’autel matutinal, connu sous le nom d’autel de Saint Hugues, est aussi dans le goût romain, construit de marbres semblables à ceux du grand autel ; au-dessus du gradin s’élève une attique soutenue par deux consoles de marbre dont le centre est un cadre de même terminé par une corniche qui sert de base à un couronnement en fer, où l’art parait avoir épuisé la délicatesse et réuni tout ce que le bon goût a de plus riche en ornements nouveaux, rocailles et traits de fantaisie : on voit dans ce morceau tout ce qui peut faire naître l’étonnement et l’admiration des connaisseurs en ce genre. L’habileté de l’ouvrier (319-2) est exprimée avec tant de beauté que cet ouvrage doit être regardé comme son chef-d’œuvre ; il est haut d’environ six pieds ; du centre s’élève une crosse à la hauteur de 13 pieds et demi, qui soutient une couronne d’argent enrichie de pierres précieuses, sous laquelle on voit la figure du Saint-Esprit, chargé d’une boîte aussi d’argent où l’on conserve les hosties consacrées ; cette figure, mue par des machines cachées dans le vide de la crosse, paraît descendre d’elle-même lorsque chaque mois l’on renouvelle l’hostie sacrée.
Aux deux extrémités de la corniche, on voit à droite et à gauche de la crosse un adorateur, chargés chacun d’une corne d’abondance qui exprime d’une manière symbolique l’image du pain et du vin ; de l’une naît une vigne, et l’on voit sortir de l’autre une gerbe de blé dont les épis sont entrelacés sous des pampres autour de la crosse ; le tombeau de saint Hugues est derrière cet autel. (320-1)
Le chœur n’a rien de remarquable que les formes en sculpture que dom Lorain, prieur claustral de ladite abbaye, a fait poser dans le courant de l’année 1781. Elles sont dans le goût de celles de l’église cathédrale de la ville de Chartres, et font infiniment d’honneur par la légèreté du travail au talent et aux connaissances du sieur Kucque, sculpteur de la ville de Chalon-sur-Saône, qui en a donné le dessin, et qui a présidé à leur construction. (320-2)
Auparavant que l’on eût fait construire ces nouvelles formes, le chœur de cette église était décoré de tapisseries qui, quoique fort anciennes, paraissent extrêmement riches par la beauté de leurs figures (320-3) ; les teintures les plus élevées expriment partout avec beaucoup de délicatesse les miracles de la passion et de la résurrection de l’Homme-Dieu. Celles qui étaient placées au-dessous de ces premières et qui régnaient suivant l'étendue des anciennes formes donnaient un tableau des événements les plus remarquables sous le règne de plusieurs abbés.
Sur les flancs du chœur, au-dessus des formes, et vis-à-vis les premiers collatéraux, on voyait de chaque côté une tribune élevée en manière de dôme soutenu par quatre piliers (ambons) ; aux jours de fêtes solennelles on y chantait d’un côté l’épître, et de l'autre l'évangile : ces tribunes ont été détruites lorsque l’on a posé les nouvelles formes. » (321-1)
Nous en avons fini avec la description intérieure de l’église : en sortant par la grande porte du narthex pour examiner l’extérieur (321-2), on se trouvait devant la façade que nous avons déjà décrite. Après avoir contourné la tour des archives au nord, on longeait le mur du narthex dont l’élévation se présentait en quatre parties : au rez-de-chaussée le mur collatéral divisé par quatre contreforts en cinq travées éclairées chacune par une assez grande fenêtre en plein cintre ; au-dessus était le toit en appentis recouvrant la voûte du collatéral ; de ce toit émergeaient des arcs-boutants qui allaient contrebuter la voûte de la nef. Au-dessus de la toiture des collatéraux on voyait le mur de la nef, percé de grandes fenêtres en plein cintre, et enfin la toiture en tuiles creuses.
L’église proprement dite, ayant nef et doubles collatéraux, présentait dans son élévation latérale six zones : au rez-de-chaussée, le mur du second collatéral, percé de fenêtres en plein cintre, excepté à la huitième travée où s’ouvrait la porte dite des Allemands, accusait la division intérieure en travées, par des contreforts d’une très forte saillie, évidés chacun par une ouverture en plein cintre, pratiquée dans le sens de la longueur de l’église. La deuxième zone était représentée par la toiture en appentis du deuxième collatéral ; on apercevait au-dessus le mur du premier collatéral, percé également d’une fenêtre dans l’axe de chaque travée, surmonté d’une seconde toiture en appentis. Les massifs de maçonnerie qui allaient contrebuter la grande voûte de la nef sortaient de ce toit. Le mur de la nef était percé pour chaque travée de trois grandes fenêtres en plein cintre, séparées l’une de l’autre par des bandes verticales (bandes lombardes) montant jusque sous la toiture où elles étaient reliées les unes aux autres par une série d’arcatures en plein cintre formant corniche. La voûte de la nef était couverte par une toiture en tuiles creuses, à deux rampants, posée directement sur les reins de la voûte.
Le croisillon septentrional du grand transept qui faisait une saillie très accentuée était surmonté du clocher octogonal des Bisans ; la chapelle de Saint-Orient ou de Saint-Vital était construite hors œuvre au nord. Au-dessus de la toiture de cette chapelle se dressait le mur du croisillon percé de deux étages de fenêtres en plein cintre, surmontés d’un oculus. À l’orient, au rez-de-chaussée, s’arrondissaient les chevets des chapelles de Saint-Benoît et de Sainte-Marie-Madeleine, et puis, après avoir longé le mur des deux dernières travées du second collatéral, on contournait le croisillon septentrional du petit transept, à la face nord duquel on remarquait l’absidiole ronde de la chapelle de Sainte-Agathe ; à l’orient celle de Saint-Nicolas faisait également une saillie semi-circulaire.
On arrivait ensuite à la chapelle Saint-Martin placée dans l’axe du second collatéral : cette chapelle n’était certainement pas contemporaine de la construction de saint Hugues. On suivait alors le contour du déambulatoire sur le mur duquel les cinq absidioles rayonnantes faisaient saillie.
Le clocher des Lampes sortait de la croisée du petit transept ; celui du Chœur s’élevait au centre du grand transept, et le clocher de l’Eau-Bénite qui surmonte actuellement le croisillon méridional du grand transept, faisait pendant au clocher des Bisans que nous avons signalé tout à l’heure ; un cinquième clocher, de proportions moindres, construit hors œuvre à l’extrémité du croisillon méridional du grand transept, existe encore : c’est le clocher de l’Horloge. La toiture de l'église abbatiale était dominée encore par les tours des Barabans placées en avant du narthex et couvertes par des pavillons très courts, à quatre pans. Les quatre grands clochers du Chœur, de l’Eau-Bénite, des Bisans et des Lampes avaient été restaurés et couverts en ardoises par l’abbé Jean de Bourbon dans la seconde moitié du quinzième siècle. (323-1)
Revenons maintenant pour les examiner avec plus de soin, aux seules parties échappées à la ruine de ce magnifique édifice : nous voulons parler des parties romanes, du croisillon méridional (324-1) du grand transept, car nous avons assez insisté sur la chapelle de Bourbon.
Il reste actuellement des parties de mur des quatre dernières travées du deuxième collatéral au midi, avant le grand transept : ces parties sont enclavées dans les laboratoires de l’École normale ; outre le croisillon méridional du grand transept on a conservé encore l’extrémité méridionale du petit transept, où l’on voit la chapelle bâtie par Jean de Bourbon dans la seconde moitié du quinzième siècle, et le charmant petit réduit qui l’accompagne.
Quand on entre dans le croisillon méridional du grand transept par la porte qui ouvre sur le grand cloître construit au dix-huitième siècle par dom Dathoze, on est frappé d’abord de la hauteur considérable à laquelle la voûte est portée (324-2). Ce croisillon servait tout dernièrement encore de chapelle à l’École normale de Cluny : il se compose de trois travées. La plus rapprochée des nefs était traversée par le deuxième collatéral. La travée sur laquelle vient s’ouvrir la Saint-Étienne est voûtée en berceau brisé perpendiculaire à l’axe de l’église : elle communique avec la travée intermédiaire au-dessus de laquelle s’élève le clocher de l’Eau-Bénite, par une grande arcade doublée, en cintre brisé, dont les retombées sont soutenues par des colonnes engagées (325-1). Le dessous du clocher est voûté par une magnifique coupole octogonale sur trompes en cul-de-four dont la hauteur au-dessus du dallage est de 32 mètres 20. Une grande arcade en cintre brisé, doublée, donne accès dans la travée traversée par le collatéral et voûtée en berceau brisé. Deux chapelles ouvrent dans ce croisillon : l’une, celle de Saint-Martial, communique avec la travée voûtée en coupole ; l’autre, celle de Saint-Étienne, est la plus rapprochée du cloître.
Coupe dans le croisillon méridional du grand transept de l'église abbatiale de Cluny
La chapelle de Saint-Martial, à chevet polygonal, construite dans le second quart du quatorzième siècle (326-1) était une des plus belles : elle est aujourd'hui très mutilée. La voûte primitive, établie sur croisées d’ogives, s’étant écroulée, on l’a remplacée par cette voûte d’arêtes dont parle M. de Guilhermy. Huit colonnettes délicatement ornées supportaient les nervures de la voûte et donnaient naissance à sept formerets en tiers point. Trois grandes fenêtres à remplage gothique éclairent cette chapelle.
On y remarquait aussi des sépultures. « C’était d’abord, dans le mur à gauche, celle de son fondateur, Pierre de Chastellux, abbé de 1325-1343, mort en 1350 évêque de Valence. Il s’était signalé par ses libéralités envers le monastère, dont il avait d’abord payé les dettes ; il avait ensuite donné à l’église une merveilleuse horloge à personnages, des statues précieuses et deux grosses cloches pour les tours des Barabans. C’est lui qui avait acheté le palais des Thermes, à Paris, où Jean de Bourbon, un siècle plus tard, devait faire commencer l’hôtel de Cluny.
Au milieu de la chapelle s’élevait le mausolée de Jacques d’Amboise (1460-1510), et de Geoffroy d’Amboise, son neveu, également abbé de Cluny. Tout auprès étaient le tombeau de Gabriel et de Joachim de Saint-Blain, le premier doyen, l’autre aumônier de l’abbaye, à la fin du seizième siècle, et de Claude de Vallerot, prieur claustral et définiteur de l’ordre, mort en 1605. Des chiffres sur le mur indiquaient enfin la sépulture de Gauthier I, abbé en 1176, et celle du cardinal Aimard de Bazoches, membre et bienfaiteur de l’ordre, mort en 1164. » (326-2)
La chapelle Saint-Étienne, en hémicycle, est une simple absidiole romane contemporaine de la construction primitive : elle est voûtée en cul-de-four brisé et éclairée par trois grandes fenêtres en plein cintre. « Le prieur claustral de l’abbaye, noble dom Jean de Châteauvilain, mort en 1329, était enseveli entre cette chapelle et la porte du cloître. » (327-1)
Si nous considérons l’élévation intérieure, nous voyons, à l’orient, la chapelle Saint-Étienne communiquer avec le croisillon par une arcade en cintre brisé, doublée. Au-dessus, on voit une autre arcade en plein cintre, dans l’intérieur de laquelle s’ouvrent deux grandes fenêtres en plein cintre dont les pieds droits sont cantonnés de colonnettes. Au-dessus encore se trouve la corniche qui marque l’imposte de la voûte.
Dans la travée suivante, séparée de la précédente par une colonne engagée, l’entrée de la chapelle Saint-Martial est encadrée par une grande arcade en cintre brisé, doublée, au-dessus de laquelle est une grande fenêtre en plein cintre, dont les pieds droits sont cantonnés de colonnettes, et qui a son appui sur un bandeau-corniche. Au-dessus de cette fenêtre on remarque deux baies aveugles, amorties en plein cintre, ayant des colonnettes à leurs pieds droits.
Dans le mur oriental de la travée confinant à l’église, on voit au rez-de-chaussée l’arcade en cintre brisé, doublée, qui appartenait au second collatéral. Cette arcade, aujourd’hui murée, est surmontée d’une partie de muraille absolument unie, correspondant à la différence de hauteur des deux collatéraux, limitée à sa partie inferieure par un bandeau, et à sa partie supérieure par une corniche chargée de deux rangs de petits disques. Cette corniche sert d’appui à une sorte de triforium composé de trois baies aveugles, en plein cintre, complètement entourées d’une série de gros disques sculptés en creux : deux pilastres cannelés, munis de bases et de chapiteaux, séparent ces trois baies. Les chapiteaux de ces pilastres et des modillons intercalés supportent une autre corniche servant d’appui à trois fenêtres en plein cintre dont les archivoltes retombent sur des colonnettes ; deux groupes de deux colonnettes séparent donc les trois fenêtres au-dessus desquelles règne la corniche qui marque la naissance de la voûte. (328-1)
Lorsqu’on se retourne pour considérer l’élévation occidentale de cette même travée, on retrouve les mêmes dispositions qu’en face : au rez-de-chaussée, l’ouverture murée du second collatéral, amortie par un arc en cintre brisé, doublé, surmonté d’une partie de mur nu, puis le triforium, et enfin les trois grandes baies (celle du milieu est seule actuellement ouverte). La face occidentale a reçu une décoration moins soignée que la précédente, et cela s’explique par ce fait qu’en entrant dans l’église, c’est l’élévation orientale qui se présente aux regards.
Chapiteaux provenant de l'église abbatiale de Cluny
La muraille qui fait face à la chapelle Saint-Martial est percée d’abord de deux très longues et larges fenêtres, en plein cintre, sans aucune ornementation caractéristique. Au-dessus, un cordon mouluré sert d’appui à une grande fenêtre en plein cintre, ayant deux colonnettes à ses pieds droits ; plus haut encore, règne une petite corniche placée au niveau des tailloirs des chapiteaux des colonnes engagées qui, à droite et à gauche, soutiennent les retombées d'un grand arc brisé sur lequel repose le mur d'où naît la coupole. Au-dessus de cette corniche sont percées deux fenêtres en plein cintre, séparées par un pilastre, et dont les pieds droits sont cantonnés de colonnettes.
Dans la travée suivante, toujours à l’occident, nous trouvons à gauche, au rez-de-chaussée, une porte qui donne accès à l’escalier placé dans la tour de l’Horloge, et qui conduit dans le clocher de l’Eau-Bénite, au-dessus de la coupole (cet escalier, d'une conservation excellente, est voûté par un berceau rampant). À un niveau supérieur on voit une grande fenêtre en plein cintre, murée, puis un cordon mouluré, et au-dessus, à droite, une fenêtre en plein cintre dont les pieds droits sont cantonnés de colonnettes, sous le cintre d’une arcade appliquée dont les retombées portent sur des colonnes engagées.
En retour d’angle est le mur qui fermait le transept au sud : toute la partie inférieure est nue et ne présente que l'ouverture de la porte du cloître. Les arcs en tiers point de deux portes disparues sont encore visibles à travers le badigeon. À une assez grande hauteur, s’ouvraient au-dessus d'une corniche trois fenêtres en plein cintre ébrasées, actuellement bouchées, ayant à leurs retombées des colonnettes ; au-dessus d’une seconde corniche étaient percées trois autres fenêtres en plein cintre, dont les archivoltes doublées nécessitaient deux colonnettes à chaque pied droit ; la baie du milieu est seule ouverte.
Lorsqu’on est sorti pour examiner l’extérieur, « on voit paraitre, au-dessus de la mairie, le pignon triangulaire du croisillon sud de l'ancienne église, bordé de modillons et percé d’un oculus à deux retraits. En arrière de ce pignon, sur un massif carré, est une tour octogone, élevée de deux étages. Au premier de ces étages, sur chaque face, trois baies cintrées ; l’arc du milieu, plus large, est seul ouvert ; les archivoltes sont bordées de torsades. Ces trois arcs comportent huit petites colonnes à chapiteaux feuillagés, ainsi rangées (1:3:3:1). À l'étage supérieur, aussi sur chaque face, on voit quatre baies en plein cintre, bordées comme les premières, avec un second retrait simple ; les deux arcs du milieu plus larges et seuls ouverts. Les deux arcs aveugles ont pour appui chacun deux pilastres ; les deux autres reposent sur trois colonnes dont la médiane leur est commune. Les quatre pilastres sont chevronnés ; les fûts des trois colonnes sont lisses. Les sept chapiteaux sont sculptés de feuillages. Une forte moulure sépare les deux étages. À chacun des angles de la tour, un pilastre cannelé sans chapiteau monte jusqu'au sommet. En haut, sur chaque face, six petits arcs en frise (arcatures lombardes) ; petite corniche à modillons simples. Grand comble d’ardoises, à huit pans. Effet imposant ; construction et sculpture soignées. »
« À l’angle sud-ouest du même croisillon, se dresse la tour de l’Horloge, de forme quadrangulaire ; un cordon à modillons ; puis, sur chaque face, une double baie cintrée, avec deux impostes et une colonne médiane à chapiteau feuillage. Comble moderne, en pavillon
« Pour bien voir le côté oriental du même croisillon, il faut se placer à une des fenêtres de l’ancien bâtiment des moines. Appareil en petites pierres régulières. Contreforts plats en pierres de taille. Le mur présente d’abord deux fenêtres cintrées et une corniche à modillons ; puis, dans le massif qui sert de base à la tour, trois fenêtres également cintrées, disposées deux et une. Une absidiole (chapelle Saint-Étienne) éclairée par trois baies semblables aux précédentes ; deux colonnes portant chacune un bout de contrefort ; chapiteaux feuillagés du douzième siècle. Au mur extérieur de l’absidiole, sur un enduit de plâtre en partie tombé, quelques faibles restes d’une inscription du dix-septième siècle. ; écusson fascé de sable.
À la place d’une seconde absidiole, une chapelle du quatorzième siècle (chapelle Saint-Martial) ; fenêtres ogivales condamnées, accostées de colonnettes à chapiteaux de feuillages ; crossettes autour des archivoltes. Entre deux contreforts, un édicule carré qui a pu servir de sacristie.
À la suite du croisillon, un arrachement du mur de la grande abside ; arcs de décharge ; une fenêtre cintrée.
Du second transept, il reste une absidiole d’une hauteur très considérable ; arc cintré sur imposte ; voûte et fenêtre en plein cintre ; une partie de la voûte en cul-de-four. Deux très hautes colonnes engagées avec chapiteaux corinthiens très frustes. Restes de mur avec fenêtres hautes en plein cintre.
Sur un débris de contrefort extérieur de second transept, traces d’une épitaphe très effacée, du onzième ou du douzième siècle ..
« C'est à l’extrémité méridionale du second transept, que se trouve placée en hors d’œuvre la chapelle de Bourbon... » (331-1)
Quelle est, en somme, dans cette construction, la part qui revient au onzième siècle, celle qui appartient au douzième ? et quelles furent les modifications apportées par les siècles suivants ?
Lors de la première dédicace par Urbain II, en 1095, le chœur était achevé probablement jusqu’au niveau du petit transept, peut-être allait-il un peu plus loin, mais le grand transept ne doit remonter qu’aux premières années du douzième siècle. Commencée en 1089 par saint Hugues, l'église était, paraît-il, presque achevée vingt ans après, à la mort du grand abbé, en 1109 ; mais dans l’accident survenu en 1125, la nef s’était écroulée, et Pierre le Vénérable avait dû la reconstruire : les travaux marchèrent assez rapidement pour permettre en 1131 la dédicace définitive par Innocent II (332-1). En 1220, le narthex était ajouté à l’église.
Mais à quels remaniements s’applique cette phrase de la Chronique de Cluny... « Item chorum augmentavit et novum fieri fecit (il s’agit de l’abbé Bertrand I, mort en 1308) ? » C’est ce qu’il est difficile de dire. Pierre II de Chastellux (1322-1344) fit construire la chapelle Saint-Martial et suréleva un des Barabans (332-2). Vers le milieu du quinzième siècle, Eudes II de la Perrière édifia le clocher de Sainte-Marie-Madeleine (332-3) et restaura le second Baraban ; le portail du narthex fut également refait par ses soins. Nous avons vu plus haut les réparations importantes que Jean de Bourbon effectua à la couverture des quatre gros clochers ; la chapelle qu’il bâtit ; ... item reparari fecit bassas voltas... ajoute la Chronique de Cluny. Quelles sont ces basses voûtes ? cela peut s’appliquer aux compartiments de voûte du second collatéral. Mais les plus gros travaux entrepris à Cluny depuis le douzième siècle furent certainement ceux que dirigea dom Dathoze au milieu du dix-huitième siècle : il est vrai que l’église n’y fut pour ainsi dire pas intéressée. (332-4)
