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Histoire de l’abbaye de Cluny depuis sa fondation jusqu'à sa destruction à l’époque de la Révolution française par Prosper Lorain (1845)

L'abbaye de Cluny dessinée par Émile Sagot

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Source : Histoire de l’abbaye de Cluny depuis sa fondation jusqu'à sa destruction à l’époque de la Révolution française, avec pièces justificatives, contenant de nombreux fragments de la correspondance de Pierre-le-Vénérable et de Saint Bernard, par Prosper Lorain, ex-doyen de la Faculté de Droit de Dijon (Internet Archive)

TABLE.

PRÉFACE DE LA NOUVELLE EDITION.
INTRODUCTION
CHAPITRE Ier. Cluny.
CHAPITRE II. Considérations générales sur les monastères et sur l’institut bénédictin.
CHAPITRE III. Origine et charte de fondation de l’Abbaye de Cluny.
CHAPITRE IV. Saint Odon, premier abbé de Cluny. — Sa haute influence sur son siècle. — C’est lui qui crée les agrégations de monastères.
CHAPITRE V. Aymard. — Saint Maïeul. — Ses liaisons avec Hugues Capet, les empereurs d’Allemagne et Gerbert. — Il refuse la tiare.
CHAPITRE VI. Saint Odilon. — Sa vie. — Ses miracles. — Il institue la fête des morts. — L’évêque de Mâcon soumet l’Abbaye de Cluny à son autorité.
CHAPITRE VII. Saint Hugues. — Le moine Hildebrand, depuis Grégoire VII, vit à Cluny. — Saint Hugues, puissant dans les conciles, auprès des rois et des papes. — Il reste ami à la fois de Grégoire VII et des empereurs d’Allemagne dans la querelle du sacerdoce et de l’empire.
CHAPITRE VIII. Urbain II et Pascal II sortent de Cluny. — Urbain II consacre le maître-autel de l’église de Cluny. — L'Abbaye est reconnue indépendante de l’évêque de Mâcon. — Un comte de Mâcon et un duc de Bourgogne deviennent moines de Cluny. — Les rois d’Espagne et Guillaume-le-Conquérant dotent le monastère. — Détails sur la vie de saint Hugues.
CHAPITRE IX. Fondation de la grande Basilique de Cluny, par saint Hugues. — Description de l’Église.
CHAPITRE X. L’abbé Pontius. — Le pape Gélase II meurt à Cluny. — On y élit son successeur, Calixte II. - Démission de Pontius. — Sa révolte. — Son excommunication. — Sa mort.
CHAPITRE XI. Pierre-le-Vénérable. — Il se décide pour Innocent II contre Anaclet. — Innocent II consacre la nouvelle Église. — Pierre assiste à divers conciles. — Suger et saint Bernard l’invitent à l’assemblée qui prépare la seconde croisade. — Assemblée religieuse et féodale, où l’on s’engage à défendre l’Abbaye. — Anachorètes à Cluny. — L’Abbaye fonde des monastères en Asie. — Situation de l’Abbaye à la mort de Pierre-le-Vénérable.
CHAPITRE XII. Rôle littéraire de Pierre-le-Vénérable. — Ses controverses contre les Juifs, les Mahométans, et contre l’hérésie de Pierre Bruys.
CHAPITRE XIII. Correspondance de Pierre-le-Vénérable. — Son style. — Ses lettres à toutes les grandeurs ecclésiastiques et laïques de l’époque. — Ses liaisons avec Suger et avec Abélard. — Abélard demeure à Cluny. Sa mort. — Lettre de Pierre-le-Vénérable à Héloïse.
CHAPITRE XIV. Luttes et controverses de Pierre-le-Vénérable avec saint Bernard. — Tolérance de Pierre-le-Vénérable. — Esprit de sa réforme monastique.
CHAPITRE XV. Troubles et décadence de l’Abbaye de Cluny dans la seconde moitié du XIIe siècle. — L’Abbaye est excommuniée. — Invasion du comte de Châlons. — L’Abbaye se place sous la protection du roi de France.
CHAPITRE XVI. Le pouvoir des abbés de Cluny décline. — Influence de l’Angleterre sur l’Abbaye. — Suite d’abbés féodaux de race royale ou princière. — Cluny entouré de murs et fortifié. — Droit de battre monnaie. — Corruption. — Essais de réforme. — Saint Louis, maître de Mâcon et voisin de Cluny.
CHAPITRE XVII. Saint Louis et Innocent IV séjournent à Cluny, avec une foule de rois, de princes, de cardinaux et d’évêques. — Innocent IV, au sortir du concile de Lyon, fait déposer à Cluny une copie collationnée de toutes les donations, chartes et privilèges concédés à l’église romaine.
CHAPITRE XVIII. L’Abbaye de Cluny se relève d’abord au XIIIe siècle. — Une sœur de saint Louis se retire et meurt à Cluny. — Chartes de saint Louis et de Philippe-le-Hardi en faveur de l’Abbaye. — Fondation du collège de Cluny à Paris. — Nouveaux symptômes de décadence. — Révolte de Cluny. — Boniface VIII à Cluny. — Il confirme l’élection d’un abbé. — Tentative de réforme.
CHAPITRE XIX. Législation monastique. — Constitutions de l’Ordre de Cluny.
CHAPITRE XX. Les monastères au XIVe siècle. — Les papes s’entremettent directement dans la nomination des abbés de Cluny. — Indépendance et souveraineté de la justice abbatiale. — Le palais des Thermes devient la propriété de l’Abbaye. — L’abbé Androin de la Roche soutient l’Ordre de Cluny.
CHAPITRE XXI. Le roi de France et le pape choisissent tour à tour le chef du monastère bourguignon. — Pendant le grand schisme d’Occident, l’Abbaye tente de ressaisir ses droits antiques d’élection. — Attitude de Cluny aux conciles de Pise, de Bâle et de Constance. — Les vertus monastiques se raniment. — Le roi de France impose décidément ses ordres au monastère de Cluny, qui tombe en commende. — Jean, bâtard de Bourbon. — Château de Lourdon. — Hôtel de Cluny. — Chapelle de Bourbon. — Jacques d’Amboise. — Cluny fait encore quelques efforts pour reprendre sa liberté ; mais il succombe devant François Ier, et devient la proie des Guises.
CHAPITRE XXII. Régime des propriétés monastiques. — Les Guises, abbés de Cluny. — Guerres religieuses. — Les Huguenots maîtres de l’Abbaye et du château de Lourdon — Pillages. — Henri IV suspend l’abbé Claude, bâtard de Guise. — Les guerres de la réforme et la prépondérance du pouvoir civil achèvent de dissoudre l’ordre de Cluny.
CHAPITRE XXIII. Mazarin et Richelieu s’emparent successivement de l’Abbaye. — Destruction du château de Lourdon. — Essais de réforme et scission de l’Ordre de Cluny. — Le prince de Conti. — Le cardinal de Bouillon. — La maison de Larochefoucauld. — L’insurrection des paysans menace l’Abbaye. — Destruction des monastères.
CHAPITRE XXIV. Trésor de l’Abbaye dispersé. — L’armée révolutionnaire à Cluny. — Vente et ruine de la Basilique.
PIÈCES ADDITIONNELLES ET JUSTIFICATIVES.
Illustrations d'Émile Sagot (1ère édition, Essai historique sur l'abbaye de Cluny, 1839)

PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION.

Ce livre paraît ici tel qu’il a été publié d’abord, en très grande partie, dans la Revue des deux Bourgognes, puis réimprimé dans l’édition illustrée de 1839. S’il a fait quelque bien, s’il doit rendre grâces de son succès à la bienveillance publique et aux éminents suffrages qui l’ont favorisé, c’était peut-être un devoir et une opportunité de le reproduire aujourd’hui, sous un format plus simple et plus populaire qui répondît mieux aux convenances de tous. Cette fois encore Pierre-le-Vénérable sera le modeste précurseur de son glorieux ami, saint Bernard.

Il eût été facile à l’auteur de modifier ou de développer son livre ; car ses idées se sont mûries et complétées par les années et l’expérience de la vie. Mais il a mieux aimé laisser intacte la première expression de sa pensée. Il regardera toujours comme un honneur d’avoir pu et osé, du fond de sa province, il y a bientôt dix ans, et avant que se fût élevée la polémique des intérêts et des passions, rendre l’un des premiers, lui obscur et simple homme du monde, justice et hommage aux Ordres religieux, l’une des plus grandes institutions du christianisme, contre les préjugés vulgaires, contre les haines vivaces et actives d’une sorte d’intolérance posthume à laquelle on a laissé usurper, on ne sait pourquoi, le nom de philosophique.

L’auteur est disposé moins que jamais à déserter ou à décliner l'honneur de ses opinions anciennes, au moment où des menaces, parties du haut de la tribune législative, semblent un prélude de persécution contre la religion monastique.

Il ne comprend pas bien clairement comment on s’y prendrait, avec les armes rouillées de l’ancienne toute-puissance royale, de la violence révolutionnaire, ou de l’impériale dictature, pour expulser, de domicile en domicile, c'est-à-dire jusqu’à la frontière, c’est-à-dire jusqu’à l’exil, des moines dont tout le crime est de vivre, d'étudier et de prier en commun.

Il ne comprend pas bien clairement quel intérêt d’État il peut y avoir, de nos jours, à forcer administrativement une maison conventuelle, à disperser des prières et des livres, ou à traîner l’éloquent et révérend Père de Ravignan devant la police correctionnelle.

Il ne comprend pas bien clairement quelle gloire il y aurait à imiter à l’endroit des jésuites les violents procédés de Louis XV, qui ne fut pas le plus illustre de nos rois absolus, ou les voies expéditives de l’autocrate Russe, qui ne veut rien de tout ce qui résiste au schisme grec.

Il ne comprend pas bien clairement de quels moyens nouveaux nos législateurs comptent user pour rendre saisissables, par voie forcée, les consciences monastiques, les promesses religieuses, les trois vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, qui constituent tout Ordre régulier; alors surtout qu’on ne fait nulle difficulté d’avouer qu’on n’espère trouver dans la rue des Postes ni placards séditieux, ni armes, ni poignards, ni poudres, ni fusils, ni balles, ni listes de proscription, ni plans de conspiration actuelle ou prochaine, ni embrigadement, ni intrigues des sociétés secrètes, ni menaces concertées d’attentats à la Charte, à la dynastie, à la propriété, à nos libertés, à nos institutions, à nos lois, à notre souveraineté civile, à quoi que ce soit au monde.

À tout le bruit qu’on a fait, ou qu’on a eu l’air de faire, en ces derniers temps, contre quelques hommes soufferts patiemment jusqu’ici par tous les ministères, et qui, cette année, n’ont rien fait qu’ils n’eussent fait depuis de longues années, on eût dit vraiment qu’on avait découvert une nouvelle conspiration des poudres, ou que le R. P. Rootham annonçait hautement la prétention de convertir toute l’Europe, qui sait même ? le monde entier, en un immense couvent de saint Ignace.

Le pouvoir politique oublie-t-il donc que des lois nouvelles ne lui manqueraient point pour le défendre si, dans l’air que nous respirons en France, il avait besoin d’être défendu contre les monastères ? Qu’il continue à tenir pour non avenus civilement les vœux religieux et les corporations monastiques ; qu’il fasse, s’il le veut, des lois encore pour protéger son fisc contre les biens de main morte ; s’il n’est pas suffisamment rassuré par l’exubérance d’une population toujours croissante, et si tel est son bon plaisir, qu’il provoque des décrets, comme l’empire romain corrompu et tombant, contre les célibataires et les hommes sans enfants. Mais, pour Dieu qu’il ne s’imagine pas témoigner de la virilité de son civisme en tenant suspendue sur la tête des religieux français une situation pareille à celle des réfugiés étrangers, en tourmentant les domiciles et les consciences, ou en exigeant le serment inquisitorial prescrit par le projet de loi sur la liberté d’enseignement.

Perd-on le titre et les privilèges du citoyen français en se liant par le triple vœu de la profession monastique ?

Aliène-t’on les droits de la liberté individuelle en se dévouant, dans une vie sévère, à la cause de la prédication, de la religion et des mœurs ?

Cesse-t-on d’aimer sa patrie parce qu’on est devenu plus spécialement le soldat du Christ ?

Et si l’on en venait à une poursuite ouverte, exceptionnelle, contre de rares serviteurs de Dieu, poursuite qui pourrait bientôt, quoi qu’on en dise, atteindre tous les autres; si l’on pouvait, en 1845, sans se mettre en contradiction avec soi-même, chasser les jésuites, sous le prétexte souterrain de je ne sais quel péché de lèse-révolution, comme on les expulsait sous Charles X en les tenant pour convaincus de doctrines régicides et du crime de lèse-royauté, ne craindrait on pas que tant de faiblesse et de folie, que tant de petites oppressions sans portée et sans but, ne vinssent à éclairer les aveuglements d’une opinion publique à laquelle le gouvernement, à défaut des partis, devrait lui-même apporter la lumière ?

Autrefois, les citoyens romains, battus de verges par les satellites et les courtisans de Verrès, épouvantèrent leurs persécuteurs par ce cri sublime : Ego sum civis Romanus !

Ne craint-on pas que les moines, si on ose les persécuter, ne s’écrient à leur tour ; Nous sommes citoyens français ! ne craint-on pas qu’un jour enfin, en entendant retentir ce cri de liberté, les oreilles du peuple lui-même, si longtemps abusé, ne demeurent plus sourdes à cette éloquente réclamation ?

Ah qu’il eut été plus juste et meilleur de reconnaître que le catholicisme est encore l’âme de la France, l’âme de sa nationalité, l’âme de son éducation morale ! Ne vous montrez donc pas envers lui pires que l’anglicanisme et que les cultes dissidents. Laissez-lui sa libre et consciencieuse manifestation, ne réprimez que ses abus. Respectez ses institutions consacrées par les traditions de toute l’Église, et songez à nos intrépides missionnaires d’Asie, d’Afrique et du nouveau monde, et à tant de pieuses et saintes œuvres de vertu, de charité, de miséricorde.

Vous dites que les moines font des vœux qui les soumettent à un maître étranger, et les affilient à une corporation dont la tête est hors de France. Mais si ces vœux sont tout spirituels ; si ces vœux ne les lient pas autrement que tous les États catholiques ne sont liés à l’Église, que tous les catholiques ne sont liés au Saint-Siège ; si ces vœux n’attentent en rien à la nationalité et à la grandeur de la France, qu’avez-vous à redouter ?

Vous vous étonnez avec effroi de ces communications intellectuelles entre les chrétiens et Rome ; et vous ne vous inquiétez pas du cosmopolitisme de l’or et des banquiers, juifs ou chrétiens, qui, de leurs comptoirs étrangers, et des diverses capitales du monde, gouvernent l'Europe et l’univers, décident de la paix et de la guerre, et mettent le poids matériel des emprunts dans la balance des États ! Vous ne vous effrayez pas de l’argent anglais qui vient travailler et spéculer jusque sur vos propres chemins de fer ; vous ne vous effrayez pas de ces liens internationaux qui s’agrandissent incessamment entre tous les peuples de la terre ; et vous tremblez des rapports purement religieux d’une centaine de moines avec leur général ! et c’est par ces moines, puissant instrument de force et de civilisation, que vous pourriez faire triompher et dominer la nationalité française en Syrie sur le Rhin, en Pologne, en Afrique, dans les Indes, dans l’Amérique du sud, dans l’Amérique centrale, et tendre la main à tous nos coreligionnaires par nos missions et vos ambassades !

Vous joignez la terre entière par la navigation et la marine à vapeur ; vos chemins de fer aboutissent et s’unissent aux chemins de fer des autres états; dans quelques années l'Europe entière se traversera en huit jours ; vous multipliez les communications postales et commerciales; vous abaissez et vous tendez sans cesse à faire disparaître les tarifs de vos douanes et toutes les barrières qui séparent encore les nations; vous élargissez toutes les voies matérielles; le droit des gens le plus généralisé, le plus cosmopolite, aspire sans relâche à joindre les deux hémisphères ; vous vous êtes faits les hardis plagiaires de l’idée catholique en proclamant la fraternité humaine et universelle qui doit conquérir le monde; et vous voudriez imposer des bornes à la communication des âmes, aux libres relations de l’esprit, à l’universalité intellectuelle du catholicisme qui franchissait avant vous les espaces, les montagnes et les mers, et qui les franchirait encore sans avoir besoin de vos perfectionnements matériels, de vos vaisseaux, de vos routes et de vos découvertes !

Mais pourquoi se plaindre ? Bien qu’il soit profondément triste de le redire, tout esprit qui a porté le poids et les douleurs de la vie militante comprend assez que la victoire des plus hautes pensées et des vérités les plus saintes peut être compromise ou retardée par les préventions cruelles et les extravagantes crédulités de l’opinion ignorante, excitée, faussée, pervertie. Quiconque a vieilli n’a-t-il pas souffert, et n’a-t-il pas éprouvé ce que valent les ingratitudes, les inimitiés et les calomnies des hommes ? Pour peu qu’une chose ou une personne tienne quelque place dans un petit coin de terre, elle doit se résigner à de lamentables déchirements, à des gémissements intérieurs : car les ignorants, les méchants et les envieux, seront l’éternel réceptacle de l’esprit de dénigrement et de persécution. Les plus corrompus ne resteront-ils pas toujours les plus prompts à croire au mal, ou les plus ardents à l’inventer ? Le troupeau des indifférents ne continuera-t-il point d’accueillir, avec son avidité légère et accoutumée, et de répéter en se jouant les soupçons les plus iniques et les plus absurdes ? La foule cessera-t-elle jamais d’être l’amie complaisante et curieuse du scandale, d’ajouter foi toujours à ce qui ne se prouve jamais, et de se précipiter, en bête féroce, comme sur une proie, sur tout ce qui a l’air de tomber ?

Puisque le soleil de l’équité n’est jamais sûr, ici-bas, de ne point demeurer enseveli sous le voile des passions et les ombres de la malveillance, une conscience sereine et fière peut se réfugier du moins dans un pénible courage, et accepter patiemment les tribulations des mains de la Providence, comme un avertissement salutaire. Si la dignité de l’honnête homme offensé ne descend point à se justifier ou à se plaindre, il ne faut pas pour cela qu’il se détourne de sa voie : il est assuré de trouver au dedans de lui-même une sainte retraite inaccessible aux attaques de la haine et aux armes empoisonnées des partis.

Et pourtant, si l’auteur n’eût écouté que ses inclinations personnelles, son besoin profond de repos, son dégoût timide et amer des choses de ce monde, il se serait peut-être retiré a jamais et tout meurtri du combat; il eut peut-être à jamais renfermé son nom et son cœur, comme en un inviolable sanctuaire, dans le cœur de sa famille bien-aimée; dans l'affectueuse estime de ses condisciples, de ses compatriotes, de ses élèves, des compagnons de sa jeunesse, des témoins de toute sa vie ; dans le doux souvenir des confidents de ses travaux, de ses voyages, de ses rêves; dans la pensée intime de tous ceux qui l’ont connu et qui l’ont aimé ; dans le dévouement enfin de ses amis les plus excellents et les plus étroits, bien divers sans doute de talents et de croyances, mais dont plusieurs sont devenus illustres, mais qui tous sont distingués, honorables et chers, et qui tous sont demeurés fidèles à sa réputation aussi bien qu’à son amitié. Et il aurait dû encore remercier Dieu de lui avoir donné ou laissé de tels biens sur la terre.

Mais les généreux et nobles caractères qui l’ont soutenu dans ses amertumes lui crient que l’âge du repos n’est pas venu, et qu’il a une dette à payer.

Aujourd’hui donc, s’il lui reste une ambition, c’est qu’il lui soit donné de répondre à la première estime du public par des études prochaines, plus importantes, et un peu moins indignes d’une grande cause : heureux surtout de remplir son devoir, selon ses forces, en apportant une humble pierre à cet édifice de vraie liberté, de liberté spirituelle, de liberté chrétienne, qui peut être assiégé, mais non vaincu; qui peut souffrir, mais non périr; et auquel travaillent, sous nos yeux, avec un si grand éclat, à la double tribune de la religion et de la politique, des hommes de vertu sincère et de conviction éloquente, dont l’exemple exhorte, dont l’estime honore, dont l’amitié console, et dont le courage fortifie !

INTRODUCTION

Lorsque la Revue des Deux Bourgognes chercha, en 1836, à ranimer les études et les souvenirs de notre double province, la nouvelle école historique avait déjà répandu ses enseignements. On savait déjà que, presque jusqu’aux temps les plus rapprochés des nôtres, la véritable histoire de France est dans les histoires locales. On n’était plus la dupe de cette ignorante fiction qui, malheureusement incarnée encore dans les livres et dans les esprits vulgaires, ne tient aucun compte de l’immense intervalle écoulé, dans les institutions aussi bien que dans les temps, de l’empire romain à nos monarchies modernes ; prend les pouvoirs européens pour les héritiers directs de l’empereur du Code et des Pandectes ; donne les mêmes titres et les mêmes droits à Auguste, à Dioclétien, à Charlemagne ; confond la royauté naissante et barbare de Clovis avec l’autorité accidentelle et conquérante de Charlemagne, celle de Charlemagne avec le sceptre féodal et brisé d'Hugues Capet ; ne met nulle différence entre la souveraineté militaire, errante, sans doctrines fixes, des premières races de nos rois, et la souveraineté croissante et envahissante de la troisième dynastie. À croire ces préjugés, toutes les institutions vivaces qui s’attachaient au sol de la patrie, avant que les rois français fussent arrivés à l’omnipotence, avant même qu’il n'y eût des rois de France, étaient autant d’usurpations insignes ; et tout ce que l’autorité monarchique a successivement ôté à ce qui l’entourait et la gênait n’a été qu’une sorte de retour au droit commun et à l’ordre légitime. Voilà ce que l’esprit des légistes, qui n’est pas encore bien passé parmi nous, avait fait doctrinalement de la vieille France ; voilà ce que les historiens ont dit, ce que les masses ont cru et commenté, jusqu’à ce qu’enfin la centralisation complète, cette grande machine gouvernementale, soit venue tout écraser et tout effacer sous son implacable niveau, et faire de nos gouvernements unitaires comme une vaste plaine sans aspérités, sans ombrages et sans repos.

Tout le monde sait bien à présent que la centralisation peut être la nécessité fatale d’une société grande et vieillie, mais qu’aussi elle est comme un géant social qui dévore tout, et semble s’asseoir au sommet des grands empires pour leur prédire leur décrépitude et leur déclin. Tout le monde sait bien à présent que le royaume de France ne s’est pas fait d’un seul coup, mais province à province, de même que les droits et les institutions n’ont cessé de changer, de se modifier, de lutter, de s’entre-dévorer ; et que les jalousies plébéiennes, qui ont combattu pendant de longs siècles pour donner à la royauté une prépondérance décisive sur les éléments sociaux et résistants de l’ancienne France, ont fini par se trouver face à face avec le pouvoir royal souverain, en qui tout s’était absorbé de complicité avec elles, et par faire rendre à la royauté tout ce qu’elles lui avaient donné, plus même qu’elles ne lui avaient donné, et jusqu'à son propre sang. Aussi cette centralisation, instrument vigoureux des civilisations contemporaines, est-elle la fille de tous les régimes que nous avons subis : des rois comme des juges de rois. On la voit prôner également par les admirateurs de l’ancienne monarchie, par les séides de la Convention et les serviteurs de l'Empire : elle survit même, parmi nous, au régime représentatif, qui devrait lui résister, et en devenir le correctif et le remède. Chaque pouvoir qui passe la recueille, en use, en abuse, et la transmet entière au pouvoir qui le suit. Il n’est si mince écrivain de journal, ou si petit parleur de tribune, qui ne croie trancher du Napoléon, ou tout au moins du Richelieu, en prônant sans limites les merveilles de la centralisation moderne. Tous passent, à ce sujet, par les mêmes phrases formulées, par les mêmes pensées toutes faites. On est convenu d’abandonner à un faux esprit de parti, sans avenir et sans franchise, le rêve des libertés et des institutions locales. Monarchie, république, empire, gouvernement constitutionnel, tous s’accordent à mailler et remailler l'immense et invariable réseau d’unité qui de toutes parts nous enserre, nous enveloppe et nous étouffe. Et pourtant, sans méconnaître ce qu’il y a de grand, d’utile et même de fatal, dans ce vaste système unitaire qui tient dans sa main, rassemblées comme un seul homme, les populations les plus nombreuses, qui ne voit ce qu’il y a de fausse grandeur à traiter tout un peuple comme un régiment, sorte d’automate collectif, habillé des mêmes habits, obéissant aux mêmes signes, parlant du même pied et cédant à des mouvements uniformes bien moins intelligents que mécaniques ? Qui ne voit que la vraie grandeur est la variété dans l’unité, et non pas cette uniformité aplatie qui éteint la vie morale, abaisse les caractères, décourage les nobles cœurs, fait une révolution avec un coup de main et un télégraphe, et traite la science du gouvernement comme une immense machine à vapeur ? Je ne sais si je m’abuse : mais je crois qu’il n’y a point de vraie liberté, de vrai régime représentatif, dans ces idées étroites qui ne laissent à nulle chose sa force légitime d’expansion, qui compriment et ne dirigent point, paralysent plutôt qu’elles n’excitent, appauvrissent sans fin la circonférence sans ennoblir le centre, et font de la France entière une capitale, et de la capitale un point unique, où toutes les ambitions aspirent, se pressent, se heurtent, se bouleversent, au risque de faire éclater à chaque instant la force gouvernementale trop condensée ; tandis que les provinces s’éteignent et meurent sans énergie, sans espoir, vivant d’imitation et d’emprunt, laissant s’étioler de plus en plus ce qui végète au milieu d’elles, perdant sans cesse le goût et l’ambition des belles et bonnes choses, des lettres, des sciences, des arts ; s’endormant sans dignité dans leur inaction morale, et livrant périodiquement aux perditions de la grande Babylone le peu d’âmes d’élite qui n’ont pu s’assoupir tout à fait dans une existence sans aliment et sans but. Y a-t-il une guérison à tant de mal dans les destinées du gouvernement représentatif ? Ne sommes-nous pas déjà trop énervés et trop individualisés par la vieille habitude de regarder, les bras pendants, le pouvoir qui fait tout, de quelque nom qu’il se nomme ; par l’absence funeste de toute croyance, de tout principe, de tout sentiment fécond ; et, plus que tout le reste, par les préjugés d’ignorance et d’égalité démocratiques ? Grave problème qui décidera de l’avenir du pays ! Question profonde, hors de laquelle il n’y a point de solution possible pour nos mœurs nationales, notre éducation politique et le balancement réel du pouvoir !

Nous avons beau être fiers de nos guerres populeuses, de nos immenses armées et de nos champs de bataille couverts de milliers de morts ; nous avons beau montrer nos trente-quatre millions de Français parlant la même langue, du nord au midi, de l’est à l’ouest, sans égard aux climats, aux fleuves et aux montagnes ; obéissant à une législation unique, systématiquement serrés dans l’égalité du même habit noir ; il n’est pas sûr que ces prodiges d’unité ne soient pas les symptômes d’une décadence imminente ; il n’est pas sûr que nous ne ressemblions point à ces anciens peuples que l’histoire nous montre, commençant à tomber en dissolution, au moment même où ils paraissent toucher à leur plus immense développement de centralisation et de soldats, et alors surtout que se perdent les croyances et les vieilles mœurs de la patrie ; il n’est pas sûr que nous ne soyons pas condamnés à subir la destinée de Rome, de la Rome de Justinien peut-être, qui, après avoir répandu dans l’univers ses armées, sa langue, l’uniformité de ses lois, devait perdre sa nationalité gigantesque, en perdant ses mœurs et ses dieux.

Nous avons beau nous enorgueillir, et nous défendre contre les périls qui assiégèrent le Bas-Empire, par le spectacle des belles formes de notre liberté moderne. Hélas ! cette liberté elle-même, universelle, indéfinie, sans nom et sans aïeux, mal comprise, plus mal pratiquée, sans souvenirs et sans point d’appui, quelles racines a-t-elle dans nos esprits, dans nos mœurs ? Je ne vois encore que des formes et point de fond, des ambitions et point de croyances, des intérêts matériels et nuls intérêts moraux ; une éducation nationale sans foyers, sans lien, sans portée, sans suite, gouvernée de quelques centaines de lieues de distance, comme une inspection de cavalerie ; une législation politique, civile et administrative, assemblage incohérent de l’esprit jaloux de la révolution, du despotisme gouvernemental de l'empire, et des généreuses illusions d’une constitution libérale, et qui, sans le clairvoyant égoïsme d'une industrie toujours croissante, et d’une propriété toujours divisée, ne pourrait longtemps résister à son incohérence même.

Comment veut-on que le travail de nivellement, qui use et décompose notre pays depuis tant de siècles, laisse encore comprendre ce qu’il y avait de fort et de beau dans les diverses institutions qui couvraient autrefois notre territoire ? Hors quelques esprits curieux et tristes qui aiment à fouiller les débris et le passé, il est peu d’hommes parmi nous qui se soucient des choses anciennes, ou qui s’en occupent autrement que par esprit de mode, à peu près comme on parle aujourd’hui des cathédrales et du moyen âge, et comme on se fait des meubles gothiques. L’esprit des masses est séparé par mille siècles de nos souvenirs nationaux.

Je n’ignorais pas ces choses, quand l’idée me vint de faire successivement quelques recherches sur des puissances bien inconnues aujourd’hui, l’évêché, le monastère, la commune, le parlement, les états provinciaux. Je devais naturellement consacrer mon travail de préférence à l’étude de la Bourgogne. J’ai commencé par le monastère : j’attendrai, sur le reste, l’avis du public.

Je me souvenais d’avoir joué, tout enfant, dans les ruines d’une vieille abbaye. Nous montions témérairement dans les escaliers interrompus et dans les combles croulants. Nous nous inclinions et nous frissonnions de peur sous les arceaux de la grande voûte ouverts et tremblants au-dessus de nos têtes. On nous racontait que, dans ces hautes niches où les hirondelles nourrissaient aujourd’hui leurs petits, il y avait autrefois les douze Apôtres et les Prophètes en argent massif. On nous disait les noms des grands clochers et des plus grosses cloches, et les malheurs qui avaient puni les démolisseurs de la belle église. Nous comptions, plutôt que nous ne les admirions, les innombrables fenêtres du saint temple, les découpures de la rose qui surmontait le portail, les gigantesques piliers à chapiteaux sculptés : et quand on nous permettait d’aller dans le chœur tourner autour de chaque colonne de marbre, et l’entourer de nos petits bras, nos regards curieux s’arrêtaient de prédilection sur les grands yeux fixes du Christ immense peint au fond de l’abside, qui semblait nous regarder sans cesse du haut de sa mosaïque d’or. Nous dînions dans le réfectoire des moines ; nous parcourions librement les longs cloîtres du monastère, nous en visitions les corridors et les cellules, les cuisines et la bibliothèque : les noms des principaux appartements et des plus remarquables choses s’étaient conservés. Mais voilà tout ; nul souvenir moral, nulle histoire ne survivait. Personne sur le lieu même ne savait les annales de cette magnifique église nue et déserte qui périssait ; personne ne s’intéressait à la vie passée, aux études, aux chants pieux de ces moines éteints. Il n’y avait pas vingt ans qu’ils avaient disparu du sol, et, dans ce siècle d’oubli, l’oubli pesait déjà froidement sur leur mémoire, comme les pierres des sépulcres répandus dans l’enceinte sacrée et remués par la main des révolutions. Seulement nous apercevions de temps en temps quelques vieux prêtres circuler tristement dans les jardins de l’abbaye, passer et repasser au pied des vieilles tours ; et la syllabe dom qui précédait leur nom nous avertissait seule que c’étaient d’anciens moines. Mais ils étaient vêtus, les uns comme les hommes du siècle, les autres comme des ecclésiastiques ordinaires, et nous passions presque sans les regarder. L’abbaye tout entière avait déjà péri dans le cœur et dans le souvenir de la génération nouvelle, comme ces Bourbons exilés, qui, revenus en France quelques années plus tard, ne devaient pas rencontrer un seul jeune homme qui sût qu’ils existaient et qu’ils allaient régner. O déplorable caducité des choses du monde !

Aussi, dès que j’entrepris d’étudier le monastère mort, l’illustre monastère de Cluny, plus j’avançais dans mon travail, plus je découvrais des choses inconnues qui me surprenaient moi-même, et qui dépassaient de beaucoup les pressentiments secrets de mon imagination d’enfant. Mes premières impressions m'avaient laissé une profonde curiosité à satisfaire, et, contre la coutume de ceux qui avancent dans la vie, la réalité allait dépasser mon rêve.

Il me semblait qu’un grand établissement religieux, qui avait ses racines au commencement du dixième siècle, au déclin de la dynastie carlovingienne, à l’aurore du monde féodal, et qui, après avoir traversé les phases diverses de notre civilisation politique et religieuse, était venu expirer définitivement en 1789, avec l’ancienne société française, méritait de trouver l’historien qui lui manquait, et que j’allais raconter, dans le récit d’un seul couvent, les tristes destinées de tous les monastères de France.

Cluny appartient à l'institut bénédictin, si célèbre dans l’univers par ses prédications, ses missions étonnantes, sa science, sa haute destinée religieuse, agricole et littéraire, qui nous a laissé en France, avant de mourir, les trésors de son savoir et les prodigieux monuments de saine érudition et de patient labeur auxquels le dix-neuvième siècle tout entier a peine à ajouter une seule pierre. Et quand on y regarde de près, il se trouve que Cluny a été le grand réformateur, dans le monde chrétien, de l’Ordre de saint Benoît. Il se trouve qu’une éminente place lui a été donnée au milieu des merveilles de la civilisation catholique. Il règne au moyen âge d’abord par ses saints, par ses pieuses légendes, par ses relations toutes puissantes avec le pontificat et les autorités royales. Il est la première corporation religieuse de la chrétienté, au moment même où la papauté conquiert son glorieux ascendant jusque sur les couronnes de la terre, et cette souveraineté universelle que le temps et les rivalités humaines ont bien pu changer et réduire, mais que les esprits graves ne se lasseront jamais d’admirer. C’est de Cluny même que sortent alors plusieurs des pontifes qui jouèrent un si prodigieux rôle à travers les empires : Grégoire VII, Urbain II, Pascal II. Les grandes luttes de l’Église avec l’empire Germanique, le mouvement colossal et providentiel des Croisades, touchent donc de près au premier monastère de la Bourgogne. On le voit aussi prendre sa noble part à la défaite des hérésies et des schismes du douzième siècle, et son nom se mêler avec celui de Pierre-le-Vénérable et de saint Bernard, avec tous les noms les plus éclatants et les plus importantes choses de l’époque. Suger, Héloïse, Abélard, apparaissent dans l’histoire de Cluny à côté d’Innocent II, de Louis-le-Jeune, des rois d’Espagne, des empereurs d’Allemagne, de Jérusalem et de Constantinople ; de même que, dans les temps antérieurs, saint Odon, saint Odilon, saint Maïeul et saint Hugues, étaient en communications intimes et fortes, dès avant Hugues Capet, avec les puissances européennes, tous les Othon et Guillaume-le-Conquérant. Et, comme si l’Ordre de Cluny devait être, presque à lui seul, le brillant résumé des plus glorieux attributs de cet institut bénédictin qu’il réforma sur toute la terre, on voit à Cluny s’élever l’un des plus immenses édifices que la religion ait élevés parmi les hommes ; une ville et la civilisation de toute une contrée sortir d’un cloître ; l’un des meilleurs chroniqueurs du onzième siècle, Radulphus Glaber, moine de Cluny, écrire et dédier à saint Odilon, son maître, L’histoire de ces temps obscurs ; Ordéric Vital, au douzième siècle, devenir aussi, lui Cluniste, l’un des principaux historiens de son époque ; et au-dessus d’eux tous, la belle figure de Pierre-le-Vénérable, souvent cité, mais trop peu connu, répandre un éclat tellement universel, que bien peu de renommées peuvent lui être comparées, et qu’il faut le grand nom de saint Bernard, son ami et son contemporain, pour l’égaler ou le surpasser peut-être. On s’arrête avec complaisance à cette tête active et calme, que les controverses les plus ardentes n’empêchaient pas d’aimer les lettres antiques, et dont plus d’une page mélancolique et tendre rappelle involontairement à l’esprit les Méditations de Lamartine. Certes, de si belles choses avaient besoin d’être créées et expliquées par une noble législation monastique. Aussi, toujours et admirablement fidèles à la règle de saint Benoît, les statuts de Cluny, fameux dans les annales religieuses, consacrent-ils à chaque article les droits de la vertu et du mérite, la libre admissibilité aux emplois, l’électivité du chef de l’Ordre ; l’égalité la plus absolue, sans distinction de naissance ou de richesses ; en un mot, tous ces principes de liberté religieuse et populaire que l’Église a apportés dans le monde, et que le dix-huitième siècle, destructeur du Christianisme, imitait, sans le savoir, dans son ignorant plagiat, en les souillant et en les pervertissant. Et ce n’est pas sans étonnement qu’on remarque, dans la simple législation d’un cloître, la révélation de presque tous les insolubles problèmes de la science politique et de tous les mystères des institutions sociales.

Après avoir été le sommet de la rénovation monastique, après avoir exercé une incalculable influence sur le monde religieux et politique morcelé, fractionné, du moyen âge, Cluny ne pouvait manquer de descendre, à mesure que s’élèveraient de nouvelles puissances, à mesure que la papauté et la royauté se monarchiseraient en Europe, et voudraient abaisser et gêner les corporations trop puissantes, dans leurs acquisitions territoriales comme dans leur crédit moral ; à mesure que les communes et les parlements naîtraient et se ligueraient avec le pouvoir monarchique centralisateur. Car ce fut le sort commun, et regrettable sans doute, des plus illustres fondations religieuses, Nulle chose, ici-bas, ne prospère et ne grandit que par l’indépendance, et toutes les vertus elles-mêmes deviennent stériles lorsque leur force d'expansion est comprimée par un maître étranger.

Aussi Cluny, qui se relève sous saint Louis, se débat en vain et longtemps, au quatorzième et au quinzième siècle, contre la menaçante prépondérance du pouvoir civil. Sa résistance honorable ne l’empêchera point de tomber enfin, à travers les désastres des guerres de religion, entre les mains de François Ier et de Richelieu. Et l’on aura un jour le lamentable spectacle de l’une des plus grandes choses qui vécurent parmi les hommes, devenant la proie d’un commissaire royal, d’un simple maître des requêtes, du confesseur de Louis XIV, et, plus tard et ignominieusement, des maîtresses de Louis XV. Puis arrivera le vent du dix-huitième siècle, qui soufflera sur le vieil édifice religieux, et balayera, comme tant d'autres poussières, dans son aveuglement impie, la poussière inféconde d’un établissement déjà vermoulu. Les hommes prendront d’abord cette ruine totale pour une ruine subite ; mais quand ils y regarderont de plus près, ils y verront clairement la main de Dieu, et l’œuvre lente et funeste de la corruption des âges.

Ainsi, tout a fini, tout a été dévoré chez nous. Ainsi, la monarchie a été follement flattée, et investie successivement, par des passions imprévoyantes et coalisées, d’une toute-puissance sujette à se dépraver et à périr ! Ainsi, le pouvoir monarchique a, sans mesure, absorbé tout ce qui vivait autour de lui, comme s’il n’eût fait que reconquérir ses invariables attributs contre des usurpateurs ; et à la fin il a été nommé usurpateur lui-même par le pouvoir démocratique; et il s’est incliné devant l’orage populaire, sans trouver nulle part à s’appuyer sur les autres puissances affaissées sous lui et par lui !

Je me suis bien gardé d’aborder un sujet grave et religieux avec les préventions communes de notre âge. Je me suis laissé naturellement aller aux couleurs des siècles ; j’ai cherché à en teindre ma narration. Seulement, j’ai voulu me préserver de tout engouement systématique. J’ai écrit sans fausse philosophie, comme sans crédulité maniérée, évitant également de tout nier avec scepticisme, ou de tout croire avec affectation. Quand j’ai trouvé des événements dignes d’être retenus, je m’y suis livré avec amour et simplicité, C’est un bien détestable et bien faux esprit que de prendre toujours les choses par leur mauvais côté. Oh ! qu’il m’eût été facile de répéter contre les vices des moines et les institutions monastiques tous les lieux communs, toutes les déclamations fades qui abondent dans notre littérature depuis tantôt un siècle et demi ! Je n'aurais pas eu besoin même, en me réduisant à un pareil rôle, de demander mes arguments aux livres contemporains ; je les aurais aisément trouvés dans les écrivains du moyen-âge, remplis, les hommes instruits le savent, des invectives les plus fortes contre la corruption claustrale et cléricale, invectives que l’intolérance contemporaine n’a eu besoin que de copier. Sans sortir des auteurs que j’ai étudiés, croit-on que les célèbres fondateurs ou réformateurs des monastères ne connaissaient pas les faiblesses de la nature humaine, sa dégénération rapide, et ne s’appliquaient pas précisément à combattre et à réprimer ces penchants funestes ? C’était là précisément le but de leurs écrits et de leur œuvre.

Où trouvera-t-on, par exemple, rien de plus véhément que les reproches adressés par saint Bernard, dans son Apologie, aux Clunistes eux-mêmes, dont il raillait avec amertume les jours légers et oisifs, dies fabulando otiosos, et le trop long sommeil, matutinos somnos ? Avec quelle verve il éclatait contre ces moines jeunes et valides, qui feignaient d’être malades pour manger la viande et boire le vin de l’infirmerie, et se donnaient l’air, pour mieux mentir, de s’appuyer péniblement sur un bâton ! « Faut-il rire ou pleurer de telles misères, s’écriait l’abbé de Clairvaux ? Est-ce ainsi que vivait Macaire ? est-ce l’enseignement que nous a légué Basile ? est-ce là ce qu'a établi Antoine ? est-ce ainsi que vécurent en Egypte les Pères du désert ? est-ce ainsi, enfin, que le pratiquèrent saint Odon, saint Maïeul, saint Hugues, que Cluny s'enorgueillit d'avoir eus pour chefs et pour maîtres ? »

La fougue de Bernard ne s'arrête pas. Il parcourt, il poursuit à outrance tous les relâchements qu’il accuse dans le monastère bourguignon.

« Lorsque la religion monastique a commencé, continue éloquemment le saint homme, qui aurait jamais pu croire que les moines arrivassent jamais à ce point de défaillance ? Oh ! que nous sommes loin de ces moines qui vécurent du temps de saint Antoine ! Personne, parmi nous, qui demande ou qui donne la nourriture céleste. Il ne s'agit point d’Écriture Sainte ou du salut des âmes, mais de plaisanteries, de bagatelles ou de paroles jetées au vent. Dans les repas, les oreilles ne sont pas assourdies de moins de bruit que la bouche n'est remplie de nourriture. Cependant les mets succèdent aux mets ; et, pour remplacer les seules viandes dont on s'abstienne, on double la ration des grands poissons. Si les premiers vous ont déjà rassasié, vous croirez, en arrivant aux seconds, n’avoir encore point goûté les précédents. Car les cuisiniers les apprêtent tous avec tant de soin et tant d’art, que, après avoir dévoré quatre ou cinq plats, les premiers ne nuisent point aux derniers, et la satiété ne diminue point l’appétit. Le palais, séduit par de nouveaux assaisonnements, se déshabitue peu à peu des choses qu’il connaît, et se jette avidement, avec un désir toujours nouveau, sur les sucs étrangers. L’estomac se charge sans le savoir : mais la variété empêche le dégoût. Nous dédaignons la simplicité des aliments tels que la nature les a faits : nous les mélangeons les uns avec les antres de mille façons ; et, méprisant les saveurs naturelles que Dieu a mises dans les choses, nous excitons notre gourmandise par une espèce de saveurs adultères. Nous dépassons les bornes du nécessaire, sans jamais arriver aux limites de la jouissance. Et, pour passer le reste sous silence, de combien de manières ne tourmentons-nous pas, ne bouleversons-nous pas les œufs seuls ? Avec quel soin on les tourne et on les retourne, on les bouillit, on les durcit, on les réduit ! Tantôt on les frit, tantôt on les rôtit, tantôt on les farcit ; tantôt on les sert à part, et tantôt on les mélange avec d’autres substances. Et pourquoi tout cela, sinon pour prévenir le dégoût ? On porte même ses soins sur l’apparence extérieure des aliments, afin que la vue n’en soit pas moins charmée que le goût n'en est flatté. Et quand déjà l’estomac, par ses fréquents hoquets, annonce qu’il est plein, la curiosité n’est point encore satisfaite. Mais, tandis qu’on caresse les yeux par les couleurs, le palais par les assaisonnements, le malheureux estomac, pour qui les couleurs ne brillent pas et que les saveurs ne flattent point, est obligé de tout recevoir, bien moins restauré qu’accablé de tant de mets qui le surchargent.

« Que dirai-je maintenant de l’eau qui se boit dans les couvents, lorsque même on n’y connaît absolument pas le vin trempé d’eau ? Tous tant que nous sommes, depuis que nous sommes moines, nous avons l’estomac malade : aussi, suivons-nous bien exactement le conseil de l’Apôtre, de boire du vin ; seulement, je ne sais pourquoi nous oublions toujours une partie de ce conseil : Buvez un PEEU de vin. Et plût à Dieu que nous nous contentassions d’une seule espèce de vin, quand même nous le boirions pur. ! J’ai honte de le dire, mais il est bien plus honteux de le pratiquer ; et si l’on rougit de l’entendre, qu’on ne rougisse pas de s’en corriger. Vous pouvez voir, dans le même repas, apporter trois ou quatre fois une coupe demi-pleine, jusqu’à ce que, après avoir senti plutôt que bu, et tâté plutôt que goûté ces vins divers, on puisse choisir enfin, entre tous, avec une épreuve aussi rapide que délicate, la plus généreuse liqueur. Et qu’est-ce encore que cette habitude, qu’on attribue à plusieurs monastères, de boire, dans les jours de fête, des vins chargés de miel ou d’épices ? Dira-t-on encore que cet usage s’est introduit à cause de la débilité des estomacs ? Pour moi, je n'y vois qu’un moyen de boire davantage et avec plus de volupté. Mais, quand les veines du buveur sont gorgées de vin et battent avec force dans sa tête brûlante, que peut-il avoir de plus agréable à faire, en sortant de table, si ce n’est d’aller dormir ? Et si vous le forcez de se lever pour chanter matines, avant qu'il n’ait achevé sa digestion, vous lui arrachez moins un chant que des cris inarticulés.

« On recherche pour se vêtir, non pas ce qu’il y a de plus utile, mais ce qu’on trouve de plus fin ; non ce qui est propre à préserver du froid, mais ce qui excite l’orgueil ; non pas enfin, selon la règle bénédictine, ce qu’on peut acheter au meilleur marché, mais ce qu’on peut montrer avec le plus de grâce, que dis-je ? avec le plus de vanité. Hélas ! voilà donc le moine ? Pourquoi ai-je assez vécu pour voir à quel point d’abaissement est descendu notre Ordre ; cet Ordre qui fut le premier dans l’Église, ou, pour mieux parler, par qui a commencé l’Église elle-même ; cet Ordre qui se rapprocha le plus sur la terre, des phalanges angéliques, et, soit pour l’ardeur de sa charité, soit pour sa chasteté admirable, ressemblait plus que tout autre à notre sainte Mère la Jérusalem céleste ; cet Ordre enfin, dont les Apôtres furent les fondateurs, et que commencèrent ces hommes auxquels tant de fois Paul donne le nom de Saints ? Et certes, entre ces premiers chrétiens, comme chacun ne possédait rien en propre, on distribuait tout à chacun selon ses besoins, comme il est écrit, et non pas pour la satisfaction d’une vanité puérile. On n’admettait rien d’oiseux, là où l’on ne recevait que le simple nécessaire ; à plus forte raison, rien pour la curiosité, encore moins pour l’orgueil. À chacun selon ses besoins ! entendez-vous ? c’est-à-dire, en ce qui concerne les vêtements, ce qui était indispensable pour couvrir la nudité du corps et garantir du froid. Croyez-vous qu’alors chaque chrétien recherchât, pour se vêtir, des étoffes soyeuses et colorées, et qu’à chacun d’eux, pour voyager, fût préparée une mule de deux cents sous d’or ? Croyez-vous que là où tout se divisait selon les besoins stricts, chacun eût pour lit et pour couvertures des fourrures de prix et des étoffes peintes ? Je ne crois pas qu’alors on eût beaucoup de souci du prix, de la couleur et du soin des vêtements, quand on s’appliquait avec un si infatigable zèle à conserver les mœurs, à unir les âmes, à féconder les vertus. Cette multitude de croyants, dit l’Apôtre, n’avait qu’un seul cœur et une seule âme.

« Qu’est devenue cette unanimité de pratique ? nous nous sommes répandus au dehors ; nous avons abandonné les vrais et impérissables biens du royaume de Dieu qui est au dedans de nous-mêmes, et nous demandons de stériles consolations à des vanités extérieures et à des jouissances fausses et insensées ; et déjà nous avons perdu non seulement les vertus de la religion antique, mais nous n’en gardons pas même les apparences. Et voilà que notre habit même, je le dis avec douleur, qui avait coutume d’être une marque d’humilité, s'est changé, chez les moines de notre temps, en insigne d’orgueil. À peine trouvons-nous déjà dans nos provinces des étoffes dont nous daignions nous habiller. Le chevalier et le moine se partagent la même étoffe, l’un pour son manteau de guerre, l'autre pour sa cuculle. Tout homme du siècle, si honoré qu’il puisse être, fut-il même roi ou empereur, n’aurait plus d’éloignement pour nos vêtements, pour peu qu’ils fussent arrangés et disposés pour sa commodité et ses occupations.

« Vous direz peut-être : La religion n’est pas dans l’habit, mais dans le cœur. Mais lorsque, pour acheter une cuculle, on vous voit parcourir la ville, tourner dans les marchés, traverser les places publiques, fouiller la maison des marchands, bouleverser les marchandises de tout le monde, développer d’immenses monceaux d’étoffes, les toucher de la main, les approcher de vos yeux, les regarder au soleil, rejeter tout ce qui vous semble grossier et terni, et vous empresser au contraire d’acheter à quelque prix que ce soit ce qui vous paraît brillant et bien tissu ; je vous le demande, est-ce avec intention que vous agissez ainsi ou par simplicité ? Lorsqu’enfin contre la Règle, vous recherchez avec zèle, non pas ce qui s’achète au meilleur marché, mais ce qui se vend le plus cher, par sa rareté même, faites-vous cela à dessein ou par ignorance ? Ah ! sans aucun doute, tous ces vices que vous laissez percer au-dehors partent du fond de vos cœurs. Un cœur vain communique au corps toutes ses vanités, et les superfluités extérieures sont une marque infaillible des vanités du dedans. On ne se donnerait pas tant de peine à orner son corps si l’on n'avait d’abord négligé la pratique des vertus. »

La vie luxueuse des chefs des monastères n’échappe point à la vive censure de saint Bernard et à ses ardentes apostrophes :

« Comment la lumière du monde s’est-elle obscurcie ? comment le sel de la terre s’est-il perdu ? ceux dont la vie devait être pour nous la voie de notre vie, ne nous donnent plus dans leurs œuvres que des exemples d’orgueil. Ils sont devenus aveugles eux-mêmes, ceux qui devaient servir de guide aux aveugles ; car quel modèle d’humilité est-ce offrir, pour ne rien dire du reste, que de marcher avec tant de pompe et de chevaux, entouré des services empressés de tant d’hommes chevelus, que la suite d’un seul abbé pourrait suffire à deux évêques ? Grand Dieu ! n’ai-je pas vu un abbé avoir dans son cortège plus de soixante chevaux ? On dirait, à les voir passer, que ce sont des seigneurs de châteaux, et non les pères des monastères ; des chefs de provinces, et non des directeurs d’âmes. Puis ils font porter à leur suite leur linge de table, leurs coupes, leurs aiguières, leurs candélabres, leurs valises chargées, non point de leurs simples couches, mais des ornements de leurs lits. Ils s’éloignent à peine de quatre lieues de leur résidence, qu’ils emportent avec eux tout leur mobilier, comme s’ils allaient à la guerre, ou qu’ils se préparassent à traverser un désert où l’on ne peut rien trouver de ce qui est nécessaire à la vie. Ne pourraient-ils se servir du même vase pour boire et pour leurs ablutions ? Ne pourraient-ils s’éclairer d'ardents flambeaux, sans les faire briller dans des candélabres, et dans des candélabres d’or ou d’argent ?

Ne pourraient-ils dormir, si ce n’est sur des tapis variés et sous des couvertures exotiques ? Un seul et même domestique ne pourrait-il soigner leur monture, les servir à table, et préparer leur lit ? et pourquoi du moins, avec une telle multitude de serviteurs et de bêtes de somme, ne portons-nous pas avec nous tout ce dont nous avons besoin pour ne pas surcharger les hôtes qui nous reçoivent ? »

L’opulence des églises, les merveilles monumentales, les chefs-d’œuvre des arts, ne trouvent pas même grâce devant le grand puritain du catholicisme : « Ceci n’est rien encore : voici qui est bien plus grave, et qui le paraît moins pourtant, parce qu’un usage plus fréquent l’a consacré. Je ne parle pas de l’immense hauteur de nos églises, de leur longueur immodérée, de leur inutile largeur, de leurs somptueuses recherches, de leurs peintures curieuses, qui attirent sur elles les regards de ceux qui prient, empêchent l’attention du cœur, et me rappellent à moi l’antique culte judaïque. Que tout cela se fasse en l’honneur de Dieu, je le veux. Mais, moine moi-même, j’adresserai aux moines la question qu’un Gentil adressait aux Gentils : Dites-moi, ô Pontifes ! leur criait le poète, à quoi bon l’or dans les choses saintes ? Et moi je répète, en gardant le sens et non la mesure du vers : Dites-moi, simples et pauvres moines, si tant est que vous soyez pauvres, à quoi bon l’or dans les choses saintes ? Et prenez garde, la situation des évêques n’est pas la même que celle des religieux. Nous savons, en effet, qu’ils ont des devoirs à remplir envers les fous comme envers les sages, et qu’ils excitent la dévotion charnelle du peuple par des ornements corporels, parce qu’ils ne peuvent l'émouvoir par les choses spirituelles. Mais nous qui nous sommes séparés du peuple ; nous qui avons quitté pour le Christ tout ce qui a du prix et de la beauté dans le monde ; nous qui, pour gagner le Christ, avons regardé comme un vil fumier tout ce qui brille, tout ce qui flatte les yeux, tout ce qui est doux à voir, à goûter, à sentir, à toucher, en un mot, tout ce qui caresse le corps et les sens, de qui avons-nous à exciter la piété par de telles choses ? et quel fruit espérons-nous en retirer ? est-ce l’admiration des sots ou le plaisir des simples ? pour avoir été mêlés jadis aux nations, avons-nous par hasard appris leurs œuvres, et sommes-nous encore les serviteurs de leurs arts et de leur luxe ?

« Et, pour parler ouvertement, tout cela n’est-il pas œuvre d’avarice et d’idolâtrie, et ne cherchons-nous pas plutôt à recevoir qu’à produire ? En quoi donc, direz-vous ? En vérité, d’une façon merveilleuse. On dépense ses richesses avec tant d’art qu’elles se multiplient. On les dissipe pour les augmenter ; et la prodigalité amène l’abondance. À la vue de ces vanités somptueuses, mais admirables, les hommes s'enflamment à la libéralité plus qu’à la prière. Ainsi les richesses épuisent les richesses, l’argent attire l’argent : car, je ne sais pourquoi, on donne plus volontiers là où l’on aperçoit déjà plus de splendeur. Les yeux sont éblouis de reliques couvertes d’or, et les bourses s’ouvrent. On expose les magnifiques représentations d’un Saint ou d’une Sainte ; et plus elles éclatent en couleurs, plus on croit à leur sainteté. Les populations courent embrasser les reliques, et sont excitées à faire des dons ; elles admirent bien plus les belles choses qu’elles ne vénèrent les choses sacrées. Puis on expose dans les églises, non plus seulement des couronnes précieuses, mais des roues entourées de lampes ardentes, plus éclatantes encore par l’éclat des pierreries. Nous voyons s’élever en candélabres comme des arbres de pesant airain, d’un admirable travail, bien moins étincelants par les flambeaux qui les surmontent que par les diamants qui les décorent. Que pensez-vous qu’on recherche en tout cela : les contritions de la pénitence, ou les admirations de la curiosité ? O vanité des vanités, mais moins vaine encore qu’insensée ! L’église est brillante dans ses murailles, mais elle est besoigneuse dans ses pauvres. Elle revêt d’or ses pierres, et elle laisse ses enfants nus. On prend sur la nourriture des nécessiteux pour flatter les yeux des riches. Les curieux trouvent à se charmer, et les malheureux ne trouvent pas à se nourrir. Et ne poussons-nous pas notre vénération pour les images des Saints jusqu'à en couvrir le pavé que nous foulons aux pieds ? On crache souvent sur la face d’un ange, et souvent le visage d’un saint est heurté par la chaussure des passants. Si vous ne ménagez pas mieux ces images sacrées, ménagez du moins vos belles couleurs. Pourquoi ornez-vous ce qui va bientôt être souillé ? pourquoi chargez-vous de peintures ce qui sera nécessairement foulé aux pieds ? à quoi bon toutes ces belles figures, destinées à être continuellement tachées de poussière ? et enfin quel rapport tout cela a-t-il avec les pauvres, avec les moines, avec les hommes de l’esprit ? Au vers du poète que je vous ai cité, vous répondrez peut-être par ces mots du prophète : « Seigneur, j’ai chéri la beauté de ton temple, et l’habitation de ta gloire. » J’y consens encore : souffrons que cela se passe ainsi dans les églises ; car si cela est dangereux pour les âmes vaniteuses et cupides, cela peut ne pas l’être pour les cœurs simples et pieux.

« Mais dans les cloîtres, devant des frères occupés de lectures, à quoi bon ces ridicules monstruosités, ces admirables beautés difformes, ou ces difformités si belles ? Que font là ces figures de singes immondes, de lions féroces, de monstrueux centaures, de moitiés d’hommes, de tigres tachetés, de guerriers combattants, de chasseurs sonnant de la trompette ? Vous pourriez y voir plusieurs corps sous une seule tête, puis plusieurs têtes sur un seul corps ; là est un quadrupède avec une queue de serpent, ici un poisson avec une tête de quadrupède : là une bête affreuse, cheval par-devant, chèvre par-derrière ; ici un animal à cornes qui porte la croupe d’un cheval. C’est enfin un tel nombre, une telle variété de formes bizarres ou merveilleuses, qu’on a plus de plaisir à lire dans les marbres que dans les livres, et à passer tout le jour à admirer ces œuvres singulières qu’à méditer la loi divine. Grand Dieu ! si l’on n’a pas honte de ces misères, que ne se repent-on du moins des dépenses qu’elles entraînent ! »

Mais en même temps que saint Bernard se livrait à sa fougue native, dans ses controverses avec l’Ordre de Cluny et Pierre-le-Vénérable, il avait besoin de s’excuser de s’être fait le détracteur emporté des Clunistes. Il se défendait de tout esprit d’exagération, d’orgueil, d’hypocrisie, d’injustice : il était même juste envers Cluny, dans ces belles pages, adressées à Guillaume, abbé de Saint-Théoderic, de l'Institut clunisois :

« Jusqu’ici, quand vous m’avez commandé d’écrire, ou je ne vous ai obéi qu’à regret, ou je ne me suis point vendu à vos désirs : non que je misse de la mauvaise volonté à vous complaire, mais je ne voulais pas traiter présomptueusement des matières que j’ignorais. Aujourd’hui une nouvelle raison me presse, je mets de côté ma crainte ancienne ; la nécessité me rend la confiance en moi-même ; et je me vois forcé, habile ou non, de laisser parler mon chagrin. Car comment voulez-vous que je me taise alors que je vous entends me traiter comme le dernier des hommes, qui, sous ses vêtements misérables et sa chétive ceinture, s'arroge le droit de juger le monde, du fond de sa cellule, attaque de la façon la plus intolérable votre Ordre illustre, se prend impudemment aux saints personnages qui vivent pieusement dans les monastères de Cluny, et, du sein de sa profonde obscurité, ose insulter aux grandes lumières de l'univers ? Suis-je donc, caché sous des vêtements de brebis, non-seulement un loup ravisseur, mais un vil insecte rongeant en secret la vie des hommes pieux que je n’ose ouvertement attaquer, me livrant à de lâches et calomnieux bourdonnements, et n’osant pas du moins crier au grand jour mes accusations ? S’il en est ainsi, pourquoi, chaque jour, me mortifier sans cause, et me regarder comme la brebis du sacrifice ? Si, par une jactance de pharisien, je jette le mépris sur le reste des hommes, et, ce qui serait d’un orgueil pire encore, sur ceux qui valent mieux que moi, que me sert-il d’être si frugal et si sévère à moi-même dans mes repas, si humble et si vil dans mes vêtements ? À quoi bon mes sueurs de tous les jours dans le travail des mains, ma pratique constante du jeûne et des veilles incessantes, et les habitudes austères et spéciales de toute ma vie ? à moins que je n’agisse ainsi qu’afin d’être remarqué par les hommes. Mais le Christ a dit : En vérité, ceux-là ont reçu leur récompense. Ne suis-je pas mille fois plus malheureux que les autres hommes si mes espérances dans le Christ se bornent à cette vie ? Et ne suis-je point plus malheureux encore si, portant au-delà des temps mes espérances chrétiennes, je ne recherche au service du Christ qu'une gloire temporelle ?

« Et moi, pauvre moine, qui mets tous mes efforts à ne point ressembler ou à ne paraître pas ressembler au reste des hommes, je ne serais donc pas mieux traité, que dis-je ? je serais donc plus sévèrement puni que les autres hommes ! Ainsi donc, je ne pouvais trouver une plus douce voie pour descendre aux enfers ! S’il était nécessaire que je tombasse dans les flammes éternelles, pourquoi n’ai-je pas choisi du moins le chemin facile et vulgaire qui conduit tant de gens à la mort, en les faisant passer des joies de ce monde aux peines de l’autre vie, au lieu de passer, moi, des supplices de la vie aux supplices d’après la mort ? Oh ! qu’ils sont plus heureux ceux qui ne pensent point à la mort, qui ne lèvent jamais les yeux vers le ciel, ne se mêlent jamais aux travaux humains, et ne subissent jamais les flagellations du siècle ! Ils sont pécheurs, il est vrai, ils sont destinés aux tourments éternels, en échange de leurs plaisirs passagers : mais du moins ils ont joui des richesses abondantes de la vie. Ah ! malheur à ceux qui ne portent pas leur croix, comme le Sauveur porta la sienne, mais qui portent la croix des autres, comme fit le Cyrénéen ! Malheur à ceux qui chantent les louanges divines, non pas, comme les Saints de l’Apocalypse, sur leurs propres harpes, mais comme des hypocrites, sur des cithares étrangères ! Malheur, deux fois malheur aux pauvres orgueilleux ! Malheur, deux fois malheur à ceux qui portent la croix du Christ et ne l’imitent pas ; à ceux qui, prenant part à la passion du Sauveur, négligent de suivre ses exemples d’humilité !

« Ils sont doublement à plaindre ; car, ici-bas, ils se condamnent à des macérations temporelles, pour une vaine gloire périssable, et dans la vie future, à cause de leur orgueil intérieur, ils sont dévoués à des supplices sans fin. Ils souffrent avec le Christ, et ne règnent pas avec le Christ : ils le suivent dans sa pauvreté, et non pas dans sa gloire ; ils boivent dans le chemin l'eau du torrent, et ne lèveront pas la tête dans la patrie céleste ; ils pleurent maintenant, et ailleurs ils ne seront pas consolés, et ils l’auront bien mérité ; car à quoi bon cet orgueil caché sous les humbles vêtements de Jésus ? La méchanceté humaine ne peut-elle donc prendre un autre déguisement que de se masquer des langes qui enveloppèrent l’enfance du Christ ? Comment leur arrogance dissimulée peut-elle se contraindre et se contenir dans la crêche du Seigneur, et y murmurer, au lieu des vagissements de l’innocence, de mauvaises et médisantes paroles ? Ces orgueilleux, dont parle le Psalmiste, qui laissaient éclater leur iniquité au milieu même de leurs voluptés luxueuses, n’étaient-ils pas mieux cachés dans leurs iniquités impies que nous ne le serions sous une sainteté d’emprunt ? Quel est le plus impie, de celui qui affiche son impiété, ou de celui qui affecte une sainteté menteuse ? n’est-il pas doublement impie celui qui à l’impiété ajoute le mensonge ?

« Qui m’a jamais entendu parler publiquement, ou murmurer en secret, contre l’Ordre de Cluny ? Quel est le religieux de Cluny que je n’aie vu avec plaisir, accueilli avec honneur, entretenu avec respect, averti avec humilité ? J’ai dit, et je le répète : leur manière de vivre est sainte, honnête, remarquable par sa chasteté et sa réserve ; établie par les Saints-Pères, organisée d'avance par l’Esprit-Saint, elle est admirablement propre au salut des âmes. Irai-je donc condamner ou mépriser ce que j'ai ainsi proclamé moi-même ? Je me souviens d’avoir autrefois reçu souvent l’hospitalité dans les monastères de l’Ordre de Cluny : que le Seigneur rende aux habitants de ces cloîtres les soins miséricordieux et presque exagérés qu’ils m’ont donnés en mes maladies, et les honneurs excessifs dont ils m’ont entouré. Je me suis recommandé à leurs prières, j’ai assisté à leurs conférences ; je me suis entretenu avec un grand nombre d’entre eux, publiquement dans les chapitres, en particulier dans leurs cellules, sur les Saintes-Écritures et sur le salut des âmes. Quel est celui d’entre eux que j’aie ouvertement ou confidentiellement cherché à enlever à son Ordre, ou tenté d’amener à l’Ordre de Cîteaux ? N’ai-je pas plutôt dans plusieurs réprimé ce désir de changement, et repousse ceux qui venaient à nous ? Pourquoi donc croit-on que je condamne un Ordre dans lequel je conseille à mes amis de persévérer, auquel je rends ceux de ses moines qui s’offrent à Cîteaux, et dont je sollicite pour moi les prières avec autant d’empressement que je les reçois avec piété ? Quoi donc ! parce que suis Cistercien, est-ce une raison pour que je condamne les Clunistes ? Loin de là, je les aime, je les vante, je les glorifie. Mais pourquoi, me dites-vous, n’entrez-vous pas dans cet Ordre, puisque vous le louez si fort ? Ecoutez-moi : à cause de ce que dit l’Apôtre : « Que chacun demeure dans la vocation où il a été appelé. Que si vous me demandez pourquoi je ne l’ai pas choisi dès le commencement, puisque j’en connaissais les mérites, je réponds avec ces autres paroles de l’Apôtre : toute chose m’est permise, mais toute chose ne me convient pas également. Non que l’Ordre de Cluny ne soit saint et juste ; mais parce que j’étais un homme charnel et vendu au péché, et que je sentais en mon âme une telle langueur qu’il lui fallait un remède plus énergique. Aux maladies diverses il est bon d’approprier des remèdes divers ; au mal le plus violent, le plus violent remède.

« Vous direz peut-être : Mais comment observent-ils la Règle de saint Benoît, ceux qui sont revêtus de fourrures, qui se nourrissent, en santé, de chair ou de graisse de viande ; qui admettent, contre la Règle, trois ou quatre mets dans un seul jour, ne se livrent point au travail des mains qu’elle ordonne ; enfin changent, augmentent ou diminuent beaucoup de choses selon leur fantaisie ? Ces reproches sont fondés, on ne le peut nier ; mais prenez garde au précepte divin avec lequel l’Institut bénédictin ne peut être en désaccord. Le royaume de Dieu, est-il dit, est au-dedans de vous-même, c’est-à-dire ne consiste pas dans les choses extérieures, dans les vêtements ou les aliments du corps, mais dans les vertus de l’homme intérieur. Voilà pourquoi l’Apôtre dit : « Le royaume de Dieu, ce n’est pas le boire et le manger, mais la paix et la justice, et la joie dans l’Esprit-Saint ; et encore : Le royaume de Dieu n’est pas dans les paroles, mais dans la vertu. Vous dressez vos accusations contre vos frères, à propos des observances corporelles, et vous ne songez point à la partie capitale de la Règle, aux préceptes spirituels ! Vous avalez un chameau, et vous ne pouvez digérer un moucheron ! Vous mettez un grand soin à couvrir votre corps de l'habit régulier, et, contre la Règle, vous ne songez point à vêtir votre âme nue et abandonnée ! Vous mettez tant d’importance et de zèle à donner à votre corps une tunique et une cuculle, que celui à qui elles manquent n’est plus à vos yeux un moine : pourquoi donc n’avez-vous pas la même prévoyance à donner à votre esprit la piété et l'humilité qui sont des vêtements spirituels ? Entourés d’une tunique et de notre orgueil, nous détestons les fourrures ! comme si l’humilité enveloppée de fourrures ne valait pas mieux que l’orgueil en tunique ; surtout, puisque Dieu donna aux premiers hommes des tuniques de peaux d’animaux ; que Jean, dans le désert, ceignit ses reins d’une ceinture de peau de bête, et que ce fondateur de la vie solitaire se vêtit de la dépouille des animaux sauvages ? Le ventre rempli de fèves, et l’esprit plein d’orgueil, nous condamnons ceux qui se nourrissent de choses grasses ! comme s’il ne valait pas mieux manger modérément des aliments gras que de se soûler de légumes venteux jusqu’à la nausée ! surtout, quand nous voyons Esaü être repris, non à propos de viande, mais au sujet de lentilles ; Adam lui-même condamné, non pour avoir mangé de la viande, mais un fruit ; Jonathas voué à la mort, pour avoir goûté le miel, et non la chair; et au contraire, Élie manger de la viande innocemment, Abraham en offrir aux anges comme une nourriture agréable, et Dieu même ordonner qu’on lui offre des animaux en sacrifice. N’est-il pas meilleur de boire un peu de vin, à cause de sa faiblesse, que de se gorger avidement d’une grande quantité d’eau ? car saint Paul a conseillé à Timothée d’user du vin avec modération ; le Seigneur lui-même a bu du vin, de manière à être appelé buveur de vin ; il en a fait boire à ses apôtres : bien plus, il a voulu que le vin représentât son sang dans le divin sacrifice ; il n’a pas souffert même qu’on bût de l’eau aux noces de Cana. David aussi a redouté de hoire l'eau qu’il avait désirée ; et les soldats de Gédéon, pour avoir bu avidement dans le fleuve et le corps tout étendu à terre, n’ont pas été dignes de combattre. Quant au travail des mains, à quoi bon en tirer gloire ? Marthe n’a-t-elle pas été blâmée dans son travail, et Marie louée dans son repos ? Paul ne dit-il pas ouvertement : Le travail du corps sert à peu de chose, c’est la piété qui est toute-puissante. Le meilleur travail est celui dont le Prophète disait : J’ai travaillé â gémir ; et ailleurs : Je me suis souvenu de Dieu, je me suis réjoui et je me suis exercé en lui. »

Pierre-le-Vénérable lui-même, qui réforma et flagella aussi, bien qu'avec plus de mansuétude, les relâchements de ses frères, leur reproche de se jeter sur la viande comme des corbeaux, more corvino ; il ne cesse d’adresser à leur orgueil et à leur paresse les conseils les plus pénétrants et les plus salutaires.

« Que la cellule, écrit-il à un religieux, que la cellule qui te sépare du monde, au milieu du monde même, et semble te faire pénétrer dans les retraites les plus intérieures des profondes solitudes, sans que tu aies rien à envier aux déserts les plus reculés de l’Égypte, que ta cellule, selon la parole de l’un de nos Pères, t’instruise seule et plus éloquemment par son silence que tous nos maîtres ensemble. Il est impossible que tu ne l’écoutes pas, lorsque chaque jour elle t’avertit de ton salut. Fuis les hommes, dit un Père du désert, garde le silence et tu seras sauvé. À croire saint Jérôme, il faut parer la mort avec son bouclier, ou l'éviter par la fuite ; et Jérémie dit quelque part : Il s'asseoira solitaire et il se taira. L’ennemi du genre humain ne se sert pas des mêmes armes contre tous les hommes, il prépare contre chacun d’eux une attaque différente. Il attire dans les pièges divers les laïques, les moines, les maîtres, les sujets, les oisifs et les hommes occupés : contre tous sa malice est la même, mais sa ruse change de formes. — Et comme, selon l’Écriture, tout homme oisif vit dans les désirs, avec l’inoccupation arrivent tous les désirs vains. Tout le temps que dévore la paresse est en proie à de vaines et périlleuses pensées. C’est comme une armée de tentations multiples qui se précipite sur le désœuvré ; c’est comme toute la troupe des vices qui parcourt en quelque sorte avec des cris confus une maison qu’elle trouve vide. Le monde entier entre alors dans la cellule, et cette étroite enceinte, capable à peine de contenir un seul homme, renferme désormais des villes et des royaumes. Le repos le plus profond devient la plus agitée des préoccupations. Et comme les sens du religieux ne rencontrent autour de lui que la solitude, son imagination se représente l’univers entier. Tantôt il se place juge souverain sur un auguste tribunal ; tantôt il orne sa tête de la mitre épiscopale ; tantôt il commande à des milliers de moines ; tantôt il parcourt toutes les fonctions et les dignités ecclésiastiques, il pleure sur sa torpeur oisive, et son repos le tourmente et le fatigue plus que ne le feraient tous les travaux. Je ne parle point des innombrables pensées, plus coupables que celles-là, qui viennent assaillir la misère de l’homme, dès qu’il a fui lâchement une fois devant l’ennemi. Ainsi, des ambitions violentes envahissent une âme vide comme sa cellule. Il s’endort d’ennui ; et ce n’est pas en Dieu, mais dans le monde, ce n’est pas en lui-même, mais en dehors de lui, qu’il cherche un remède contre l’ennui qui le ronge. Or, voilà son pire malheur car celui qui avait fait profession de pauvreté amasse peu à peu des richesses ; il ne s'arrête pas que du bien d’autrui il n’ait garni son épargne. Il a l’air de ne recueillir que ce qui est nécessaire à sa propre indigence, et promet son superflu aux pauvres. Celui qui avait renoncé à la possession de ce qui lui appartenait veut ainsi devenir le dispensateur du bien des autres. Alors le serviteur de Dieu devient l’esclave de la richesse : en feignant de veiller aux intérêts des indigents, il se réserve de se livrer lui-même plus librement à sa cupidité. Il exhorte tout le monde à secourir les pauvres ; il passe pour un ministre saint, un véritable Paul, et personne ne le juge ce qu’il est, un Ananias sans foi. Par cette fourberie, la cabane du pauvre devient le garde-trésor des rois ; la pauvreté du religieux se fait plus opulente que Salomon ; et de la retraite de l’indigence se répandent avec largesse tous les trésors des Indes. Du soin des pauvres, l’esprit du religieux est emporté au sommet des plus somptueux édifices. De là, il examine attentivement tout ce qui est à ses pieds : il jette des fondations, il tire des lignes perpendiculaires : studieux géomètre, il mesure la longueur, la hauteur, la profondeur de ses constructions ; il bâtit des églises, il entoure les villes de murailles, il jette des ponts sur les fleuves ; et, tandis qu’il s’inquiète en ces constructions universelles, le malheureux se perd et se détruit lui seul et lui-même ! Ainsi l’homme qui s’était voué à la retraite vit au milieu du siècle ; celui que renfermait une cellule court à travers la foule des populations, erre comme un marchand soucieux au milieu des marchés et des ports. Pour lui, la paix est un tourment, le repos un travail, le silence une peine, sa retraite un enfer. Et encore je passe sous silence la pureté et la continence de la chair; je regarde comme superflu de t’adresser même de légères exhortations à cet égard, bien que le démon ait coutume d’exercer ses tentations en toute chose : mais je suppose que ta pureté corporelle, cette base de toutes les vertus, sans laquelle personne ne verra Dieu, est ferme et complète : et je veux que tu te construises un édifice de pauvreté et d’humilité véritable, qui s’élève au-dessus de tous les plus hauts monuments des hommes, et pénètre jusque dans l’intérieur du ciel même.

« C’étaient là les vertus qui éclataient spécialement dans ton Christ, dont tu portes la croix, dont tu habites le tombeau, dont tu attends ta résurrection. Ce sont les traces que le Dieu-Homme, marchant sur la terre, a laissées de son passage aux hommes. C’est par là que le maître céleste a montré à ses disciples le chemin qu’il faut suivre. Il a vécu pauvre celui qui n’avait pas où reposer sa tête ; celui par qui a été fait le monde, et qui, venant au monde, comme dans sa propre maison, n’en trouva pas une où il put naître : car sa mère le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place dans l’hôtellerie. Il a vécu pauvre, celui qui, consulté sur le tribut qui se doit payer aux rois, et ne trouvant rien chez les hommes, s’en remit aux trésors inépuisables de Dieu, et paya avec le produit de la pêche de l’Apôtre ce qu’il ne pouvait acquitter de sa propre fortune. Il a vécu pauvre, celui qui, destiné à être le pain des Anges, était contraint souvent de manger le pain des publicains. Il a vécu pauvre, celui que sa propre moisson n’a jamais nourri, qu’une vigne cultivée de ses mains n’a jamais abreuvé, que la toison de son troupeau n’a jamais couvert, qui ne s’enrichit jamais de l’argent que ses innombrables miracles auraient pu lui gagner, et qui, n’ayant pas même une salle où il put, à la veille de sa Passion, célébrer avec ses disciples sa dernière Pâque, l’emprunta d’un père de famille en disant : Où y a-t-il une hôtellerie, pour y manger la Paque avec mes disciples ? Aime et imite cette pauvreté divine. Que ta cellule soit vide d'argent et remplie de justice, pauvre de richesses et pleine de vertus. Que le soin de ton corps ne te tourmente pas trop, de peur que tu n’abaisses vers la terre tes regards élevés vers le ciel, et que, attaché à un cadavre avec l’avidité de l’oiseau de proie, tu ne dédaignes de retourner au saint Tabernacle. Que ta nourriture soit sobre, et que tes vêtements ne connaissent pas le superflu ; que la simplicité te contente. Ainsi pauvre, et pauvre d’esprit, suis l’exemple de ton Dieu pauvre. Glorifie-toi dans le Seigneur, non pas tant de ta pauvreté matérielle que de ta pauvreté d’esprit, c’est-à-dire de ton humilité. Ne recherche pas les choses magnifiques et au-dessus de toi ; car si tu t’admires toi-même, tu ne pourrais point admirer dans ses saints ton Dieu, le seul digne de ton admiration. L’esprit qui s’attache à la contemplation de la créature ne peut avancer dans le culte des choses incréées ; et le poids qui l’entraîne vers les choses d’en-bas ne lui permet point de regarder les choses célestes.

» Accoutume-toi d’abord à te réfugier, de toute l’attention de ton âme, dans la prière ; c’est par elle surtout que tu viendras à bout de tout le mal qui te menace. C’est par elle que l’on obtient le repos du corps, et que l’on triomphe courageusement des mauvaises puissances, des tentations les plus fortes ; par elle, on chasse, comme des mouches importunes, les plus dangereuses pensées ; par elle, une lumière invisible éclaire l’esprit ; par elle, le cœur, encore tout voilé de l’épaisseur de la chair, entrevoit la Divinité ; par elle enfin, l'intelligence humaine contemple, autant qu'il est donné à l’homme de le faire, l’intelligence incréée qui a donné l’être à toutes choses. Il faut qu’une sainte méditation suive la prière, et que l’esprit s’y repose, à peu près comme une matrone s’appuie sur sa servante, pour se relever plus vigoureux après le repos. Mais la méditation elle-même, occupation toute spirituelle, a besoin à son tour d’un soutien moins relevé : appelle donc à son aide une pieuse lecture. Ranimé par cette lecture, ferme le livre, et médite ce que tu viens de lire : c’est un puissant secours pour la prière. Car, de même qu’on voit briller dans un foyer de plus éclatantes flammes quand on y jette des substances graisseuses, de même l’esprit, saturé des ferveurs de la prière, de la méditation et de la lecture, brille des feux les plus ardents de l’amour divin. Voilà les délices des enfants des rois ; voilà la table préparée par la sagesse notre mère ; voilà le céleste festin auquel elle invite, non les grands, mais les petits, en disant à grands cris sur les places publiques : S'il y a parmi vous quelque petit enfant, qu’il vienne auprès de moi.

» Mais je sais que ces pratiques sont difficiles, et qu’il n’est pas aisé à tout le monde de passer sa vie en de telles occupations. Que le travail des mains accompagne donc ce que je viens de dire, afin que l’intelligence, fatiguée des choses spirituelles, et ramenée, par le poids de la chair, des choses les plus hautes aux choses d’en-bas, ne se tourne point aux vanités humaines, mais aux exercices corporels les plus salutaires.

« Si tu ne peux planter des arbres, arroser des récoltes ou t’occuper d’autre travail des champs, au lieu de mettre la main à la charrue, prends une plume : au lieu de labourer des champs, grave sur des pages les lettres divines, et sème sur le papier la parole de Dieu. Quand la moisson sera mûre, je veux dire le livre achevé, que les fruits multipliés de la sainte nourriture nourrissent les lecteurs ; et que le pain céleste apaise la faim mortelle de l’âme. Ainsi, tu pourras devenir le prédicateur muet du verbe divin ; et, sans que ta langue parle, ta main fera retentir de grandes voix aux oreilles des peuples nombreux. Tu demeureras renfermé dans ta cellule, et tu parcourras dans tes livres les terres et les mers. Dans les grandes assemblées de l’Église, tu annonceras le verbe de Dieu, du haut des chaires chrétiennes, par la bouche du lecteur ; dans les cloîtres les plus éloignés, et jusque dans l’intérieur de chaque maison, c’est toi qui communiqueras la sainte parole aux silencieux serviteurs de Dieu. Ton vœu t’a fait moine, ton dévouement te fera évangéliste. Tout ce que la lecture de tes livres abaissera d’orgueil, vaincra de luxure, apaisera de colère, calmera d’avarice, amènera de repentir ou de conversion, sera autant de moissons célestes amassées par tes soins, et qui rempliront tes greniers de fruits éternels. Et, tandis que les ouvrages de l’homme ont coutume de finir avec sa vie, et de périr avec lui, toi, en mourant tu ne mourras pas ; en quittant la vie, tu ne cesseras point tes bonnes œuvres ; tu rappelleras, au contraire, les morts à la vie par tes travaux pieux : et autant que pourra durer après toi la vie de tes livres, pour ainsi parler, autant, après ta mort, s’étendra auprès de Dieu le mérite de tes œuvres.

« Que si tes yeux sont malades, ta tête douloureuse, ou que l’application trop assidue te fatigue, et que tu ne puisses ou que tu ne veuilles pas te contenter de ce travail des mains, tu peux, varier et alterner avec d’autres exercices corporels. Fais des peignes pour soigner les cheveux de tes frères ; d’une main adroite et d’un pied habile tourne des étuis pour les aiguilles ; fabrique des vases pour contenir le vin, ou d’autres ouvrages semblables. Si tu es dans un lieu voisin d’un marais, tresse des nattes, selon la coutume des anciens moines ; qu’elles te servent habituellement de couche, sinon toujours ; arrose-les de tes larmes fréquentes et quotidiennes, et fais-les fléchir, devant Dieu, sous tes continuelles génuflexions : ou bien, comme le dit le bienheureux Jérôme, fais des cordes avec des joncs, ou ploie en panier des arbustes flexibles. Par de tels travaux, tu occuperas tout le temps de ta vie sainte ; et tu ne laisseras ni dans ton cœur, ni dans ta cellule, une place vide où tes ennemis puissent se glisser ; et, comme tout sera plein de Dieu, le démon et tous les vices n’y trouveront point accès. »

Quand, de la bouche même des plus illustres et des plus ardents propagateurs de la vie claustrale, on vient d’entendre un pareil langage, si fort et si sévère, il serait donc tout à fait puéril, tout à fait indigne d’un sérieux esprit, de ne voir dans la splendeur des ordres monastiques que de paresseuses extases, des richesses indolentes et perdues, des habitudes de gourmandise et de volupté, de luxe et d’orgueil.

Aujourd’hui surtout que les esprits éclairés et impartiaux du protestantisme lui-même aiment à rendre justice à la magnificence des grandes institutions catholiques, il n’est plus permis d’ignorer encore moins de nier, le rôle important qu’ont joué les monastères dans la civilisation chrétienne. On les voit s’assouplir aux phases politiques et religieuses de l’Europe et du monde, dont ils suivent tous les mouvements. Ils répondent, partout et longtemps, aux besoins des choses et des esprits. Ils remplissent, durant de longs siècles, une mission de science, d’opposition et de popularité. C’est dans leur sein que naissent les grands hommes et les volontés énergiques. Leur splendeur est en rapport direct avec la situation respective de la monarchie papale, de l’épiscopat et de la royauté. Il ne se tient pas une assemblée religieuse ou politique, que les représentants de la puissance claustrale n’y assistent et n’y délibèrent avec autorité. On les voit siéger au conseil des rois, comme dans les conciles de la chrétienté. Ce qu’ils font, ce qu’ils voient, ils l’écrivent ; ils se font historiens, dans leurs loisirs, parce qu’ils sont les principaux acteurs du grand drame de l’histoire. À leur arbitrage sont remis souvent les plus grands intérêts des peuples ; ils sont évêques et papes, s’ils veulent, et dominent l’église, les rois et les nations. Le monde les vénère parce qu’ils sont saints, les enrichit parce qu’ils sont pauvres, les couvre d’or parce qu’ils sont humblement vêtus. Partout la sévérité et la pureté de la vie domptent l’opinion ; et les moines ont une double prise sur les hommes, la possession du sol et le gouvernement des esprits. Dans leurs maisons de recueillement et de méditation viennent s’ensevelir les ennuis du trône, les découragements du plaisir et de la puissance temporelle, depuis les rois tonsurés de notre première dynastie jusqu’à l’empereur Charles-Quint. Dès qu’un Ordre religieux a cessé d’être d’accord avec les nécessités catholiques qui l’ont créé et rendu fort, de lui sort un nouvel institut monastique qui le surpasse et le remplace ; si bien que, pendant plus de douze siècles, en Europe, jamais cette succession immortelle de corporations pieuses n’a manqué aux aspects divers du catholicisme et de la société chrétienne. Mais elles ont besoin de liberté pour vivre et déployer leur zèle ; et leur déclin arrive dès que cesse leur indépendance. C’est la loi de toutes les choses morales. La corruption et l’inutilité des Ordres religieux leur ont presque toujours été reprochées par les pouvoirs qui ont voulu hériter de leur puissance et les condamner à la stérilité. On ne leur a plus laissé rien faire, et on leur a dit qu’ils ne faisaient rien.

Mais on n’oubliera jamais que les corporations religieuses, affiliées de nation à nation, répondaient, mieux que le clergé séculier et nationalisé, à l’esprit de l’association catholique ; que les moines, par leurs voyages, par leurs communications incessantes d’un bout du monde à l’autre, ont été le point de ralliement de l’Europe morcelée et féodalisée. On ne pourra non plus leur contester d’avoir été, pendant le moyen âge, les gardiens des lumières et des lettres, de la langue et de la civilisation latines, et d’avoir conquis la vénération des peuples à force de supériorité et de science, en opposant la pureté à la corruption des mœurs, la pauvreté à la richesse, la soumission à une indépendance sans frein. L’Église leur doit en grande partie sa liturgie ; les lettrés, la conservation des livres antiques ; l’agriculture, de prodigieux défrichements et la naturalisation de mille plantes exotiques. Il n’est pas jusqu’à l’architecture civile qui ne se soit inspirée souvent des constructions quadrangulaires des couvents. Le monde entier sait la prodigalité de leurs aumônes. Partout les monastères se sont faits des centres de commerce, de beaux-arts et de populations. Leur organisation élective est devenue le modèle et le type de l’organisation des Communes ; et c’est de leurs cloîtres que sont sorties les sources historiques de nos événements nationaux. Sans de pauvres moines, plusieurs siècles de l’histoire demeureraient pleinement inconnus. Enfin, chose fort remarquable, tandis que l’érudition moderne cherche à recomposer à grande peine les annales oubliées du tiers-état ; tandis que l’âge féodal et les parlements eux-mêmes sont encore, à vrai dire, sans historiens ; tandis enfin que nous avons presque entièrement perdu les souvenirs de nos vieilles libertés politiques, de nos États-généraux et provinciaux ; l’histoire religieuse et monastique a laissé sur elle-même des monuments achevés, ou du moins de vastes recueils, où les éléments de complètes annales sont prêts pour la main studieuse qui saura les recueillir.

Ces idées de justice et de saine critique commencent à se répandre. Nous ne sommes plus, il est vrai, dans ces temps merveilleux où un homme de dévouement et d’imagination pouvait librement se mettre en route, un bâton à la main, arriver dans un lieu inculte et couvert de marais ou de forêts, y rassembler autour de lui quelques compagnons, assainir et défricher avec eux la terre qui les entourait, y bâtir d’humbles édifices, prescrire à la naissante colonie une règle d’abstinence, de travail, d’étude et de prière, d’où devaient naître un jour des temples splendides, des habitations gigantesques, et des myriades de moines, de prédicateurs et de saints missionnaires, prêts à s’affilier et à se répandre dans tout l’univers. Aujourd’hui, je ne sais combien de prohibitions politiques, religieuses, civiles et pénales ; je ne sais combien de procédures et d’autorisations préventives, seraient un invincible obstacle à l’accomplissement d’un tel dessein. Et pourtant notre siècle est tellement, pour ainsi parler, haché en individus, que l’on commence à comprendre et à pardonner les merveilles de l’association. On voudrait même en réveiller l’esprit au milieu de nous. Comme si ces corporations mortes, qu’il a été si longtemps de mode de haïr et de dissoudre, pouvaient renaître magiquement de leurs cendres ! Dans les rangs industriels, dans les sciences économiques, dans les romans eux-mêmes, et, le dirai-je ? dans les sociétés secrètes, on cherche, on invoque ce bien social désormais perdu. De nos écoles savantes sortent chaque jour des âmes d’élite, qui, après tant de commotions et de doutes, se cherchent avec effort et bonne foi un point d’arrêt dans la dissolution universelle des croyances. Les novateurs imitent, en les transformant, les dogmes, la hiérarchie, et jusqu’au langage du catholicisme ; tous avouent qu’un système religieux, qui a tenu le monde dans sa main pendant dix-huit siècles, et qui lui a donné ses lois, ses gouvernements, ses arts, ses doctrines, sa morale, son droit des gens, vaut bien la peine qu’on en parle avec un peu plus de respect et d’admiration. Et quand les disciples de Fourrier rêvent la possibilité de leur Phalanstère, type moléculaire de leur principe d’association générale, ils le nomment originairement un Monastère civil, comme si l’idée monastique n’avait pas besoin, pour se féconder, de recourir à l’idée religieuse !

Il m’a donc paru que le moment était favorable pour réimprimer la monographie d’un grand monastère. Bien que l'histoire d’un couvent m’ait coûté presque autant de recherches que l’histoire d’un royaume, je n’ai pas voulu lui donner les apparences d’un livre d’érudition, ni suivre la mode actuelle de surcharger de notes et de l’indication des sources les marges ou le bas des pages. Il est trop facile de se donner ainsi l’air savant. Les hommes instruits et spéciaux peuvent seuls remonter aux sources historiques et les vérifier. Les gens du monde n’ont ni le pouvoir ni la fantaisie d’y recourir. Aux yeux de ceux-ci, un vain étalage de science passe à coup sûr pour la vraie science ; mais c’est, avant tout, un effet moral et sincère que j’ai voulu produire, en vulgarisant des choses peu connues et généralement mal jugées. Sans les manuscrits particuliers qui m’ont été communiqués, je n’aurais pu écrire cet Essai ; mais je ne l’aurais pu davantage, si je n’eusse consulté les trésors cachés dans les cartulaires de Cluny, dans les grands recueils ecclésiastiques, les annales bénédictines et les collections des conciles.

J’ai cru répondre aussi à un sentiment vif et légitime de cette époque en illustrant la partie monumentale de Cluny. J’ai rempli un devoir envers d’admirables ruines qui déjà ne sont plus. C’était suivre d’ailleurs l’exemple d’un nom illustre, M. le comte de Montalembert, dont l’esprit brillant et jeune, en embrassant, avec le zèle du prosélytisme, une triple carrière dans la religion, dans la politique et dans les lettres, a su réveiller fortement l'art et la poésie des choses religieuses. Pierre-le-Vénérable sera l’humble préface de la belle étude, si impatiemment attendue, que prépare sur notre grand saint Bernard l’auteur de Sainte Elizabeth. L’abbé de Clairvaux couvrira son vieil ami des plis de son manteau.

J’ignore quelle sera la destinée future de l’esprit monastique dans notre France, où les populations sont désormais si pressées, si remuantes, et les propriétés si divisées et si étroites ; mais il était opportun peut-être de parler de l’un des plus célèbres couvents de l’Ordre de saint Benoît, alors que les dévouements et les travaux bénédictins se renouvellent noblement à Solesmes ; alors surtout qu’un jeune prêtre, à l’imagination ardente, au cœur entreprenant, dont la voix éloquente est déjà bien connue dans le monde chrétien, a eu le courage, après nous avoir laissé de belles et spirituelles pages sur l’Ordre des Frères Prêcheurs, d’aller se cacher plusieurs années dans l’obscur noviciat d’un couvent d’Italie, et d’exiler son âme active dans une profonde retraite, pour y ressusciter peut-être les antiques merveilles des prédications dominicaines. Entreprise glorieuse et forte, à laquelle les sympathies et les succès ne manqueront point sans doute ! Car, en ce temps de débris et de nouveautés sans racines, qui de nous, dans les ruines universelles des croyances et des pouvoirs, n’a pas appelé à grands cris quelqu’un de ces génies providentiels, quelqu’un de ces événements éclatants, qui tracent à l’humanité défaillante un profond sillon de foi et d’avenir ? Qui de nous n’a pas eu un de ces instants douloureux, où quelque noble illusion perdue, quelque belle espérance détruite, quelque sainte ambition morte, quelque grande affection éteinte, laissent au cœur un amer dégoût de la vie, un vide irrémédiable, et font comprendre et aimer ces asiles solitaires, ces demeures régulières et monotones de la piété et du repos, où peuvent se réfugier, dans la tempête, les passions désespérées ou les dévouements sublimes ?

Mars 1839.

CHAPITRE PREMIER. Cluny.

À quatre lieues de Mâcon, et presque sur les confins de la Bourgogne méridionale, la jolie petite ville de Cluny se cache entre de grandes montagnes couvertes encore de forêts. Bâtie elle-même sur le penchant d’une haute colline, elle s’abaisse doucement dans une riante vallée, embellie et fécondée par les mille sinuosités de la Grosne. Cette rivière court des monts Beaujolais à la Saône, du midi au nord, arrose en passant les prairies clunisoises, embrasse la ville dans ses replis, et vient former, comme à ses pieds, une large et bruyante cascade, inconnu Niagara, admirée seulement par les maîtres d’une usine moderne qu’elle enrichit. À voir les murs presque intacts qui tournent autour d'une enceinte vide et déserte, remplie de jardins et de champs labourés, aussi étendue pourtant que celle de Mâcon ; à voir les bastions, les tours rondes ou carrées qui interrompent et gardent les murs ; à regarder ces portes antiques, tant aimées de l’artiste, ornées encore de leurs mâchicoulis ; à suivre de l’œil enfin des rues étroites, sombres, sinueuses, escarpées, et les débris des clochers qui survivent partout à d’autres ruines, la pensée remonte involontairement au temps du moyen âge, et se demande si Cluny ne fut pas quelque chose à cette époque si profondément oubliée aujourd’hui, que la mode seule ressuscite un peu parmi nous, mais dont nous resterons toujours séparés par deux abîmes, l’ignorance et l’intérêt d’un siècle positif.

Si l’on a passé quelques heures dans l’intérieur de la ville, on ne tarde point à savoir le secret de son ancienne existence. De quelque côté que l’œil ou l’oreille se tourne, il est question d’abbaye. Que la population naisse, se marie ou meure, c’est à l’abbaye qu’on l’enregistre et qu’on la gouverne : car c’est là que se tiennent les rôles de l’état civil et de la conscription, et toutes les séances de l’autorité municipale. Aux jours des fêtes ou de la promenade, on court à l’abbaye encore. De toutes les parties d’un vaste enclos, complètement fermé de grandes murailles, égayé par trois pièces d’eau poissonneuses, planté de jardins, de vergers et de grandes avenues d’arbres, ce que les habitants préfèrent, c’est l’allée de Provence, ainsi nommée, je crois, parce qu’elle est située au midi. Là, je m’en souviens, dans les dernières années de l’Empire, les pauvres prisonniers espagnols allaient, enveloppés dans leurs manteaux bruns, se coucher au soleil, comme au soleil d’Andalousie, le long d’un grand mur, tout tapissé d’abricotiers et de vignes, percé de meurtrières, et couronné d’une pesante galerie. L’école des enfants, la prison des malfaiteurs, la salle de bal et des cérémonies, l’audience des plaideurs, les guinguettes et le jeu de quilles des artisans, le salon des spectacles : tout est réuni, confondu dans les immenses bâtiments de l’abbaye. Ce qui n’est pas destiné aux usages publics enrichit de plus d’un bail utile la caisse municipale. Il n’est pas jusqu’au moulin où se moud le blé de la ville qui ne se trouve aussi dans ce heu ; et quand il pleut, cette bonne et hospitalière population, qui s’est divisé à l’infini l’héritage des moines, va se promener encore et se réfugier sous de vastes cloîtres, où s’étalent périodiquement, tantôt les petites boutiques si fréquentées des jeunes filles, tantôt les provisions moins frivoles d’une halle aux blés, tandis que l’espace renfermé entre les quatre faces du cloître, autrefois rempli de fleurs et d’eaux rafraîchissantes, sert encore, sous son ancien nom de jet d'eau, de place publique, de marché : prêt à se couvrir, à de rares intervalles, des préparatifs d’un mesquin feu d’artifice, d’une ménagerie ambulante, d’un théâtre de polichinelle, ou de la maison de bois d’un entrepreneur de chambre obscure et de fantasmagorie.

Mais ce n’est pas autour de ces constructions assez modernes, de ces jardins, de ces grands espaliers plantés par les moines, que l’âme doit surtout chercher la mémoire du passé. Là aussi il y avait une belle et noble église, une de ces églises tout à la lois centre de civilisation et luxe monumental du moyen âge. En 1811, bien que la main des utilitaires eût déjà dispersé et vendu les pierres du temple, bien qu’un grand chemin coupât déjà par la moitié l’immensité de la basilique, cependant trois énormes clochers, couverts en ardoises et brillant de loin au soleil ; le grand portail surmonté de sa rose et encadré entre deux grosses tours carrées ; quelques arceaux de la grande nef suspendus dans l’air, et interrompant la vue du ciel, d’espace en espace ; les colonnes du chœur encore debout, l’abside presque intacte avec ses vieilles peintures, et quelques chapelles des bas-côtés, témoignaient assez de la splendeur et de la mesure du colossal édifice. Aujourd’hui, hors un clocher et une chapelle, tout a disparu. Il faut se hâter, si l’on veut se rappeler l’étendue et la place même du monument : car le sol où il s’élevait est parcouru maintenant, dans toute sa longueur, par une seconde grande route qui, venant joindre à angle droit le chemin dont nous avons parlé, conduit aux murailles blanches et nouvelles d’un haras départemental, construit, hélas ! sur l’emplacement de l’église elle-même, et dans les beaux vergers du monastère.

Et cependant ce monument religieux, dont la destruction entière est si profondément regrettable pour les arts, a été le foyer d’une vie morale désormais éteinte, d’un mouvement social que nous comprenons à peine, et qui est perdu sans retour. N’est-il pas permis au moins de se reprendre à quelques souvenirs qui vont mourir bientôt, et de réveiller un peu ces moines endormis dans leurs tombes d’un sommeil si lourd et si irrévocable peut-être ?

CHAPITRE SECOND. Considérations générales sur les monastères et sur l’institut bénédictin.

Je sais bien que la vie monastique n’excite guère, de nos jours, la curiosité mondaine. Génération renouvelée par les révolutions, élevée au bruit des tambours et des discordes civiles, nous nous intéressons médiocrement aux ruines des vieux cloîtres ; nous n’avons que des rires dédaigneux pour les hommes qui les ont habités. Que dirai-je de plus ? Il s’en est peu fallu que, vers la fin de la Restauration, la robe d’un capucin n’excitât une émeute populaire dans la France méridionale ! Si l’on veut pourtant avoir l’intelligence des monastères, il ne suffit point de jeter dans un album doré l’esquisse d’un pan de mur croulant, d’une façade envahie par le lierre et les fleurs sauvages, d’une voûte de cloître ouverte au grand jour ; il faut encore, pour animer ces témoins muets d’un autre âge, les peupler d’habitants, étudier leurs annales, leurs passions, leurs travaux, toutes les raisons enfin de leur existence.

Car je ne suis pas de ceux qui croient que le passé a besoin d’excuses, et ne se peut expliquer qu’en demandant grâce pour ses erreurs. Orgueilleux enfants, nous avons brisé les vieilles choses comme des jouets, et nous souffrons à peine qu’on nous en parle sérieusement. Nous sommes fiers de notre inquiète civilisation du XIXe siècle ; et prenant en pitié toutes les institutions qui nous précédèrent, nous nous imaginons follement que l'état social où nous vivons durera plus longtemps que ce que nous avons détruit, et résistera seul au flot des siècles. Comme si nous étions destinés à arrêter le mouvement du grand cycle humain ! Comme si, pour avoir ri de nos ancêtres, nous n’étions pas réservés aux mépris moqueurs de nos héritiers ! Comme si enfin un peuple destitué de ses vieilles croyances, privé de symboles précis, de mœurs arrêtées, ballotté dans de vagues idées de liberté métaphysique et de progrès indéfini, avait le droit de rire de rien, de compter sur rien, et pouvait jeter aucune ancre dans l’avenir !

De grands monastères ont vécu en France. Ils avaient rempli la tâche qui leur fut assignée par la Providence dans l’ère des sociétés modernes ; leur vie était accomplie, ils n’avaient qu’à mourir. Mais ils étaient riches encore et puissants, odieux par conséquent à ceux qui voulaient renverser leur puissance et disperser leurs richesses. Tant que leur grande ombre a pu se dresser devant les possesseurs de leurs dépouilles, on les a traités en ennemis vaincus ; et surtout, comme nous faisons en France, on les a tués par le ridicule. Mais ils sont bien morts aujourd’hui : les casernes, les usines ont triomphé : mille propriétés privées ont fractionné le patrimoine monacal en des portions infinies. Chacun peut être bien tranquille sur ses intérêts égoïstes ; l’heure est donc venue peut-être de moins médire et d’être juste.

Une chose m’a toujours surpris ; c’est la timidité avec laquelle les hommes mêmes qui ont cherché à réhabiliter le respect des temps religieux et anciens ont parlé des ordres monastiques. Si ces pauvres moines n’eussent pas copié quelques manuscrits, ou défriché quelques terres incultes, peu s’en faut que leur cause n’eût été abandonnée par leurs défenseurs : considérations étroites, que n’expliquent peut-être pas suffisamment la force du préjugé populaire, notre éducation voltairienne, et l’immense intervalle moral, je ne dis pas de temps, qui nous sépare des habitudes monastiques ! Chez nous, il est vrai, les petits enfants poursuivent un habit de moine comme un vêtement de carnaval : peu de Français ont vu des monastères, et quand nous en rencontrons dans les pays étrangers, nous nous croyons transportés dans un monde nouveau, et le sourire de nos lèvres sert à déguiser notre étonnement et notre inexpérience. Mais comment la pensée de l’écrivain se laisse-t-elle dominer par ces sentiments vulgaires, et ne combat-elle point les irréflexions du siècle ?

L’histoire des ordres monastiques est une histoire importante à faire, non pas comme l’ont essayée les compilateurs studieux des derniers siècles, en accordant une trop grande place aux petits détails de la vie intérieure, aux pratiques religieuses, aux cérémonies, aux coutumes, aux vêtements, à la chronologie des abbés et à toutes les complications des règles diverses ; mais considérée dans ses rapports avec la civilisation générale, mais étudiée dans son influence sur l’éducation religieuse et morale de l’Europe. Je ne puis pas, je ne veux pas, à propos de l’abbaye de Cluny, m’égarer en de trop longs développements. Qu’on me permette toutefois quelques idées générales, sans lesquelles il n’est pas plus possible de comprendre un seul monastère que de les comprendre tous.

Les monastères ont duré près de 1400 ans dans notre pays : ils durent encore ailleurs. Ce seul fait suffit à un esprit sérieux pour accorder une grave attention aux institutions monastiques. Il faut de profondes racines dans les lieux et dans les temps pour qu’un établissement compte autant de siècles. Certes, ni dans le passé, ni dans l’avenir, on ne citerait beaucoup de choses humaines à qui fût réservé un pareil destin. Que sont devenues tant de dynasties royales, et combien dureront nos royaumes nouveaux ?

Dans tous les temps et dans tous les lieux, les premières causes de la vie monastique se trouvent d’abord, sans doute, dans la haute portée du conseil évangélique et dans la spiritualité du dogme chrétien, qui subordonnent entièrement l’élément corporel à l’élément intellectuel; dans les secrets instincts de l’âme humaine que le spectacle de la corruption et la conscience de ses propres misères jettent bien souvent en une sorte d’opposition méprisante aux joies des sens et du temps ; dans les religieuses tristesses des cœurs d’élite, rêveurs ou blessés, dont les méditations désolées ne trouvent pas aux souillures de la terre et à l’égoïsme du monde de meilleur et de plus saint remède que les mérites de l’abnégation absolue et l’exaltation du sacrifice ; dans les nécessités de l’ordre moral, qui font presque toujours naître, comme exhortation, connue contraste et comme lutte, en face de l’affaissement des mœurs et de la dégénération des siècles, en regard de la vie ordinaire et générale, quelques institutions spéciales et austères, qui balancent, modifient et réforment les vices et les penchants irrésistibles de l’humanité ; enfin, dans ce goût de la prière, du recueillement, de l’étude, du travail, du renoncement et de la continence, qui, fécondé par l’esprit inné de la sociabilité humaine, et mis en commun dans une vie exceptionnelle, fortifiée par l’unité d’une règle et le principe de l’obéissance, a donné aux merveilles de l'association monastique, dans l'univers entier, des proportions de grandeur et de durée, des conditions de puissance intérieure, une force de résistance et d’expansion extérieure, qui font encore l’admiration des vrais penseurs, alors même qu’elles semblent, aux yeux de l’opinion vulgaire, avoir été emportées sans retour par les jalousies du pouvoir, les préjugés du monde, l’éternelle mobilité des âges, et les exigences effrayantes et mystérieuses d’une civilisation nouvelle, inconnue. Mais personne n’ignore que les moines ont une origine orientale. Les habitudes contemplatives de l’Orient, berceau du christianisme, l’exaltation de ses mœurs religieuses, jointes aux inclinations de la nature humaine, devaient jeter, là plus qu’ailleurs, dans les extraordinaires pratiques de l’isolement et de l’austérité, et disposer les imaginations à fuir la corruption et les bruits du monde. Les traditions judaïques, la secte des Esséniens, par exemple, semblent les précurseurs de l’institut monastique, dont quelques-uns vont chercher des symboles jusque dans la vie des prophètes Élisée, Élie, et de saint Jean-Baptiste dans le désert. L’apparition du christianisme au milieu d’une société vieillie et corrompue ne tarda point à faire parcourir aux chrétiens orientaux les divers degrés de la vie solitaire. Les temps de persécution religieuse et de désordre moral remplirent les déserts de la Thébaïde. Quelques hommes d’abord, sans se séparer du monde, s’imposèrent un rigoureux silence, le jeûne, le célibat, et toutes les austérités de la vie ascétique. D’autres se réfugièrent au milieu des forêts, absolument seuls, livrés aux pénibles pratiques des anachorètes et de la vie érémétique. Ceux-là, choisissant un moyen terme entre la solitude absolue et les avantages d’une communauté véritable, construisirent leurs cellules les unes près des autres, et continuant d’occuper seuls leur cabane particulière, méritèrent le nom de moines, tout en se réunissant dans leurs exercices religieux. Ceux-ci, au lieu de rester dans des huttes séparées, cédant encore plus aux instincts de la sociabilité humaine, se rassemblèrent dans une habitation commune, dans une seule maison, et donnèrent ainsi son dernier développement à la vie cénobitique, au monastère, tel que nous le concevons en Europe.

Saint Macaire, saint Antoine, saint Hilarion, saint Pacôme, mais surtout saint Antoine, sont bien connus dans les annales de la vie solitaire. Par eux et par leurs disciples, l’Égypte, la Syrie, la Palestine, la Thrace, l’Illyrie, le Pont, la Cappadoce, et toutes les autres provinces de l’Orient, furent remplis successivement de toutes les exaltations du zèle monastique. Les hommes les plus illustres du christianisme, les Athanase, les Basile, les Grégoire de Naziance, les Jérôme, se déclarèrent les patrons de cette vie nouvelle dont les austérités frappaient les peuples de respect et d’admiration, et qui contrastait si fort avec la dépravation du vieux monde dégénéré.

À ces moines innombrables, que l’on comptait en Orient par cent mille, il fallait imposer un ordre, de la régularité. Vers la fin du IVe siècle, saint Basile écrivit une règle qui fut bientôt acceptée par tous les monastères de l’Orient, à peu près comme l’unique discipline ; elle y règne encore aujourd’hui, et même en Russie, dont la civilisation est à tant d’égards orientale.

Dans le même temps, saint Athanase, chassé d’Alexandrie par les Ariens, apportait à Rome et dans l’Occident les institutions monastiques. Saint Ambroise les favorisa à Milan, saint Martin à Tours, saint Augustin en Afrique, saint Hilaire à Poitiers. Au commencement du Ve siècle, Cassien avait fondé à Marseille le monastère de saint Victor, et saint Fortunat celui de Lérins, dans une des îles d’Hières : un peu plus tard ceux de Saint-Claude et de Grigny s’élevèrent en Franche-Comté et dans le diocèse de Vienne. L’Italie, la France et toute l’Europe se couvrirent d’une foule innombrable d’institutions pareilles.

Mais cette population de moines ardente, exaltée, ne faisait pas encore une partie essentielle de l’ordre ecclésiastique. Née en Occident, comme en Orient, au milieu des désordres d’une civilisation qui tombe, d’une société qui s’en va, elle restait distincte du clergé, ne s’engageait point d’abord dans les ordres, ni même par des vœux religieux ; conservant ainsi plus de puissance aux yeux des peuples par sa vie indépendante et par ses austérités, elle mêlait ensemble, et continuellement, les quatre degrés divers de l’institut monastique, malgré les réclamations anciennes du clergé séculier et surtout des évêques.

Un homme venait de naître qui devait imposer à cette multitude irrégulière des statuts longtemps célèbres, et devenir le législateur de la vie cénobitique. Dans les premières années du VIe siècle, saint Benoît avait écrit sa règle en Italie, et fondé l’illustre abbaye du Mont-Cassin. Son disciple, saint Maur, passa les Alpes avec quelques compagnons, et nous apporta les lois de son maître, qu’il appliqua d’abord aux monastères de Glanfeuil en Anjou, et de Saint-Maur sur Loire.

La règle de saint Benoît fit en France des progrès rapides, et le VIe siècle n’était pas achevé, que presque tous les monastères de France étaient fondés ou réformés selon le code bénédictin : succès incroyable, mais qui s’explique si l’on réfléchit que le pape saint Grégoire le Grand voulut composer lui-même un commentaire sur la règle de saint Benoît.

La vie cénobitique convenait surtout à nos pays occidentaux, où les exagérations de la solitude et de la macération corporelle étaient moins en rapport avec un climat plus rude et des imaginations plus calmes. La réforme de saint Benoît était d'ailleurs humaine et raisonnable, sans cesser d’être austère. Le travail des mains, l’humilité, la chasteté, l’obéissance, en étaient les traits principaux. Les exercices religieux n’étaient point trop multipliés, ni les méditations trop fréquentes. Le point le plus remarquable était sans contredit le pouvoir absolu conféré au chef du monastère. Le chapitre III de la règle disait (1) : « Toutes les fois que quelque chose d’important doit avoir lieu dans le monastère, que l’abbé convoque toute la congrégation, et dise de quoi il s’agit, et qu’après avoir entendu l’avis des frères, il y pense à part soi, et fasse ce qu’il jugera le plus convenable. Nous disons d’appeler tous les frères au conseil, parce que Dieu révèle souvent au plus jeune ce qui vaut le mieux. Que les frères donnent leur avis en toute soumission, et qu’ils ne se hasardent pas à le défendre avec opiniâtreté : Que la chose dépende de la volonté de l’abbé, et que tous obéissent à ce qu’il a jugé salutaire. Mais de même qu’il convient aux disciples d’obéir au maître, de même il convient à celui-ci de régler toutes choses avec prudence et justice. Si de petites choses sont à faire dans l’intérieur du monastère, qu’on prenne seulement l’avis des anciens, ainsi qu’il est écrit : » Fais toutes choses avec conseil, et tu ne te repentiras pas de les avoir faites. »

(1) Nous empruntons ici une traduction connue, et assez exacte pour nous dispenser de traduire de nouveau.

L’obéissance des moines est encore plus fortement caractérisée par ce précepte du chapitre LXVIII : « Si par hasard quelque chose de difficile ou d’impossible est ordonné à un frère, qu’il reçoive en toute douceur et obéissance le commandement qui le lui ordonne. S’il voit que la chose passe tout à fait la mesure de ses forces, qu’il expose convenablement et patiemment la raison de l’impossibilité à celui qui est au-dessus de lui, ne s’enflant pas d’orgueil, ne résistant pas, ne contredisant pas. Que si, après son observation, le premier persiste dans son avis et dans son commandement, que le disciple sache qu’il en doit être ainsi, et que, se confiant en l’aide de Dieu, il obéisse. »

Ainsi la puissance absolue, tempérée cependant par la délibération, est le caractère essentiel de cette société monastique ; et si l’on ajoute que l’abbé était électif, et choisi librement par ses pairs, on trouvera dans l'organisation bénédictine les trois éléments de toute société humaine, le pouvoir absolu, la délibération, l’élection.

Certes, dans un temps où l’Europe en dissolution gémissait sous les invasions des barbares, et se morcelait en fractions mal définies, sans lien, sans unité, sans pouvoir fixe, c’était un grand événement que la constitution claire et forte de l’ordre monastique sous une dictature élective et sous l’empire de la loi religieuse.

Les monastères se seraient moins multipliés sans doute dans une société heureuse et paisible, qui eût assuré à tous l’exercice de la libre activité humaine et la sécurité des intérêts. Mais alors en Europe tous les liens de la vie civile s’étaient rompus à travers les désordres de la conquête ; les propriétés étaient incertaines, les mœurs rudes et avilies, l’avenir de chaque homme sans cesse menacé. Il était donc naturel, au milieu surtout du christianisme naissant, que les peuples fussent saisis de respect pour une vie calme et sainte, et que les individus eux-mêmes se sentissent portés vers les pratiques de la retraite et de la paix monastique.

Les cloîtres étaient peut-être d’ailleurs, à tout prendre, l’asile le moins incertain contre les mille dangers de ces tristes siècles : car les conquérants avaient toujours plutôt cédé à la force morale des idées et des pompes religieuses qu’aux résistances de la puissance civile : et les couvents, bien que souvent violés par des vainqueurs farouches, étaient à la fois un refuge et une occasion de piété.

Le christianisme allait gouverner tout à fait le monde occidental. Les populations vaincues se rangeaient sous la défense des évêques et du clergé séculier, qui faisaient cause commune avec elles. Les vainqueurs, convertis d’abord, adoucis par les merveilles de la religion chrétienne, devaient, à mesure que la conquête se fixerait irrévocablement sur ses possessions territoriales, ne point tarder d’entrer ardemment dans la puissance et dans les honneurs ecclésiastiques.

Les ordres monastiques, réunis désormais sous la règle de saint Benoît, allaient prendre une large part à ce grand mouvement de civilisation religieuse. Le clergé séculier ne suffisait point aux nécessités de l’époque ; il était d’ailleurs attaché à des fonctions locales, quotidiennes, forcées. Les moines, plus libres, plus indépendants, dans une intimité plus familière avec le peuple, pouvaient faire ce que le clergé séculier n’eût pu faire seul. Ils se livrèrent donc avec zèle à tous les devoirs de la prédication populaire ; ils recherchèrent et vainquirent le paganisme partout où ils en découvrirent quelques traces ; ils pénétrèrent dans les lieux les plus incultes, les plus déserts, franchirent les plus rudes montagnes, se jetèrent dans les forêts les plus profondes ; et missionnaires intrépides du culte catholique, ils coururent civiliser et christianiser l’Angleterre par le moine Augustin, l’Allemagne par Boniface, l’Espagne par Hildephonse. Que ces trois noms suffisent : car je ne puis citer tous les bénédictins qui portèrent tour à tour la parole évangélique dans les parties les plus reculées de l’Europe septentrionale, dans le Danemark, dans la Saxe, dans la Westphalie, dans la Frise, dans la Thuringe, dans la Bohême, dans la Suède, comme dans les Pays-Bas, la Bretagne et le reste de la France.

Sous la main de la papauté, ces innombrables missionnaires ne s’arrêtaient point. Ils suffisaient à combattre les hérésies, ainsi qu’à évangéliser les nations. On peut dire que, dans nos contrées, les périls et les travaux de l’apostolat appartiennent presque exclusivement à l’ordre de saint Benoît. Mais en même temps qu’il réformait les couvents, pour ne citer que Luxeuil et le célèbre Colomban, il demeurait le dépositaire des lettres et des sciences. Saint Grégoire le Grand, Bède, Egbert, Paul Diacre, Alcuin, Jean Scot, Hincmar, sortaient tous des cloîtres bénédictins.

Tant d’énergie et tant de puissance plaçaient haut les monastères dans l’estime des peuples et des rois ; mais à mesure qu’ils croissaient en pouvoir, ils croissaient en richesses, et les richesses engendrent la corruption. Ils avaient à lutter d’ailleurs avec la puissance civile, qui, tout en les comblant sans mesure de faveurs et de dons territoriaux, ne leur abandonnait pas toujours sans peine sa prépondérance sociale. Ils avaient à lutter quelquefois même avec la papauté, qui, se servant d’eux comme d’une forte milice, les voulait retenir sous ses ordres pour l’accomplissement de son empire universel qui se préparait dès lors. Ils avaient à lutter contre le pouvoir épiscopal, qui, selon les lois communes ecclésiastiques, prétendait gouverner exclusivement tout le clergé attaché à son territoire diocésain. Ils avaient à se défendre enfin de cet esprit de guerre, d’indépendance et de rapines, qui était comme l’esprit national de cette singulière époque.

Il n’est donc pas étonnant que les véritables vertus monastiques eussent disparu dans ces tiraillements divers, et que les moines, devenus indépendants, belliqueux, riches, corrompus, fissent sentir partout le besoin d’une réformation universelle. Elle fut tentée en 817 dans la grande assemblée d’Aix-la-Chapelle ; mais il ne s’agissait toujours que de la règle de saint Benoît. Charlemagne, à la fin de sa vie, demandait à toutes ses provinces s’il y avait des monastères autres que ceux soumis aux statuts bénédictins ; et lorsque la réunion d’Aix-la-Chapelle publia, sous la direction de l’illustre Benoît d’Aniane, favori et conseiller de Louis le Débonnaire, la réforme générale des monastères du royaume, elle fut puisée tout entière dans l’institut du fondateur du Mont-Cassin.

CHAPITRE TROISIÈME. Origine et charte de fondation de l’abbaye de Cluny.

Cette réforme était sans cesse menacée par toutes les causes qui l’avaient rendue nécessaire. La conquête germanique avait attaché ses racines au sol : un ordre social définitif allait naître de ces conquérants devenus chrétiens et propriétaires fonciers. Bien que le glorieux règne de Charlemagne eût refoulé pour toujours l’invasion teutonique, et pour de nombreuses années les incursions des Sarrazins, cependant, sous ses faibles successeurs, l’unité du pouvoir se rompit encore, et dans les dernières convulsions d’agonie de l’autorité carlovingienne, de nouveaux malheurs menacèrent l’Europe. À toutes les fureurs des guerres civiles se joignirent l’inondation périodique des Normands et le renouvellement des invasions sarrazines.

Ce fut dans ces temps calamiteux que l’ordre de Cluny commença. Si nous nous sommes bien fait comprendre, on voit qu’il dut principalement sa naissance aux mêmes circonstances qui multiplièrent partout les monastères, en Orient comme ailleurs : aux malheurs publics, au défaut de sécurité, au goût de la religion et de la retraite, fortifié toujours par les mêmes calamités nationales. Les mêmes faits devaient partout produire les mêmes résultats, et la réforme de Cluny n’était elle-même autre chose qu’une recrudescence monastique, remède de la corruption passée des cloîtres, mais confirmation morale des nécessités et des croyances religieuses de l’époque.

Il n’y avait pas cent ans que la réforme de Benoît d’Aniane avait corrigé les monastères français, et déjà les chroniques, en tenant compte des désordres inséparables de la double invasion sarrazine et normande, et du morcellement féodal de tout le pays, attribuent surtout la décadence de la vie monastique aux trop grandes richesses des moines, ob nimias divitias.

Les traits généraux que nous avons esquissés s’appliquent sans doute à l’abbaye de Cluny, et en préparent la complète intelligence. Cependant elle n’a rempli qu’un rôle à part dans la mission des ordres monastiques : et bien qu’elle ait une place importante dans l’univers chrétien, je dois m’attacher surtout à des souvenirs partiels qui la caractérisent spécialement dans le point qu’elle occupe nu milieu de la civilisation générale.

L’état de l’Europe allait changer. La suprématie papale ne devait point tarder à éclater. La physionomie de la grande réforme de Cluny demeure liée à ce fait principal. D’une autre part, et avant que les langues et les constitutions modernes sortissent de leurs langes, les cloîtres restaient les gardiens de la civilisation latine, et de la littérature ecclésiastique, la seule qui vécût encore fortement. C’est le second trait caractéristique de la réforme de Cluny. Les lettres profanes étaient alors à peu près mortes, et l’éducation publique se nourrissait tout entière de ses communications avec les habitudes cléricales et les monastères.

On a calculé que l’ordre de saint Benoît, dès avant le concile de Constance, avait donné 15,000 saints à la chrétienté, fondé 15,070 abbayes dans l’univers, et préparé à l’Église 24 papes, 200 cardinaux, 400 archevêques, 7,000 évêques. Qu’on juge, par cette simple énumération, de l’importance de l’institut bénédictin, si l’on réfléchit surtout que notre civilisation tout entière est l’héritière et la fille du christianisme et de la puissance religieuse du moyen âge. Dans ce mouvement moral magnifique, on verra que la part de Cluny est grande encore.

Toutes les origines sont d’ordinaire incertaines et obscures ; il n’a pas tenu à la vanité des chroniqueurs que la fondation de l’abbaye de Cluny elle-même ne fût attribuée à Charlemagne, cet empereur quasi-mythologique, auquel tant d’institutions et tant de grandes choses ont voulu fabuleusement remonter,

Charlemagne, en effet, fit don du village de Cluny à Léduard, treizième évêque de Mâcon, et à son église cathédrale de saint Vincent. Plus tard, Hildebald, seizième évêque de Mâcon, céda Cluny au comte de Mâcon et de Châlons, Guérin, et à sa femme Albane, qui lui firent accepter en échange des propriétés situées en Auvergne et dans le Nivernais. La charte confirmative de cet échange est connue ; elle est de Louis le Débonnaire, et appartient à la douzième année du règne de ce prince. Quelques-uns en ont faussement conclu que le comte Guérin fut le fondateur de l’abbaye de Cluny.

Guérin et Albane moururent sans enfants. Le frère d’Albane, Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine, devint, par le testament de sa sœur, maître de Cluny, avec toutes ses dépendances, et, pour parler comme la charte qui lui donne le nom de Villa, « avec ses cabanes, ses maisons, ses constructions, ses vignes, ses champs, ses prés, ses bois, ses pâturages, ses eaux, ses cours d’eau, ses moulins, ses droits de sortie et de retour, tous les esclaves qui y demeurent et leur accroissement. »

Sur la fin de sa vie, le duc Guillaume, homme d’armes vieillissant, voulut, comme c’était alors l’usage, soit piété, soit remords de conscience, fonder un nouveau monastère. Il était en relations étroites avec Bernon, d’une noble famille de la Séquanie, abbé du monastère de Gigny et de celui de Baume, que l’on croit bâti par saint Colomban. Les serviteurs de Guillaume lui racontaient les bonnes œuvres des disciples de Bernon. Il le fit venir auprès de lui, et lui parla de son désir religieux. On se mit à chercher sous la direction d’Hugues, abbé de Saint-Martin d’Autun, et ami de Bernon, un lieu propice à la création de l’institution nouvelle. Ils arrivèrent enfin, dit la chronique, dans un lieu écarté de toute société humaine, si plein de solitude, de repos et de paix, qu'il semblait en quelque sorte l’image de la solitude céleste. De tous les lieux voisins que le duc avait visités, nul ne paraissait plus propre que cet humble endroit aux desseins de sa piété. C’était Cluny. Mais comme Guillaume objectait que la chose n’était guère possible, à cause des chasseurs et des chiens qui remplissaient et troublaient les forêts dont le pays était partout couvert, Bernon répondit en riant : Chassez les chiens, et faites venir des moines ; car ne savez-vous pas quel profit meilleur vous demeurera des chiens de chasse ou des prières monastiques ?

Cette réponse décida Guillaume, et l’abbaye fut créée.

Ainsi commença, comme tant d’autres, dans une contrée déserte, au milieu des forêts, le monastère de Cluny, dont il faut contempler le berceau dans la donation, ou, comme on disait en ce temps-là, dans le testament du vieux duc, daté de la onzième année du règne de Charles le Simple, c’est-à-dire de l’an 909.

« Tout le monde peut comprendre, dit le testateur, que Dieu n’a donné des biens nombreux aux riches que pour qu’ils méritent des récompenses éternelles, en faisant un bon usage de leurs possessions temporaires. C’est ce que la parole divine donne à entendre et conseille manifestement lorsqu’elle dit : Les richesses de l’homme sont la rédemption de son âme (Proverbes). Ce que moi, Guillaume, comte et duc, et Ingelberge, ma femme, pesant mûrement, et désirant, quand il en est temps encore, pourvoir à mon propre salut, j’ai trouvé bon, et même nécessaire, de disposer au profit de mon âme de quelques-unes des choses qui me sont advenues dans le temps. Car je ne veux pas, à mon heure dernière, mériter le reproche de n’avoir songé qu’à l’augmentation de mes richesses terrestres et au soin de mon corps, et de ne m’être réservé aucune consolation pour le moment suprême qui doit m’enlever toutes choses. Je ne puis, à cet égard, mieux agir qu’en suivant le précepte du Seigneur ; je me ferai des amis parmi les pauvres, et en prolongeant perpétuellement mes bienfaits dans la réunion de personnes monastiques que je nourrirai à mes frais ; dans cette foi, dans cette espérance, que, si je ne puis parvenir assez moi-même à mépriser les choses de la terre, cependant je recevrai la récompense des justes, lorsque les moines, contempteurs du monde, et que je crois justes aux yeux de Dieu, auront recueilli mes libéralités.

» C’est pourquoi, à tous ceux qui vivent dans la foi et implorent la miséricorde du Christ, à tous ceux qui leur succéderont et qui doivent vivre jusqu’à la consommation des siècles, je fais savoir que, pour l’amour de Dieu et de notre sauveur Jésus-Christ, je donne et livre aux saints apôtres, Pierre et Paul, tout ce que je possède à Cluny, situé sur la rivière de Grône, avec la chapelle qui est dédiée à sainte Marie, mère de Dieu, et à saint Pierre, prince des apôtres, sans rien excepter de toutes les choses qui dépendent de mon domaine de Cluny (Villa), fermes, oratoires, esclaves des deux sexes, vignes, champs, prés, forêts, eaux, cours d’eau, moulins, droits de passage, terres incultes ou cultivées, sans aucune réserve. Toutes ces choses sont situées dans le comté de Mâcon ou aux environs, et renfermées dans leurs confins, et je les donne auxdits apôtres, moi Guillaume, et ma femme Ingelberge, d’abord pour l’amour de Dieu, ensuite pour l’amour du roi Eudes, mon seigneur, de mon père et de ma mère ; pour moi et pour ma femme, c’est-à-dire pour le salut de nos âmes et de nos corps ; pour l’âme encore d’Albane, ma sœur, qui m’a laissé toutes ces possessions dans son testament ; pour les âmes de nos frères et de nos sœurs, de nos neveux et de tous nos parents des deux sexes ; pour les hommes fidèles qui sont attachés à notre service ; pour l’entretien et l’intégrité de la religion catholique. Enfin, et comme nous sommes unis à tous les chrétiens par les liens de la même foi et de la même charité, que cette donation soit encore faite pour tous les orthodoxes des temps passés, présents et futurs. Mais je donne sous la condition qu’un monastère régulier sera construit à Cluny, en l’honneur des apôtres Pierre et Paul, et que là se réuniront des moines, vivant selon la règle de saint Benoît, possédant, détenant et gouvernant à perpétuité les choses données : de telle sorte que cette maison devienne la vénérable demeure de la prière, qu’elle soit pleine sans cesse de vœux fidèles et de supplications pieuses, et qu’on y désire et qu’on y recherche à jamais, avec un vif désir et une ardeur intime, les merveilles d’un entretien avec le ciel. Que des sollicitations et des prières continuelles y soient adressées sans relâche au Seigneur, tant pour moi que pour toutes les personnes que j’ai nommées. Nous ordonnons que notre donation serve surtout à fournir un refuge à ceux qui, sortis pauvres du siècle, n’y apporteront qu’une volonté juste ; et nous voulons que notre superflu devienne ainsi leur abondance. Que les moines, et toutes les choses ci-dessus nommées, soient sous la puissance et domination de l’abbé Bernon, qui les gouvernera régulièrement, tant qu’il vivra, selon sa science et sa puissance. Mais après sa mort, que les moines aient le droit et la faculté d’élire librement pour abbé et pour maître un homme de leur ordre, suivant le bon plaisir de Dieu et la règle de saint Benoît ; sans que notre pouvoir, ou tout autre, puisse contredire ou empêcher cette élection religieuse. Que les moines payent pendant cinq ans à Rome la redevance de dix sous d’or pour le luminaire de l’église des apôtres ; et que, se mettant ainsi sous la protection desdits apôtres, et ayant pour défenseur le pontife de Rome, ils bâtissent eux-mêmes un monastère à Cluny, dans la mesure de leur pouvoir et de leur savoir, dans la plénitude de leur cœur. Nous voulons encore que, dans notre temps, et dans le temps de nos successeurs, Cluny soit, autant que le permettront du moins l’opportunité des temps et la situation du lieu, ouvert chaque jour, par les œuvres et les intentions de la miséricorde, aux pauvres, aux nécessiteux, aux étrangers et aux pèlerins.

« Il nous a plu d’insérer dans ce testament, que, dès ce jour, les moines réunis à Cluny, en congrégation, seront pleinement affranchis de notre puissance et de celle de nos parents, et ne seront soumis ni aux faisceaux de la grandeur royale, ni au joug d’aucune puissance terrestre. Par Dieu, en Dieu et tous ses saints, et sous la menace redoutable du dernier jugement, je prie, je supplie que ni prince séculier, ni comte, ni évêque, ni le pontife lui-même de l’Église romaine, n’envahisse les possessions des serviteurs de Dieu, ne vende, ne diminue, ne donne à titre de bénéfice, à qui que ce soit, rien de ce qui leur appartient, et ne se permette d’établir sur eux un chef contre leur volonté ! Et pour que cette défense lie plus fortement les méchants et les téméraires, j’insiste et j’ajoute, et je vous conjure, ô saints apôtres, Pierre et Paul, et toi, pontife des pontifes du siège apostolique, de retrancher de la communion de la sainte Église de Dieu et de la vie éternelle, par l’autorité canonique et apostolique que tu as reçue de Dieu, les voleurs, les envahisseurs, les vendeurs de ce que je vous donne, de ma pleine satisfaction et de mon évidente volonté. Soyez les tuteurs et les défenseurs de Cluny, et des serviteurs de Dieu qui y demeureront et séjourneront ensemble, ainsi que de tous leurs domaines destinés à l’aumône, à la clémence et à la miséricorde de notre très pieux rédempteur. Que si quelqu’un, mon parent ou étranger, de quelque condition ou pouvoir qu’il soit, (ce que préviendra, je l’espère, la miséricorde de Dieu et le patronage des apôtres), que si quelqu’un, de quelque manière et par quelque finesse que ce soit, tente de violer ce testament, que j’ai voulu sanctionner par l’amour de Dieu Tout-Puissant, et par le respect dû aux princes des apôtres, Pierre et Paul, qu’il encoure d’abord la colère de Dieu Tout-Puissant ; que Dieu l’enlève de la terre des vivants, et efface son nom du livre de vie ; qu’il soit avec ceux qui ont dit à Dieu : Retire-toi de nous ; qu’il soit avec Dathan et Abiron, sous les pieds desquels la terre s’est ouverte, et que l’enfer a engloutis tout vivants. Qu’il devienne le compagnon de Judas qui a trahi le Seigneur, et soit enseveli comme lui dans des supplices éternels. Qu’il ne puisse, dans le siècle présent, se montrer impunément aux regards humains, et qu’il subisse, dans son propre corps, les tourments de la damnation future, en proie à la double punition d’Héliodore et d’Antiochus, dont l’un s’échappa à peine et demi-mort des coups répétés de la flagellation la plus terrible, et dont l’autre expira misérablement, frappé par la main d’en haut, les membres tombés en pourriture et rongés par des vers innombrables. Qu’il soit enfin avec tous les autres sacrilèges qui ont osé souiller le trésor de la main de Dieu : et, s’il ne revient pas à résipiscence, que le grand porte-clefs de toute la monarchie des églises, et à lui joint saint Paul, lui ferment à jamais l’entrée du bienheureux paradis, au lieu d’être pour lui, s’il l’eût voulu, de très pieux intercesseurs. Qu’il soit saisi, en outre, par la loi mondaine, et condamné par le pouvoir judiciaire à payer cent livres d’or aux moines qu’il aura voulu attaquer, et que son entreprise criminelle ne produise aucun effet. Et que ce testament soit revêtu de toute autorité, et demeure à toujours ferme et inviolable dans toutes ses stipulations. Fait publiquement dans la ville de Bourges. »

Cet acte remarquable, dont la lecture attentive révèle une époque bien mieux que toutes les paroles modernes ne pourraient le faire, est signé de la propre main de Guillaume, revêtu du sceau d’Ingelberge sa femme, fille de Boson, duc de Bourgogne, de l’archevêque de Bourges, de deux évêques, d’un comte, d’un vicomte et de trente-six autres personnages qui composaient sans doute le conseil et la cour du duc d’Aquitaine. Mais j’ai essayé surtout d’en donner la traduction littérale, parce que, indépendamment de la curiosité historique, il me semble renfermer l’avenir et les destinées du monastère de Cluny.

Le vieux duc alla lui-même à Rome faire ratifier sa donation, et payer à l’église des apôtres la redevance promise. Bernon conduisit à Cluny douze moines de ses monastères, suivant le commandement de saint Benoît, et y bâtit une habitation pour la congrégation nouvelle, qui demeura soumise, pendant dix-sept ans, à son gouvernement, comme une simple dépendance de ses autres établissements monastiques. Mais Bernon, avant de mourir, suivant un exemple que d’illustres antécédents légitimaient, distribua le gouvernement de ses monastères entre ses deux disciples chéris, Vidon, son parent, et saint Odon. Le premier reçut Gigny, Baume et autres lieux ; Cluny fut réservé à Odon. C’est ce partage qui attribua au monastère de Cluny le titre de chef d’ordre ; et c’est saint Odon qui mérite seul, à vrai dire, la renommée de chef et de créateur de la congrégation de Cluny, réservée à tant de grandeur et d’éclat. Et pour montrer, par un seul fait, à quel degré d’insouciante ignorance nous sommes tombés à l’égard des plus illustres monastères antiques, saint Odon, dont nous allons parler, saint Odon, auteur d’ouvrages religieux remarquables en son siècle, saint Odon, fondateur véritable d’un des plus illustres monastères du monde, n’a pu obtenir une seule ligne dans la Biographie universelle, répertoire banal pourtant d’une foule de célébrités obscures, et de réputations plus que contestées.

CHAPITRE QUATRIÈME. Saint Odilon, premier abbé de Cluny. — Sa haute influence sur son siècle. — C’est lui qui crée les aggrégations de monastères.

Odon était réservé à devenir la gloire et le restaurateur de l’ordre de de Saint-Benoît. Il était d’une noble famille franque, comme son nom seul l’indique, ex militari Francorum prosapia, disent les contemporains. Cette circonstance n’est pas indifférente : car elle prouve, avec tant d’autres exemples, combien la race conquérante, en se plaçant à la tête des établissements religieux, s’était déjà profondément mêlée aux populations et aux sentiments généraux du pays. Elle prouve encore combien, étendue hors des premières origines de notre histoire, la distinction entre les Francs et les Gaulois est chose vaine et forcée. On comprend aussi quel empire dut exercer sur l’esprit des peuples le double ascendant des idées religieuses et de la haute naissance réuni dans un seul homme ; à une époque surtout où le défaut absolu d’unité et de force gouvernementales laissait à toutes les puissances locales une liberté complète d’influence et d’extension. L’institut monastique devenait une société à part dans la société générale, de même que, dans un autre sens, chaque contrée devenait féodalement le centre d’une société partielle. La nécessité des choses conduisait là.

Louis IV d’Outre-mer en 939, le pape Agapet en 946, et avant lui Jean XI, confirmèrent, il est vrai, par des chartes expresses, les origines et l’existence du monastère de Cluny ; mais, à ce moment, l’autorité royale était sans vigueur, la puissance pontificale ne faisait encore que préluder à son agrandissement moral, et la splendeur de Cluny devait venir alors, non pas tant de la consécration du pouvoir public, civil on religieux, que de la science et de la sainteté de ses premiers habitants.

Odon ne manqua point à son rôle de fondateur. Son éducation avait été grande. Il avait passé plusieurs années de sa jeunesse à la cour de Guillaume, duc d’Aquitaine ; son père, Abbon, fort versé lui-même dans l’histoire et la jurisprudence, l’avait nourri de bonnes traditions domestiques. Mais Odon ne tarda point à préférer aux sciences du siècle les méditations religieuses. Après avoir étudié la grammaire à Tours, la dialectique et la musique à Paris, il revint se livrer à l’étude et aux pieuses pratiques, près du tombeau de Saint-Martin de Tours (2), auquel sa mère l’avait voué, dès son enfance. Le respect des peuples ne manqua point aux austérités de sa vie. Il couchait à terre, il jeûnait sans cesse, il jeta plus d’une fois sa tunique aux enfants nus abandonnés dans le vestibule des temples. On remarquait avec admiration qu’il ne mangeait qu’une demi-livre de pain par jour, et qu’il buvait peu de vin, contre la coutume des Francs, (extra naturam Francorum), dit naïvement la chronique.

(2) Voir la note A, dans les piéces justificatives.

L’imagination populaire l’entoure de merveilleux événements, et de traits naturels qui peignent au vif cette époque à demi civilisée. Dans une de ces nuits qu’il passait si fréquemment en prières au tombeau de Saint-Martin, Odon fut attaqué par une multitude de renards qui le couvraient de morsures. Il ne savait guère comment se débarrasser, lorsqu’un énorme loup survint, mit en fuite les renards, et devint désormais l’assidu compagnon et le gardien du saint homme en prières.

C’est à ce tombeau de Saint-Martin que la renommée lui arriva d’abord. Toute la population était avide de l’entendre, de recevoir ses conseils, ses réprimandes, ses prédications. Il s’attacha par des liens cléricaux à la cathédrale de Tours ; il y dirigeait les chants religieux ; il en composa quelques-uns que l’église chante encore, et mérita la réputation de premier musicien de son siècle. Il avait trente ans lorsqu’il vint se placer à Cluny sous les ordres de Bernon.

Odon ne se contentait pas d’abord de la lecture de saint Augustin, des autres Pères et de l’Écriture sainte. Son éducation l’avait habitué au charme des livres profanes ; mais un jour qu’il lisait Virgile, il s’endormit, et vit en songe un admirable vase antique, rempli de serpents. Le saint comprit l’avertissement céleste, et ne lut plus de livres païens. Cette circonstance, qui se retrouve sans cesse dans la vie des auteurs chrétiens des vieux siècles, explique assez pourquoi les ouvrages d’Odon qui nous restent n’empruntent rien, ne se permettent même aucune allusion, à la littérature antique.

Cependant il écrivait sur Jérémie, par les ordres de l’archevêque de Besançon, qui le fit prêtre. Il était encore à Tours lorsqu’on le pressa aussi de travailler sur un ouvrage de saint Grégoire le Grand (Moralia). Odon résistait humblement ; mais sa résistance fut vaincue par une apparition miraculeuse. Un soir qu’il priait à l’église, il s’y endormit, les portes se fermèrent, la nuit vint. Dans cette nocturne solitude, il vit descendre du ciel un grand nombre d’anges, qui tous s’allèrent lentement et solennellement placer dans les stalles du chœur. Après eux vint saint Grégoire lui-même, qui ne descendit point jusqu’au pavé du chœur, mais qui s’assit sur le trône de l’évêque. Un des anges s’avança vers Grégoire, et lui dit : Saint Père, que désirez-vous ? — Prenez cette plume d’or, répondit Grégoire, en tirant une plume cachée dans ses cheveux, portez-la à Odon, et qu’il écrive sur mon livre.

Sous un tel homme, environné de tant de sainteté, la maison de Cluny devait prospérer et grandir. Quand il en devint abbé, à l’âge de quarante-cinq ans, sa réputation seule y attira une foule de moines. Il y avait bien déjà à Cluny un oratoire dédié à la Vierge Marie ; mais il ne suffisait plus. Odon fit construire une nouvelle église vouée à saint Pierre, et connue depuis sous le nom de Saint-Pierre le Vieux. Cette congrégation, qui avait commencé avec douze moines, selon le commandement de saint Benoît, et quinze métairies (quindecim coloniœ), n’avait plus assez de bâtiments pour se loger : Odon fit bâtir de nouvelles demeures, monachorum officinas. La simplicité de ces origines monastiques éclate dans la cérémonie même de la dédicace de l’église nouvelle. Odon y avait invité tous les évêques d’alentour, et d’autres personnages importants. Mais, n’ayant pas de provisions, il était fort inquiet sur la manière de traiter convenablement ses hôtes, lorsqu’un sanglier vint s’offrir de lui-même aux gens de la maison, et servit à festoyer la compagnie de l’abbé. Ces imaginations naïves y crurent voir une protection céleste.

Les vertus d’Odon ne se démentirent point dans le cours de son gouvernement monastique. Il donnait tout aux pauvres, sans s’inquiéter du lendemain : De crastino non cogitabat. Les enfants étaient surtout l’objet de sa prédilection particulière. En ce temps-là, les écoles s’étaient réfugiées dans les cathédrales et dans les monastères. L’abbé de Cluny veillait avec un soin paternel, une douceur de mère, aux mœurs, aux études, au sommeil de ces chers enfants. Les fils des rois, dans le palais de leurs pères, dit la chronique, n’auraient pu être élevés avec plus de soins, de tendresse et de pudeur. Odon lui-même dirigeait les études, instruisait les enfants et les moines. La règle de saint Benoît était suivie avec zèle. Les jeûnes, les abstinences, les chants pieux, les offices multipliés, le silence presque absolu, le travail, remplissaient les journées des frères. Les restes du pain et du vin distribués au réfectoire étaient donnés aux pauvres pèlerins. On nourrissait de plus dix-huit pauvres par jour, et la charité y était si abondante, surtout dans le carême, qu'à l'une de ces époques de l’année on fit des distributions de vivres à plus de sept mille indigents.

Le silence était si religieusement observé dans le monastère, que les frères s’étaient accoutumés à parler par signes, et que deux moines, Archimbald et Adalise, faits prisonniers par les Normands qui ravageaient Poitiers et Tours, gardant la sévérité de la règle au milieu des coups et des blessures, aimaient mieux se taire, et risquer d’irriter encore le cruel vainqueur par l’opiniâtreté de leur silence. Les rigueurs mêmes de la vie érémitique ne leur étaient pas inconnues ; et dans des cellules séparées, disséminées de loin en loin, dans les bois qui entouraient Cluny, vivait un grand nombre d’anachorètes attirés par le voisinage et la sainteté d’Odon. Ils imitaient, en Occident, les Stylites, et toutes les austérités des solitaires orientaux.

Aux soins incessants de son monastère, Odon joignait de nombreux voyages. Trois fois il visita Rome, où l’appelèrent les papes Léon VII et Étienne VIII. Il fut un arbitre de paix entre Hugues, roi d’Italie, et Albéric, patrice de Rome. Il réforma dans cette capitale le monastère de Saint-Paul-hors-des-murs, plus tard celui de Saint-Augustin de Pavie, et plusieurs autres. Il soumit également à la discipline de Cluny les couvents de Tulle en Limousin, d’Aurillac en Auvergne, de Bourg-Dieu et de Massay en Berry, de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) dans l’Orléanais, de Saint-Pierre le vif à Sens, de Saint-Allire de Clermont, de Saint-Julien de Tours, de Sarlat en Périgord, de Romainmôtier dans le pays de Vaud.

De cette première période de prosélytisme et de progrès date une innovation fondamentale, et qui fait époque dans l’histoire des ordres monastiques. Odon, comme on l’a remarqué avant nous, conçut et réalisa le premier la pensée d’adjoindre à son abbaye, sous son autorité abbatiale, et comme autant de dépendances, les communautés nouvelles qu’il érigeait et celles dont il parvenait à réformer l’observance. Point d’abbés particuliers, mais des prieurs seulement pour tous ces monastères : l'abbé de Cluny seul les gouvernait : unité de régime, de statuts, de règlements, de discipline. C’était une agrégation de monastères autour d’un seul, qui en devenait ainsi la métropole et la tête. Ce système fut bientôt compris et adopté par d’autres, et notamment par Cîteaux, fondé vers la fin du siècle suivant. Conservant la règle de saint Benoît, ces aggrégations ne différaient entre elles que par le centre d’autorité monastique, par les divers moyens imaginés pour maintenir l’esprit bénédictin, et par une plus ou moins grande austérité dans la discipline commune. Nulle ne se proposait, à vrai dire, une autre fin que celle de ses compagnes. Ce n’étaient point là proprement des différences d’ordres, mais seulement de congrégations. Partout la règle de saint Benoît demeurait sauve, et par là l’unité de l’ordre se maintenait intacte, malgré des rivalités qui éclateront plus tard.

Cette introduction de la hiérarchie dans le vaste développement que prenait alors la vie monastique était un fait immense. Mieux qu’aucun autre, il fait apprécier la haute capacité d’Odon, l’éminence de sa position dans l’église, et les merveilles opérées par son influence. Entraînés par son exemple, son père et sa mère embrassent la vie religieuse. Une jeune fiancée, couverte déjà de ses habits de noces, se jette aux pieds de l’abbé de Cluny et se voue au cloître sur l'heure. Les voyages du saint homme (les voyages si rares alors, si difficiles, si remplis d’aventures et de périls !) devenaient encore des occasions de bonnes œuvres. Il descendait de son cheval pour faire monter à sa place les indigents et les vieillards. Dans les Alpes Cottiennes, on le vit porter lui-même le sac d’une pauvre femme. Et pourtant, malgré tant de fatigues, lorsqu’à son dernier voyage à Rome, il se promenait avec ses jeunes disciples, Odon les lassait tous par la rapidité de sa marche, étonnés qu’ils étaient qu’après tant d’austérités et de travaux, il eût encore, à soixante-sept ans, conservé tant de force et d’agilité.

Tant d’occupations, tant de distractions nécessaires ne l'empêchèrent point de laisser après lui des sermons, des conférences, des hymnes rimées, des vies de saints, un abrégé des Moralia de saint Grégoire sur le livre de Job, un dialogue sur la musique, divers traités sur des matières religieuses, et, sous le titre d’Occupationes, de curieux vers latins sur la création du monde, sur la chute de l’homme et sur les Pères de l’Ancien Testament jusqu’à Jésus-Christ.

Bien qu’on l’ait nommé elegans ingenium, on doit s’attendre qu’au Xe siècle, la prose et les vers d’Odon n’ont rien de cicéronien ni de virgilien. Nul souvenir de la littérature païenne ne se mêle à l’austérité de ses écrits ecclésiastiques. On se souvient que Virgile était devenu pour lui un beau vase rempli de serpents.

Enfin, après avoir obtenu et fait recueillir cent quatre-vingt-huit chartes, une entre autres de l’empereur Conrad (947), en faveur de l’abbaye de Cluny, il voulut aller mourir à Saint-Martin de Tours, dans le sanctuaire où il avait sanctifié sa jeunesse. Mais il avait élevé bien haut ce monastère, qui, avant lui, obéissait humblement à l’abbaye de Baume et de Gigny. Il avait mérité le nom de Réparateur de la discipline monastique. « De Bénévent à l’Océan atlantique, les plus importants monastères de l’Italie et des Gaules se félicitaient d’être soumis à son commandement : » et lorsqu’à l’heure suprême, on le pressait de se désigner à lui-même un successeur, il pouvait déjà refuser et répondre : Dieu seul s’est réservé de disposer du gouvernement de l’abbaye de Cluny.

CHAPITRE CINQUIÈME. Aymard. — Saint Maïeul. — Ses liaisons avec Hugues Capet, les empereurs d’Allemagne et Gerbert. — Il refuse la tiare.

À la noble naissance, à la science élevée d’Odon devait succéder la vertu modeste d’Aymard ; comme pour attester qu’en ces temps de ferveur religieuse et de liberté catholique, les honneurs étaient accessibles à tous ! Aymard était, dit l’historien de sa vie, le fils de l’innocence et de la simplicité. Il était, de plus, un très bon administrateur ; et bien qu’il fût d’humble condition, il n’en obtint pas moins plusieurs donations en faveur de Cluny, soit dans des villages voisins, Charnay, Solutré, Sénecé, soit sur les églises de Saint-Jean et Saint-Martin de Mâcon, soit à Toissey, Charlieu, Pouilly-sur-Loire, et jusque dans des villes sur le Cher. Le comte de Mâcon, Léotald, et sa femme Richilde, Louis d’Outre-mer, Lothaire, le pape Agapet, intervinrent dans les donations ou les privilèges concédés à l’abbaye ; et pour tout dire en un mot, deux cent soixante-dix-huit chartes, énumérées dans le cartulaire de Cluny, témoignent hautement qu’Aymard sut bien porter le fardeau de la dignité abbatiale.

Comme contraste à cette opulence croissante, on peut citer, en témoignage de l’humilité monastique et de la simplicité des mœurs, l’élection même d’Aymard. Les frères délibéraient sur le choix du successeur d’Odon, au moment où Aymard revenait, avec des provisions, du village de Charnay, situé à plus de trois lieues de l’abbaye. Le cheval qu’il avait coutume de monter était chargé de poissons, tandis qu’Aymard, déjà revêtu de la dignité de prieur, conduisait à pied, devant lui, sa monture et ses provisions. On le voit, dans ce modeste équipage, arriver au chapitre ; on admire son humilité, et tout d’une voix les frères l’élisent abbé.

Longtemps avant de mourir, Aymard, devenu aveugle, s’était choisi pour coadjuteur Maïeul, issu d’une riche famille avignonnaise, dont les biens enrichirent Cluny. Les désastres causés par les Sarrasins le jetèrent dans des pensées religieuses. Il étudia la philosophie à Lyon, sous Antoine, fameux abbé de l'Ile Barbe, et devint archidiacre de l’église de Mâcon. La renommée de sa vertu et de son enseignement ecclésiastique était si grande, que, l’archevêché de Besançon étant devenu vacant, le prince, le peuple, le clergé l’en proclamèrent archevêque. Maïeul refusa, et se retira à Cluny, dont l’abbé titulaire le désigna bientôt comme son successeur.

Ce droit reconnu à l’abbé de nommer son héritier étonnerait peut-être, si l’on ne se reportait à l’esprit de la règle de saint Benoît, qui accorde à l’abbé une si grande puissance, et qui recommande aux moines une obéissance si absolue. Il était naturel que, pour obéir encore, les moines acceptassent le choix de leur chef ; et du reste, presque toujours, dans cette grave circonstance, la volonté de l’abbé était confirmée par l’adhésion de la communauté. Il est même étonnant que cette suprématie abbatiale n’ait pas dégénéré en une pure coutume, et détruit insensiblement la qualité élective des abbés de l’ordre de saint Benoît.

Le monastère de Cluny a eu un bonheur bien rare dans les hommes qui ont d’abord présidé à ses destinées. Après avoir été savamment, pieusement et prudemment administré par ses premiers abbés, il va s’élever bientôt à une splendeur inouïe, sous l’autorité longue et durable d’un très-petit nombre d’hommes tous très remarquables, et remplir le XIe et le XIIe siècle du récit de sa grandeur.

Maïeul lui seul le gouverna quarante ans, jusqu’en 994. Les titres divers que l’on peut avoir pour commander aux hommes, Maïeul les réunissait tous. Doué d’une mémoire admirable, d’une incroyable ténacité de travail, en voyage, à cheval, il avait toujours un livre à la main ; et l’on montrait encore à Cluny, dans le siècle dernier, des manuscrits de saint Augustin copiés par ses ordres. Il était également versé dans les poètes et les philosophes profanes, dans les lois civiles et canoniques, et dans toute la science de l’église et des monastères. Il parlait avec facilité, onction et grâce, et les avantages de la beauté corporelle achevaient de le rendre maître de tous ceux qui le voyaient ou l’entendaient. Faut-il s’étonner qu’on lui confiât tant de monastères à réformer, et qu’il y fit éclore tant d’écoles nouvelles ? Faut-il s’étonner qu’il fût en correspondance et en relations intimes avec les plus grands personnages de son siècle, notamment avec Gerbert, depuis Sylvestre II ; qu’il devînt l’objet de la vénération des papes, des rois et des évêques qui l’appelaient leur seigneur et maître, et que, de son vivant, on lui donnât déjà le nom de prince de la religion monastique, de miracle et d’arbitre des rois ?

Aussi la piété des peuples assurait-elle que, le jour où il devint abbé de Cluny, on vit un ange lui apporter le livre de la règle monastique, et l'engager à ne point refuser l’élection : et lorsque, dans un de ses voyages, il devint captif des Sarrasins, il leur inspira le respect le plus vif, et tous les monastères et les princes s’empressèrent de concourir à sa rançon (3).

(3) Du temps de Maïeul, le pays fut affligé d'une maladie terrible, ignis occultus, qui faisait mourir en une seule nuit. C'était déjà peut-être le choléra asiatique.

Il devint l’ami et le confident de l’empereur Othon le Grand, qui lui voulait donner à réformer tous les monastères de l’Allemagne. Sa faveur ne diminua pas auprès de l’impératrice sainte Adélaïde, et de son fils l’empereur Othon II. Ce fut Maïeul qui réconcilia l’empereur et sa mère. Dans leur reconnaissance, ils lui offrirent et le pressèrent d’accepter la tiare ; et comme les évêques et les seigneurs s'unissaient aux désirs d’Othon : Je sais, répondit humblement l’abbé de Cluny, que je manque des qualités nécessaires à une si haute dignité ; d’ailleurs les Romains et moi, nous sommes aussi différents de mœurs que de pays.

Parmi les monastères qui, sous Maïeul, furent soumis à la direction de l’abbaye de Cluny, on cite surtout ceux de Payerne, dans le diocèse de Lausanne, de Classe, près de Ravenne, de Saint-Jean l’évangéliste à Parme, de Saint-Pierre-au-Ciel-d’Or à Pavie. L’illustre et antique monastère de Lérins, que nous avons nommé l’un des premiers de la Gaule méridionale, subit enfin, dans sa décadence, la réforme de Cluny. Les évêques et les princes rivalisaient de zèle pour abandonner les couvents à la discipline de Maïeul. Saint-Pierre en Auvergne lui fut donné par l’archevêque de Lyon. Il devint abbé de Marmoutiers, il réforma l’abbaye de Saint-Maur-les-fossés et de Saint-Germain d’Auxerre ; puis, sollicité par le duc de Bourgogne et l’évêque de Langres, Bruno, il vint à Dijon réformer aussi l’abbaye de Saint-Bénigne, dans laquelle il fit entrer douze moines de Cluny, et à leur tête l’un de ses disciples chéris, noble italien, auquel il s’était attaché dans l’un de ses voyages à Rome, qu’il avait amené à Cluny très jeune encore, et qui devait devenir si illustre, l’abbé Guillaume de Saint-Bénigne de Dijon. Déjà auparavant, en 960, par une charte datée de Dijon, le roi Lothaire avait donné à Cluny le monastère de Saint-Amand ; et Théobald, comte de Châlons, confirmé la donation de Saint-Marcel-les-Châlons.

C’est dans l’histoire de Maïeul qu’on trouve le récit vraiment épique de deux moines de Cluny s’échappant la nuit, du monastère de Saint-Paul-hors-des-murs, à Rome, pour se mettre à l’abri des dévastations de la campagne romaine, si fréquentes en ce siècle ; mais emportant dans leurs bras l’urne qui renfermait les cendres des apôtres Pierre et Paul, n’abandonnant jamais ce précieux fardeau, au milieu même de tous les dangers, de toutes les nécessités d’une longue fuite, traversant ainsi toute l’Italie, les Alpes et les Gaules, et arrivant enfin à Cluny, après mille obstacles sans cesse renouvelés, fiers d’avoir sauvé du pillage et de la guerre les cendres des saints apôtres, et d’en faire hommage à l’abbaye dont ils étaient les immédiats protecteurs.

Se sentant vieillir, Maïeul se donna pour coadjuteur un autre de ses plus célèbres disciples, Odilon. L’empereur Henri III et le roi Hugues Capet étaient empressés d’honorer le vénérable abbé. Ce dernier le supplia de venir à Paris réformer l’abbaye de Saint-Denis, ce chef-lieu religieux des rois de la troisième race, qui devait recevoir l’oriflamme et leurs tombeaux. Maïeul, âgé de plus de quatre-vingts ans, hésitait à entreprendre ce voyage. Il ne pouvait se décider à venir en France, disent les historiens du temps. Enfin il partit ; mais la maladie et la mort le surprirent en route, dans l’abbaye de Souvigny, diocèse de Clermont. Cette abbaye de Souvigny avait été donnée à Cluny, sous l’abbé Bernon, par un comte du Bourbonnais, Adhémar, auquel plusieurs font remonter les origines de la maison de Bourbon.

CHAPITRE SIXIÈME. Saint Odilon. — Sa vie. — Ses miracles. — Il institue la fête des morts. — L’évêque de Mâcon soumet l’abbaye de Cluny à son autorité.

L’élection d’Odilon fut confirmée par cent soixante-dix-sept religieux de Cluny, et consacrée par plusieurs grands personnages, entre lesquels on remarque Raoul, roi de la Bourgogne transjurane, l’archevêque de Lyon, les évêques de Genève, de Lausanne, de Mâcon, d’Autun, l’abbé de Saint-Maur-les-Fossés et quelques autres. Odilon seul résistait par modestie.

Il ne se montra point indigne des exemples de Maïeul, son maître, et ne fit que continuer les agrandissements prodigieux de la maison de Cluny.

L’érudition et la sainteté se partagèrent la vie d’Odilon ; et nous ne finirions pas, si nous voulions répéter toutes les formules contemporaines de l’admiration qu’il excita. On lui attribua, comme à ses prédécesseurs, une foule de miracles, non seulement pendant les cinquante-six ans qu’il régit le monastère de Cluny, mais encore après lui, à son tombeau. Son enfance elle-même fut miraculeuse, et décida de sa vocation. Né d’une famille équestre d’Auvergne, il fut d’abord perclus de tous ses membres. Un jour que sa nourrice l’avait déposé à la porte d’un temple et le surveillait moins que de coutume, l’enfant se traîna en rampant sur ses mains et sur ses genoux jusque dans l’église dédiée à la Vierge, put parvenir jusqu’à l’autel, dont il saisit la nappe avec ses petites mains, se mit ainsi sur ses pieds, et revint guéri. Son amitié avec Guillaume que j’ai nommé ne contribua pas moins à le confirmer dans les voies saintes. La gravité de ses mœurs et de son maintien, tempérée par la plus onctueuse charité, son éloquence et son éducation littéraire le destinaient à sa noble mission. Il favorisa les études dans tous ses monastères, et ce fut par son ordre que le moine Glaber écrivit l’histoire de son temps, et le moine Syrus la vie de saint Maïeul. Sa générosité envers les pauvres et les pécheurs était si grande qu’on la lui reprochait, en le nommant débonnaire. « J’aime mieux, répondit ce saint homme, être réprouvé pour ma miséricorde que pour ma dureté. » Il rencontra un jour les corps nus de deux enfants morts. Le saint homme se dépouilla de son manteau d'>étamine, en couvrit les deux cadavres, et les fit pieusement inhumer.

On raconte qu’un voleur voulut, pendant la nuit, dérober le cheval d’Odilon ; mais que, par une puissance surnaturelle, le cheval, et le voleur sur le cheval, demeurèrent immobiles à la porte de l’abbé. Au point du jour, le voleur fut surpris dans cette embarrassante attitude par Odilon lui-même, et tremblait d’être gravement puni. « Mon ami, lui dit Odilon avec une douce et indulgente ironie, il n’est pas juste que vous ayez perdu toute une nuit à garder ainsi mon cheval. » Et il jeta plusieurs pièces de monnaie au larron confus et repentant. On raconte la même chose d’une nappe d’autel. On dit encore que, dans un jour d’inondation et de tempête, il traversa à pieds secs le Tessin à Pavie, la Saône à Saint-Marcel ; qu’il renouvela la multiplication des poissons à Saint-Martin de Tours, et le miracle de Cana dans un couvent du Mont-Aventin.

Pour ceux même qui souriront à ces traits, ils attestent du moins la renommée d’Odilon et la ferveur des croyances populaires.

Il eut le gouvernement des monastères de Saint-Jean-d’Angéli, de Saint-Flour, de Thiern, de Talui, de Saint-Victor de Genève, de Farfa en Italie ; il en réforma ou fonda beaucoup d’autres, en Italie, en Espagne, en France, en Bourgogne, en Aquitaine ; il obtint plusieurs chartes de concessions nouvelles ou de confirmation du roi Raoul, en 997 et 1019, de l’empereur Othon, en 999, et du comte Amédée de Savoie, en 1025 : grossissant ainsi l’héritage que lui avaient laissé ses prédécesseurs. Enfin il exécuta la réforme de Saint-Denis qu’Hugues Capet avait demandée à Maïeul.

Mais des faits non moins éclatants recommandent encore sa mémoire.

Ce fut dans son abbaye que se retira Casimir, fils de Miceslas II, roi de Pologne, chassé du trône, après la mort de son père, en 1034. Ce prince exilé se réfugia en France, étudia à Paris ; puis il devint religieux et diacre au monastère de Cluny. Quelques années après, les grands de Pologne comprirent que les troubles du royaume ne pouvaient s’apaiser qu’en rappelant Casimir à la couronne. Mais ils ne savaient où s’était réfugié le prince. Ils envoyèrent donc des ambassadeurs qui allaient par toute l’Europe demandant des nouvelles du roi qu’ils cherchaient. Ils le découvrirent enfin en 1041, sous l’habit de moine, et le saluèrent roi. Odilon fit quelque résistance pour rendre Casimir à la Pologne. Il fallut que le pape Benoît IX le relevât de ses vœux de moine et de diacre. Il retourna alors en Pologne, se marier et régner. Mais, en mémoire de son ancien état monastique, il créa et dota en Pologne plusieurs couvents qu’il peupla de religieux de Cluny. Il persévéra lui-même jusqu’à sa mort dans les pratiques les plus religieuses ; et ses sujets, pour reconnaître la grâce qu’ils avaient obtenue du souverain pontife, s’engagèrent à payer tous les ans un écu au Saint-Siège, et à couper leurs cheveux en forme de couronne, symbole de la tonsure monastique.

Odilon ne cessa point d’être estimé et recherché par les papes Sylvestre II, Benoit VIII, Benoît IX, Jean XVIII, Jean XIX et Clément II. Les empereurs Othon III, saint Henri, Conrad le Salique, Henri le Noir, l’impératrice sainte Adélaïde, les rois de France Hugues Capet et Robert, ceux d’Espagne Sanche, Ramir et Garcias, saint Étienne, roi de Hongrie, Guillaume le Grand, comte de Poitiers, l’honorèrent de faveurs égales. Ce fut lui qui empêcha le roi Robert de tourner ses armes contre saint Germain d’Auxerre, lors de son expédition de Bourgogne. Il est encore le premier qui ait cherché à fonder la trêve de Dieu, dans une grande assemblée de Bourges : cette trêve de Dieu, singulière et sublime transaction de l’église avec les mœurs brutales et guerrières du temps, par laquelle, ne pouvant mieux faire, elle réservait une partie de la semaine à la paix et à Dieu, abandonnant le reste à l’humeur querelleuse et barbare des maîtres du territoire !

C’est aussi à Odilon que l’abbaye de Cluny dut la construction d’un nouveau cloître, orné de colonnes de marbre qu’il fît venir à grands frais, par la Durance et par le Rhône. « J’ai trouvé une abbaye de bois, disait-il dans sa joie naïve, et je la laisse de marbre. »

Plusieurs évêques, entre autres Sanche de Pampelune et Gauthier de Mâcon, l’aimèrent si tendrement qu’ils renoncèrent à l’épiscopat, pour aller vivre à Cluny sous sa conduite. Le clergé et le peuple de Lyon l’élurent archevêque ; mais toutes les prières, et celles même du pape Jean XIX ne purent le décider à accepter. Le pape envoya l’anneau et le pallium, menaça de sa disgrâce. L’abbé fut inflexible : le pallium et l’anneau demeurèrent à Cluny.

Au lieu de recevoir des dignités, Odilon aima mieux visiter le monastère du Mont-Cassin, père des couvents de Saint-Benoît. Objet de la vénération de tous les frères, il voulut laver les pieds de tous. À son retour, il institua à Cluny la fête des morts, commémoration touchante, qui plus tard fut adoptée par toute l’église. Ce jour-là l’abbaye de Cluny devait offrir le pain et le vin à tons les pauvres qui se présentaient.

On donne encore à cette institution morale une merveilleuse origine. Un moine de Cluny se trouvait un jour sur les mers de Sicile, aux environs de l’Etna. De quel pays êtes-vous ? lui demandèrent quelques passagers : et comme il répondit qu’il était de Bourgogne, « Connaissez-vous, dirent-ils, l’abbé Odilon ? Tous les jours nous entendons les démons hurler au milieu de leurs fournaises ardentes, des flammes et des tremblements de terre, et s’écrier qu’Odilon leur enlève par ses prières les âmes des pécheurs. » Le Bourguignon, de retour, ne manqua point de raconter à son abbé la conversation du vaisseau ; ce qui donna au saint homme l’idée de la fête des morts, qu’il imagina.

Enfin, pour que rien ne manquât aux mérites d’une si belle et si longue vie, une disette affreuse survint en 1030 ; les pauvres abondèrent. La famine fit commettre alors en Bourgogne les plus horribles crimes. On brûla vif, par ordre du comte de Mâcon, un aubergiste qui faisait manger de la chair humaine à ses hôtes. On trouva dans sa maison quarante-huit têtes d’hommes ou d’enfants qu’il avait massacrés. Le même supplice punit un marchand qui exposait aussi publiquement en vente de la chair humaine dans les marchés de Tournus. On fit inhumer les restes des cadavres qu’il vendait. Une femme, mourant de faim, les déterra pour les manger. Pour soulager et nourrir les malheureux, Odilon vendit ses ornements d’église et jusqu’à une couronne d’or qu’il avait reçue en présent de l’empereur d’Allemagne. C’était dans le même temps que son ami, Guillaume, devenu abbé de Saint-Bénigne de Dijon, donnait aussi aux pauvres le prix des vases sacrés, et méritait par ses évangéliques vertus, par quarante monastères qu’il fonda, par les études qu’il fit fleurir partout et qui rendirent célèbre au loin l’école de Saint-Bénigne de Dijon, une haute et sainte renommée, dont les municipalités modernes ont trop perdu le souvenir (4).

(4) En 1830, à Dijon, la rue Guillaume et la rue Condé ont échangé leurs noms anciens contre celui de la rue de la Liberté. Deux grands noms historiques, l’un religieux et l’autre militaire, et tous deux provinciaux et Bourguignons, ont ainsi fait place à l’expression métaphysique et générale d’une réaction politique.

Avec quelle autorité une piété si vraie, un savoir si étendu, une bonté si tendre, ne devaient-ils pas gouverner les hommes ? Les écrits même d’Odilon ont un caractère à part. Les quatorze sermons qu’il a laissés sur les principaux dogmes de la religion chrétienne se recommandent à la fois par l’intelligence des saintes Écritures et par une éloquente douceur. Il aimait surtout les livres de saint Ambroise, et avait du penchant pour les doctrines douces et une morale persuasive. Son latin est bien supérieur à celui de saint Odon, et il fait un usage fréquent des Pères grecs, que celui-ci paraît avoir négligés ou ignorés. Il a même eu cet honneur que les éditeurs de saint Augustin ont mêlé un sermon d’Odilon à ceux de l’évêque d’Hippone.

Odilon composa encore dans l’un de ses monastères, à Roman, la vie de l’impératrice sainte Adélaïde (5). C’est là qu’il se nomme humblement frère Odilon, le plus misérable de tous les pauvres de Cluny ; c’est là qu’il raconte la touchante aventure de cette sainte femme, fille, mère, épouse de rois, obligée de fuir, la nuit, avec une seule servante, pour échapper en Italie à ses persécuteurs, et de se cacher tout un jour, après mille dangers, dans l’eau fangeuse et dans les roseaux, heureuse d’être recueillie, le soir, par un pauvre pêcheur qui la réchauffe à son foyer, nourrit d’eau et de poissons cette reine affamée, la reconnaît et la sauve.

Une autre biographie, celle de saint Maïeul (6), des lettres, des hymnes, des vers latins ; voilà ce qu’on a pu recueillir des œuvres de cet abbé de Cluny, à qui une vie de quatre-vingt-sept ans a permis d’être l’un des hommes les plus éminents et les plus vénérables de son siècle.

(5) V. la note B dans les pièces justificatives.
(6) V. la note C dans les pièces justificatives.

Avant de passer à Hugues, disciple bien-aimé et digne héritier d’Odilon, celui qui, avec Pierre le Vénérable, complète l’illustre série des plus grands chefs de l’abbaye de Cluny, il faut que je m’arrête : car sous Odilon éclate un fait grave que je dois signaler.

On n’aperçoit pas alors que l’autorité civile ou papale veuille s’opposer à l’essor monastique. Le pouvoir royal, dans les désastres et les langueurs de la race Carlovingienne, était trop faible et trop lointain pour peser sur Cluny : il était d’ailleurs trop empreint de l’opinion religieuse des peuples, pour qu’il se hasardât à lutter contre l’opinion publique. La royauté féodale et circonscrite ne pouvait non plus ni protéger, ni opprimer, dans la Bourgogne qui, nous l’avons vu, n’appartenait pas même à un pouvoir général, et ne faisait point encore partie de la France. Cluny n’avait guère alors à craindre que des violences brutales et privées, des ruines, des pillages, qui n’étaient point rares, dans l’absence de presque toute organisation de pouvoir public protecteur.

La papauté, bien qu’aspirant à son indépendance spirituelle et civile, était encore le jouet des mille passions, des mille violences de la féodalité italienne. Charlemagne n’était plus là pour imposer un temps d’arrêt à la conquête barbare ou au morcellement territorial. Dans le IXe et le Xe siècle, il ne se passe guère d’années que de misérables intrigues, la force de quelques familles puissantes, ou d’effroyables tumultes populaires, n’anéantissent ou ne déshonorent la mission morale du pontificat chrétien. Un peu plus tard, quand les empereurs d’Allemagne vinrent se poser en Italie comme les successeurs de Charlemagne, et lutter tour à tour contre les souvenirs démocratiques du peuple romain et contre les prétentions nouvelles de l’aristocrate militaire, la papauté, placée maintenant sous la main de l’empire, pour être plus pure et mieux protégée, n’en fut ni plus libre ni plus influente. Les empereurs s’attribuaient, par le droit du glaive, l’élection de l’évêque de Rome, comme, dans le reste de la chrétienté, l’autorité militaire et laïque intervint trop souvent, par la force et la simonie, dans les élections catholiques. La grande querelle allait éclater entre le sacerdoce et l’empire. Jusque-là le pontificat romain recueillait ses forces, préparait son avenir, et ne songeait point à mettre des limites à la rapide et si merveilleuse exécution du testament de Guillaume, duc d’Aquitaine.

Il n’en était pas de même des évêques de Mâcon. L’épiscopat était alors la vraie et presque l’unique puissance des églises provinciales. C’était à l’évêque qu’appartenait originairement la distribution, et comme la possession, de toutes les richesses ecclésiastiques d’un diocèse ; c’était lui qui d’abord répartissait les prêtres et les biens cléricaux, Librement et sans contrôle, sur toute la surface de son territoire épiscopal. Les synodes, les conciles locaux, fortifiaient incessamment l’influence des évêques. Les traditions de l’église primitive, les faveurs mêmes de l’empire romain à ses derniers moments, puis les complaisances nouvelles et les largesses des dynasties conquérantes, tout avait habitué l’épiscopat à se croire le représentant de l’opinion publique et religieuse, et le protecteur de toute la partie non militaire du pays. La faiblesse et la confiance des vaincus s’étaient placées à l’abri du pouvoir moral et modérateur de l’église cathédrale ; et les héritiers des vainqueurs eux-mêmes ne tardèrent point à sentir la nécessité de plier le genou devant les chefs de la religion chrétienne. Les débiles descendants de Charlemagne en firent plus d’une fois l’éclatante épreuve ; et les discordes mérovingiennes elles-mêmes, fréquemment dominées par la prépondérance épiscopale, annonçaient assez déjà de quel poids politique pèseraient les évêques français dans la balance des royaumes et des nations. En attendant surtout que les pontifes romains, débarrassés des entraves italiennes et de la suzeraineté impériale, eussent le temps et la force d’aspirer aux droits de la monarchie ecclésiastique, il ne semblait pas que les évêques, déjà si puissants sur les choses civiles, et dont la plénitude d’attributions était comme incontestée en matière religieuse, dussent reconnaître aucune borne à leur autorité canonique. C’était d’ailleurs un usage presque universel que les monastères de chaque diocèse fussent gouvernés par le droit commun ecclésiastique, et par conséquent par l’évêché.

Il était donc bien naturel que l’évêque de Mâcon, voyant croître en nombre, en réputation, en richesses territoriales, en développements de toutes sortes, les moines de Cluny, voulût les faire rentrer sous sa juridiction générale. C’était pour lui un terrible rival de puissance et de popularité que le monastère de Cluny, situé à quatre lieues de l’église cathédrale, s’étendant successivement sur tout le territoire environnant, disputant la jeunesse et les princes eux-mêmes au clergé séculier, et envoyant déjà d’importantes colonies dans presque tous les lieux de l’Europe ! Le duc Guillaume avait-il pu, par sa seule volonté, enlever à la suprématie épiscopale l'abbaye de Cluny par lui fondée ? cette contestation décisive devait infailliblement s’élever.

En exécution des volontés du fondateur laïque de l’abbaye, la papauté avait successivement accordé aux abbés des bulles formelles d’exemption. Ils ne pouvaient point, il est vrai, empiéter sur le droit épiscopal, en ce sens qu’ils n’avaient pas la faculté de s’immiscer dans l’ordination, dans la confirmation, dans toutes les fonctions, en un mot, réservées à l’évêque, selon la loi canonique. Mais si les églises, soumises au territoire abbatial, avaient besoin de prêtres, s’il y avait des églises nouvelles à consacrer, des moines à faire pénétrer dans les ordres, des autorisations épiscopales à requérir, l’abbaye de Cluny était libre de s’adresser à l’évêque qu’elle choisissait, au mépris de l’autorité diocésaine. C’est ainsi que, dans la consécration des abbés eux-mêmes, dans l’ordination des moines prêtres, dans l’administration des choses formellement dévolues à l’épiscopat, on voit figurer tour à tour les évêques de Châlons, d’Autun, les archevêques de Lyon, de Besançon ou de Vienne.

Les papes allèrent plus loin. Ils menacèrent d’excommunication tout évêque qui serait tenté d’entreprendre sur les immunités accordées à Cluny par le Saint-Siège. Les évêques ne pouvaient pénétrer dans l’abbaye, la visiter, y exercer leurs fonctions, sans y être appelés par l’abbé. Ils devaient excommunier tout individu qui troublerait les moines dans leurs possessions, leur liberté ; et s’ils voulaient au contraire jeter un interdit sur les prêtres, les simples laïques, les serviteurs, les fournisseurs, les laboureurs, sur tous ceux enfin qui vivaient dans la circonspection abbatiale, et qui étaient nécessaires à la vie physique ou spirituelle des moines, cet interdit était nul de plein droit.

De pareilles chartes abondent dans le cartulaire de l’abbaye ; plus de quarante papes, à différentes époques, confirment ou amplifient les privilèges ecclésiastiques du monastère.

Mais cette abondance même de chartes confirmatives prouve que ces commandements spirituels n’étaient pas toujours obéis. Et la même lutte devait se renouveler, précisément dans les mêmes circonstances, dans toute la chrétienté. Partout l’épiscopat devait résister aux mandements pontificaux, et réclamer impérieusement la souveraineté spirituelle sur les monastères de son territoire respectif. Aussi, en 1025, l’évêque de Mâcon, Gaulenus, dénonça à l’archevêque de Lyon, son métropolitain, les abbés et religieux de Cluny, qui troublaient l’état mis en l’église dès sa naissance, dit un vieil historien, pour s’exempter de la juridiction ordinaire de leur diocésain. Le métropolitain assigna l’affaire au concile provincial de la ville d’Anse. Là, sous la présidence du métropolitain, en présence de l’archevêque de Vienne, de l’archevêque de Tarentaise, des évêques d’Autun, de Châlons, d’Auxerre, de Valence, de Grenoble, d’Uzès, d’Aoste et de Maurienne, l’évêque de Mâcon se plaignit que l’archevêque de Vienne eût, sans sa permission, et contre les sanctions canoniques, conféré les ordres, dans son diocèse, à certains moines de l’abbaye de Cluny. L’archevêque appelle en garantie l’abbé de Cluny, Odilon, présent au concile. Celui-ci exhibe en vain les bulles apostoliques, par lesquelles le pape déclare les moines de Cluny exempts de la juridiction de tous évêques, quelque part qu’ils puissent se trouver, avec puissance de choisir tel évêque qu’il leur plaira, pour faire les ordres et consécrations dans leur monastère. Les pères du concile, après avoir entendu Odilon, jugèrent que, selon les conciles de Chalcédoine et autres documents authentiques, il est ordonné qu’en toutes contrées les abbés et les moines doivent être sujets à leur propre évêque, et défendu à tous évêques de faire ordres et consécrations au diocèse d’autrui, sans expresse permission (7). Ils déclarèrent donc les lettres d’exemptions non valables, comme contraires aux saints décrets. L’archevêque de Vienne, Convaincu par ces raisons et cette sentence, pria Gaulenus de lui pardonner, et pour réparation, il s’engagea à lui envoyer, tant qu’il vivrait, tous les ans, à l’époque du carême, autant d’huile qu’il lui en faudrait pour faire le saint Chrême.

(7) J'ai encore emprunté ici quelques expressions d'une ancienne histoire.

Odilon ne cédait point. L’évêque du Puy consacra encore un autel à Cluny, sans la permission de l’évêque de Mâcon, Gauthier, successeur de Gaulenus. Celui-ci menaça Odilon, qui n’osa point résister davantage, et donna à Gauthier, comme amende et satisfaction, un cheval estimé dix livres et un vase d’argent doré, d'excellente manufacture. Ce n’est pas tout : il vint à pied au chapitre de Mâcon ; et lorsqu’à son entrée, tous les chanoines se levèrent de leurs sièges pour faire honneur à un si grand personnage, lui se mit à genoux au milieu du chapitre, exprimant son repentir, et demandant pardon d’avoir désobéi à l’église de Mâcon, sa mère : puis il fit don à l’église cathédrale de Saint-Vincent de deux somptueux tapis de Turquie et de cent sous de monnaie du Mont-Cassin.

Le temps n’était pas venu encore, mais il n’était pas éloigné, où Rome pontificale pourrait mieux soutenir les privilèges qu’elle avait accordés, et dominer l’épiscopat. Ce grand changement arriva sous le gouvernement abbatial du fameux saint Hugues, qui, devenu abbé en 1049, par une élection unanime, à l’âge de vingt-cinq ans, mit le comble, pendant plus de soixante années, à toutes les grandeurs morales et monumentales de l’abbaye de Cluny.

CHAPITRE SEPTIÈME. Saint Hugues. — Le moine Hildebrand, depuis Grégoire VII, vit à Cluny. — Saint Hugues, puissant dans les conciles, auprès des rois et des papes. — Il reste ami à la fois de Grégoire VII et des empereurs d’Allemagne, dans la querelle du sacerdoce et de l’empire.

Hugues était né à Semur en Brionnais. Son père, Dalmace, comte de Semur, sa mère, Aremberge de Vergy, étaient tous deux de la première noblesse de Bourgogne. Aremberge, enceinte, se recommanda aux prières d’un prêtre. Celui-ci, en célébrant la messe, vit dans le calice la figure rayonnante d’un enfant d’une admirable et lumineuse beauté. La mère crut y reconnaître le présage de la religieuse destinée de son fils ; Dalmace, au contraire, voulait que ce fils devînt l’héritier de son antique famille. Il cherchait à lui inspirer l’amour des chevaux, des armes, de la chasse, des faucons, et n’épargnait rien pour lui donner les goûts d’une éducation toute militaire. Mais le jeune Hugues inclinait vers les pressentiments de la pieuse Aremberge. Déjà il préférait la conversation des vieillards, les livres, les églises, à tous les plaisirs, à toutes les occupations des jeunes gens de son âge. Il obtint enfin de passer sous la direction de son grand-oncle, Hugues, évêque d’Auxerre, et comte de Châlons. C’est dans cette dernière ville que l’enfant chrétien se livra avec ardeur à l’étude de la grammaire, de l’Écriture sainte, et des hautes sciences. Son esprit de justice et de bonté éclatait dans ses premières années. Ses camarades avaient dérobé une brebis à un pauvre homme ; Hugues indemnisa celui-ci de ses propres épargnes.

À quinze ans, il était à Cluny, sous les ordres d’Odilon, qui ne tarda point à le faire prieur, malgré son extrême jeunesse. L’étude et la prière remplissaient ses jours ; et il se proposa toute sa vie pour modèle les vertus tendres et compatissantes de son miséricordieux et docte prédécesseur.

C’est aux dernières années de la vie d’Odilon que se rapporte sans doute une anecdote curieuse, niée par quelques-uns, qui annonçait déjà le grand caractère et le grand avenir de Grégoire VII.

Celui qui fut Grégoire VII était alors à Cluny. Déjà célèbre sous le nom du moine Hildebrand, il y formait avec Hugues ces liens d’amitié profonde qui ne devaient plus finir, lorsque passa et s’arrêta à Cluny l’évêque de Toul, Brunon, de la maison de Lorraine, que son cousin, l’empereur d’Allemagne, Henri III, venait de nommer pape, à la diète de Worms.

Les empereurs d’Allemagne s’attribuaient ainsi un pouvoir que les fortes âmes du catholicisme étaient impatientes de détruire. Le seul Henri III avait fait successivement élire, avant Brunon, deux papes, Clément II, Damase II, après avoir obtenu d’abord du concile de Sutri la déposition des trois rivaux à la papauté, Benoît IX, Grégoire VI et Sylvestre III. C’était bien mettre un terme à un déplorable schisme ; c’était bien soustraire l’Église romaine à la domination féodale et violente des princes Italiens, et notamment des comtes de Tusculum ; mais c’était absorber dans l’unité impériale l’indépendance de la tiare, auparavant avilie et déchirée par des factions seigneuriales et simoniaques. Henri III était allé jusqu’à exiger des Romains le serment qu’ils ne procéderaient plus, sans son aveu, à l’élection d’un pape.

Une telle humiliation n’allait pas à l’esprit fier d’Hildebrand. Il s’enferma dans sa cellule, et refusa d’aller offrir ses hommages à Brunon. Celui-ci, tout étonné de son absence, demanda à le voir, et le vit enfin, mais pour en recevoir des conseils sévères. « N’acceptez point, lui dit Hildebrand, une élection nulle et sacrilège. Que les choses saintes ne soient plus la proie du pouvoir séculier. Allez à Rome, mais pour y solliciter du clergé et du peuple une nomination nouvelle, la seule qui puisse être légitime et sans tache. » Brunon fut convaincu par ces fermes paroles. Ils partirent ensemble pour Rome, sous des vêtements de pèlerins ; et l’éloquence d’Hildebrand n’eut pas de peine à faire confirmer canoniquement le pontificat de l’évêque de Toul.

L’abbé Hugues, cependant, jouissait, auprès des puissances civiles ou religieuses, d’un crédit bien au-dessus de son âge. Il avait déjà réconcilié l’empereur Henri le Noir avec les moines de Payerne, qui dépendaient de Cluny. Il était entré avec Léon IX au concile de Reims, et y avait occupé le second rang entre tous les abbés de la chrétienté. Le discours qu’il fut chargé d’y prononcer contre la simonie et le concubinage des clercs eut beaucoup de retentissement et de succès : les conclusions en furent sanctionnées par le concile. De Reims, Hugues suivit le pape à Rome, assista, chemin faisant, au concile de Mayence, où siégèrent quarante évêques, puis à un autre concile, à Rome, dans lequel il fut pour la première fois question des erreurs de Bérenger de Tours, le plus ancien des précurseurs de Luther. Dans le concile romain, Hugues, le plus jeune des abbés, eut encore la seconde place. Quelques années après, il alla tenir à Cologne sur les fonts baptismaux le fils de l’empereur d’Allemagne. À peine de retour à Cluny, il courut en Hongrie réconcilier avec cet empereur le roi André.

Il se passait rarement des choses importantes sans que Hugues y prît une grande part. Robert Ier, duc de Bourgogne, irrité de la mort de son fils, tué par les Auxerrois, s’était déclaré l’ennemi de l’évêque d’Autun, et ravageait la Bourgogne par ses armes. Un concile s’assemble à Autun, en 1055. Le duc refuse fièrement d’y comparaître. Hugues le calme, le fléchit, et l’amène sans résistance dans la sainte assemblée, où l’abbé de Cluny parla avec tant d’éloquence, que Robert, touché jusqu’au fond du cœur, pardonna aux meurtriers de son fils, et rétablit la paix.

En un autre temps, les évêques de Châlons et de Mâcon doivent à Hugues leur réconciliation. Il préside au concile d’Avignon, comme légat du pape Nicolas II. Ses lumières éclairaient toutes les assemblées de l’Église gallicane. À Toulouse, en 1068, à Châlons, en 1072, à Autun encore, en 1077, à Clermont, en 1095, partout les synodes catholiques s’honoraient de sa présence. Sa renommée de vertu était si grande que le pape Étienne IX, malade à Florence, voulut l’y retenir pour l’assister au lit de mort et recevoir ses derniers soupirs.

Mais Grégoire VII surtout, l’illustre Grégoire VII, témoigna à l’abbé Hugues la confiance la plus filiale et la plus affectueuse. Il n’y avait pas encore un an qu’il était placé sur le Saint-Siège, que déjà, en 1074, il se plaignait avec tendresse de n’avoir pas encore vu à Rome son ami, l’abbé de Cluny. Au plus fort de ses disgrâces et des inquiétudes de sa vie publique, il ne trouvait pas de plus grande consolation que de répandre dans le cœur de Hugues toutes les douleurs du sien, et de le rendre confident intime de ses plaintes éloquentes sur les tristesses de l’Église.

Plus d’une fois Grégoire VII le nomma arbitre et juge d’importantes contestations ecclésiastiques, par exemple, des cafuses notables de l’Église d’Auvergne et de l’évêque d’Orléans. Il le regardait comme l’un de ses légats dans les Gaules.

Une position délicate et grave fut celle de Hugues, placé entre tous les liens d’affection qui l’attachaient aux empereurs d’Allemagne et ceux qui le rapprochaient de Grégoire VII. Qui ne sait la grande et terrible querelle qui partagea Grégoire et l’empereur Henri IV, et qui fut, pour mieux dire, le grand événement du XIe siècle ?

Le temps est arrivé peut-être de parler sans passion de cet immense litige. Assez d’autres ont aveuglément détesté le triomphe des prétentions sacerdotales, sans prendre garde aux temps et aux lieux. Assez d’autres ont déploré la condition misérable de cet empereur venant attendre, pieds nus, dans la cour pontificale, l’absolution de Grégoire, sans accorder au pape vainqueur autre chose que les injustes épithètes de l’indignation la plus partiale. On eût dit vraiment qu’il s’agissait encore du salut et de l’indépendance des couronnes temporelles.

Mais depuis que les royautés terrestres ont bien perdu leurs prestiges et leurs flatteurs ; depuis que les grandes voix de l’Église gallicane et de la magistrature parlementaire se sont éteintes, on n’a plus à craindre, pour apprécier les débats du sacerdoce et de l’empire, que les préjugés mesquins de l’école voltairienne et les petites colères d’une incrédulité sans élévation.

Aussi, de nos jours, la grande figure de Grégoire VII a-t-elle été pleinement réhabilitée, et la question replacée dans le point de vue véritable. Peu s’en est fallu même que, dans leur zèle ultramontain, deux célèbres écrivains, M. de Maistre, et M. de Lamennais, qui depuis s’en est bien repenti peut-être, ne remissent systématiquement la terre et toutes ses puissances aux pieds de la cour de Rome ; oubliant, par une réaction inévitable, et dans leurs préoccupations étranges, combien les temps étaient changés. Il est aussi difficile aujourd’hui de réveiller de sa tombe l’universelle suprématie de la tiare sur les autorités humaines, qu’il serait puéril de méconnaître la grandeur des victoires pontificales du XIe siècle.

Car alors ce n’était pas notre civilisation adoucie et correcte, avec son niveau uniforme. C’était encore la violence féodale, avec toutes ses inégalités, ses aspérités barbares. Avant que se levât l’ordre social moderne, il y avait lutte profonde entre les dépositaires des lumières antiques et les maîtres du pouvoir territorial. Cette lutte entre l’intelligence et la matière, entre les idées religieuses et les intérêts temporels, durera jusqu’à la fin du monde, sans que jamais aucune charte puisse être le symbole d’aucune paix ou d’aucune victoire décisive. Pourtant faut-il s’étonner qu’au cœur du moyen âge, dans la ferveur du zèle chrétien, les opinions des peuples donnassent la prépondérance morale aux gigantesques prétentions de la cour de Rome ? Les papes ne combattaient pas avec leurs forces territoriales ; ils n’étaient pas le sommet de l’autorité féodale et militaire ; ce qu’ils avaient de terres et de pouvoirs temporels, ils le tenaient presque tout entier de notre dynastie carlovingienne. Et cependant ils demeuraient plus forts que l’empire, parce que les forces brutales de l’empire devaient céder devant les croyances des nations et devant la puissance morale de la religion catholique, représentée par l’austérité de grands hommes et de grands caractères.

Le spectacle est vraiment beau de voir la papauté, par le seul ascendant de l’opinion publique et religieuse, tenir en échec l’orgueil impérial ; et je ne comprendrais guère que, dans un siècle qui donne tant à la souveraineté de l'opinion, Grégoire VII ne fût pas absous d’avoir dompté Henri IV. Qui peut dire que la raison et la justice ne fussent pas du côté de Grégoire ? et Grégoire n’avait-il pas pour déposer Henri, à Rome, les mêmes droits que Henri pour déposer Grégoire, à Worms et à Brixen ? Grégoire vaincu, la mission civilisatrice du pontificat catholique était suspendue : Grégoire vainqueur, la suprématie spirituelle fut étendue hors de ses limites naturelles. Mais pouvait-il en être autrement, alors que toute la science était dans l’Église et que les peuples adoraient la puissance religieuse ? et depuis quand le vainqueur a-t-il l’habitude de borner lui-même les conséquences du principe qu’il a fait triompher ?

Qu’on n’oublie pas que, dans ces siècles orageux qui engendraient avec douleur l’ordre social moderne, le pouvoir religieux et le pouvoir civil, dans leurs inexprimables conflits, étaient livrés à toutes les angoisses, à toutes les péripéties d’une lutte violente ; et que, dans de continuelles alternatives de triomphe et de défaite, Grégoire et Henri, ces deux représentants de deux forces contraires, moururent l’un et l’autre en quelque sorte martyrs d’une cause tout opposée.

Qu’on pardonne surtout à Grégoire son triomphe, en se rappelant que, si l’empereur mourut tristement, et comme Louis le Débonnaire, trahi par ses enfants, le pape aussi mourut en exil à Salerne, sous la garde des princes normands, en s’écriant avec amertume : Dilexi justitiam, odivi iniquitatem, propierea morior in exilio. Quelques-uns ajoutent qu’un cardinal, pour consoler les derniers moments de Grégoire, lui dit : Très-Saint-Père, le grand pontife catholique ne peut mourir en exil ; car l’univers entier est sa patrie. Le pape ne répondit rien, se retourna sur sa couche, et expira.

Son courage avait déjà été mis à de vives épreuves le jour que, célébrant la messe de minuit à Saint-Jean de Latran, il fut tout à coup enlevé par une faction des seigneurs romains.

Le peuple s’émut, menaça, courut délivrer le pontife de la main de ses ennemis qui l’avaient caché et renfermé dans une tour. Le pontife délivré pardonna à ces ravisseurs, les sauva de la fureur populaire, et revint paisiblement à l’église achever le saint sacrifice interrompu.

Ces scènes sublimes peignent l’époque et la trempe d’esprit de l’homme qui le premier disputa glorieusement à la maison impériale l’indépendance spirituelle du pontificat romain. L’abbé de Cluny sut rester fidèle à toutes ses affections ; il conjura plus d’une fois la tempête que Grégoire avait soulevée contre lui-même ; mais il défendit aussi l’empereur Henri IV, jusqu’à sa mort, contre l’ingratitude de son fils, et ménagea en 1077, par son crédit auprès de la fameuse comtesse Mathilde, la réconciliation de l’empereur avec Grégoire. C’est à Hugues que l’empereur détrôné et fugitif écrivait avec douleur les détails de la révolte de Henri V, et l’abbé de Cluny ne méconnut point les bienfaits qu’il avait reçus de la famille impériale.

CHAPITRE HUITIÈME. Urbain II et Pascal II sortent de Cluny. — Urbain II consacre le maître-autel de l’église de Cluny. — L’abbaye est reconnue indépendante de l’évêque de Mâcon. — Un comte de Mâcon et un duc de Bourgogne deviennent moines de Cluny. — Les rois d’Espagne et Guillaume le Conquérant dotent le monastère. — Détails sur la vie de saint Hugues.

Dans ces temps mémorables, le rôle de l’abbaye de Cluny fut immense. C’est d’elle que sortirent deux des plus illustres papes qui aient occupé la chaire de Saint-Pierre, et qui, par l’élévation de leur esprit, comme par la sévérité de leurs mœurs, étaient dignes de continuer l’œuvre de Grégoire, Urbain II et Pascal II. L’un et l’autre disciples de Hugues, ils furent envoyés à Grégoire VII, par l’abbé de Cluny, et se succédèrent immédiatement au trône pontifical. Ce fait singulier suffit seul pour faire comprendre la prépondérance morale du monastère bourguignon dans le XIe et le XIIe siècle.

Urbain II, dès son avènement, s’empressa de l’annoncer à l’abbé Hugues, son maître, en des termes de respect et de fraternité, tout pleins encore des souvenirs de la maison où il avait été élevé. En venant au fameux concile de Clermont, il alla jusqu’à Cluny, y bénit le grand autel de la nouvelle église qu’on venait de bâtir, et repartit avec Hugues pour l’assemblée catholique où devait se décider l’un des plus grands événements des temps modernes, la première croisade. Hugues fut honoré et puissant dans cette immense réunion, et au milieu de si ardents intérêts.

Pascal II, devenu pape, vint revoir Cluny, en 1007 ; de là il remonta vers Dijon, où il consacra l’église de Saint-Bénigne. Il fut pour Hugues ce qu’avait été Urbain II ; et tous deux renouvelèrent et confirmèrent tous les privilèges que Grégoire VII avait déjà renouvelés, dans une longue bulle, en faveur de l’abbaye et de l’abbé de Cluny.

Certes, dans le siècle des croisades, et lorsque Cluny était devenu comme le séminaire des papes qui faisaient déclarer ces guerres saintes, déjà sollicitées par Grégoire VII, il est facile de pressentir que toutes les églises cathédrales de la chrétienté se remplissaient en foule des disciples de l’abbaye de Cluny qu’il ne nous est pas possible d’énumérer. On peut deviner dès lors ce qu’allait devenir la rivalité des évêques de Mâcon avec l’abbé de Cluny.

Un synode s’assemble à Châlons, en 1063, sous la présidence du légat d’Alexandre II, le célèbre Pierre Damien, qui était venu séjourner à Cluny et former avec Hugues des relations durables entretenues par une précieuse correspondance que nous avons encore. L’évêque de Mâcon, Drogon, est réprimandé d’avoir entrepris sur les immunités apostoliques de l’abbaye, d’être entré par force dans le monastère. L’autorité du pape et les privilèges de Cluny sont reconnus solennellement, et Drogon condamné, malgré ses excuses, à faire pénitence sept jours, au pain et à l’eau. Ainsi croissait l’indépendant monastère avec le pouvoir papal à la protection immédiate duquel le fondateur l’avait dévoué. Quarante ans ne s’étaient pas encore écoulés, depuis qu’Odilon s’était humilié devant l’évêque Gaulénus.

Désormais prévaudra sans contestation la maxime, déjà établie dans le grand ordre de Cluny, que les chefs des abbayes soumises à l’abbaye mère se contenteraient du simple titre de prieurs. En 1106, Pascal II le décréta formellement encore, et si plus tard quelques abbayes nouvellement assujetties au chef d’ordre conservent leurs abbés, ces abbés du moins ne pourront être élus que du consentement exprès de l’abbé de Cluny.

Peu s’en fallut que Hugues décidât le roi de France, Philippe Ier, par ses entretiens familiers, à venir, sous l’habit de moine de Cluny, faire pénitence de sa vie passée. Le roi pourtant se contenta de soumettre à Hugues l’abbaye de Saint-Martin des Champs, qui depuis fut Port-Royal.

Mais rien n’égala l’amitié dévouée qu’Alphonse VI, roi de Castille, porta à l’abbé de Cluny. Alphonse, retenu prisonnier par Sanche, son frère, avait dû sa délivrance aux prières et à l’autorité de Hugues. Dans sa reconnaissance, il fonda en Espagne deux monastères soumis à Cluny, et il doubla le cens annuel que Ferdinand, son père, avait promis à l’abbaye. Si Hugues ne l’eût retenu sur le trône, il se serait fait moine en Bourgogne ; il voulut du moins, en conservant la royauté, contribuer généreusement à la construction de la basilique, dont l’abbé de Cluny entreprit l’immense construction. Hugues vint à Burgos pour voir le roi Alphonse, et dans ce voyage on lui attribue l’honneur d’avoir introduit dans l’Église d’Espagne le rit romain à la place du rit gothique ou mosarabique.

La même année, l’arbitrage de Hugues fut sollicité par deux princes, Raymond de Bourgogne, comte de Galice, et Henri, comte de Portugal, qui lui envoyèrent un traité de partage sur la succession de leur beau-père, Alphonse, roi de Castille et de Léon.

Les grandeurs de la terre s’inclinaient toutes devant un habit de moine. Un comte de Mâcon, Wido, entre au monastère de Cluny avec sa femme, ses fils, trente chevaliers et un grand nombre de ses serviteurs. La comtesse se retira dans le couvent de Marcigny, que Hugues venait de créer pour recevoir les femmes qui voulaient vivre hors du monde. Cette étonnante résolution du comte et de toute sa maison fut attribuée par la légende à un miraculeux événement. Le noble père de Wido, comme tant d’autres seigneurs, n’avait point épargné les biens des églises et des monastères, et il passait bien follement sa vie. Un jour qu’il était à se réjouir dans son palais de Mâcon avec les compagnons de ses plaisirs, un homme à cheval se présente à la porte, et demande à parler au comte. Celui-ci vient à l’étranger, qui, par une irrésistible puissance, le place en croupe sur son cheval, et s’élève dans les airs au milieu de l’épouvante générale, et en laissant une large brèche aux murs du palais. Le comte ne reparut plus ; on ne sut jamais ce qu’il était devenu, et lorsqu’on voulait réparer la brèche de la muraille, une force invisible ne permettait point qu’elle se refermât.

Quand l’imagination des peuples était ainsi frappée de ces vengeances surnaturelles, quelle prise les repentirs religieux ne devaient-ils pas avoir sur les âmes !

C’est encore ce qui arriva à Hugues Ier, duc de Bourgogne, le petit-fils de celui que l’abbé de Cluny avait amené au concile d’Autun. De superbe qu’il était, il devint souple et humble, et céda ses états à son frère, Eudes, pour finir ses jours à Cluny dans les austérités chrétiennes. Enterré à Cluny, on lui fit cette épitaphe : Hic requiescit vir celebrandœ memoriœ, magnusque sœculi contemptor, Hugo, olim dux Burgundiœ, postea sacerdos et monachus hujus sanctœ ecclesiœ cluniacensis. Anima ejus requiescat in pace. Amen.

Il n’est pas jusqu’à Guillaume le Conquérant qui n’ait sollicité l’abbé de Cluny de venir gouverner les choses religieuses de sa conquête. Il proposait de lui soumettre tous les monastères de la Grande-Bretagne. Il le conjurait de lui envoyer du moins six moines. Hugues refusa tout, peut-être parce qu’il vit bien que le dessein de Guillaume était de renouveler la face de l'Église anglicane, et que les sympathies de Hugues étaient pour le clergé anglo-saxon, qui résistait à la conquête normande. Il fut d’ailleurs l’intime ami du populaire archevêque de Cantorbéry, Anselme, quelques années après exilé de son siège par le fils du Conquérant, Guillaume le Roux. C’est à Anselme, raconte la chronique, que fut prédite par Hugues la mort prématurée de ce roi normand, qui périssait subitement, au moment même, dans une partie de chasse.

Les maisons monastiques et toutes les ressources de l’abbaye de Cluny s’accroissaient sans relâche. Dans le testament de Guillaume le Bâtard, il y avait un legs annuel pour Cluny. La première fille de l’abbaye de Cluny, la Charité-sur-Loire, est fondée. Thibaud III, comte de Troyes, et Adélaïde, sa femme, font une donation considérable à Cluny. Le monastère de Saint-Arnoul de Crespy lui est soumis par le comte Simon de Crespy ; celui de Saint-Bertin, par Robert, comte de Flandre ; celui de Rimesingue, par l’empereur Henri ; celui de Saint-Wulmar, par le comte de Boulogne ; celui de Saint-Nogent-le-Rotrou, par le comte Geoffroy. L’évêque d’Orléans, l’évêque de Bâle, les archevêques de Lyon, de Besançon, de Reims, concèdent à l’abbé de Cluny des monastères de leurs diocèses. À Auxerre, à Auch, à Tarbes, à Limoges, dans toute l’Aquitaine, partout des concessions nouvelles dont l’énumération deviendrait aussi vaine que fatigante.

Les papes et les rois ne sont pas satisfaits de protéger de leurs chartes l’agrandissement progressif du monastère de Cluny ; ils lui soumettent eux-mêmes des établissements monastiques. Urbain II, en plein concile, exalte et privilégie l’abbaye de Cluny, et fait signer sa bulle par les pères du concile. Il menace ceux qui troublent Cluny de toutes les peines spirituelles, et lève tous les interdits dont les évêques jaloux peuvent avoir frappé le monastère privilégié. Enfin il donne à Hugues le droit de porter les ornements pontificaux dans les fêtes solennelles.

Il convient peut-être que, pour mieux faire juger les siècles que je parcours, et les dangers violents qui entouraient sans cesse les possessions des monastères et leurs immunités ecclésiastiques, je traduise la formule d’excommunication la plus énergique que je connaisse, prononcée par le pape Benoît XII contre les violateurs des libertés et des biens de l’abbaye de Cluny. Ou peut rapprocher cette bulle des termes mêmes de l’acte de fondation du monastère ; et d’ailleurs toutes les bulles papales de ces temps d’énergie barbare ne se terminent jamais sans cette sanction spirituelle, si redoutable alors, et pourtant encore si impuissante.

« Je maudis tous les malfaiteurs, dit Benoît XII, qui attaqueront les franchises, les habitations, les propriétés, les églises de l’ordre de Cluny. S’ils ne réparent point le mal qu'ils ont fait, que leurs membres corrompus soient retranchés du corps du Christ par le fer brûlant du glaive ecclésiastique ; qu’ils soient chassés du seuil de la sainte église de Dieu et séparés de la communion des fidèles. Qu’ils soient maudits dans leur marche et dans leur repos, dans leur veille et dans leur sommeil. Soit qu’ils entrent ou qu’ils sortent, qu’ils mangent ou qu’ils boivent, qu’ils soient maudits ! Que leur nourriture et leur boisson soient maudites. Maudit soit le fruit de leurs entrailles et le fruit de leurs terres. Qu’ils supportent les ardeurs du midi, jusqu’à ce qu’ils soient damnés et tourmentés dans les supplices de l’enfer, jusqu’à la fin des siècles, avec le Démon et les esprits infidèles. Que leurs fils deviennent orphelins, et leurs femmes veuves. Que les fils de leurs fils soient chancelants, exilés et mendiants. Qu’ils soient chassés de leurs maisons, et qu’ils demeurent anathématisés et maudits de toutes les malédictions contenues dans l’Ancien et le Nouveau Testament, jusqu’à ce qu’ils viennent à résipiscence et qu’ils satisfassent pleinement à notre avertissement sévère ! »

À ces menaces terribles, aux prodiges de la vie publique de saint Hugues, opposons un moment les douces qualités de sa vie intérieure. Il paraissait tellement digne des faveurs célestes, qu’un moine de Cluny, plusieurs disent Hildebrand, crut voir un jour Jésus-Christ s’asseoir dans une stalle du chœur à côté de Hugues, et lui dicter les décrets et les règles monastiques. Il est divinement averti des fautes de ses monastères, et court à Cluny, comme à Saint-Marcel, surprendre et corriger les désordres au moment où il est le moins attendu.

Une autre fois, cheminant à travers les Alpes, pour se rendre à Rome, une pauvre vieille femme, cachée dans le creux d’un rocher, effraye la mule qui portait l’abbé Hugues. La mule et le saint homme tombent dans un affreux précipice. Tandis que tout le cortège s’épouvante et s’afflige, ô merveille ! on aperçoit Hugues retenu aux branches d’un arbre, on le délivre ; mais à peine est-il hors de danger, que l’arbre mystérieux disparaît dans le vide de l’abîme, et que nul œil humain ne peut voir ses miraculeuses branches.

La piété de Hugues était si grande que des pèlerins furent avertis, au sépulcre des apôtres, par une vision divine, d’aller à Cluny dont ils n’avaient jamais entendu parler.

Sa charité ne se lassait jamais : toujours entouré de pauvres, il donnait toujours ; il se faisait préparer, pour eux, d’avance, des vêtements, des vivres, parce que, disait-il, la miséricorde ne doit pas se faire attendre. Ses dons étaient si inépuisables, que les peuples croyaient qu’à mesure qu’il donnait de l’argent aux malheureux, Dieu le remplaçait dans la bourse du bienfaiteur, espèce de juif errant de l’aumône. Il ordonna qu’à la Pentecôte le monastère nourrît autant de pauvres qu’il renfermait de religieux. Son indulgence égalait sa charité. Un jour qu’il revenait d’Espagne, il ramenait avec lui un jeune Maure, nouvellement baptisé. Ce jeune homme, dit la légende, dont l’âme était plus noire encore que la peau, osa voler son maître ; mais le saint homme pardonna, et ne voulut jamais abandonner sur le chemin le nouveau converti.

Une autre fois qu’il visitait ses monastères dans la Vasconie, il aperçut, près de la route, un pauvre toit de lépreux : c’était un homme autrefois riche et bien portant qui était venu se cacher dans cette solitude. Chacun fuit et s’écarte de la contagion. Hugues seul entre dans la cabane, parle au lépreux, le touche, le console, lui donne sa tunique, et le guérit par l’ardeur de sa charité.

Et cet abbé, qui faisait simplement de grandes choses, ne buvait pas de vin. Il ne se désaltérait presque jamais ; et ses aliments, pour parler avec la légende, étaient comme une sorte de ciment, un mélange de chaux et de sable. Il n’en défendait pas moins les frères de Cluny contre les exagérations de l’abstinence. Le légat Pierre Damien, visitant l’abbaye, voulait augmenter la sévérité de la règle. Travaillez avec nous, vivez de notre vie pendant huit jours, et vous déciderez après, dit le paternel abbé ; et le légat n’insista pas davantage, et ne voulut point se soumettre à l’épreuve.

Il ne faut donc pas être surpris que, sous un chef pareil, les moines de l’ordre de Cluny devinssent très nombreux. Dans un seul chapitre, Hugues se vit entouré de trois mille moines, qu’il regardait comme ses enfants ; et un auteur contemporain, Orderic Vital (8), assure que dix mille moines vivaient sous la conduite de l’abbé de Cluny.

Hugues vieillissait, fidèle gardien de la discipline monastique ; il ne retranchait rien de ses jeûnes, de ses veilles, de ses prières. Sentant sa fin s’approcher, il se fait porter à la chapelle de la Vierge. Avant de mourir, en 1109, il laisse à ses frères ses dernières et touchantes paroles, il lave leurs pieds, il les bénit, puis il expire sur la cendre et couché dans son cilice, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

Il n’a pas laissé beaucoup d’écrits. De toutes les lettres qu’il a dû adresser à tous les illustres personnages avec lesquels nous l’avons vu en relation, sept seulement nous restent ; l’une à Guillaume le Conquérant, une autre à Philippe Ier, roi de France, une troisième à Urbain II, trois à l’archevêque de Cantorbéry, Anselme ; et la septième à un de ses disciples, Anastase. Quelques conseils pieux à ses frères (9), des recommandations pour son couvent de Marcigny qu’il chérissait, quelques règlements monastiques sur les aumônes et les livres de la bibliothèque, une espèce de confession générale ; voilà à peu près tout ce qui reste de ce grand homme : et bien que la latinité en soit assez pure, et le style remarquable pour l’époque, nous n’en parlons que par respect pour une aussi glorieuse mémoire. Mais les lettres qui lui ont été adressées par les papes, les rois, les évêques, et dont un grand nombre subsiste dans divers recueils, prouvent, si on les avait su recueillir, toute la variété de la correspondance de Hugues, et de quel prix elle serait aujourd’hui pour l’histoire générale. Il pouvait croire, du reste, avoir laissé de lui des traces plus durables dans la basilique de Cluny, dont nous avons jusqu’ici différé la description, pour ne point interrompre le tableau moral de la vie du saint abbé.

(8) L'un des historiens les plus importants de ce siècle et moine de l'ordre de Cluny.
(9) V. la note D dans les pièces justificatives.

CHAPITRE NEUVIÈME. Fondation de la grande basilique de Cluny, par saint Hugues. — Description de l’église.

Les grandes institutions morales ne commencent point par de grands édifices. Il faut que la religion soit puissante avant qu’on lui enlève un beau temple. Partout où les premiers chrétiens n’ont pas fait servir les basiliques païennes à l’adoration de Dieu, les primitives églises ont été modestes. Lorsque les cathédrales magnifiques se sont élevées, gothiques ou romanes, c’est que le culte était fort et les fidèles fervents et nombreux. Le temps était venu que l’église ne suffisait plus au nombre des moines et à la splendeur du monastère. Saint Hugues entreprit, en 1089, l’édifice colossal ; il n’eut point la joie de voir la solennelle dédicace de l’église entière ; car cette dédicace fut retardée jusqu’en 1131. Mais sa dépouille mortelle y reposa du moins derrière ce maître-autel qu'il avait fait bénir par le pape Urbain II.

L’origine de l’église de Cluny, comme celle de toutes les basiliques du moyen âge, est enveloppée de circonstances miraculeuses, qu’il faut aller fouiller dans les chroniques latines. On dit qu’un moine, nomme Gunzon, malade et paralytique, vit apparaître dans son sommeil les apôtres Pierre et Paul, et saint Étienne, premier martyr. Le moine leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils voulaient. Saint Pierre, se nommant lui-même et ses compagnons : Lève-toi sur-le-champ, dit-il, frère, lève-toi, et va porter nos ordres à Hugues, abbé de cette église. Les proportions étroites de notre basilique peuvent à peine contenir la multitude des frères ; nous voulons que l’abbé en bâtisse une plus grande. Et qu’il ne s’inquiète pas de la dépense, nous saurons bien pourvoir à tout ce qui sera nécessaire à cette œuvre. — Je n’ose pas me charger de porter vos ordres, repartit le moine ; car on n’ajouterait nulle foi à mes paroles. — Tu as été choisi entre tous, répliqua Pierre, pour transmettre à Hugues nos commandements, afin que ta guérison miraculeuse fasse croire à ce que tu diras. Si tu obéis fidèlement, sept années seront ajoutées à ta vie : et si Hugues diffère d’exécuter notre volonté, le mal qui te quittera passera dans son corps. — Et parlant ainsi, Pierre tendait des cordes, et mesurait des dimensions de hauteur et de largeur. Il montrait au moine toutes les proportions et les qualités de l’édifice â bâtir, lui recommandant bien de garder fortement dans sa mémoire le dessin de la basilique.

Le moine, réveillé en sursaut, lui dont tout le couvent attendait que la cloche sonnât les funérailles, courut sain et sauf dans la chambre de l’abbé, et lui répéta ponctuellement ce qu’avait dit et montré l’apôtre. À l’aspect du moine, tout à l’heure mourant, et maintenant guéri tout à coup par une vision merveilleuse, l’abbé fut bien surpris au milieu de la nuit. Menacé lui-même, s’il différait à commencer l’édifice, d’être affligé de la paralysie du frère ; encouragé par l’idée que le secours céleste était promis à l’entreprise, il crut, obéit, commença, et, Dieu aidant, éleva, en vingt années, une demeure divine si grande et si belle, qu’il est difficile de dire qui l’emporte de sa grandeur ou de sa beauté.

Telle est, continue la pieuse légende, telle est la gloire et la splendeur de cette église, que, s’il est permis de croire que les habitants du ciel puissent se plaire aux demeures humaines, on peut la nommer l’habitation des anges. Les moines désormais, comme échappés d’une prison étouffante, vont respirer librement dans la vaste enceinte de la basilique ; l’espace étroit du chœur ne les forcera plus de mêler leurs rangs, de confondre leurs stations, ou de se disséminer au dehors. Mais chaque jour, comme s’ils célébraient la Pâque nouvelle, comme s’ils entraient dans la terre promise, ils pourront se réjouir de leur délivrance, et, sans que rien oppresse leur poitrine et retienne les élans de leur prière, se livrer sans tristesse, sous une large voûte, aux délices de la contemplation divine.

Les traditions populaires ajoutent que saint Hugues, ne sachant où bâtir précisément l’église, jeta un marteau en l’air, et que le lieu où tomba le marteau fut aussi le lieu qu’il choisit pour y placer le sanctuaire. Avant que toutes les portes de la basilique fussent démolies, on montrait encore au-dessus de l’une d’elles, à Cluny, une énorme pierre que tous les ouvriers et toutes les machines ne pouvaient soulever. Saint Hugues, pendant la nuit, par le secours divin, put soulever et placer seul la prodigieuse masse ; et la main du saint fondateur, et jusqu’à la sueur de cette main, restèrent à jamais empreintes sur la pierre.

La basilique de Cluny était incontestablement une des plus remarquables de son temps, elle les surpassait toutes par ses dimensions prodigieuses. Aujourd’hui encore Saint-Pierre de Rome est seul plus vaste que ne le fut l’église bourguignonne : toutes les autres églises de l’univers étaient, sous ce rapport, inférieures.

L’église de Cluny appartenait à ce qu’on est convenu d’appeler, de nos jours, en France, architecture romane ; c’est-à-dire à cette architecture, qui, d’un côté, prenant son point de départ au temps de la corruption des arts du Bas-Empire, se prolonge, de l’autre, jusqu’à l’époque gothique. Il est difficile de ne point s’égarer en divers systèmes sur cette ère architecturale intermédiaire, et c’est à peine aujourd’hui si l’on est d’accord sur ses divisions principales et sur les caractères saillants qui les séparent l’une de l’autre. Quelques-uns n’y voulaient voir d’abord qu’une dégénération de l’architecture romaine, qu’une héritière infidèle de l’art antique. Mais on lui a attribué, de nos jours, l’honneur de constituer un type distinct, un âge artistique à part. Je laisse aux artistes le soin de ramener à un caractère commun et général tous les monuments qui se sont élevés entre la décadence de l’art romain et la naissance du gothique ; de comprendre sous le même type le style oriental et byzantin de Sainte-Sophie et de Saint-Marc de Venise; les masses plus lourdes et plus nues des édifices auxquels l’usage vulgaire donne le nom d’édifices lombards, tels que Saint-Michel de Pavie, Saint-Vital de Ravenne et l’abbaye de Tournus ; la cathédrale néo-grecque de Pise, et tous ces monuments enfin que l'Allemagne, sous le nom de vieux allemand, l’Angleterre, sous le nom de style saxon, ont semés, dans les premiers temps du moyen âge, sur les bords du Rhin, dans l’intérieur de la Germanie et de la Grande-Bretagne. Dans une pareille question on peut multiplier à l’infini les nuances ingénieuses sans arriver jamais à une dénomination tout à fait convenue, à une classification exacte et adoptée par tous. Et comment en serait-il autrement, lorsqu’on ne sait pas même, de nos jours, quelle est la véritable origine du style gothique ; si l’expression religieuse de la pensée architecturale gothique s’est inspirée d’elle-même ; si elle est née en Allemagne, à en croire les prétentions germaniques ; ou si, au contraire, elle ne fût jamais née sur notre sol catholique, sans les importations sarrazines, sans s’être inspirée des imaginations arabes ; ou si enfin l’art roman lui-même ne fut pas comme la transition naturelle et nécessaire entre l’art antique et l’ère gothique, comme on peut le conjecturer à l’aspect des cathédrales romanes de Poitiers et du portail de Chartres, où l’arc roman commence à s’allonger et semble déjà aspirer à l’ogive ? Ne serait-ce pas que les divers peuples auraient donné divers noms aux variétés du même type, et que ce que les Anglais nomment genre saxon, l’Allemagne vieux-allemand, l’Italie néo-grec, lombard et bysantin, pût être compris néanmoins dans une même époque architecturale, comme des espèces d’un même genre, distinctes seulement par l’usage sobre ou prodigue, la simplicité ou le caprice des ornements accessoires, et non point par les grands traits qui séparent les différents types ?

Il en est de cela peut-être comme des genres en littérature, dont les noms sont arbitraires, et les limites plus arbitraires encore. Chaque peuple veut avoir son architecture propre et nationale, qu’il crée et qu’il nomme suivant ses mœurs, ses traditions, son climat, ses relations et son histoire. Toutes les origines sont obscures, toutes les transitions souvent insaisissables, toutes les nuances indécises. Chaque culte, chaque expression sociale prétend à son originalité artistique ; chaque nation a droit à sa force d’expansion et de création indigène, cela n’est guère niable ; mais comment constater quelle pai ^ l’imitation, les traditions, les mélanges de peuples et de civilisations, les transmissions héréditaires, ont laissée à la spontanéité humaine ? Comment saisir les traits exacts qui marquent la variété dans l’unité de l’architecture universelle ? Comment affirmer qu’un peuple ne fût pas arrivé à tel type d’art, et qu’il l’a nécessairement dérobé à un peuple voisin ? Comment tracer une ligne successive et progressive à travers la confusion architecturale, l’incertitude des dates et des origines ? C’est un problème qui lasserait l’intelligence, et dont la solution dépasse les conditions de l’histoire de l’humanité.

Quoi qu’il en puisse être, l’église de Cluny était un rare monument entre tous ceux qui précédèrent l’âge des cathédrales gothiques. Elle fut le plus immense édifice de son époque. Si elle était encore debout aujourd’hui, elle serait une des merveilles de l’art roman, en France, où de pareils monuments sont peu nombreux, en Europe même, où les temples gothiques ont surtout prévalu. Et cependant l’époque dont je parle ne fut pas stérile : elle répara avec zèle les édifices religieux que les Normands avaient détruits, ou que l’attente, générale alors, de la fin du monde avait laissé périr de vétusté. La rotonde de Saint-Bénigne de Dijon, les cathédrales de Saint-Martin de Tours, de Saint-Hilaire de Poitiers, l'église du Mont-Saint-Michel et de Saint-Martial de Limoges, furent créées en ce temps avec un talent d’architecture bien supérieur à celui des siècles précédents, et préparèrent le règne plus pompeux des monuments gothiques. Mais l’église de Cluny fut moins remarquable peut-être par l’élégance des proportions ou la richesse des ornements, que par l’austérité de ses formes simples et la grandeur de ses étonnantes dimensions.

Elle était bâtie, selon l’usage des temples chrétiens, de l’occident à l’orient, au bas de la montagne sur laquelle la ville et l’abbaye étaient construites. On descendait d’abord, par cinq larges degrés circulaires, à un vaste espace vide où s’élevait une haute croix de pierre ; mais avant d’y parvenir, il fallait traverser un très beau portique roman, à deux arches, placé en face de la basilique, et que l’on voit encore debout, noirci, obscur, ignoré, dans le lieu même où fut le temple dont il formait comme la première et noble entrée. Deux autres rampes d’escaliers, de 36 pieds de largeur, conduisaient, interrompues par plusieurs plates-formes, jusqu’au portail de l’église, encadré entre deux grandes tours carrées. La tour méridionale était le siège de la justice, la tour septentrionale gardait les archives. Ces tours n’avaient que 140 pieds de hauteur et 41 de largeur : mais il était visible qu’elles n’avaient point été portées à toute l’élévation du plan primitif. On les appelait les tours de Barabans, en mémoire de cloches énormes qui, selon la tradition, furent fondues, à l’époque des guerres religieuses du seizième siècle, pour fournir du canon à une forteresse voisine du monastère, le château de Lourdon, appartenant à l’abbaye.

Le portail était haut de 26 pieds et large de 16. Chacun de ses jambages était orné de 14 colonnes isolées. Les deux premières, de chaque côté, étaient tronquées pour laisser place aux statues en pierre de saint Jean l’évangéliste et de saint Étienne, hautes de six pieds. Une statue de saint Pierre était pareillement dressée sur le fût d’une autre colonne, qui formait le trumeau du portail, en le partageant par le milieu. Les battants de la porte étaient de bois sculpté, et couverts de trente figures en relief. Au-dessus du portail on voyait les figures en pierre de la Vierge et de deux anges. Les derniers degrés du grand escalier, l’espace compris entre les deux tours, au-devant du portail, et le portail lui-même, étaient recouverts d’un lambris peint, qui les défendait des injures de l’air.

Tout l’intervalle entre les deux tours, au-dessus du portail et du lambris peint, était rempli par une grande rose romane, de 30 pieds de diamètre, en pierre de grès finement taillée et sculptée. Elle se composait de 20 branches qui naissaient d’une autre rose plus petite, formant le centre de la première. L’encadrement de la rose et tous les ornements accessoires étaient romans et à plein cintre. Elle était surmontée de la figure d’un moine bénédictin, en aube, l’encensoir à la main.

Par le portail on pénétrait dans une espèce d’immense vestibule. Ce n’était pas pourtant cet atrium fort commun dans les grandes églises primitives, et que l’on voit encore à Saint-Ambroise de Milan, à la cathédrale de Salerne ; cet atrium antique, formé sur un plan quadrilatère, laissait libre et ouvert au ciel l’espace intermédiaire. Le vestibule de l’église de Cluny, entièrement fermé comme un temple ordinaire, était bien plutôt une sorte de première église qu’un véritable vestibule. C’était déjà en effet un vaste temple. Il avait 110 pieds de longueur, 81 pieds de largeur, et se divisait en une nef principale et deux collatéraux.

L’intérieur de ce vestibule, ou, pour mieux parler, de cet avant-nef, était orné de trois étages d’architecture. Le premier se composait d’un grand arc ogive supporté par des pilastres cannelés qui décoraient les quatre côtés de 8 piliers énormes. Du chapiteau des pilastres montait un faisceau de 4 colonnes légères qui s’arrêtaient à une large frise, un peu plus haut que la pointe de l’ogive. De cette frise, jusqu’à la naissance de la voûte, on voyait s’élancer une autre colonne, saillante des deux tiers et flanquée elle-même de deux colonnettes. À peu près à moitié de la hauteur de ces trois dernières colonnes, et passant sur elle par un ressaut, une corniche soutenue par des consoles, courait le long de la grande nef. Au-dessus de cette corniche s’ouvrait une seule fenêtre par chaque travée, et au-dessous une galerie composée de quatre arcades cintrées, enfermées deux à deux par un plus grand cintre. Les corniches, les couronnements, les frises de ces divers étages, les chapiteaux des colonnes et des pilastres étaient décorés de fleurs, d’oiseaux, de feuillages et de figures capricieuses d’animaux monstrueux. La grande voûte, en bonnet carré, avait près de 100 pieds d’élévation.

Il n’est pas facile de déterminer quel a pu être l’usage de cette première église, éclairée par 22 vitraux, presque égale en étendue à Notre-Dame de Dijon, et telle que bien souvent les étrangers qui venaient visiter Cluny croyaient, en entrant dans l’avant-nef, avoir vu toute l’église du monastère. L’usage de ce vestibule est encore plus hypothétique lorsqu’on trouve qu’il n’a point été construit originairement, et en même temps que la grande église entreprise par saint Hugues, mais que cette partie antérieure du gigantesque monument ne fut élevée qu’en 1220, sous le vingtième abbé de Cluny, Roland Ier. L’a-t-on bâti parce que la grande église ne suffisait point encore aux cérémonies du monastère dans les grandes solennités ? a-t-on voulu, au contraire, le destiner à contenir les serviteurs de l’abbaye, la suite des grands personnages qui la visitaient, la multitude des campagnes ou des villes environnantes, afin de réserver la basilique aux moines et à des fidèles séparés ? Je ne sais. On peut aussi conjecturer que, malgré l’immense étendue de la basilique, il a fort bien pu arriver qu’à certaines époques, par exemple, dans le temps des chapitres généraux, de la visite des papes ou des rois, l’église ne suffît plus aux empressements de la foule, et qu’on eût ainsi voulu donner un nouvel espace au zèle ou à la curiosité des catholiques, qui surpassaient encore les colossales dimensions de l’édifice.

Mais voici la supposition qui me semblerait la plus naturelle. Dans les temps anciens, il arrivait quelquefois, surtout à l’époque du carême, qu’il n’était pas permis aux pénitents de pénétrer trop avant dans l’intérieur de l'église, et de s’approcher du sanctuaire. Dans une pareille circonstance, l'usage de l’église de Rouen était de rapprocher la chaire du prédicateur le plus possible du portail, pour donner aux fidèles repentis la facilité d’entendre la parole de Dieu, sans entrer trop profondément dans le temple. Quelquefois même on construisait des autels dans le vestibule, pour que les pénitents pussent assister au saint sacrifice. Un autel de cette espèce se voyait autrefois dans la cathédrale de Noyon. Enfin, dans l’ancien pontifical de Châlons-sur-Saône, si voisin de Cluny, on lisait : In quibusdam ecclesiis sacerdos in aliquo altari foribus proximiori celebrat missam, jussu episcopi, pœnitentibus ante fores ecclesim constitutis. « Dans quelques églises, le prêtre, par ordre de l’évêque, célèbre la messe sur un autel très rapproché des portes du temple, pour les pénitents placés devant le portail de l’église. » La destination du vestibule de Cluny ne serait-elle point indiquée dans, ces paroles ? Au dix-huitième siècle, on ne voyait plus, il est vrai, dans l’avant-nef de Cluny, d'autel et de chaire à prêcher ; mais les temps étaient bien changés, cet autel et cette chaire temporaires avaient pu disparaître, parce qu’ils n'étaient plus nécessités par les nouveaux usages. Il n’était resté, à gauche de la porte d’entrée, qu’une table de pierre, de quatre pieds de long sur deux pieds et demi de large, conservant assez la forme d'un petit autel : son emploi paraissait ignoré. Seulement les mères et les nourrices avaient conservé la superstitieuse habitude d'y apporter leurs enfants, afin de les empêcher de pleurer. Elles nommaient cette table la table de saint Criard, et tous les efforts du monastère n’avaient pu déraciner cette crédulité populaire.

Au fond du vestibule se présentait le portail véritable et primitif de la basilique. Ce portail, devenu intérieur, avait 20 pieds de hauteur et 10 de largeur. Ses jambages étaient décorés de 8 colonnes, quatre de chaque côté, dont les intervalles étaient remplis par des ornements riches et variés : trois étaient d’un seul bloc. La première était taillée en réseau, la deuxième en vis, la troisième chargée de rosaces placées dans les cannelures, la quatrième nue et sans ornements. Les battants de la porte avaient été recouverts de peintures. C’est au-dessus de cette porte qu’était placée cette énorme pierre, que saint Hugues avait pu seul soulever et placer mystérieusement pendant la nuit.

Cette fameuse pierre servait d’imposte à tout le portail, elle était d’un seul bloc de 3 pieds d’épaisseur. 23 figures y avaient été taillées en relief. Les ouvriers qui construisaient l’église avaient remarqué au milieu d’eux un homme merveilleux qui les surveillait sans cesse, travaillait avec eux et ne partageait jamais leur nourriture ; ils ne doutaient pas que ce fût un ange qui présidait à l'édification de la maison de Dieu ; mais d’autres croyaient y reconnaître saint Hugues lui-même, qui ne quittait les ouvriers qu’à l’heure des repas, ou bien pour les exercices du chœur.

Au-dessus de la pierre miraculeuse, et dans le tympan du portail, dominait une majestueuse figure assise, tenant un livre de la main gauche, et de la droite donnant sa bénédiction. À ses côtés étaient représentées les figures symboliques des quatre évangélistes, et quatre anges, portés sur des nuages, embrassant et comme supportant le médaillon ovale dans lequel le trône du Christ était enfermé. La première archivolte qui couronnait le bas-relief se composait d’une suite de petits cintres, sous chacun desquels étaient des anges en adoration, hors dans celui du milieu, qu'occupait le Père éternel. Deux autres archivoltes concentriques à la précédente présentaient, la première des feuillages, et la seconde des médaillons d’où sortaient des têtes toutes variées d’expression.

Plus haut régnait une suite d’arcades légères, supportées par des pilastres. Celle du milieu servait à éclairer une chapelle de saint Michel, placée derrière, et suspendue dans la grande nef comme les orgues de nos jours ; les deux voisines présentaient des niches vides ; le fond des huit autres était rempli de figures peintes d’abbés et de saints personnages. Sur la muraille, comprise entre cette galerie supérieure et les cintres du portail, on avait sculpté en bas-relief quatre statues d’apôtres, d’environ 5 pieds de grandeur.

En franchissant le portail intérieur, on était enfin dans le temple principal ; on avait descendu quarante degrés. Mais les précautions des architectes avaient habilement écarté toute humidité par la distribution de longs canaux souterrains qui allaient se décharger, à l’orient, dans les beaux jardins de l’abbaye.

Au-dessus de la porte d’entrée, dans l’intérieur de la basilique, on ne remarquait pas, sans une vive curiosité, cette chapelle de saint Michel dont nous venons de parler, renfermée, en grande partie, dans l’intérieur de la muraille massive qui séparait l’avant-nef de la nef principale, mais débordant de six pieds, et se terminant en cul-de-lampe, dans l’église. Par un double escalier en escargot caché dans la muraille, on montait à cette chapelle, dont l’autel regardait l’orient.

La grande basilique avait plus de 410 pieds de long. Bâtie en forme de croix archiépiscopale, elle avait ainsi deux croisées ; la première longue de près de 200 pieds, large de 30 ; la deuxième longue de 110 pieds, et plus large que la première. La largeur moyenne de l'église était de 110 pieds. Elle se partageait en cinq nefs.

Trente-deux piliers massifs, de 7 pieds et demi de diamètre, portaient la voûte principale, plus élevée encore que celle du vestibule. Ces piliers étaient flanqués, de trois côtés, de colonnes engagées qui ne montaient pas plus haut que la naissance des voûtes des collatéraux ; et du côté de la grande nef, c’étaient des pilastres au lieu de colonnes. Cependant on remarquait une disposition différente dans les croisées, où les colonnes s’élançaient d’un jet jusqu’à la grande voûte, avec les piliers eux-mêmes qu’elles entouraient. Sur 28 autres piliers de la même dimension que ceux de la nef du milieu, s’appuyaient deux autres nefs de 55 pieds d’élévation, et les bas-côtés hauts seulement de 37. L’édifice entier reposait donc sur 60 piliers sans parler du vestibule, et sur 68 en y comprenant le vestibule. Si l’on ajoute la longueur de cette avant-nef à celle de l’église, jusqu’à l’extrémité du chœur, on trouve 520 pieds, et 555 en calculant l’espace contenu entre les deux tours de l’entrée. Saint-Pierre de Rome n’a que 575 pieds de longueur suivant les uns, et que 555 suivant les autres. Toutes les basiliques du monde sont infiniment éloignées d’atteindre à ces dimensions. On en voit la taille, pour ainsi dire, marquée et chiffrée sur le pavé de Saint-Pierre ; et Saint-Paul de Londres, la plus grande basilique après la métropole chrétienne, n’a que 500 pieds.

Un nombre prodigieux de plus de 300 fenêtres cintrées, étroites, élevées, éclairaient l’église, mais y laissaient tomber de haut une lumière douteuse qui n’empêchait point cette religieuse obscurité qu’on demanda, plus tard, aux vitraux de couleur, après qu’on eut agrandi les fenêtres des cathédrales.

Sur la croisée principale s’élevaient trois clochers. Au midi, le clocher de l'eau bénite ; au nord, le clocher des Bisans ou de Sainte-Catherine ; au milieu du sanctuaire, le clocher du chœur. Les deux premiers clochers, de forme octogone, contenaient chacun quatre grosses cloches ; le troisième, plus grand que les deux autres, et de forme quadrangulaire, en renfermait 18, dont 8 seulement subsistaient au dix-huitième siècle. Ces clochers offraient un aspect magnifique. Ils appartenaient tous à la plus élégante architecture romane. Leurs divers étages de fenêtres cintrées, tantôt simples, tantôt accouplées, mais toujours encadrées ou séparées par de légères colonnes à chapiteaux variés, les frises, les cordons, les ornements de ces étages inégaux, peuvent se juger et s’admirer encore dans le clocher méridional, le seul qu’on voie aujourd’hui. Le milieu de la deuxième croisée était surmonté d’un autre clocher appelé le clocher des lampes. Ils étaient tous couverts en ardoises ; et la chronique latine du monastère mentionne les grandes réparations qu’y fit faire Jean de Bourbon, quarante-septième abbé de Cluny, au quinzième siècle, et les ardoises qui arrivèrent, par la Loire, de Bretagne jusqu’à Digoin.

Les colonnes de l’église étaient ornées de chapiteaux romans, dont quelques-uns, conservés encore, présentent toute l’habileté et toute la variété des sculptures de cet âge. Dans chaque travée, deux rangs de petites arcades ouvertes au-dessus de la grande, différant de celles du vestibule par leur nombre et leur disposition, conservaient toutefois le style roman le plus pur, aussi bien que celles du vestibule, et à plus forte raison, puisqu’elles avaient été construites plus d’un siècle auparavant. Les trois arcades du rang inférieur étaient supportées par des pilastres, les trois supérieures par de petites colonnes. Mais on remarquait encore dans cette construction toute à plein cintre la forme ogivale de la grande arche ouverte sur les collatéraux, forme plus remarquable même ici que dans le vestibule, à cause de l’antériorité de la date. Cette bizarrerie n’empêche point que l’on n’assigne à l’église le caractère architectural que nous lui avons donné. L’ogive que l’on reconnaît dans quelques monuments de cette époque n’était qu’un accident. Elle n’était point encore l’expression d’un système ; le style gothique n’existait pas.

À l’entrée du chœur envoyait adossées au dixième pilier de la grande nef quatre grandes statues de bois peint ; elles représentaient saint Mayeul, une tiare à ses pieds ; saint Hugues, tenant l’abbaye dans sa main droite ; saint Odon, un livre à la main ; saint Odile, portant une crosse. Ces attributs allégoriques étaient accompagnés des armoiries de chacun des quatre abbés.

Le chœur comprenait environ le tiers de la grande nef. Au milieu du chœur il y avait deux jubés ; mais on y admirait principalement le sanctuaire, hardiment porté par huit colonnes de marbre, de 30 pieds d’élévation. Six surtout étaient précieuses, trois de cipolin d’Afrique, trois de marbre grec de Pentélie veiné de bleu. Saint Hugues les avait fait amener d’Italie par la Durance et le Rhône. Leurs chapiteaux surtout étaient sculptés avec une rare magnificence et avec toute la variété infinie de l’art roman.

Il y avait au chœur 225 stalles pour les religieux, toutes d’un travail remarquable, mais bien postérieur à la fondation de l’église ; car, pendant la durée des siècles, le chœur changea plus d’une fois de proportions et de distribution. Au quinzième siècle, Jean de Bourbon avait fait entourer le sanctuaire de tapisseries magnifiques, nommées tapisseries de la passion, lesquelles représentaient les scènes de la vie et de la mort de Jésus-Christ, et d’autres sujets pieux, tirés quelquefois de la vie des saints abbés de Cluny. Nul vestige n'est demeuré de ces tapisseries regrettables.

Ce qui est bien plus regrettable encore, c’est la belle peinture qui remplissait la voûte de l’abside (10). Elle représentait la figure du Christ, de 10 pieds de hauteur, porté sur des nuages, une main levée, l’autre posée sur l'Apocalypse fermé des sept sceaux. À ses pieds reposait l’agneau sans tache. Cette composition gigantesque était accompagnée des figures ailées de l’homme, du lion, de l’aigle et du bœuf. Toute cette peinture se détachait sur un fond d’or orné de losanges, en forme de mosaïque.

(10) M. Lenoir en a donné un dessin et une description dans son Musée des monuments français ; mais ce dessin et cette description, aussi infidèles l'un que l’autre, n’attestent que trop le peu d’intelligence que l’on avait du style roman à l’époque où Lenoir a écrit son livre.

Ce bel ouvrage, qui décorait la coupole de Cluny, avait conservé, jusqu’au dix-neuvième siècle, tout l’éclat et toute la fraîcheur de ses couleurs primitives. Il serait aujourd’hui une chose bien rare en Europe ; mais le fondateur du musée des Petits-Augustins, M. Alexandre Lenoir, chargé de conserver les monuments antiques, ne put sauver celui-ci, malgré ses lettres au ministre Chaptal. Quelques-uns, entre autres lArt en province, ont attribué à l’an 1000 cette peinture, dont les couleurs étaient mélangées à l’eau d’œuf, d’après l’usage du temps. Cette date ne saurait être exacte, puisque l’église, commencée en 1089, ne fut terminée que dans le siècle suivant. La peinture de la coupole appartient donc à la fin du onzième siècle, ou au commencement du douzième siècle, à moins qu’on ne suppose, ce qui n’est pas supposable, que l’abside de l’église a été bâtie longtemps avant l’église elle-même, qui n’eût fait que se joindre à la vieille coupole.

Même au onzième et au douzième siècle, la coupole peinte de Cluny était infiniment remarquable ; sa conservation manque à l’histoire de l'art. On ignore entièrement le nom du peintre. Appartenait-il à la Bourgogne, à la France ? L’abbé de Cluny l’avait-il fait venir d’Orient ou d’Italie ? Était-il de la famille de ces artistes qui couvrirent de mosaïques d’or les voûtes des églises vénitiennes ? Qui le saura jamais ?

On avait adossé, soit aux jubés, soit aux piliers même de la grande nef et de ses collatéraux, un grand nombre d’autels consacrés à des saints divers. Nul autel pourtant ne se voyait avant le sixième pilier de la nef principale. Je dois épargner au lecteur les noms et le nombre de ces autels disséminés dans l’enceinte sacrée.

Le grand autel était placé un peu au-delà de la seconde croisée. On en vantait le précieux sanctuaire, et la magnifique pierre de jaspe qui l’embellissait. Plus loin, il y en avait un autre, appelé l’autel matutinal. C’est à cet autel que, jusque dans les derniers temps, s’était maintenu l’antique usage de la communion sous les deux espèces, et que les assistants du prêtre qui officiait, les fêtes et les dimanches, prenaient la communion du vin avec un chalumeau d’or, dont l’extrémité plongeait au fond du calice. C’est aussi derrière cet autel matutinal qu’on voyait le tombeau de Hugues, le saint fondateur de l’église.

Les principales chapelles, aussi vieilles que la basilique, étaient reléguées, autour de la colonnade octogone du chœur, dans cinq voûtes en cul de four.

D’autres chapelles s’ouvrirent ultérieurement, soit le long des nefs latérales, soit le long des deux croisées. De ce nombre la fameuse chapelle Bourbon, élevée au XVe siècle, dans toute la richesse de l’art gothique, et destinée à survivre seule aux désastres de l’église mère, à côté du clocher méridional; mais triste, mais nue, mais privée de ses tableaux, de ses autels, de ses statues, que Jean de Bourbon y avait placés avec splendeur ; montrant pourtant encore à l’œil des curieux les restes de ses quinze belles figures de prophètes et de patriarches, portant sur leurs poitrines de larges légendes rouges avec des lettres d’or effacées; puis ses quinze niches vides au-dessus des prophètes; ses élégantes et gothiques pyramides ; les gracieuses découpures de sa niche gothique placée à gauche de l’autel détruit; sa voûte légère armoriée de fleurs de lis; tout à côté de la chapelle, la chambre de Jean de Bourbon (11), sa cheminée, son écusson barré, son prie-Dieu : pauvre chapelle ! que la protection administrative a sauvée de la destruction pour en faire comme un reliquaire où reposent les débris admirables de quelques chapiteaux, une magnifique pierre sculptée d’autel roman, une belle urne en marbre blanc, dont des serpents entrelacés forment les anses, le plan de l’abbaye qui n’est plus, quelques tronçons de colonnes et des fragments de tombeaux !

(11) Cet oratoire, d'où l'on suppose que le cardinal entendait les offices, était lui-même sous l'invocation de saint Eutrope.

Les tombeaux aussi couvraient la surface sacrée. On y montrait surtout, outre ce que nous avons déjà dit, ceux du pape Gélase, de vingt-six abbés de Cluny, d’une foule d’archevêques, d’évêques, de princes et de personnages de distinction, dont les noms et les épitaphes, en vers ou en prose latine, bien qu’intéressants à l’œil de l’antiquaire, doivent pourtant être négligés par l’historien. Je ne veux nommer, avec les illustres morts de la maison de Bourgogne, avec les Soubise et les ducs de Pondevaux, qu’une sœur de saint Louis, Pernette, qui, devenue veuve, en 1270, de Hugues Guichard d’Hauteville, fils de Tancrède, bâtard de Roger, duc de Pouille, lequel mourut dans l’expédition de Tunis, vint mourir à Cluny en 1286. D’autres sépulcres célèbres, placés hors de l’église, ornaient Saint-Pierre-le-Vieux, les cloîtres et les cimetières de l’abbaye.

Aucune charpente n’apparaissait dans l’édifice gigantesque. On n’apercevait partout que des voûtes pleines, immédiatement recouvertes d’une toiture revêtue de tuiles creuses, telles qu’on les emploie encore dans la haute Bourgogne, à Milan et à Rome.

Le lecteur me pardonnera, j’espère, les détails, trop scrupuleux, et cependant trop incomplets, sans doute, que j’ai voulu consacrer à la mémoire d’un grand monument qui n’est plus. Il ne serait pas facile, quand l’église de Cluny serait debout encore, d’écrire à leur date le détail des constructions ou des ornements qui s’ajoutèrent successivement au luxe des siècles. De pareilles descriptions, qui entraînent toujours le récit hors de l’ordre naturel des temps, ne tardent point à devenir fatigantes, même pour un édifice vivant. Quelle difficulté, quelle impossibilité de décrire avec intérêt, avec exactitude, le temple dont les pierres sont dispersées (12)

(12) Je dois un remerciement public à M. Ochier, docteur-médecin à Cluny, qui a bien voulu m'aider de sa science, de ses conseils et de ses manuscrits. J'y aurai recours plus d'une fois encore.

Je veux donc que l’immense basilique de Cluny reste pour tous dans toute la nudité de son type austère et primordial. Je ne parlerai pas même des belles et nombreuses fenêtres gothiques qui éclairaient, dit-on, les appartements des étrangers, et que l’on peut admirer encore au côté occidental des bâtiments de l’abbaye. Le monastère doit demeurer essentiellement roman, avec le portique roman que j’ai cité, avec toutes les maisons romanes si remarquables que l’on rencontre aujourd’hui même, à Cluny, près de l’enceinte monastique, et autour des autres églises de la ville. Les temps de l’époque romane furent les temps de la véritable splendeur de l’illustre couvent de Bourgogne : laissons d accord ensemble sa grandeur morale et sa grandeur matérielle, dans le même caractère artistique et historique.

Comment une telle œuvre put-elle s’accomplir en si peu d’années, et avec des frais si nécessairement énormes ? On le comprendrait difficilement, si nous n’avions donne déjà les principaux traits de la vie morale de l’abbaye. Tous les rois de l’Europe, dont les relations furent si intimes et si fréquentes avec saint Hugues, y contribuèrent sans doute par leurs offrandes ; mais celui que l’histoire surtout désigne comme le principal édificateur du temple de Cluny, c'est, je l'ai dit, le roi Alphonse VI, d’Espagne. Il fit passer beaucoup d’argent à cette pieuse destination, sans compter les autres donations dont il combla le monastère. Aussi, dès la vie du roi espagnol, et après sa mort, faisait-on des prières et des aumônes dans tous les couvents de la dépendance de Cluny, pour le salut de l'âme d’Alphonse et de sa femme, qui l'avaient ordonné dans leurs actes de libéralité. À Cluny, on servait, chaque jour, à la première table du réfectoire, le dîner d’Alphonse, comme si le roi le devait manger, puis on le donnait à un pauvre. En sa mémoire, le jeudi saint, on lavait les pieds de trente indigents, puis on leur donnait à manger, suivant l’ancienne coutume. Le jour de Pâques, on en nourrissait cent autres. Alphonse avait dans l’église un des principaux autels, et devait avoir part à toutes les messes qui s’y célébraient. Pendant un an entier, on y dut offrir le saint sacrifice, chaque jour aussi, à l’heure même de la mort d’Alphonse : et son anniversaire devait enfin s’y renouveler, tous les ans, avec autant de solennité que ceux de l’empereur Henri le Noir et de l’impératrice Agnès, autres célèbres bienfaiteurs de l’abbaye.

Outre les générosités royales ou seigneuriales, le zèle des simples chrétiens concourait à la création de ces merveilles pieuses. Tous voulaient contribuer à la construction de l’église ; les ouvriers eux-mêmes, chacun selon son art, offraient une part de leur travail, comme une aide gratuite : l'église, ainsi achevée, devait être chère à tous, car elle était l’œuvre de tous. Ainsi put s’élever, en ces temps de croyance, la basilique clunisoise ; et l’on aurait peine à en comprendre l’exécution rapide, sans les efforts combinés d’une pensée unanime et d’un concours universel.

Qui en fut l’architecte ? On en attribue le principal honneur à un moine du lieu, Hézelon, duquel on vante beaucoup l’érudition et l’éloquence. Si la chose est vraie, l’église romane du XIe siècle a été plus heureuse que tant de monuments magnifiques des temps postérieurs qui ont perdu à jamais le nom de leurs architectes. Mais aussi les moines écrivaient et se souvenaient.

Une chronique de l’abbaye place encore dans la vie de saint Hugues la construction d’un immense réfectoire, au midi de l’église. Ce réfectoire, long de cent pieds et large de soixante, contenait six longs rangs de tables, sans compter trois autres tables transversales, destinées aux fonctionnaires de la communauté. Il était orné de peintures qui retraçaient les histoires mémorables de l’Ancien et du Nouveau Testament, les portraits des principaux fondateurs et bienfaiteurs de l’abbaye. On y voyait surtout un immense tableau représentant le Christ et le jugement dernier : on lisait au bas ces quatre vers latins :

Ecce dies magnus, quo judex præsidet agnus,
Sponte vel ingratum cui subditur omne creatum.
Infelix vere cui non datur ista timere !
Nam præsens ignis domus est æterna malignis.

« Voilà le jour solennel où l’agneau va siéger en juge souverain, l’agneau de Dieu, à qui toute créature est soumise, qu’elle le veuille, ou qu’elle résiste : profondément malheureux est celui auquel il n’est pas donné de redouter la sentence suprême ! car les flammes que vous voyez sont la demeure éternelle des méchants. »

Les peintures, l’artiste, le poète, tout est inconnu, tout a disparu pour nous. J’aime à croire que le peintre valait mieux que le poète. Je remarque pourtant dans ces vers latins la rime, non pas des derniers mots de chaque vers, mais de chaque première syllabe du troisième pied avec la dernière syllabe de chaque vers. Ces bizarreries, ces tours de force, qui ont préludé à la rime des nations modernes, se rencontrent dans les vers latins, et jusque dans la simple prose, bien avant le XIe siècle. Chose remarquable ! ces siècles de basse latinité avaient mis à la mode précisément ce qui était regardé comme un défaut dans l’âge d’or de la littérature latine, qui évitait ces consonnances avec autant de soin que nous évitons encore nous-mêmes de faire rimer l’hémistiche de notre vers français avec sa désinence finale. — La rime est née peut-être dans la psalmodie des cloîtres, parce que le retour périodique des mêmes consonnances devait singulièrement faciliter les chants d’église.

À présent que le monument bénédictin répond au nombre des frères et à l’importance historique de la congrégation clunisoise, il est temps de reprendre la suite des événements. Mon récit touche à une crise morale qui faillit compromettre l’avenir et la prospérité du premier monastère des Gaules.

CHAPITRE DIXIÈME. L’abbé Pontius. — Le pape Gélase II meurt à Cluny. — On y élit son successeur, Calixte II. — Démission de Pontius. — Sa révolte. — Son excommunication. — Sa mort.

C’était un noble et beau jeune homme que Pontius de Melgueil, élu en 1109, et consacré par l’archevêque de Vienne, en remplacement du vénérable saint Hugues. Issu d’une opulente famille d’Auvergne, filleul de Pascal II, qui vivait encore, et l’avait fait élever à Cluny, il se montra d’abord digne de ses hautes fonctions par sa modestie, ses mœurs religieuses et ses habitudes littéraires. Il fut l’un de ceux que l’empereur d’Allemagne députa vers le pape pour conclure la paix entre le sacerdoce et l’empire dont la querelle continuait. Ce fut lui qui défendit avec succès et talent, au célèbre concile de Reims, en 1110, les privilèges de son monastère, dans un discours que le moine Orderic Vital nous a conservé. Pascal II lui envoya sa propre dalmatique, lui permit de porter les ornements pontificaux, en même temps qu’il confirma tous les privilèges de l’abbaye. Louis VII, lui-même, roi de France, sanctionna, entre les mains de Pontius, tous les droits du monastère, par une charte expresse dans laquelle il donne au glorieux monastère de Cluny le nom de membre le plus noble de son royaume : nobilius membrum regni mstri. On a remarqué aussi une lettre de Pascal II à Pontius, qui prouve qu’à cette époque on communiait encore sous les deux espèces : ita sumenda eucharistia, dit le saint pontife, ut corpus et sanguis seorsum sumantur, exceptis infirmis et infantibus. Il paraît que les vieillards et les enfants pouvaient communier avec du pain trempé dans le vin.

Pontius obtint encore quelques concessions favorables à l’abbaye : mais un fait plus remarquable prouva que Cluny continuait d’être comme un second chef-lieu de la chrétienté.

Pascal était mort, après avoir renouvelé sa lutte avec l’empire. Gélase II, son successeur, ne tarda point à sortir inégal du combat. Menacé, maltraité, souffleté par les partisans de l’empereur Henri V, et surtout par la famille romaine des Frangipani, il s’enfuit de Rome et se réfugia en France, par mer. Pontius vint à sa rencontre ; il lui envoya, ainsi qu’à toute sa suite, des chevaux, des vivres et toutes les commodités de la vie. Le pape, fatigué encore du mal de mer, vint se reposer, dans sa route, sur les domaines paternels de Pontius. Puis il remonta lentement le Rhône, s’arrêta à Vienne, à Lyon, et se sentant à Mâcon plus malade, se fit porter précipitamment à Cluny.

Là, voyant sa fin prochaine, il manda Guy, archevêque de Vienne, le même qui avait consacré Pontius, et qui venait de recevoir splendidement Gélase à son passage. Mais avant que l’archevêque eût le temps d’arriver, Gélase était mort à Cluny, au milieu de ses cardinaux, comme dans sa propre maison, pour me servir de l’expression contemporaine d’un moine de Cluny ; il était mort, après s’être fait placer sur la cendre, revêtu de l’habit bénédictin sous lequel il voulut expirer, au milieu du chœur, entouré de toute la communauté, et désignant Guy pour son successeur. Il n’avait pas eu besoin d’accorder des bulles d’affranchissement au monastère ; déjà à la date de Capoue, il avait, à l’exemple de ses prédécesseurs, privilégié les Clunistes.

Quand l’archevêque de Vienne arriva, il trouva les cardinaux en délibération, et presque aussitôt il fut élu pape, sous le nom de Calixte II. Il était le plus jeune des cinq fils de Guillaume, comte de Bourgogne, et de Gertrude de Mâcon. Plein de lumière et de bonne renommée, il régissait depuis trente-six ans l’église de Vienne ; il avait présidé aux conciles de Dijon et de Tournus, et à bien d’autres assemblées ecclésiastiques. Il y avait longtemps aussi qu’il se montrait l’adversaire déclaré des prétentions de l’autorité impériale sur le trône de saint Pierre. Il avait plus d’une fois reproché à Pascal II, comme une faiblesse, les concessions transactionnelles imposées par le besoin de la paix, et n’avait pas craint d’opposer à la transaction papale les décrets contraires d'un concile provincial tenu à Vienne, dans sa propre résidence. Cette énergie de caractère, sa haute naissance, les nobles alliances de sa famille avec les rois de l’Europe, recommandaient suffisamment en ces temps-là l’archevêque de Vienne au choix des électeurs, au nombre desquels fut Pontius ; car pour lutter efficacement contre la suprématie impériale, l’église avait besoin d’un chef puissant.

Le nouveau pape ne voulut pas cependant se vêtir de la chlamyde de pourpre et accepter officiellement le pontificat, avant que son élection fût confirmée à Rome. Un moine du Mont-Cassin, le cardinal Rocimanne, qui se trouvait à Cluny, courut à Rome, fit approuver le pontife par les autres cardinaux et par tout le clergé, et dès lors Gallixte II n’hésita plus à se rendre à tous les devoirs de la papauté. Le pape Gélase eut son tombeau dans la grande basilique, à côté de la grande porte du chœur, tout auprès de l'autel qui fut dédié plus tard à saint Thomas de Cantorbéry. L’appartement qu’il occupa dans l’abbaye retint le nom de palais du pape Gélase, tandis que Calixte sortait de Cluny pour gouverner le monde chrétien, et tenir le concile de Reims, annoncé par Gélase.

Avant la réunion de ce concile, avait eu lieu la célèbre assemblée de Tibur, où l’élection de Calixte fut solennellement reconnue. Toutes les églises chrétiennes y avaient envoyé leurs députés, et Pontius y figurait avec le célèbre Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne, en qualité de député des églises d’Allemagne.

Au retour du concile où nous avons vu figurer Pontius, Calixte revint à Cluny, dans toute la pompe de son cortège pontifical. Là, entouré de cardinaux, d’évêques, de la noblesse de Bourgogne et des splendeurs de la cour romaine, il voulut, avant de partir, fortifier encore, s’il était possible, les franchises et les honneurs du lieu où lui étaient advenus les droits du pontificat universel. Il se dépouilla de son propre anneau, et le passa au doigt de Pontius, en déclarant solennellement que désormais, toujours et partout, l’abbé de Cluny remplirait les fonctions de cardinal romain. Puis, imposant plus fortement que jamais à tout l’épiscopat l’obligation de respecter les immunités des Clunistes, il leur permit de célébrer les saints mystères, les portes fermées, alors même qu’un interdit pèserait sur tout le pays. Il accorda des faveurs aux paroisses clunisoises, et décréta que le Saint-Siège se chargeait directement de pourvoir aux besoins spirituels du monastère, en cas de mauvais vouloir des évêques voisins.

Calixte II, de retour à Rome, célébra sa victoire dans un concile de Latran, condamna, poursuivit, fit prisonnier à Sutri l’antipape Bourdin, que l’on vit, devant le char triomphal du pontife, marcher vêtu d’une peau de chèvre ensanglantée, monté à rebours sur un chameau dont il tenait la queue en guise de bride, et livré à toutes les insultes de la populace. La forteresse de Cencius Frangipane fut détruite, les seigneurs réduits, et l’empereur lui-même plus d’une fois excommunié et sérieusement menacé dans son pouvoir temporel. Le cœur de Calixte fut porté plus tard à Cîteaux, dont les commencements austères avaient séduit le pontife, qui en approuva les statuts et en favorisa l’agrandissement.

Pontius n’avait pas cessé d’être, entre le pape et l’empereur, l’organe et l’intermédiaire de ces transactions si souvent renouvelées et si souvent rompues, qui signalèrent la guerre des investitures. Mais il semblait digne encore de tant de grâces. Il favorisait à Cluny les études et la science des manuscrits.

L’histoire a gardé les noms de trois habiles copistes de cette époque, Albert, Opizon et Duranne, tous trois moines de Cluny, et se livrant avec ardeur, sous la direction de Pontius, à écrire des manuscrits corrects et magnifiques, en les comparant avec d’autres exemplaires. On vantait surtout une admirable Bible, remarquable également par la grandeur du format, sa précieuse couverture, la beauté et la correction de ses caractères, et par l’éclat et la valeur des pierres précieuses qui l’enrichissaient.

Mais une humeur inquiète et orgueilleuse devait faire perdre à Pontius tous les fruits d’un si beau commencement. Il avait disputé à l’abbé du Mont-Cassin la première place, et ne se contentait déjà plus de tenir le second rang entre tous les abbés de la chrétienté ; il ambitionnait le titre d’abbé des abbés, porté par le chef du monastère italien. Il succomba dans sa prétention ; mais sa vanité se consola en prenant le nom d’archi-abbé. Le désordre s’introduisait dans la maison de Cluny ; le luxe, le relâchement, la prodigalité de Pontius, amenaient la discorde entre l’abbé et les frères. Les choses allèrent si loin, que Pontius courut à Rome, se démit entre les main s de CalixteII de ses fonctions abbatiales, malgré la résistance du pape, qui lui permit enfin de passer la mer et d’aller à Jérusalem, où il jurait, disait-il, de terminer ses jours. Là on lui fit l’insigne honneur de lui donner à porter, au milieu de l’armée des croisés, la lance qui perça les flancs de Jésus-Christ.

Les moines de Cluny, délivrés de l’impérieuse légèreté d’âme de Pontius, élurent successivement Hugues II, qui mourut presque aussitôt ; puis le célèbre Pierre Maurice de Montboissier, le plus connu, et le seul généralement connu peut-être de tous les abbés de Cluny. Les moines respiraient, et la paix était rentrée dans le monastère, lorsque tout à coup Pontius, ennuyé de la vie de Jérusalem, repasse la mer. Mais, à son retour d’Orient, il n’ose plus reparaître à Rome, il va se cacher à Ravenne, puis dans le diocèse de Trévise, où il fonde un petit monastère. Il s’ennuie bientôt encore, il passe dans les Gaules, et feignant de ne plus songer à Cluny, il épie le moment, favorable à ses desseins, de l'absence de l’abbé titulaire, et se rapproche insensiblement du couvent. Puis il se jette à l’improviste aux portes du monastère avec la troupe armée et soudoyée de quelques fugitifs, ses partisans, et de quelques bandits qu’il a gagnés à sa cause. Il brise les portes du monastère ; il n’a pas de peine, ainsi entouré, d’effrayer, de disperser et de mettre en fuite un vieux prieur et beaucoup d’autres frères. Cette multitude armée, dans laquelle se trouvent même des femmes, envahit les cloîtres, s’empare de tout, impose un serment nouveau par la menace, la crainte et les tourments, aux moines qui n’avaient pas fui. Ceux qui refusent le serment sont chassés ou emprisonnés. Les envahisseurs osent porter une main sacrilège sur les choses saintes, les croix d’or, les tableaux dorés, les candélabres d’or, les encensoirs d’or, et tous les vases de métaux précieux. Les calices eux-mêmes, les châsses d’or ou d’argent qui contiennent les reliques des saints et des martyrs, rien n’est épargné. De toutes ces choses inestimables, Pontius se compose des lingots d’or et d’argent qui lui servent à tenter l’avarice des uns, à payer les terribles services des autres, et à grossir son armée. Les villages et les lieux fortifiés qui entourent le monastère sont envahis ; il force, comme un barbare, les endroits que la religion devait faire le mieux respecter, détruisant tout sans ménagement par le fer et par le feu. Avec des soldats gorgés d’or et de butin sacré, il ne se refuse à aucune des calamités de la guerre, ni au pillage, ni au meurtre. Près de trois mois se passent sans interruption à cette abominable guerre. Pendant ce temps-là, le pauvre prieur, les religieux en grand nombre, s’étaient réfugiés où ils avaient pu, dans les lieux les plus sûrs, partout où ils pouvaient se défendre des attaques de l’ennemi.

Cependant les malheurs de Cluny étaient arrivés aux oreilles du successeur de Calixte II, Honorius. Le pape envoie à la hâte son légat, Pierre Damien, qui, se joignant à l’archevêque de Lyon, frappe d’un terrible anathème Pontius et les Ponssiens. Des lettres apostoliques évoquent à Rome cette grande cause, et assignent un jour au jugement. Une partie des partisans de Pontius obéit et cède aux menaces spirituelles. Pontius assigné ne veut pas satisfaire d’abord aux liens de l’excommunication qui l’a frappé, il ne veut rien réparer, et répond aux envoyés du pape que nul des vivants n’a le pouvoir de l’enchaîner par des peines spirituelles, et qu’il ne doit obéissance qu’à saint Pierre qui est dans les deux. Le pape s’émeut de cette réponse, Rome entière se soulève, et tous proclament Pontius non seulement excommunié, mais schismatique. On fait demander aux compagnons de Pontius s’ils persistent à ne pas donner les satisfactions qu’a refusées leur maître. Ils cèdent enfin, entrent dans le sacré palais, les pieds nus, confessant leur faute en public, et obtiennent l’absolution. La cause s’instruit, le pape entend les parties, examine tout avec la cour romaine qu’il s’est adjointe dans cette grande affaire, et prononce enfin, après de mûres délibérations, la sentence définitive qui déclare Pontius envahisseur, sacrilège, schismatique, excommunié, le dépouille à jamais de tous honneurs, de toutes charges, de toutes fonctions, et le condamne à restituer à l’abbé de Cluny tout ce qu’il lui a enlevé, Cluny, les moines et tout ce qui appartient au monastère.

Cette sentence fait cesser soudain toutes divisions ; l’harmonie renaît, le monastère restauré répare ses pertes ; bientôt Pontius, poursuivi, arrêté, est renfermé à Rome dans une tour, nommée les sept-salles. Il y tombe malade du mal romain, de cette fièvre pestilentielle causée périodiquement par le mauvais air de la campagne romaine, déjà eu friche, déjà dépeuplée et désolée, telle que nous la voyons aujourd’hui, par les déprédations et les guerres des princes italiens du moyen âge. Celui qui fut quatorze ans abbé de Cluny meurt triste, captif ; on l'enterre, comme un pauvre, à l’église Saint-André ; car il est mort excommunié, sans vouloir se repentir et se faire absoudre. Mais, quelque temps après, l’indulgence du pape Honorius consentit, par respect, dit-il, pour l'illustre monastère, à faire transporter la dépouille mortelle de Pontius dans l’abbaye de Cluny, où son éminent et indulgent successeur lui fit élever un tombeau dans la grande basilique. Seulement, pour montrer que Pontius était mort excommunié, on avait figuré sur sa tombe un homme, les pieds liés, une main coupée, et tenant de l’autre une crosse brisée.

Il était réservé à la vertueuse intelligence de Pierre Maurice de Montboissier de faire disparaître et oublier les traces de tant de convulsions. Si les détails que nous venons de raconter ont pu donner la mesure du mal, ils signalent aussi à quel état de magnificence les richesses acquises au couvent, jointes à la munificence des souverains et des autres donateurs, avaient dû élever le trésor monastique que les partisans de Pontius dévastèrent.

CHAPITRE ONZIEME. Pierre-le-Vénérable. — Il se décide pour Innocent II contre Anaclet. — Innocent II consacre la nouvelle église. — Pierre assiste à divers conciles. — Suger et saint Bernard l’invitent à l’assemblée qui prépare la seconde croisade. — Assemblée religieuse et féodale, où l’on s’engage à défendre l’abbaye. — Anachorètes à Cluny. — L’abbaye fonde des monastères en Asie. — Situation de l’abbaye à la mort de Pierre-le-Vénérable.

Pierre Maurice, depuis surnommé le Vénérable, appartenait encore à l’Auvergne, qui déjà avait vu naître saint Odilon et le duc Guillaume, fondateur du monastère. Avant d’être élu abbé de Cluny, en 1122, à l’âge de trente ans, il avait été élevé à Souxillange, l’une des filles de Cluny, par les soins de saint Hugues, son maître ; puis il était devenu prieur de Vézelay.

Dès sa jeunesse, on le nommait le docteur et le maître des vieillards, et le soutien de l’ordre monastique. Théologien, poète, orateur, il joignit à de vastes connaissances dans toutes les sciences divines et humaines la pureté d’une vie sans tache et la probité d’un beau caractère. Bien qu’il se montrât toujours défenseur intrépide de l’Église catholique, et, comme on disait alors, le fouet de l’hérésie, cependant la sincérité de ses croyances était tempérée par toute la tolérance de la charité chrétienne. Son nom, mêlé sans cesse aux grands noms du douzième siècle, n’a pas fait sans doute plus que ses devanciers illustres pour la prospérité de l’abbaye de Cluny ; mais sa célébrité est venue à une époque déjà éminemment littéraire, dont nous savons mieux l’histoire ; et sa renommée nous est arrivée plus facilement au milieu d’un cortège de noms historiques plus connus. Pierre Maurice, en effet, tient une place éminente entre les plus hauts personnages de son époque, et reste encore un très grand homme en un siècle qui en a tant produit.

Des nombreux auteurs qui ont parlé de Pierre, il n'en est aucun qui ne se plaise à s’étendre sur les mérites du saint abbé. Son humilité, son onction, ses lumières, sa tendresse de cœur, l’élégance de sa taille, la gravité de ses mœurs, la beauté de sa figure, et jusqu’au son agréable de sa voix, rien n’échappe aux louanges de ses biographes. Ces éloges, qui sont tous d’accord entre eux, prouvent de quels heureux dons naturels était revêtu Pierre, en même temps qu’ils annoncent un de ces hommes prédestinés à jouer un grand rôle dans le monde.

Les premiers soins de Pierre le Vénérable furent d’éteindre les derniers feux du schisme de Pontius, et de réformer les abus qui s’étaient introduits dans le monastère. Il est historiquement le premier réformateur de l’abbaye. Les soixante-seize articles de ses statuts nous ont été laissés. Nous trouverons l’occasion d’en apprécier ailleurs l’esprit et le caractère.

À peine était-il délivré de sa lutte avec Pontius, que sa puissance se signala dans une occasion grave. Une double élection papale avait eu lieu. Innocent II et Anaclet divisaient l’Europe chrétienne. Anaclet était encore un moine de Cluny : il semblait donc naturel que les inclinations de l’abbé le portassent vers un élève de son abbaye. Pierre cependant se décida, promptement en faveur d’Innocent. Cette démarche d’un seul homme entraîna l’Europe. L’Église gallicane, dans un concile convoqué par le roi de France, suivit l’exemple de Pierre, qui traça également la conduite du roi d’Angleterre, de l’Espagne et de l’empereur. Quelques-uns reprochèrent cependant à Pierre d’avoir abandonné la cause d’un religieux de Cluny ; mais ce fut cette raison même qui donna tant d’autorité au choix du savant abbé, et qui lui fit partager avec saint Bernard l’honneur d’avoir décidé entre Anaclet et Innocent ; cet Anaclet, fils d’un juif puissant, converti par Grégoire VII, et à qui le sobriquet d’enfant de juif, judaica soboles, qu’on trouve à chaque instant dans les reproches que lui adressent ses ennemis, nuisit peut-être plus que toutes les autres raisons des adversaires de l’antipape.

Aussi le pape préféré s’empressa-t-il, à son voyage de France, de venir consacrer enfin, en 1131, la grande basilique achevée du monastère clunisois, et de perpétuer en sa faveur les immunités que tant de papes, et Honorius, le dernier, avaient si souvent décrétées. Pierre envoya au-devant du saint-père soixante chevaux ou mulets ; et la cérémonie de cette dédicace, qui eut lieu le 25 octobre, le même jour que Urbain II avait déjà consacré le grand autel, réunit toutes les splendeurs imaginables. Tout ce que pouvait ajouter la présence des cardinaux, d’une foule d’évêques, d’une innombrable noblesse, de toute la population environnante, attirée par la nouveauté d’un tel spectacle, concourut à l’éclat de cette immense solennité. Innocent II resta onze jours à Cluny, où il devait encore revenir l’année suivante, au mois de février 1132.

Cette année même, pour corroborer les réformes monastiques qu’il avait méditées, Pierre convoqua à Cluny un chapitre général. Deux cents prieurs de monastères dépendant de Cluny, et plus de douze cent douze frères, parmi lesquels on remarquait le moine Orderic Vital qui le rapporte, arrivèrent au chapitre. En ce temps-là plus de deux mille abbayes, prieurés, doyennés, étaient assujettis au glorieux chef d’ordre, sans compter plus de trois cent quatorze églises, collèges, ou monastères, seulement associés.

En 1134, Pierre se distingue au concile de Pise. En revenant de cette assemblée, il éprouva le sort réservé à tant d’autres pères français du concile. Il fut arrêté, dépouillé par une troupe de bandits, partisans de l’empereur Conrad III, et fort content encore d’échapper à un tel danger en perdant ses gens et tout ce qu’il avait avec lui (13). Ce fut aussi à son retour de Pise qu’il apprit la mort de sa mère, sainte femme, qu’il avait placée dans son monastère de Marcigny, et dont il raconte, avec tant de larmes et d’éloquence, la vie, les vertus, la tendresse maternelle et la fin touchante.

En 1138, il assiste au deuxième concile de Latran. On le voit encore en Italie, en 1143, faisant de paternels efforts pour rétablir la paix entre les Pisans et les Lucquois. Peu après il se trouve en Espagne, où les soins de son monastère n’occupèrent pas seuls ses loisirs ; puis à Rome, où l’appelait Célestin II, qui désirait le voir, et lui avait notifié son avènement. Pierre y assista du moins à l’élection de son successeur, Lucius II, et revint à Cluny avec des lettres du souverain pontife, qui n’oubliait pas les intérêts du monastère.

Quelquefois il se rend médiateur entre le roi de France et le comte Amédée de Savoie (14). Son intervention n’est pas moins puissante entre le souverain pontife et le roi d’Espagne, échauffés dans une vive querelle au sujet de l’archevêché de Saint-Jacques en Galice, dont chacun d’eux voulait disposer. Dans la grande insurrection communale de Vézelay, qui éclata en ce temps, et que M. Thierry nous a si pittoresquement racontée, figurait sur le premier plan l’abbé de Vézelay, l’un des frères de Pierre-le-Vénérable. Louis-le-Jeune écrasa la commune par sa prépondérance royale. Mais lorsque, brouillé lui-même avec le Saint-Siège, à l’occasion de l’archevêché de Bourges, il mit à feu et à sang la ville de Vitri, pour se venger du comte de Champagne, qui avait donné asile, au mépris de l'autorité royale, à l’archevêque de Bourges repoussé par le roi et favorisé par le pape, il vit sort royaume entier frappé d’un interdit foudroyant, et fut heureux de rencontrer en Pierre-le-Vénérable un puissant intercesseur qui le réconciliât avec la cour de Rome (15).

(13) V. la note E, dans les pièces justificatives.
(14) V. la note F, dans les pièces justificatives.
(15) V. la note G, dans les pièces justificatives.

La grande assemblée de France était décrétée, qui devait, en 1146, préparer la deuxième croisade ; saint Bernard et Suger supplièrent eux-mêmes l’abbé de Cluny d’y assister : je traduis leurs deux lettres :

« J’ai appris par des lettres récemment arrivées d’Orient, lui disait Suger, les calamités de l’Église orientale et de la croix du Seigneur, les douleurs du roi de Jérusalem, des chevaliers du Temple et des autres chrétiens assiégés dans Antioche. Tant de malheurs doivent vous être aussi connus. C’est pourquoi les archevêques et évêques, le roi de France lui-même et les grands du royaume, nous nous sommes réunis à Laon. Là, nous avons résolu de tenir à Chartres, quinze jours après l’octave de Pâques, une assemblée générale à laquelle nous convoquerions les archevêques, les évêques et les abbés de plusieurs provinces. Notre but, en cette assemblée, est de soutenir la maison de Dieu comme avec un mur d’airain, et d’opposer à ces douleurs presque inconsolables toutes les consolations de la prudence et des bons conseils, de peur que la foi ne vienne à être complètement exilée des lieux mêmes qui nous l’ont transmise. Et comme votre présence serait très-nécessaire à notre œuvre et aux dispositions que nous méditons ; au nom de Dieu, dont c’est ici la cause, et pour qui nous devons toujours être prêts à subir la prison et la mort ; au nom des archevêques et des évêques qui nous ont chargé de leur mandat ; en notre nom, enfin, nous invitons, nous avertissons, nous prions avec supplication votre grandeur de vouloir bien assister, au jour et au lieu indiqués, à cette importante affaire. Nous vous prions en outre de faire passer de suite ces autres lettres, ci-incluses, à votre cher frère, l’archevêque de Lyon, de peur que tout retard lui soit une occasion de ne point venir à Chartres. »

« Je ne doute point, lui écrivait saint Bernard, que le lamentable gémissement de l’Église orientale ne soit arrivé à vos oreilles, et jusqu’au fond de votre cœur. Plus vous êtes grand, plus il convient que vous donniez de grands témoignages d’affection et de pitié à cette église, votre mère, et la mère de tous les fidèles, surtout alors qu’elle souffre d’une affliction si vive et d’un péril si imminent. Plus vous tenez un rang élevé dans la maison de Dieu, plus le zèle de la maison de Dieu doit vous dévorer. Car, si nous endurcissons nos entrailles et nos cœurs, si nous traitons avec légèreté cette plaie chrétienne, si nous ne pleurons pas sur ses douleurs, où est notre piété envers Dieu, notre charité envers notre prochain ? Et si nous ne cherchons pas, avec toute la sollicitude imaginable, à offrir des conseils et des secours, pour remédier à tant de maux, comme à tant de dangers, comment ne serions-nous pas convaincus d’ingratitude envers celui qui, au jour du malheur, nous a cachés au fond de son tabernacle ; nous, doublement et plus justement punissables en effet, qui manquerions à la fois à tous nos devoirs envers la gloire divine, comme envers le salut de nos frères ? J’ai cru qu’il m’était permis de vous écrire ces choses en confidence et avec familiarité, à cause de la bienveillante faveur avec laquelle votre excellence daigne me traiter, moi indigne. Nos pères, les évêques de France, vont se réunir à Chartres, le troisième dimanche après Pâques, avec le roi, notre seigneur, et les grands du royaume, pour s’occuper des affaires d’Orient. Plût à Dieu que nous fussions dignes d’y jouir de votre présence ! Car il importe que cette grave résolution soit prise par les conseils de tous les hommes éminents. Vous serez agréable à Dieu, si cette grande œuvre, qui est la sienne, ne vous demeure pas étrangère, et que le zèle de votre charité éclate à propos, au temps de la tribulation. Vous le savez, ô mon père chéri, c’est dans l’adversité qu'on reconnaît ses vrais amis. J’ai donc la confiance que vous ajouterez à cette auguste assemblée l’autorité de votre personne, autorité si puissante, non seulement par l’importance de l’église de Cluny à laquelle Dieu vous a préposé, mais encore, et surtout, par la sagesse et l’esprit de grâce dont le Seigneur vous a doué, pour le bien de tous et pour l'honneur de Dieu. Qu’il daigne lui-même vous inspirer la résolution de venir à Chartres, et de fortifier et d’éclairer par votre présence si désirable la réunion de ses serviteurs qui ne se rassemble qu’en son nom, et par le zèle de son nom. »

Des infirmités, la réunion d’un chapitre général, empêchèrent Pierre-le-Vénérable de se rendre aux désirs des abbés de Saint-Denis et de Clairvaux (16) ; mais en revanche, il s'unit au prieur de Souvigny, Brocardus, pour prêter six cents marcs d’argent au fils d’Aymon, (Archimbald) Archambaud de Bourbon, partant avec Louis-le-Jeune pour la Palestine. Archambaud et sa femme, la comtesse Agnès, jurèrent à Souvigny, sur l’autel de saint Maïeul, en présence de témoins, qu’ils rendraient fidèlement la somme.

Un troisième voyage de Rome fut entrepris, en 1150, par Pierre, sous Eugène III, qui le combla également de toutes les marques d’estime, de toutes les faveurs qu’il lui fut possible de désirer, et qu’il raconte lui-même dans ses ouvrages (17).

(16) V. la note H, dans les pièces justificatives.
(17) V. la note I, dans les pièces justificatives.

Je ne saurais trop admirer cette étonnante activité dans les affaires graves et dans les voyages, cette activité qui, dans nos jours même de civilisation et de communications faciles, serait encore fort remarquable.

Et quand ce grand homme avait ainsi accompli les missions que lui commandait le bien de l’église et de l’état, il venait humblement se reposer et se recueillir dans la solitude, se délassant, par l’étude et les vertus monastiques, des troubles et des mouvements de sa vie publique.

Le zèle de la religion monastique n’était pas encore refroidi. Plus de quatre cent soixante moines habitaient alors Cluny, et Pierre pourvoyait, comme un bon père de famille, à leur nourriture, à leur entretien, à leur repos. À sa prière, se réunit un synode dans l’église de Saint-Vincent de Mâcon, en 1153, pour rassurer les Clunistes contre les pillages effrénés qui les tourmentaient alors. L’assemblée, sous la présidence du légat du pape, le cardinal Oddon, comprenait l’archevêque de Lyon, Héraclius, frère de l'abbé de Cluny (celui-là même qui fut confirmé dans cette haute dignité par un diplôme célèbre de l’empereur Frédéric II), les suffira gants de la métropole, les évêques d’Autun, de Mâcon et de Châlons. On y voit paraître aussi un comte Guillaume de Bourgogne, un autre Guillaume, comte de Châlons, les seigneurs Humbert de Beaujeu, Josserand le Gros de Brandon, Hugues de Berzé, Hugues de Clessé, et bien d’autres nobles de Bourgogne. Tous, après trois jours de séance, devant tout le clergé et le peuple, s’engagent à maintenir la paix des possessions et des personnes monastiques ou laïques de l’abbaye de Cluny, dans tous les pays compris entre la Saône, la Loire et le Rhône, et ceux situés entre Autun et Châlons, promettant de poursuivre et de punir tous les malfaiteurs, et de les assiéger dans leurs retraites. Je remarque que les habitants de Cluny promettent, dans la même assemblée, de prendre les armes pour la même cause, avec les seigneurs, toutes les fois qu’ils en seront requis. Ce qui prouve qu’autour de l’abbaye s’était progressivement groupée une population déjà considérable. Dans le dixième siècle, Cluny se nommait Villa ; au synode de Mâcon on le nomme Civitas.

Pierre-le-Vénérable protégeait en même temps l’abbaye contre les prétentions de la puissance seigneuriale. Il obtint de Hugues-le-Déchaussé, seigneur de Clermain, la démolition d’une tour féodale qui menaçait l'indépendance du monastère (18).

Il y avait encore, en ce temps, à Cluny, des hommes d’une vertu ascétique.

(18) V. la note L, dans les pièces justifcatives.

Pierre-le-Vénérable raconte lui-même la sainte vie de l’un de ses frères, qui se nommait Benoît. « Ce moine austère, abstinent, charitable, d’une patience, d’une humilité à toute épreuve, ne parlait point, ne prenait part à aucun jeu, à aucune plaisanterie, à aucune distraction, de quelque espèce qu’elle fût. Il passait tout le jour à psalmodier, à méditer les saintes Écritures, toute la nuit à veiller, à prier. Ses soupirs et ses larmes étaient sans fin. Même dans les longues nuits d’hiver, il soutenait ces pieuses insomnies. Lorsque, pour obéir aux règles monastiques, il fallait qu’il se mît sur sa couche, il s’y tenait assis plutôt qu’étendu. Mais quand il était libre de courir au pied des autels, c’est à peine s’il se permettait de goûter quelque repos indispensable. Assis sur son lit, il n’était pas inactif. Rarement ses yeux cessaient de pleurer, et sa bouche de psalmodier. Il s’était habitué à martyriser son corps et à le couvrir incessamment des plus cruels cilices. Le bienheureux s’était confiné, comme dans une sorte d’oratoire, au sommet d’une tour très haute et très étroite, et fort éloignée du couvent. Là, nuit et jour livré aux contemplations saintes, il s’élevait en esprit au-dessus des choses mortelles, et s’unissait perpétuellement, par une vision intérieure, aux concerts des anges. Des prières qui ne finissaient point, des larmes qui ne tarissaient jamais, les flagellations les plus violentes, les sacrifices quotidiens, dont la tour était le seul témoin, voilà sa vie. Mais tant de vertus ne purent entièrement se cacher ; car les saints ont beau dissimuler et ensevelir leurs œuvres au fond des lieux les plus secrets ; ce que les hommes ne disent point, les pierres elles-mêmes le révèlent et le proclament. Son corps exténué, sa face amaigrie, ses longs cheveux en désordre, vénérables par leur blancheur, son visage abattu, ses yeux creusés et à peine visibles, sa bouche agitée sans relâche par les psalmodies divines, tout annonçait qu’il habitait bien plus les deux que la terre. »

Nous avons peine, aujourd’hui, à comprendre les prodiges de ces macérations extraordinaires, et la grandeur morale de ces sacrifices corporels.

Plusieurs autres anachorètes étaient disséminés, dès les premiers temps du monastère, autour de l’église de Cotte, propriété de l’abbaye, située au milieu d’une épaisse forêt de ce nom, ainsi appelée, dit-on, du nom d’un lieutenant de César, Lucius Cotta, qui, à en croire les traditions du pays, a campé dans ce lieu, et y a laissé un vieux pont auquel les habitants n’ont point encore laissé perdre la dénomination de son constructeur traditionnel. Jusqu’au pied du pittoresque château de Boutavant, que la maison de Brancion vendit plus tard à l’abbaye, on avait élevé une chapelle ; et le comte Geoffroy, de Semur, avec son fils et ses trois filles, étaient venus renouveler au fond des cloîtres la ferveur des anciens temps.

Des accroissements plus sérieux avaient signalé l’administration de Pierre. Le roi d’Angleterre, Étienne, avait confirmé, en faveur de l’abbaye, la donation annuelle de cent marcs d’argent faite par l’oncle du roi régnant. Le roi d’Espagne, Alphonse, concédait un monastère de Salamanque ; l’empereur d’Allemagne, Frédéric, offrait l’abbaye de Baume. Un grand nombre d’évêques, d’archevêques, accordaient à l’abbaye plusieurs maisons monastiques, ou bien plusieurs de ces chartes qu’un grave historien moderne a comparées à celles que les communes obtenaient alors de leurs seigneurs. Il n’est pas jusqu’au sénat de Venise qui ne s’engage à payer tous les ans à Cluny cent livres d’encens.

Mais le point véritable d’agrandissement auquel présida Pierre était marqué par les événements du siècle. C’étaient alors les croisades, et l’impulsion religieuse et guerrière qui poussait l’Europe sur l’Orient. L’abbaye de Cluny avait, jusqu’ici, fait assez de conquêtes dans toutes les parties de l’Europe. C’est à l’Asie qu’elle devait prétendre, et les établissements des croisés lui en ouvrirent le chemin. Des noms bibliques s’ajoutent à tous ceux que nous avons prononcés en parlant des clunistes. On les voit créer un monastère dans la vallée de Josaphat, dont Gelduinus, moine de Cluny, devient abbé ; un autre sur le Mont-Thabor ; et pour prendre leur part aussi des dépouilles de l’empire latin de Byzance, ils établirent le monastère de Civitot jusque dans les faubourgs de Constantinople.

Avec ces dernières conquêtes la vie de Pierre-le-Vénérable est terminée. Mais ses moments suprêmes sont marqués par l’amitié vive qui le liait au frère du roi d’Angleterre, l’archevêque Henri de Worcester. Il l’appelle à Cluny, il le supplie de venir l’aider dans l’administration monastique ; et c’est, pour ainsi dire, entre ses bras qu’il expire, à l’âge de soixante-cinq ans, après avoir régi trente-cinq ans l’abbaye qu’il aimait. Des regrets unanimes éclatèrent à sa mort. On ne pouvait croire encore l’avoir perdu, tant son visage avait conservé de beauté pure et de sérénité ! chacun l’embrassait mort : on buvait l’eau qui avait servi à le laver ; on se disputait, comme une relique, les moindres choses qui lui avaient appartenu. Il semblait que, par un pressentiment sinistre, le monastère comprit que l’une de ses dernières splendeurs s’éteignait, et que cette pensée triste augmentât la douleur d’une telle perte.

C’est qu’en effet avec Pierre-le-Vénérable a péri la plus grande gloire du monastère. Le comble de la prospérité est arrivé pour Cluny. À ce point, il n’y a plus qu’à descendre : tout l’effort est de se maintenir et de lutter contre une décadence inévitable. Réforme, sévérité de la règle, rien n’y pouvait faire : la haute mission de l’abbaye était presque achevée.

Un ordre nouveau allait naître, si déjà il n’avait éclaté de toutes parts. L’autorité royale sortait de son germe, et aspirait à se généraliser, au préjudice de la féodalité qui mourait et se ruinait dans les entreprises d’outre-mer. Les communes naissaient, qui allaient servir la cause royale, avec tout le dévouement de l’intérêt personnel, contre l’aristocratie militaire, ennemie née et naturelle de l’accroissement des villes. Le renouvellement des études, singulièrement favorisé par les croisades, par les rapports avec la civilisation orientale, et par les nombreuses courses de cette époque voyageuse, allait porter ailleurs la sève sociale, auparavant renfermée dans les cloîtres. Un nouvel idiome se formait, qui devait, de proche en proche, triompher de la civilisation latine, et régner à la cour, dans les châteaux, comme dans les villes et les campagnes. Les universités venaient de paraître, d’éclater, et menaçaient de jeter dans l’ombre l’enseignement des cloîtres et des cathédrales : et les hommes de lois ne tardèrent point à se poser les rivaux de l’Église et de la théologie, les prôneurs incarnés d’un pouvoir royal emprunté aux constitutions impériales du Bas-Empire, avec le même sang-froid, avec la même naïveté doctrinale, qu’ils lui empruntaient un texte de droit civil.

Dans ces mouvements compliqués, l’Église joua encore un rôle immense ; elle fonda et domina les universités, elle se jeta dans les lettres, elle présida aux conseils des rois ; elle prit sa part à l’affranchissement des peuples. Elle servit plus d’une fois la cause de l’autorité royale contre le pontife de Rome, contre la vieille constitution féodale, et quelquefois même contre l’effervescence d’une bourgeoisie émancipée. Mais ces combats de l’Église pour la cause de la civilisation générale n’étaient plus renfermés dans l’intérieur des cloîtres ; son action devenait nécessairement plus extérieure, et ne se contentait plus de l’obscurité du monastère. De nouvelles voies étaient ouvertes aussi à l’activité humaine ; la sécurité générale, bien que menacée souvent encore, s’accroissait par le progrès du temps. Les clunistes avaient régné deux cents ans : pendant deux cents ans, ils avaient réformé tout l’univers monastique, et la chrétienté leur avait presque appartenu. Le tour des ordres militaires religieux était venu, par la nécessité des choses, par les exigences mêmes des guerres orientales ; mais ils n’étaient pas destinés à survivre efficacement aux causes qui les avaient créés. D’autres ordres nouveaux, et purement monastiques, étaient déjà nés, ou allaient naître, qui devaient opposer à Cluny des rivalités puissantes : aucun d’eux ne devait persévérer, pendant de longues années, dans son austérité première : il leur manquait à tous un aliment plus durable ; leur sort inévitable à tous était de se succéder, plus ou moins rapidement l’un à l’autre, naissant, vivant et mourant, avec les raisons elles-mêmes qui leur avaient donné naissance.

À travers tant de rivalités, en face d’événements qui métamorphosaient tout en Europe, c’était beaucoup déjà que l’ordre de Cluny se fût maintenu si longtemps puissant et révéré. Il le devait surtout aux grands hommes dont nous avons parcouru les actions principales ; et il a fallu toute l’autorité sainte et savante de Pierre-le-Vénérable pour retarder l’effacement complet de Cluny au milieu de la rénovation universelle du pays.

CHAPITRE DOUZIÈME. Rôle littéraire de Pierre-le-Vénérable. — Ses controverses contre les juifs, les mahométans, et contre l’hérésie de Pierre Bruys.

Avant de parcourir plus rapidement les dernières destinées de l’abbaye, arrêtons-nous encore au rôle littéraire qui appartient à Pierre-le-Vénérable dans le mouvement des esprits du XIIe siècle.

Pierre-le-Vénérable fut un des controversistes les plus illustres d’un siècle controversiste. Il n’est guère d’opinion importante, discutée en cet âge, à laquelle il n’ait pris une grande part. Toutes les doctrines, toutes les sectes, qui s’élevaient contre le catholicisme, trouvaient en lui un adversaire déclaré. Il attaqua successivement les juifs, les mahométans, et l’hérésie de Pierre Bruys. Aux juifs il prouva, en cinq parties distinctes, que le Christ est le fils de Dieu, que le Christ est Dieu, que le Christ est roi éternel, et non temporel ; que le Christ est venu, et n’est plus à venir ; enfin, que leurs livres doctrinaux contiennent des fables absurdes. Aujourd’hui même, on lit avec intérêt cette discussion dogmatique. J’y trouve une grande habileté dans les citations des textes, une profonde connaissance des saintes Écritures, et quelque chose de clair et de net qui peint le caractère de l’écrivain. Dans les développements d’un style un peu diffus, on voit briller tout à coup ces paillettes d’or qui brodent les habits de nos écrivains modernes. Combien y a-t-il d’arguments, de pensées de nos jours, que l’on ne retrouvât, en les y cherchant soigneusement, dans les sources antiques ? nos grands hommes ont l’air d’innover ; mais, comme l’homme de Platon, ils ne font que se souvenir.

Il faut bien que la religion juive inspirât quelques craintes sérieuses et préoccupât gravement le douzième siècle, pour qu’un écrivain éminent, comme Pierre, crût nécessaire de la réfuter. Les haines populaires étaient d’ailleurs assez fortes contre ces juifs, parias et banquiers de l’Europe, pour que l’esprit religieux aspirât à les convertir en leur démontrant la vanité de leurs croyances fabuleuses. Mais les juifs gardaient leurs richesses et leurs croyances, malgré les controverses et les persécutions ; toujours aussi opiniâtres à s’enrichir de nouveau, que l’on se montrait avide à confisquer leurs biens ; toujours aussi habiles et aussi souples à se glisser dans toutes les places commerciales de l’Europe, qu’on était ingénieux à les en chasser. Tourmentés pour leur argent, tour à tour, et ménagés pour cet argent même ; exilés, rappelés, avilis, puissants, race indestructible et tenace, ils devaient demeurer l’éternel argument de la religion du Christ qu’ils maudissaient, et léguer à leurs enfants cette fidélité au culte paternel et cet amour de l’argent des chrétiens, qui les distinguent encore entre toutes les nations. Les Croisades, en réchauffant l’ardeur du zèle chrétien, devaient ranimer aussi la haine contre le peuple juif. Quand l’Occident inondait l’Orient pour ravir aux infidèles le sépulcre de Dieu, les cœurs pouvaient-ils rester froids à côté des fils des meurtriers de Jésus-Christ ? Les combattre avec des arguments, les poursuivre avec l’Évangile et les prophètes, sans injustice, sans colère, sans emportement, n’était-ce pas, en ces temps d’ardentes convictions, de mœurs vives et intolérantes, donner à tous un bel exemple de christianisme et déraison ?

Aux esprits sensés, le mahométisme pouvait offrir plus de dangers. Envahisseur de l’Asie, de l’Afrique et d’une partie de l’Europe, n’allait-il pas menacer de proche en proche toute la civilisation chrétienne, à laquelle il avait déjà arraché tant de contrées ? Qui prévoyait alors que le Coran n’irait pas plus loin, et que Constantinople deviendrait son tombeau ? Les mahométans n’étaient pas comme les juifs une nation unique, sans puissance, errante, dispersée, peu nombreuse, hors d’état d’aspirer aux entreprises du prosélytisme. C’était au contraire une population immense, compacte, enthousiaste, obéissant avec force à la double ferveur de la religion et de la conquête, et adorant dans ses souverains absolus la double souveraineté du glaive et de la foi. L’Espagne et le midi de l’Europe n’avaient-ils pas été longtemps en proie à leur fougue téméraire ? N’occupaient-ils pas encore une part de la péninsule Hispanique, tout à côté des croyants d’Afrique, prêts à tendre la main à leurs frères en religion ? L’empire Grec n’était-il pas entouré de toutes parts ? Les lieux Saints n’étaient-ils pas profanés, et les pèlerinages menacés de mille périls, de mille avanies ?

Assez de causes graves, publiques, populaires, religieuses, tournaient donc alors les esprits vers la secte mahométane. C’est en Espagne, auprès de son cher fils Alphonse VI, qui guerroyait sans cesse avec les Sarrasins et leur disputait pied à pied son royaume, que l’abbé de Cluny eut l’idée d’écrire contre le Coran. Mais il fallait auparavant que le Coran fût traduit. Cette traduction fut entreprise par ordre et sous les auspices de Pierre, qui n’épargna ni soins ni dépenses. Il choisit, pour collationner les manuscrits divers, des hommes habiles dans la langue latine et la langue arabe, Pierre de Tolède, Robert de Kennet, Anglais de naissance, archidiacre de Pampelune, Herman de Dalmatie, auxquels il associa un Sarrazin qui connaissait nécessairement mieux la langue arabe : puis il les plaça tous sous la direction d’un savant homme, Pierre, son secrétaire, que l’on croit être le savant Pierre de Poitiers.

Cette belle entreprise fut certes la première traduction européenne du Coran, et pour l’époque c’était une merveille. Singulière destinée de cette traduction latine, d’être un jour imprimée, au seizième siècle, par la grâce de l’empereur d’Allemagne, cum gratia Cœsareæ Majestatis, sous les auspices et avec des préfaces de Luther et de Mélanchthon !

La traduction faite, Pierre engagea saint Bernard à écrire contre les mahométans. L’abbé de Clairvaux ne put ou ne voulut pas (19). Pierre alors écrivit ; mais des cinq livres qu’il composa, deux seulement nous sont parvenus. Dans son exorde, Pierre prend exemple de saint Augustin, fléau de l’hérésie, le plus grand et le prince des pères latins, qui fut toujours son auteur de prédilection ; puis il défend contre le Coran la vérité et l’identité des livres de l’ancien et du nouveau testament ; il discute les prétendues falsifications de l’Écriture sainte ; il établit les caractères essentiels du véritable prophète, et combat la mission divine alléguée par Mahomet, avec une telle autorité de raison, une telle abondance d’accusations ironiques, une telle appréciation des rites mahométans et de la vie du faux prophète, une telle série de preuves, que les théologiens modernes n’auraient qu'à profiter de cette substantielle lecture. Mais ce que je remarque surtout, c’est que Pierre juge de la fausseté du mahométisme et de la vérité du christianisme, par cette idée élevée, que Mahomet défend de disputer sur les dogmes de sa religion : il vaut mieux tuer que disputer, ce sont ses paroles ; tandis qu’un des grands disciples de Jésus-Christ dit au contraire : Soyez toujours prêts à rendre raison de votre foi et de votre espérance. Connaissez-vous un plus bel hommage rendu à la religion et à l’intelligence humaine ?

Si nous avons perdu trois livres de cette belle controverse, nous avons conservé en revanche la table générale des matières renfermées dans les quatre premiers livres. Le premier livre a sept chapitres, le second huit, le troisième huit, le quatrième cinq, c’est une curiosité bibliographique à consulter.

(19) V. la note M, dans les pièces justificatives.

La curiosité n’est pas moins attirée par une espèce de préambule, encore existant, où Pierre parle de l’origine du Coran et de la vie de Mahomet. J’en traduis une partie, pour faire connaître la manière de l’auteur : mes citations d’ailleurs seront nouvelles pour beaucoup de chrétiens.

« L’abrégé de toute l’hérésie, de toute la fraude diabolique de la secte des Sarrasins ou des Ismaélites, dit Pierre, c’est que, par la plus grande et la plus détestable des erreurs, ils ne croient pas à la Trinité renfermée dans l’unité de Dieu. Ils nient que le Dieu créateur puisse être père, parce qu’ils ne conçoivent pas la paternité sans un acte matériel. Ils ne croient donc pas que le Christ soit fils de Dieu, bien qu’ils avouent qu’il est conçu du Saint-Esprit : ils nient qu’il soit Dieu, mais ils le reconnaissent pour un prophète bon, véridique, exempt de tout mensonge et de tout péché, fils de Marie, engendré sans père, jamais mort, parce qu’il n’a pas mérité de mourir. À les croire, les juifs ont bien voulu le tuer ; mais il s’est échappé de leurs mains pour monter dans les cieux. C’est là qu’il doit vivre corporellement, en présence du Créateur, jusqu’à la venue de l’Antéchrist. Quand celui-ci viendra, le Christ le tuera avec le glaive de sa vertu, et convertira à sa propre loi le reste des juifs. Quant aux chrétiens, qui ont perdu depuis longtemps sa loi et son évangile, à cause de la disparition du Christ et de la mort de ses apôtres et de ses disciples, le Christ leur enseignera sa loi d’une manière parfaite. En elle, tous les chrétiens seront sauvés avec les premiers disciples. Puis, avec eux et avec toutes les créatures, au son de la trompette de l’archange Séraphin, le Christ lui-même mourra : mais pour ressusciter avec tous, pour les conduire, les défendre au jugement dernier, et non pour les juger ; car Dieu seul jugera, et les prophètes et les envoyés de Dieu ne seront, au jour solennel, avec leurs disciples, et pour leurs disciples, que des protecteurs et des intercesseurs.

« C’est ainsi que l’impie et misérable Machumet a enseigné les Sarrasins, rejetant tous les sacrements de la piété chrétienne, niant tout ce qui sauve les hommes, et livrant le tiers du genre humain, je ne sais par quel décret de Dieu, au démon et à la mort éternelle, à travers les fables les plus inouïes et les plus délirantes.

« Quelques-uns, continue Pierre, ont pu confondre la secte sarrasine avec la secte des Nicolaïtes qui est attaquée dans l’apocalypse de Jean. Plusieurs, sans nulle curiosité pour la lecture, ignorant le passé, rêvent à cet égard toutes sortes d’autres faussetés. Voici la vérité :

« Machumet est né, avant l’an 550, du temps de l’empereur Héraclius, peu d’années après l’époque du souverain et saint pontife Grégoire le Grand, comme le dit expressément la chronique traduite du grec en latin par Anastasius, bibliothécaire de l’Église romaine. Arabe de nation, obscur de naissance, d’abord livré au culte de l’antique idolâtrie, comme les Arabes de son temps ; illettré, ignorant, mais souple et habile, adroit et rusé ; de pauvre et vil qu’il était, il devint illustre et riche. À mesure que sa fortune s’accroissait insensiblement, il tendait des pièges à ses parents, à tous ses proches, envahissait leurs domaines et s’enrichissait de leurs dépouilles ; tantôt les tuant en secret, tantôt les mettant à mort publiquement et audacieusement, il se fit craindre de tous. Presque toujours vainqueur dans des rencontres armées, il aspira enfin à régner sur son pays. On lui résistait de tous côtés, on méprisait sa naissance basse. Voyant donc que c’était là un obstacle à ses immenses espérances, ce qu’il ne put faire par la force du glaive, il voulut le tenter sous le voile de la religion, et se faire roi sous le nom d’un prophète de Dieu. Et comme il vivait barbare entre des barbares, idolâtre entre des idolâtres, et qu’il les connaissait plus faciles à séduire, plus ignorants de la loi divine et humaine, qu’aucun autre peuple de la terre, il commença l’exécution de ses desseins. Ayant entendu dire que les prophètes de Dieu avaient été de grands hommes, il se nomma prophète, et voulut tirer les Arabes de l’idolâtrie, non pas tant pour les ramener à un seul Dieu que pour les attirer dans le parti fallacieux de l’hérésie qu’il prétendait engendrer. Dieu voulut que cette tromperie, mêlée de quelques bonnes choses, réussît ; Dieu, dont les conseils sur les fils des hommes sont impénétrables et terribles, et qui sauve ou condamne, selon qu’il lui plaît. Le démon propagea l’erreur, envoya dans ces pays d’Arabie le moine Sergius, chassé de l’église, comme fauteur de l’hérétique Nestorius, et joignit ainsi un moine hérétique à un faux prophète. Ainsi Sergius, réuni à Machumet, suppléa à ce qui manquait à celui-ci ; et lui expliquant les saintes Écritures, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, tantôt selon l'interprétation de son maître Nestorius, qui niait la divinité de Jésus-Christ, tantôt selon ses propres conjectures, et mêlant tout cela de fables apocryphes, il fit de l’imposteur arabe un chrétien nestorien. Et pour que rien ne manquât à la plénitude de l’iniquité, à la perte de Machumet et de ses partisans, des juifs encore s’associèrent à l’hérétique. De peur que Machumet devînt un chrétien véritable, ces juifs insinuèrent perfidement à cet homme avide des choses nouvelles, non pas la pureté des Écritures, mais les propres fables dont les juifs les ont surchargées, et qui ont ainsi passé dans le Coran. Ainsi enseigné par des docteurs juifs et hérétiques, Machumet fit son livre, et composa sa coupable doctrine d’un mélange barbare de fables juives et d’erreur hérésiarques. Il affirma mensongèrement que son livre lui avait été apporté, en fragments détachés, par Gabriel, dont il avait appris le nom dans l’Écriture ; il enivra d’une boisson mortelle son peuple qui ignorait Dieu, frottant de miel les bords de la coupe, pour mieux tuer les âmes et les corps avec ce breuvage empoisonné. C’est ainsi que l’impie loua la religion juive et la religion chrétienne, tout en déclarant que ni l’une ni l’autre ne devait être suivie Il décrit les tourments de l’enfer, comme il lui plaît, et tels que put les imaginer un grand imposteur. Pour lui, le paradis n’est pas la société des anges, la vue de Dieu, ce souverain bien que l’œil n’a pas vu, que l’oreille n’a pas entendu, que le cœur même ne peut atteindre ; mais il est bien tel que la chair et le sang, et la plus grossière concupiscence de la chair et du sang, ont pu le désirer et l’inventer. Il y promet à ses sectateurs des mets succulents, des fruits de toutes sortes, des ruisseaux de lait et de miel, des eaux brillantes et jaillissantes, et les embrassements des plus belles filles et des plus belles femmes, ornées encore de tous les attraits du luxe. Voilà son paradis : remuant en tout cela la lie de presque toutes les hérésies antiques, dont le démon l’avait pénétré ; rejetant la trinité avec Sabellius, niant la divinité du Christ avec son maître Nestorius ; la mort du Seigneur avec Manichæus, tout en ne niant pas que le Christ soit retourné dans les cieux. Pour mieux détourner à jamais ses peuples du vrai Dieu et de l’Evangile, il ferme l’accès de leurs cœurs avec la porte de fer de l’impiété. Il conserve la circoncision, comme empruntée à Ismaël, le père de leur nation ; et pour mieux s’attirer les esprits charnels de ces hommes matériels, il lâche les rênes à tous leurs appétits, il se donne dix-huit femmes à la fois, il prend les femmes d’autrui, il commet des adultères qu’il fait légitimer par le ciel, entraînant ainsi dans la perdition tous ceux qu’il séduit par son exemple prétendu prophétique. Et pour que sa doctrine eût quelque chose d’honnête et de spécieux, il recommande l’aumône, la charité et la prière ; joignant ainsi, comme dit le poète, à un corps humain une tête de cheval et des plumes d’oiseau.

« Par les conseils du moine Sergius et des docteurs juifs, il quitta l’idolâtrie, et la fit quitter à tous ceux qu’il put convaincre ; il prêcha un seul Dieu, rejeta le polythéisme, et parut ainsi annoncer des choses toutes nouvelles à des hommes agrestes et ignorants. Et comme cette prédication s’accordait avec leur faible raison, ils le crurent d’abord prophète ; puis, par les progrès du temps et de l'erreur, ils lui donnèrent la royauté qu’il ambitionnait depuis si longtemps. Ainsi, mêlant le bien avec le mal, le vrai avec le faux, il propagea les semences de l’erreur, et produisit, tant de son temps qu’après lui, une détestable moisson digne d’être brûlée par les feux éternels. Car, l’empire romain languissant, ou, pour mieux dire, s’écroulant, et, par la permission de celui par qui les rois règnent, le règne des Sarrasins et des Arabes se levant, ils purent envahir, à force armée, la plus grande partie de l’Asie, toute l’Afrique, une partie de l’Espagne, étendant leur erreur parmi les peuples, en même temps que leur empire. Et bien que je les nomme hérétiques, parce qu’ils ont quelques croyances communes avec les nôtres, cependant ils diffèrent de nous en tant de choses, que je ferais peut-être mieux de les nommer des païens. »

Je ne sais si l’intérêt de cette citation en fera excuser la longueur ; mais c’était la meilleure manière de faire apprécier le style de l’abbé de Cluny, et l’état des esprits et des lumières au XIIe siècle. Je me suis laissé aller avec d’autant moins de scrupule à cette longue traduction, qu’on n’a point jusqu’ici, à mon sens, suffisamment pénétré dans les causes morales et historiques qui ont préparé la venue du mahométisme, cette doctrine de conquête et de volupté, dont la destinée fut de faire prévaloir l’unité de Dieu sur l’idolâtrie dans les déserts arabes et dans le monde oriental.

Les livres de Pierre-le-Vénérable contre la doctrine hérétique de Pierre Bruys ne sont pas d’une moindre importance. Le sectaire soutenait que le baptême des enfants est inutile, qu’il n’est pas besoin d’églises et d’autels, que c’est chose vaine et fausse d’adorer et de vénérer la croix, que le sacrifice de la messe n’a aucune efficacité, et qu’enfin les prières et les aumônes des vivants ne profitent pas aux morts, non plus que les chants qu’on adresse à Dieu. À ces divers points doctrinaux, Pierre répond avec force, et adresse sa réponse aux évêques d’Arles, de Gap, d’Embrun, dans tous les lieux, en un mot, où l’hérésie avait éclaté. Je n’ai pas besoin de remarquer les frappantes analogies de l’hérésie du XIIe siècle avec la grande réformation religieuse du XVIe.

On trouve encore dans les œuvres de Pierre-le-Vénérable deux livres sur les miracles contemporains ; quatre sermons, l’un sur la transfiguration, l’autre sur le saint sépulcre, le troisième sur saint Marcel, le dernier sur les reliques. Si l’on y joint une épître remarquable, dans laquelle il établit que Jésus se déclare expressément Dieu dans l’Evangile ; et enfin des hymnes en vers latins et des proses rhythmées, on saura toutes les principales productions de l’abbé de Cluny qui nous soient parvenues, sans y comprendre ses lettres qui méritent d’être analysées à part.

Toujours est-il que nos paroles doivent avoir prouvé que la plume de Pierre-le-Vénérable a écrit sur les matières les plus dignes d’exercer en tout temps l'intelligence humaine, par leur importance et leur grandeur, et surtout sur les sujets qui intéressaient le plus vivement l’époque dissertante et belliqueuse des hérésies et des croisades. Je n’ai pas besoin de conclure que de tels travaux supposent à l’abbaye de Cluny une bibliothèque avancée et des ressources littéraires bien rares ailleurs, en ce temps (20). Cela n’éclate-t-il pas, mieux que je ne le pourrais exprimer, dans ces paroles que l’illustre Pierre de Poitiers adressait à Pierre-le-Vénérable lui-même, dans un style admiratif qui peint son siècle ? « Platon écrivit-il jamais avec plus de subtilité, Aristote avec une argumentation plus habile, Cicéron avec plus d’éclat et d’abondance ? Quel grammairien fut plus pur, quel rhéteur plus orné, quel dialecticien plus fort, quel mathématicien plus serré, quel géomètre mieux réglé, quel musicien plus harmonieux, quel astronome plus pénétrant ! Et si j’osais parler des saints Pères, je dirais encore que vous avez emprunté quelques-unes de vos grandes qualités aux quatre fleuves du Paradis, qui, après les saints Evangélistes, arrosent et fécondent tout l’univers ; car vous êtes rapide comme saint Jérôme, abondant comme saint Augustin, profond comme saint Ambroise, clair comme saint Grégoire. »

(20) V. la note N, dans les pièces justificatives.

Mais le recueil des lettres de Pierre-le-Vénérable offre peut-être plus d’intérêt encore que ses autres ouvrages. On peut s’étonner à bon droit que le livre qui les contient soit si rare et si peu consulté : on peut s’étonner même qu’un traducteur habile n’en ait pas popularisé parmi nous le remarquable mérite. Le style latin de l’abbé de Cluny est si pur, si élevé ; il a une telle prééminence au milieu de la plupart des autres écrits du XIIe siècle, qu’il eût bien mérité les honneurs d’une version française, si souvent accordée aux médiocres productions d’un auteur médiocre. Pour moi, tout en regrettant qu’une réserve naturelle et les proportions de mon plan ne me permettent point de m’arrêter, tout à mon aise et en détail, à cette importante correspondance d'un grand homme, j’y veux du moins encore consacrer quelques pages.

CHAPITRE TREIZIÈME. Correspondance de Pierre-le-Vénérable. — Son style. — Ses lettres à toutes les grandeurs ecclésiastiques et laïques de l’époque. — Ses liaisons avec Suger et avec Abélard. — Abélard demeure à Cluny. — Sa mort. — Lettres de Pierre-le-Vénérable à Héloïse.

Deux cents lettres environ de Pierre-le-Vénérable nous ont été conservées. C’est là, plus qu’ailleurs, que l’on retrouve la véritable histoire de la vie et des travaux de Pierre, et de tout son siècle où il fut si intimement et si grandement mêlé. C’est là qu’on le voit sans cesse traversant les Alpes, les Pyrénées, parcourant l’Allemagne, l’Angleterre, confident des secrets les plus intimes, consolateur des chagrins les plus domestiques de tous les princes chrétiens, et surtout des souverains espagnols et anglais.

Il faudrait un volume pour donner une idée complète de cette précieuse correspondance. Je ne m’arrête qu’aux choses saillantes qui s’accordent avec mon dessein. Qu’on juge de l’immensité de ces lettres (dont nous n’avons sans doute qu’une très faible partie) par les paroles même de Pierre : « J'ai pour amis, écrivait-il à l’évêque de Térouanne, presque tous les prêtres de l’église latine ; » et plus loin : « Je vois que les biens de l’abbaye de Cluny sont comme le trésor commun de toute la république chrétienne. » Il disait ailleurs : « Nous ne sommes pas des ermites à Cluny. De l’orient, de l'occident, nous recevons des messages auxquels nous ne suffisons pas à répondre. »

Aussi, les rois de Sicile (21) sont-ils en discorde avec les souverains pontifes, soit dans les temps de schisme, soit par esprit de rivalité et d’indépendance territoriale ? c’est Pierre qui écrit aux rois, comme aux papes, pour ménager une transaction. Les rois de France et d’Espagne ont-ils voulu disposer des élections épiscopales, et excité ainsi les colères et les foudres ecclésiastiques ? c’est encore Pierre qui s’entremet pour la pacification. Quelquefois il vient, contre le pape même, au secours des diocèses qui ont de justes motifs de refuser leurs évêques, et prend le parti des monastères contre l’épiscopat. Tous les papes contemporains lui écrivent, et l’on ne sait s’ils ne mettent pas dans leurs lettres plus de respect encore qu’il n’en met dans ses réponses. Il veut bien envoyer à Rome, douze moines de Cluny que Célestin II et Lucius II lui demandent, mais il exige qu’on ne les sépare pas. Une autre fois, il recommande au pape le fils du duc de Bourgogne. Il se laisse prier par Innocent II de réformer le monastère de Luxeuil. On le voit écrire à Louis le Jeune sur la croisade (22), et recommander à l’empereur de Constantinople son monastère latin (23). Il s’inquiète auprès du roi de Jérusalem du sort de ses moines (24), et les recommande vivement au patriarche de Jérusalem, Gérard, moine de Cluny, son disciple (25). Le grand maître des templiers est au nombre de ses correspondants (26). Il se réjouit que Humbert de Beaujeu soit revenu de la terre sainte pour défendre Cluny contre le vicomte de Mâcon ; et comme Humbert a fait des vœux religieux, il l’en fait relever par Eugène III. Qu’ajouterai-je ? À Lyon, à Tours, à Paris, à Narbonne, à Bordeaux, à Troyes, partout, il y a des évêques qui réclament ses conseils, sa protection ou son amitié. Il s’adresse jusqu’à l’évêque de Bethléem, et au roi de Norvège, Siguiard (27).

(21) V. la note P, dans les pièces justificatives.
(22) V. la note Q, dans les pièces justificatives.
(23) V. la note R, dans les pièces justificatives.
(24) V. la note S, dans les pièces justificatives.
(25) V. la note T, dans les pièces justificatives.
(26) V. la note U, dans les pièces justificatives.

Mais je ne l’aime jamais autant que dans les lettres tendres et expansives qu’il écrit à ses plus intimes amis. J’ai déjà parlé du frère du roi d’Angleterre, de l’évêque de Winchester. Nul autre n’inspira à Pierre des paroles plus douces, plus familières, plus cicéroniennes. Il est facile même de sentir que l’abbé de Cluny imite dans son style l’abondance mielleuse des lettres à Atticus. Souvent la prolixité arrive, mais cette prolixité qui, dans les causeries amicales, intéresse et ne fatigue pas. Je ne connais rien encore de plus mélancolique et de plus pieux que ce qu’il écrit à un simple chartreux, dont il envie et loue la vie austère, en déplorant tristement les fatigues et les affaires de la vie active (28). En général, je trouve dans le style de Pierre, quelques défauts, du reste, qu’on puisse lui reprocher, une expression claire et fine des sentiments délicats. J’y remarque aussi que, dans son latin du XIIe siècle, il rejette déjà le tutoiement général de la langue latine, lorsqu’il s’adresse à un honorable personnage, et prélude ainsi, contre le génie de la latinité, à l’emploi du pluriel adopté par la langue française, en parlant à une seule personne qui inspire du respect.

Il est regrettable qu’il ne se trouve qu’un bien petit nombre de lettres au fameux Suger (29). Mais il me suffit d’avoir nommé l’abbé de Saint-Denis, le moine-ministre, et de l’avoir déjà mis en regard de son illustre correspondant, Pierre-le-Vénérable. On voit même, aux paroles de Suger, que celui-ci fait les avances, qu’il harcèle la paresse de Pierre, et s’honore très humblement de l’amitié d’un tel homme. Et tandis que Pierre ne se rend point à la grande assemblée de Chartres où le convie Suger, il engage le ministre, le régent du royaume, à venir le visiter à Cluny, où l’abbé de Saint-Denis était déjà venu.

(27) V. la note V, dans les pièces justificatives.
(28) V. la note V, dans les pièces justificatives.
(29) V. la note X, dans les pièces justificatives.

Il a souvent été dit que Suger, Pierre-le-Vénérable et saint Bernard, étaient trois des plus grandes réputations littéraires ou politiques du XIIe siècle ; le premier comme administrateur d’un grand royaume, les deux autres comme puissances d’éloquence et de religion. Ces rapprochements sont toujours plus ou moins arbitraires, plus ou moins ingénieux. Je ne pourrai du moins me dispenser de mettre en présence saint Bernard et Pierre-le-Vénérable, ces deux chefs des deux ordres monastiques les plus célèbres de la Bourgogne. Mais je dois auparavant parler d’un autre grand homme, Abélard, dont la vie dramatique se lie intimement aux souvenirs de l’abbaye de Cluny. Nulle lettre d’Abélard à Pierre, ou de Pierre à Abélard, n’est restée. Mais nous avons des traces écrites des relations étroites de Pierre avec Abélard, dans des lettres d’Héloïse à l’abbé de Cluny et de celui-ci à Héloïse (30). La destinée de Pierre-le-Vénérable fut de survivre à ses plus illustres amis, à ses plus fameux contemporains, à Suger, à saint Bernard, comme à l’amant d’Héloïse (31).

(30) V. la note Z, dans les pièces justificatives.
(31) Abélard mourut en 1142, Suger en 1151, saint Bernard en 1153, et Pierre-le-Vénérable en 1158.

Héloïse et Abélard ont une trop grande célébrité pour que j’en recommence l’histoire. Personne n’ignore la brillante renommée de dialecticien et de discoureur scolastique qui entoure la mémoire d’Abélard. Ses malheurs, son caractère inquiet, l’indépendance de sa pensée, ses luttes ardentes avec ses maîtres et avec ses rivaux, les condamnations religieuses qu’il a subies, tout contribue à lui rendre de nos jours sa popularité perdue. C’est un événement littéraire que la découverte et l’impression d’un manuscrit de l’époux d’Héloïse ; et les penseurs l’exaltent et le publient avec autant d’entraînement, que les femmes du XVIIIe siècle s’apitoyèrent autrefois sur Héloïse, en lisant les héroïdes de Pope ou de Colardeau. Abélard est redevenu pour eux le champion de la liberté humaine. Tête bretonne, il fait entrer la philosophie dans le domaine de la théologie, jusqu’à ce que vienne le temps où la philosophie osera se dégager entièrement de la théologie elle-même. Il se pose hardiment, au XIIe siècle, comme l’affranchisseur de l’intelligence, de même qu’un autre Breton, Descartes, déclare aussi, par son fameux doute philosophique, la révolution intellectuelle du XVIIe siècle : tous deux esprits opiniâtres, rebelles à l’autorité, et ne voulant relever que de la raison : tous deux marquant de la même et forte trace les deux époques principales de la pensée des temps modernes. Pourquoi, avec un peu plus d’exagération ingénieuse, n’y joindrait-on pas encore deux autres enfants de la Bretagne, Chateaubriand et Lamennais, imaginations inquiètes, avides de domination et de popularité, impatientes du joug, et qui auraient traversé témérairement, par inclination naturelle, toutes les hardiesses du radicalisme politique et religieux, si l’un ne s’était senti, dans sa marche, gêné par une robe de prêtre, et l’autre par le manteau flottant du chevalier ?

Cet Abélard, musicien, chanteur, poète, orateur, métaphysicien, jurisconsulte, théologien, d’une aptitude admirable pour toutes les sciences, entraînant à ses leçons la jeunesse et les femmes, mêlant à tous les orgueils de la chaire philosophique toutes les séductions de la beauté et de l’amour, occupant l’Europe entière du bruit de ses triomphes et de ses rivalités d’école, est une des existences les plus poétiques du moyen âge. Mais lorsqu’à tous ces amours propres satisfaits avec tant d’éclat succèdent les exils, les fuites, toutes les angoisses d’une vie errante de ville en ville, de cloître en cloître ; tantôt, dans une retraite inconnue, se dérobant aux persécutions; tantôt se livrant avec transport aux applaudissements des hommes ; agitée jusqu’à l’enthousiasme, puis détruite jusqu’à la pitié et au ridicule ; alors on se prend à déplorer tristement cette gloire humaine qui tue ceux qu’elle aime, et leur promet ironiquement, huit siècles après leur mort, une résurrection de quelques années qui sera bientôt suivie de dix autres siècles d’oubli.

Cet Abélard, vieilli, tourmenté, succombant sous le poids de deux conciles, forcé de brûler ses livres de sa propre main, en versant les larmes les plus amères, et ne trouvant de refuge et de consolation que dans les pratiques obscures d’un cloître, m’a toujours paru une figure pleine de mélancolie. Et quand on réfléchit que ses triomphes, comme ses défaites, sont dues à des hardiesses philosophiques, qui, de nos jours, sont permises impunément et quotidiennement au dernier enfant de nos collèges, on se sent au fond du cœur une amertume indéfinissable sur la destinée des hommes et l’avenir de l’humanité. Saint Bernard, l’infatigable saint Bernard, poursuivant de ses éloquentes attaques théologiques le présomptueux athlète de la raison humaine, terrassant, foudroyant, réduisant au silence le plus pétulant discoureur de ces temps de dispute, n’empêche pas qu’on ne s’intéresse à la cause du vaincu (32). Mais à travers les victoires de Bernard et les humiliations de son rival, malgré tous les périls d’une discussion brûlante qui se liait, d’une part, aux nouveautés fougueuses et démocratiques d’Arnaud de Brescia (33), et, de l’autre, à l’importante et trop oubliée querelle des Réalistes et des Nominaux, il est un homme que ni la parole des papes, ni la voix des conciles, ne dispensait des égards d’une évangélique miséricorde pour l’homme abattu qui fut le séducteur d’Héloïse. Pierre-le-Vénérable était d’une piété orthodoxe ; il s’épouvantait des incertitudes de la raison abandonnée à elle-même ; il gémissait de voir Abélard tenter d’expliquer les choses de foi par le raisonnement, chercher des contradictions entre les différents Pères, se jeter dans des systèmes téméraires sur le péché originel, sur la grâce, sur la trinité, sur l’incarnation : car Abélard, prenant pour point de départ ces paroles de l’Ecclésiastique : Celui qui croit promptement est léger de cœur, soutenait qu’il faut examiner avant de croire. Mais quand l'abbé de Cluny vit Abélard terrassé, anéanti, condamné par la sentence pontificale à rester enfermé dans un cloître, il n’eut pas de repos qu’il n’eût ménagé la réconciliation de l’hérétique avec le pape comme avec l’abbé de Clairvaux.

(32) V. la note AA, dans les pièces justificatives.
(33) V. la note BB, dans les pièces justificatives.

Je regarde comme un véritable à-propos de parler ici de la fin d’Abélard, qui s’éteint à Cluny, sous les ailes de la charité de Pierre-le-Vénérable. Le nom de l’abbé de Cluny, s’il pouvait jamais périr seul, s’attacherait toujours, d’une façon noble et touchante, à celui de l’auteur du Sic et non, et de tant d’autres traités théologiques et philosophiques avidement recherchés aujourd’hui.

« Le docteur Pierre Abélard, écrivait-il au pape Innocent II, très-bien connu, je crois, de votre sagesse, a passé par Cluny, venant de France. Je lui ai demandé où il allait. Je suis horriblement tourmenté, m’a-t-il dit, des persécutions de certaines gens qui me poursuivent du nom d’hérétique que je déteste. J’ai appelé de leur jugement à la majesté apostolique, et c’est dans son sein que je veux me réfugier. J’ai loué son projet, et je l’ai fortement encouragé à recourir à vous, lui disant que la justice apostolique ne lui manquerait pas, elle qui n’a jamais manqué même au pèlerin et à l’étranger. Je lui fis espérer en même temps que, s’il en était besoin, il pouvait compter sur de l’indulgence. Dans ces entrefaites, l’abbé de Clairvaux vint à Cluny, et il y fut question de ménager une réconciliation entre Abélard et cet abbé Bernard qui l’a réduit à la nécessité de son appellation. Je me suis vivement entremis dans ce raccommodement, et n’ai rien épargné pour l’opérer. J’ai conjuré Pierre de retrancher de ses paroles et de ses livres, par le conseil de Bernard et des autres hommes prudents, tout ce qui, dans ses discours ou dans ses écrits, aurait pu offenser les oreilles catholiques. Abélard y consentit ; puis il partit. À son retour, il m’apprit que, par la médiation de l’abbé de Cîteaux, tous ses dissentiments avec celui de Clairvaux avaient disparu, et que tous leurs débats étaient pleinement assoupis. De ce moment, par notre avis, mais plus encore par l’inspiration divine, il a dit adieu pour toujours au tumulte des études et des écoles, et a choisi Cluny pour son dernier et perpétuel asile. Nous, pensant qu’une telle résolution convenait à sa vieillesse, à sa faiblesse, à sa conscience, convaincu aussi que sa science, qui vous est bien connue, pouvait être profitable à un grand nombre de nos frères, nous avons accédé à ses désirs, et, si votre bonté veut bien nous approuver, nous lui avons accordé bien veillamment de rester à jamais avec nous, qui sommes dévoués au Saint-Siège. Je vous prie donc, moi, le moindre mais le plus dévoué de vos serviteurs, le monastère de Cluny vous prie, Abélard aussi vous prie, par lui-même, par nous, par les frères qui vous portent ces lettres, par ces lettres elles-mêmes qu’il m’a fait vous écrire, nous vous prions tous de lui permettre de passer à Cluny les derniers jours qui restent encore à sa vie et à sa vieillesse ; et peu de jours, hélas ! lui restent à vivre ! Nous vous prions tous de ne pas souffrir que les persécutions de qui que ce puisse être le troublent ou le chassent de cette maison, où, comme le passereau, il se réjouit d’avoir trouvé un asile, de ce nid où, comme la tourterelle, il se réjouit tant de s’être enfin reposé. Ne refusez pas la protection du bouclier apostolique, dont vous couvrez tous les hommes de bien, à un homme que vous avez autrefois tant aimé. »

Les pressentiments de Pierre-le-Vénérable ne tardèrent point à se réaliser. Abélard mourut bientôt, en 1142. Héloïse, que l’abbé de Cluny avait visitée au Paraclet, et nommée sa sœur, réclame de l’homme miséricordieux une faveur dernière. « Daignez m’envoyer, lui écrit-elle, des lettres ouvertes, marquées de votre sceau, et contenant l’absolution de mon maître, afin que ces lettres d’absolution soient suspendues à son tombeau ; souvenez-vous aussi, pour l’amour de Dieu, de protéger l’enfant d’Abélard et d’Héloïse, Astralabe, et de le regarder comme voire propre fils. »

L’abbé de Cluny accepta la mission paternelle de protéger Astralabe, et envoya à Héloïse l’acte d’absolution ainsi conçu : « Moi, Pierre, abbé de Cluny, qui ai reçu Pierre Abélard moine dans mon monastère, et qui ai accordé à l’abbesse Héloïse et aux sœurs du Paraclet le corps de ce moine que j’ai fait enlever en secret, j’absous Abélard de tous ses péchés, selon les devoirs de ma charge, et par l’autorité de Dieu tout puissant et de tous les saints. »

Cette formule prouve, d’une part, que l'abbé de Cluny avait le droit de donner à ses moines cette absolution générale que l’usage était de suspendre aux tombeaux, et, d’autre part, que Pierre-le-Vénérable a envoyé au Paraclet le corps d’Abélard qu’il fit enlever, furtim, delatum, dit l’acte d’absolution. C’est qu’en effet Abélard ne mourut pas à Cluny, comme on le croit communément encore ; et les moines du lieu où il mourut n’auraient pas consenti facilement à rendre le corps de ce mort illustre, dont Pierre-le-Vénérable retrace à Héloïse les derniers moments.

« Ce n’est pas d’aujourd’hui que je commence à vous aimer, ma très chère sœur, écrit-il à Héloïse, car je me souviens que depuis longtemps je vous aime. Je n’avais pas encore passé les années de l’adolescence, je n’étais pas un jeune homme, que déjà était arrivée jusqu’à moi, non pas encore la renommée de votre vie religieuse, du moins de vos illustres études. On rapportait alors qu’une femme, liée encore de tous les liens du monde, se livrait, contre l’usage, aux occupations littéraires et à toutes les recherches de la sagesse mondaine ; que ni les voluptés, ni les distractions, ni les délices du siècle ne la pouvaient arracher au culte de tous les beaux-arts. On admirait que, tandis que le monde entier croupit dans une profonde et paresseuse ignorance, et que la science ne sait où poser le pied, je ne dis pas au milieu des femmes, mais jusque dans les assemblées viriles ; on admirait que vous seule, dans les études élevées, vous vous montrassiez supérieure, non seulement à toutes les femmes, mais encore à presque tous les hommes. Bientôt, pour parler comme l’Apôtre, celui qui vous fit sortir des entrailles de votre mère, vous attira à lui par sa grâce ; et vous changeâtes les sciences périssables contre la science de l’éternité. Au lieu de la logique, l’Évangile ; au lieu de la physique, les apôtres ; au lieu de Platon, le Christ ; au lieu de l’Académie, le cloître ; voilà le choix vraiment philosophique qu’il vous fut donné de faire Plût à Dieu que Cluny eût pu te posséder ! plût à Dieu que tu fusses enfermée dans notre douce captivité de Marcigny, avec les servantes du Seigneur qui aspirent à la liberté céleste ! Mais puisque la providence de Dieu ne nous a point accordé cette grâce, il nous a du moins fait cette faveur à l’égard de celui qui a été à toi, de celui qu’il faut souvent et toujours nommer avec honneur, le serviteur et le philosophe de Christ, le docteur Pierre, que, dans les dernières années de sa vie, la volonté divine a envoyé à Cluny. Il n’est pas facile de dire en quelques lignes la sainteté, l’humilité et le dévouement qu’il nous a montrés, et dont le monastère entier peut porter hautement témoignage. Si je ne me trompe, je ne me souviens pas d’avoir vu jamais des manières et des habitudes plus humbles. Je lui donnai, malgré lui, un rang distingué parmi nos frères ; mais lui, il semblait le dernier de tous, par l’extrême négligence de ses vêtements. Dans les processions, où tous les frères ont coutume de marcher devant moi, je voyais avec admiration qu’un homme d’un si grand mérite et d’une si grande renommée pût ainsi se mépriser, se négliger lui-même. Il y a des religieux qui recherchent encore, et trop peut-être, l’élégance des vêtements ; mais lui, insouciant et modeste, se contentait du plus simple de tous. Il en était de même de ses aliments, et de tout ce qui regardait le soin de sa personne. Et je ne parle pas seulement des choses superflues ; il se refusait tout, excepté le nécessaire. Sa conduite et ses paroles étaient sévères, pour lui comme pour les autres. Il lisait continuellement, priait souvent, ne parlait jamais, à moins que des conférences familières ou que des discours sur les choses saintes le forçassent de parler. Toutes les fois qu’il le pouvait, il offrait à Dieu le saint sacrifice, et lorsque, par mes lettres et mes efforts, je l’ai fait rentrer en grâce avec le siège apostolique, à peine pouvait-il encore se livrer aux choses divines. Que dirai-je de plus ? son esprit, sa langue, son étude, méditait, enseignait, confessait des choses divines, philosophiques, savantes. Ainsi, simple, droit, craignant Dieu, fuyant le mal, il consacrait à Dieu les derniers jours de sa vie. Pour lui donner du repos et soulager ses infirmités, je l’ai envoyé à Chalons. J’avais choisi exprès dans cette contrée, la plus agréable de toute la Bourgogne, un couvent, voisin de la ville, dont il n’est séparé que par la Saône. Là, autant que sa santé le lui permettait, il reprit ses anciennes études, il était toujours sur ses livres, et, comme on le dit aussi de Grégoire le Grand, il ne laissait passer aucun moment sans prier, lire, écrire ou dicter. Dans ces saints exercices, la mort, ce visiteur évangélique, vint le visiter ; mais elle ne le surprit point endormi comme tant d’autres, mais préparé et debout. Elle le trouva éveillé, et l’appela aux célestes noces, non comme une vierge folle, mais comme une vierge sainte. Il emporta avec lui sa lampe pleine d’huile, c’est-à-dire sa conscience remplie du témoignage d’une sainte vie. La maladie le saisit, empira ; et bientôt réduit à l’extrémité, il comprit bien qu’il allait payer sa dette à l’humanité. Alors, avec quelle sainteté, quelle dévotion, quelle ardeur catholique, ne fit-il pas d’abord sa confession de foi, puis l’aveu de ses péchés ! Avec quelle profonde tendresse et avidité de cœur ne reçut-il pas le saint viatique, le gage de la vie éternelle, le corps de notre sauveur ! Avec quelle piété il recommanda lui-même son corps et son âme à Jésus, tous les moines de Saint-Marcel peuvent l’attester. Ainsi finit le docteur Pierre ; ainsi, celui qui était connu de l’univers pour les merveilles de sa science et de son enseignement, soumis, comme un homme doux et simple, à la discipline du Christ, a passé, j'en ai la ferme espérance, dans le sein de son divin maître. Et vous, ma vénérable et très chère sœur en Dieu, vous qui lui avez été d’abord unie par les liens de la chair, avant de vous attacher à lui par les nœuds meilleurs de la charité divine; vous qui avez servi longtemps le Seigneur avec lui, et sous lui, souvenez-vous toujours de lui dans le Seigneur ; car le Christ vous garde tous deux dans le fond de son cœur, il vous réchauffe dans son sein ; et lorsque le Seigneur arrivera, à la voix de l’archange, et au son de la trompette de Dieu qui descend du ciel, il te le conserve et te le rendra pour jamais »

Il ne restait plus à Pierre le Vénérable que le triste devoir de composer l’épitaphe d’Abélard. Toute connue qu’elle soit, je la reproduis comme la dernière preuve d’une amitié vertueuse et rare.

Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,
Noster Aristoteles, logicis, quicumque fuerunt,
Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi
Princeps, ingenio varius, subtilis et acer,
Omni vi superans rationis et arte loquendi,
Abœlardus erat. Sed tunc magis omnia vincit,
Cum, Cluniacensem monachum moremque processus,
Ad Christi veram transivit philosophiam,
In qua longævæ bene complens ultima vitæ,
Philosophis quandoque bonis se connumerandum
Spem dedit, undenas Maio revocante Kalendas.



« Le Socrate des Gaules, le grand Platon de l’Occident, notre nouvel Aristote ; égal ou supérieur à tous les dialecticiens passés ; reconnu par l’univers entier comme le prince des études ; esprit varié, subtil et pénétrant, au-dessus de tout par la force de sa raison et son vif talent de la parole : tel était Abélard. Mais il s’est encore montré supérieur à tout cela, lorsque, faisant profession de moine de Cluny, il a passé à la vraie philosophie, à la philosophie du Christ, au sein de laquelle, terminant pieusement les moments suprêmes de sa longue vie, le onzième jour des kalendes de mai, il mérita l’espérance d’être compté au nombre des plus excellents philosophes. »

CHAPITRE QUATORZIÈME. Luttes et controverses de Pierre-le-Vénérable avec saint Bernard. — Tolérance de Pierre-le-Vénérable. — Esprit de sa réforme monastique.

Il me tarde maintenant de placer le dernier ami d’Abélard et d’Héloïse, Pierre-le-Vénérable, en face de notre grand saint Bernard.

Leurs premières relations historiques commencèrent par un sérieux débat. Bernard s’était jeté, avec toute l’ardeur de son caractère, dans les austérités de la vie monastique. Cîteaux, bien plus récent que Cluny, se distinguait, comme toutes les institutions naissantes, par la sévérité de sa discipline. C’était par cette sévérité même que saint Bernard fortifiait encore les attaques qu’il adressait à l’abbaye de Cluny. Les Cisterciens combattaient les Clunistes surtout en les accusant de relâchement.

La lutte de saint Bernard et de Pierre-le-Vénérable fut vraiment très belle. Elle fut mêlée d’un touchant épisode, bien connu dans l’histoire ecclésiastique. Bernard avait un jeune cousin, Robert, qu’il aimait comme un père aime son fils. Le jeune homme avait été voué par sa mère dès son enfance au monastère de Cluny ; mais plus tard il avait prononcé des vœux au couvent de Cîteaux. Séduit par les caresses et les manières relâchées de Pontius, abbé de Cluny, il se laisse entraîner dans son abbaye. C’est alors que Bernard éclate, qu’il redemande au ciel et à la terre son cousin, le jeune homme qu’il a élevé ; c’est alors qu’il lui écrit cette lettre affectueuse et éloquente que l’on trouve citée partout (34), reprochant aux Clunistes de dérober des moines à tous les couvents qui ne sont pas de leur ordre. Pierre-le-Vénérable n’avait point participé à la séduction exercée sur Robert ; il pouvait aussi revendiquer, soit l’oblation maternelle faite à Cluny, soit le privilège accordé à Cluny par Calixte II et plusieurs pontifes, de recevoir tous les moines des autres ordres, à moins qu’ils ne fussent excommuniés ; mais l’abbé de Cluny, par justice ou par ménagement, aima mieux rendre Robert.

(34) V. la note CC, dans les pièces justificatives.

Quant aux autres reproches, Pierre y répond avec une mesure, avec un esprit de modération, avec une raison calme, qui contrastent avec la manière abrupte, amère, passionnée, de Bernard. Presque toujours son apologie est victorieuse, et son caractère se peint au naturel dans quelques points de la discussion. Nous avons réservé d'en parler ici, parce que c’est une occasion naturelle de faire connaître, d’une façon moins fatigante pour le lecteur, les règles principales et les habitudes de l’abbaye dont Pierre fut lui-même, nous l’avons dit, le réformateur (35).

(35) V. la note DD, dans les pièces justificatives.

Vous nous reprochez, dit Pierre aux Cisterciens, de ne point prolonger assez le noviciat ; mais Jésus n’a-t-il pas dit à un jeune homme : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. Jésus a-t-il attendu que la vocation du jeune homme fût perdue ?

Vous nous reprochez de porter des fourrures ; mais la règle de saint Benoit n’a-t-elle pas prescrit d’habiller les frères selon les saisons et la qualité des lieux ?

Vous nous reprochez nos habits, nos lits, notre nourriture ; mais tout cela n’est-il pas laissé par saint Benoît à la discrétion de l’abbé ? En quoi donc violons-nous la règle ?

Vous nous reprochez de recevoir les moines fugitifs, même après leur troisième fuite ; mais qui peut imposer des bornes à la miséricorde ?

Vous nous reprochez de négliger le travail des mains ; mais l’oisiveté ne s’évite-t-elle pas aussi bien par la prière, la lecture et les saints exercices ?

Vous nous reprochez de ne point nous prosterner devant les hôtes, et de ne point laver leurs pieds ; mais si, chaque fois qu’il arrive des hôtes, notre communauté s’assemblait pour faire ce que vous exigez, lui resterait-il le temps nécessaire pour suivre les autres points de la règle ?

Vous nous reprochez que l’abbé de Cluny ne mange point avec les hôtes ; mais cette table séparée ne pourrait-elle pas devenir une occasion de luxe et de gourmandise, et n’est-il pas plus digne de la vie et de la surveillance monastiques que l’abbé mange avec les frères et comme les frères ?

Vous nous reprochez de ne point avoir d’évêque propre ; mais n’avons-nous pas pour évêque, le premier de tous, le pontife romain ? et ne faut-il pas quelque orgueil aux Cisterciens pour oser s’élever contre les privilèges des papes ?

Tous nous reprochez de posséder des biens qui doivent appartenir aux clercs et non pas aux moines ; mais n’avons-nous pas le droit de recevoir les oblations des fidèles, puisque nous prions continuellement pour eux, que nous faisons des aumônes, et pratiquons d’autres bonnes œuvres ?

Dans sa réponse à saint Bernard, Pierre-le-Vénérable pose grandement une distinction, souvent imitée depuis, et qui s’applique à toutes les sciences morales, philosophiques, religieuses, politiques, législatives.

« Ne savez-vous pas, lui dit-il, qu’il y a des règles qui ne changent jamais, et d’autres qui sont plus variables, selon les temps et les lieux ? Entre les préceptes immuables, je compte l’amour du prochain, l’humilité, la chasteté, la véracité, et plusieurs autres principes qui ne peuvent jamais fléchir. Mais à côté de ceux-là, n’y a-t-il pas des règles variables ? N’est-ce pas la charité et les nécessités du bien qui doivent l’emporter toujours ? Pourquoi a-t-on abrogé, par exemple, la loi qui défendait aux évêques de changer de sièges, si ce n’est pour veiller plus charitablement aux intérêts des églises ? Pourquoi a-t-on rapporté la règle qui ne permettait pas de préposer aux églises les hérétiques et les coupables, même après qu’ils avaient changé et fait pénitence ? sinon par une charité qui veille au salut du grand nombre ? N’est-ce pas encore l’intérêt de l’église qui a permis, contre les vieilles coutumes, aux enfants des évêques de devenir évêques eux-mêmes ? Pourquoi saint Grégoire le Grand a-t-il permis d’abord aux prêtres anglais de conserver leurs femmes, si ce n’est par la crainte charitable de les faire chanceler dans leur foi nouvelle ? La charité, la charité, voilà la grande loi de tous les changements humains, soit pour les ordres monastiques, soit pour tout le reste. Et puisque Dieu a dit que la charité contenait la loi et les prophètes, pensez-vous que la règle de saint Benoît soit seule au-dessus de la charité ? »

Pierre défend ailleurs, et dans cette même lettre, avec un talent remarquable, les propriétés monastiques. « Tout le monde sait, dit-il, de quelle manière les maîtres séculiers traitent leurs serfs et leurs serviteurs. Ils ne se contentent pas du service usuel qui leur est dû ; mais ils revendiquent sans miséricorde les biens et les personnes, les personnes et les biens. De là, outre les cens accoutumés, ils les surchargent de services innombrables, de charges insupportables et graves, trois ou quatre fois par an, et toutes les fois qu’ils le veulent. Aussi voit-on les gens de la campagne abandonner le sol et fuir en d’autres lieux. Mais, chose plus affreuse ! ne vont-ils pas jusqu’à vendre, pour de l’argent, pour un vil métal, les hommes que Dieu a rachetés au prix de son sang ? Les moines, au contraire, quand ils ont des possessions, agissent bien d’autre sorte. Ils n’exigent des colons que les choses dues et légitimes ; ils ne réclament leurs services que pour les nécessités de leur existence ; ils ne les tourmentent d’aucune exaction, ils ne leur imposent rien d’insupportable : s’ils les voient nécessiteux, ils les nourrissent de leur propre substance. Ils ne les traitent pas en esclaves, en serviteurs, mais en frères... Et voilà pourquoi les moines sont propriétaires à aussi bon titre, à meilleur titre même que les laïques. »

Je vois dans cette citation un trait de mœurs précieux, l’explication morale, entre tant d’autres, des grandes richesses du clergé et des monastères, et la raison religieuse qui devait faire disparaître la servitude personnelle et l’esclavage.

En général, les deux lettres, ou, pour mieux dire, les deux traités que Pierre-le-Vénérable envoie à saint Bernard, sur la querelle des Cisterciens et des Clunistes, mériteraient d’être traduits tout entiers. Je les regarde comme une œuvre qui va de pair avec les meilleures productions du XIIe siècle, surtout la seconde lettre.

Les richesses de Cluny étaient enviées par les Cisterciens ; ceux-ci, obligés de payer certaines redevances à Cluny, en obtinrent l’affranchissement de la main du pape. La verve de l’abbé de Cluny éclate contre une telle exemption. À supposer, s’écrie-t-il, que Cluny soit plus riche que Cîteaux, est-ce une raison de nous enlever notre bien légitime au profit d’un autre monastère ? Est-il donc permis au pauvre d’enlever au riche ce que le riche refuse de lui donner ? Où est la justice, ou du riche qui garde son bien, ou du pauvre qui lui fait violence pour le lui arracher ? Qui est le plus coupable, et qui doit être puni, ou le riche qui conserve ce qui lui appartient légitimement, ou le pauvre qui le lui ravit ?

Les Cisterciens pourtant furent vainqueurs, contre tout droit, dans une pareille lutte. Pierre-le-Vénérable déplora et prophétisa les tristes résultats de cette victoire, et les animosités qui ne devaient plus cesser entre les deux ordres.

Ce devait être la querelle éternelle entre les moines noirs et les moines blancs. Les Clunistes portaient la robe noire ; les Cisterciens la robe blanche. On ne sait même pas exactement quelle était la couleur primitive des vêtements de l’ordre de saint Benoît. Pierre-le-Vénérable raille cette dispute de couleurs avec une supériorité d’esprit fort remarquable.

« Dis-moi, ô moine noir, rends grâces à Dieu, et découvre-moi ce que tu as au fond de l’âme contre ton frère, le moine blanc. Qui peut souffrir, dis-tu, que des hommes nouveaux soient préférés aux anciens ; que leurs œuvres soient préférées aux nôtres ; que les leurs paraissent précieuses et les nôtres méprisables ? Qui peut souffrir patiemment qu’une grande partie du monde soit enlevée à notre ordre antique, pour passer vers un ordre nouveau ? que l’on déserte les voies connues ; et pratiquées, pour se jeter dans des chemins inconnus ? qui peut supporter qu’on préfère les moines nouveaux aux moines anciens, les jeunes aux vieux, les blancs aux noirs ? Voilà ce que tu penses, moine noir. Et toi, moine blanc, que penses-tu ? Honneur à nous, t’écries-tu, qui nous recommandons par un institut bien meilleur, et que le monde entier proclame supérieurs à tous les autres moines ! Honneur à nous, dont l’opinion forme l’opinion universelle, dont la lumière éclaire les autres, dont le soleil illumine l’univers ! Nous, les restaurateurs de la religion perdue ; nous qui avons ressuscité un ordre mort, nous, les justes réprimandeurs du monachisme languissant, endormi, souillé ! nous, si différents de tous par nos mœurs, nos actions, nos usages, nos vêtements ; nous qui montrons au doigt la froideur des vieux moines, et qui faisons éclater au-dessus d’eux notre propre ferveur ! »

« Et voilà, s’écrie Pierre, et voilà la véritable cause qui détruit la charité, brise l’unité des esprits, sépare les maisons religieuses, et dispose toutes les langues à des paroles de mépris et de médisance, comme un glaive tranchant et aiguisé, pour parler avec le prophète. Ah ! que plutôt ce glaive mortel soit brisé par le glaive de la parole divine, et que le vent stérile de la vanité ne vienne plus dessécher des moissons amassées par tant de sueurs ! »

Et ailleurs : « Quelle puérile folie de croire que la diversité des couleurs des habits, et la diversité des coutumes monastiques, puissent importer au salut ! et si cela n’est de rien pour le salut, pourquoi la couleur des vêtements sépare-t-elle les moines, engendre-t-elle un schisme, divise-t-elle les cœurs, éteint-elle la charité ? non seulement je n’y vois aucune raison le haine et de division, mais pas même une cause de contestation. Moine blanc, tu peux donner à l’innovation de ta robe blanche des explications très louables. Tu as revêtu la cuculle et la tunique blanche, pour que le moine noir ne pense point qu’on ne peut être moine que sous sa tunique noire, et encore, parce que, voyant tant de monastères tomber dans le relâchement sous le costume noir, tu as voulu, pour mieux exciter la ferveur d’un nouvel ordre monastique, animer les cœurs par l’aspect inusité d’une robe blanche et pure. Et toi, moine noir, tu as de bonnes raisons à donner aussi de la robe noire que tu portes. C’est le vieux costume de tes pères, qui te l’ont traditionnellement transmis, et tu as cru plus sage et plus prudent de suivre les préceptes de ceux qui t’enseignèrent, que de te jeter dans les inventions nouvelles. Moines noirs et blancs, vous avez tous deux, pour défendre vos deux couleurs, une loi qui vous est commune, la loi de saint Benoît. Cette règle déclare que les moines ne doivent s’inquiéter et se quereller ni sur la couleur, ni sur l’étoffe de leurs vêtements, et qu’ils se doivent vêtir avec des étoffes de qualité et de couleur telles qu’elles soient communes aux pays qu’ils habitent et puissent facilement se trouver et s’acheter à meilleur marché. »

Nous ne comprenons plus guère, je l’avoue, l’intérêt et l’importance de ces discussions qui ont agité le monde monastique, sans cesse et sans fin. Mais quand saint Bernard et Pierre-le-Vénérable s’en occupaient avec de prodigieux développements, il fallait bien que le monde, de leur temps, en fût vivement préoccupé. Eh ! mon Dieu ! tous les siècles n’ont-ils pas leurs costumes, leurs signes de ralliement, leurs drapeaux, leurs couleurs, et toutes les niaiseries des vanités et des contestations humaines ? Les moines noirs ou blancs, du moins, ne faisaient guère verser de sang pour leurs petites querelles. Et nous, prétendus esprits forts, nous, philosophes dans les bras de notre nourrice, Pierre-le-Vénérable ne pourrait-il pas nous dire, comme aux moines de son temps : La charité ! la charité ! mes frères, voilà qui est supérieur à toutes les lois, voilà ce qui est l’essence de toutes les règles ?

Avec saint Jérôme, saint Augustin, saint Martin, saint Ambroise, l’abbé de Cluny raille finiment l’ostentation qui se place dans les vêtements exagérés. Il se moque d’une grande dame romaine, nouvellement convertie, et dont saint Paulin raconte le cortège bizarre. « Elle était assise, dit-il, sur un âne, et vêtue du plus modeste vêtement de bure ; mais autour d'elle les sénateurs les plus riches et les plus luxueux, et toutes les pompes du monde : des litières se balançant, des chevaux richement enharnachés, des voitures dorées, tous les plus splendides moyens de transport, faisaient gémir et briller la voie Appienne. Au milieu de l’humilité chrétienne éclataient les splendeurs de la vanité. Les riches admiraient cette pauvre sainte ; mais nous autres pauvres nous nous moquions des riches. »

Sidoine Apollinaire lui fournit encore un trait ; car l’illustre évêque d’Auvergne plaisantait les gens qui vont à un enterrement avec un vêtement joyeux, et à une noce avec des habits sombres, échangeant ainsi, par le désordre le plus inouï, les apprêts de la tombe avec les préparatifs d’un mariage, et les préparatifs d’un mariage avec les apprêts du tombeau. « Il faut, dit Pierre-le-Vénérable, suivre les coutumes des temps où l’on vit, aller à une noce gaiement vêtu, à un convoi funèbre avec des habits lugubres, afin que le costume triste s’accorde avec une triste cérémonie et le vêtement joyeux avec la joie d’une famille. J’ai vu moi-même, quand j’étais en Espagne, et j’ai vu avec surprise, un antique usage observé jusqu’ici par tous les Espagnols. Lorsqu’un mari perd sa femme, ou la femme son mari, un père son fils, un fils son père, un parent son parent, un ami son ami ; aussitôt on quitte ses armes, on dépouille les vêtements de soie, les fourrures étrangères, tous les vêtements précieux et de couleurs variées ; et l’on se couvre de vêtements noirs peu précieux. On se coupe les cheveux, on coupe la queue de ses chevaux ; on se couvre soi-même et ses gens de couleurs noires. C’est ainsi que par de telle marques de douleur et de deuil les Espagnols pleurent la perte de ceux qui leur étaient chers ; et ce deuil, par la loi commune, ne dure jamais moins d’un an. »

Au XIIe siècle donc, nos aïeux ne portaient pas le deuil comme aujourd’hui, et Pierre-le-Vénérable voyait avec étonnement une coutume espagnole, que nous avons ensuite adoptée ; mais avec des modifications qui ne font pas toujours honneur à l’expression de nos douleurs, et au regret véritable de ceux qui ne sont plus.

C’est assez citer. Nous aurions voulu, si c’était le lieu, mettre en regard aussi le style de saint Bernard, cet homme que l’univers chrétien proclame le dernier Père de l’Église, et que toutes les civilisations et toutes les croyances proclament un grand homme. Mais je ne puis sortir de mon sujet.

Une autre dispute ecclésiastique ne sépara pas moins vivement saint Bernard et Pierre-le-Vénérable. Un religieux de Cluny avait été élu évêque de Langres par le clergé et le peuple, reconnu par le métropolitain, et confirmé par le roi de France. Saint Bernard n’eut pas de repos et de trêve qu’il n’eût dénoncé l’élection comme nulle et illégale, comme le fruit de la violence et de l’intrigue, au pape, au roi, à toute l’Église. Pierre-le-Vénérable prit naturellement la défense du moine de Cluny, opposant le calme de la raison et des faits à toute la véhémence irritée de saint Bernard (36). Mais le haut crédit de l’abbé de Clairvaux l’emporta. Il effraya le roi comme le pape, il fit casser l’élection de l’évêque de Langres, et nommer à sa place un de ses parents.

(36) V. la note EE, dans les pièces justificatives.

Saint Bernard ne fut point assez maître de lui, ni dans les premiers moments de la lutte cistercienne, ni surtout dans la contestation violente de l’évêché de Langres : il s’emporta contre Pierre-le-Vénérable avec cette véhémence d’esprit qu’il mettait à tout ce qui l’impressionnait vivement, et qui est peut-être l’un des attributs des grands écrivains et des grands caractères. Mais l’inaltérable longanimité de Pierre-le-Vénérable, sa vertu et sa raison calmes qui ne se démentirent jamais, les paroles d’admiration et de justice avec lesquelles il parlait toujours de son illustre adversaire, finirent par désarmer l’aigreur de l’abbé de Clairvaux, et tout ce qu’il avait mis de verve à poursuivre, à combattre, à attaquer Pierre-le-Vénérable, il sut le mettre à l’estimer, à le vénérer, à l’admirer. Saint Bernard fait comme Suger. Il accable de lettres l’abbé de Cluny, il se plaint de sa lenteur à lui répondre : il ne lui épargne aucune formule d’affection, de louange, d’empressentent amical ; il veut le voir, l’entendre, lui parler, le visiter ; et, à en juger par leurs lettres, ce devait être une admirable chose que des communications intimes entre deux hommes d’une pareille trempe, qui ne se divisèrent plus jusqu’au tombeau, où Bernard précéda Pierre de quelques années (37).

(37) V. la note FF, dans les pièces justificatives.

Pierre, quelque grande qu’ait été et que nous ayons vue son influence, n’a pas gouverné l’Europe religieuse du XIIe siècle avec un ascendent aussi actif, aussi entraînant, aussi fougueux que saint Bernard. Leurs caractères divers ne comportaient pas les mêmes actions. Saint Bernard, fondateur de monastères nouveaux, enfant lui-même d’un nouvel ordre plus austère, comme le sont nécessairement les institutions naissantes ; saint Bernard, d’une santé maladive, d’une grande exaltation nerveuse, homme de privations, de zèle ardent, de caractère absolu, n’était pas fait pour ressembler à notre abbé de Cluny, homme laborieux, actif, vertueux sans rudesse, abstinent sans rigueur, apportant à tout les tempéraments de son caractère, d’une humeur égale et clémente, d’une bienveillance universelle, d’une miséricorde sans mesure, prudent et sage mainteneur d’un vieil institut monastique, mais ne se départant jamais des règles d’une raison douce et judicieuse, n’aspirant point aux nouveautés périlleuses, et préférant à des ferveurs inconnues les circonspections de la tolérance. Pour Bernard, le parti décisif et absolu était toujours le parti à suivre : il l’emporta souvent par la passion même de ses entreprises et la chaleur de ses convictions brûlantes. Chez Pierre-le-Vénérable, l’habitude des ménagements, la bénignité des procédés, devaient le faire échouer dans les résolutions qui s’adressaient surtout aux passions véhémentes de l’époque. Dans les conciles, auprès des souverains pontifes et des rois, la parole de saint Bernard exigeait, obtenait impérieusement. Sa fougue éloquente entraînait les masses, bouleversait les esprits. Il avait les qualités et les défauts des âmes passionnées et fortes.

Pierre-le-Vénérable attirait à lui par des qualités moins ardentes, par des vertus moins rigides, par des sollicitations moins impétueuses. On admirait Bernard, on vénérait Pierre. Dans ces mots sont leurs deux existences ; et le surnom que mérita l’abbé de Cluny le peint mieux qu’un parallèle.

Le style des deux grands hommes donne lieu aux mêmes rapprochements. Celui de saint Bernard, plus bref, plus inégal, plus abrupte, plus recherché ; celui de Pierre, plus diffus, plus lent, plus correct, plus naturel. Dans l’un, plus d’élévation, de grandeur, de mouvement, de tempête ; dans l’autre, plus de raison, de calme, d’onction, de tendresse. Grands hommes tous deux, et tous deux pouvant diversement plaire à des lecteurs différents, selon les humeurs, les goûts, les caractères. Dans Pierre-le-Vénérable la réflexion, l’étude dominent ; chez saint Bernard la spontanéité. L’éloquence doit être naturelle à celui qui disait qu’il étudiait avec les chênes et les hêtres. On sent dans l’autre, au contraire, une certaine complaisance dans la forme littéraire qui exclut quelquefois le mouvement. Saint Bernard était un homme admirable de tribune. Pierre-le-Vénérable devait exceller dans le conseil. Si ce n’était pas une vieillerie de parler de Démosthène et de Cicéron à propos de tout, et si Démosthène n’était point un des écrivains les plus corrects, les plus huilés de la Grèce, on pourrait dire que saint Bernard était de la trempe de Démosthène, et Pierre de celle de Cicéron, dont il imite la période, et cite parfois les élégances. Pierre s’amusait à faire entrer dans sa phrase la littérature antique et laissait trop en paix son adversaire : saint Bernard se faisait sa langue pour l’occasion, et, sans perdre de temps aux phrases, frappait et renversait son ennemi.

On pourrait plutôt rapprocher nos deux grands abbés de Fénelon et de Bossuet. Il y avait sans doute des analogies de caractère et de talent entre eux. Bossuet ressemblait plus à saint Bernard, par son langage, par son caractère, par son génie ; Fénelon à l’abbé de Cluny, par ses formes souples, aimables, bienveillantes. Le style de Bossuet, comme celui de saint Bernard, était plus bref, plus incisif, plus éloquent ; le style de Fénelon, comme celui de Pierre-le-Vénérable, plus lent, plus tempéré, plus onctueux. Saint Bernard triompha de Pierre-le-Vénérable, et Bossuet de Fénelon ; et les sympathies ne furent pas toutes pour le vainqueur. Les mêmes préférences, les mêmes accusations, qui s’adressent à la mémoire de Bossuet et de Fénelon, j’imagine que les contemporains de Pierre et de Bernard devaient s’en préoccuper. Je trouve même un curieux rapprochement. Pierre, comme l’archevêque de Cambrai, était plus ultramontain ; Bernard, comme Bossuet, plus gallican. L’évêque de Meaux, entraîné dans les voies du pouvoir civil, opposait l’épiscopat français à la papauté. Bernard s'indignait que les clunistes dépendissent de Rome, et fussent soustraits à la suprématie épiscopale. Mais ce que firent de mieux Bernard et Pierre, c’est qu’ils se réconcilièrent et s’aimèrent franchement ensuite jusqu’à la mort, après avoir été d’abord divisés ; et que Fénelon et Bossuet, après s’être d’abord unis, ne durent pas plus pardonner l’un sa défaite que l’autre sa victoire. Mais en jetant le voile de l’admiration sur ces humaines faiblesses, la patrie de saint Bernard et de Bossuet peut s’enorgueillir dans la postérité par Bossuet et par Bernard, et, si je ne m’abuse, revendiquer encore un peu la gloire de Pierre-le-Vénérable, qui, venu si jeune à Cluny, y mourut aussi, après avoir régi trente-cinq ans le premier monastère de la Bourgogne.

Pierre-le-Vénérable avait compris le danger de son monastère, et le relâchement funeste de la discipline sous l’abbé Pontius. C’est ce qui le força à écrire les articles de réforme que j’ai mentionnés. Sa querelle avec saint Bernard en a fait d’avance connaître la portée. En se créant législateur, il a donné un exemple qui peut-être serait bon à suivre. À côté de l’article législatif, il place immédiatement la raison, l’esprit de la loi. Soit qu’il adoucisse, soit qu’il corrige la règle, il en indique le motif, laissant à chacun ainsi le droit d’apprécier le jugement même du législateur. C’est bien là le procédé du maître bienveillant et raisonnable. Nous avons déjà touché, par nos analyses précédentes, les points principaux maintenus par Pierre-le-Vénérable, à rencontre de saint Bernard. Quelques nouveaux articles achèveront ce tableau.

C’était un point de la règle de saint Benoît, qu’après le repas de midi, les moines se couchassent pendant une heure. Cet instant de repos, indiqué par la chaleur et les habitudes du climat italien, avait passé aveuglément dans les monastères français, qui n’osaient point d’abord enfreindre une seule lettre de la sainte règle du fondateur suprême. Aussi qu’arrivait-il ? Ce qu’il arrive des usages observés par des hommes et dans des lieux auxquels ils ne conviennent pas. Tous les jours après midi, les Bénédictins se jetaient sur leur lit, été comme hiver ; et comme ils étaient censés devoir dormir, ils se glissaient sous leurs couvertures, demeurant immobiles, muets, les yeux fermés, pour mieux obéir à la règle, n’ayant pourtant aucune envie de se reposer ou de dormir. Pierre retranche cet usage qui ne ressemble plus à Cluny qu’à une momerie.

Au Mont-Cassin, à tel jour, à telle heure, les frères devaient nettoyer leurs chaussures ; et rien n’était plus naturel assurément ; car, adonnés surtout au travail des champs, la poussière, la pluie, la boue, rendaient la précaution bonne, et motivaient la régularité monastique de cette pratique. À Cluny, et dans les autres monastères où le travail des mains avait presque cessé, que faisait-on ? Aux mêmes jour et heure, indiqués dans les statuts, les moines faisaient semblant de laver leurs chaussures, toutes propres qu’elles pussent être, remplaçant ainsi par un simulacre symbolique l’exécution littérale de la règle.

Pierre-le-Vénérable supprima encore cette pratique puérile. Nous multiplierions aisément des citations pareilles. Mais que ces deux changements suffisent pour juger l’indépendance de raison et la justesse d’idées qui dirigeaient l’abbé de Cluny dans ses réformes.

Du reste, il rétablissait l’austérité des pratiques de religion, les jeûnes, les abstinences : il défendait, par exemple, l’usage de la graisse dans les aliments des jours maigres ; usage fort ancien dans les pratiques monastiques, et qui s’était longtemps maintenu par haine, et comme une protestation, contre le manichéisme, lequel rejetait, dans la nourriture, l’emploi des substances animales. L’un de ses écrits les plus éloquents et les plus remarquables pour la forme comme pour la pureté du dogme monastique est sans contredit une sorte de circulaire qu’il adresse à tous les moines de sa dépendance.

« On voit les moines, leur dit-il, errer de lieu en lieu, et accourir, comme les milans et les vautours, partout où ils aperçoivent la fumée des cuisines, partout où ils aspirent dans leurs narines ouvertes l’odeur del la viande bouillie ou rôtie. Si quelque frère, par crainte de Dieu, s’abstient de viande, ils le traitent d’hypocrite, de traître ; il est pour eux comme un païen et un publicain ; ils se défient de lui, et le proclament une espèce d’ennemi public. Les fèves, le fromage, les œufs, les poissons mêmes, leur donnent des nausées. Il leur faut une cuisine égyptienne. Le sanglier, le porc, la grasse génisse, le lièvre, le daim, les oies choisies entre toutes les oies d’un troupeau, les poulets, tous les quadrupèdes, toutes les sortes de volailles, couvrent la table des moines. Le dégoût de ces choses elles-mêmes arrive bientôt par un trop long usage. Ils ont recours à des mets délicieux, royaux et exotiques. Le moine rassasié ne peut plus vivre que de chevreuils, de cerfs, de sangliers ou d’ours sauvages. Parcourez donc les forêts, chasseurs ; oiseleurs, tendez vos filets ! il faut des faisans, des perdrix, des tourterelles, de peur que le serviteur de Dieu ne meure de faim »

Ainsi la haute vertu et la rigidité monastique de Pierre-le-Vénérable défendaient avec succès l’abbaye de Cluny contre ses ennemis, contre ses rivaux, et contre les dangers plus inévitables de corruption et de décadence : et lorsque l'abbé de Cluny mourait, cet éloge qu’il fait lui-même de son monastère avait encore tout l’éclat de la vérité :

« Le monastère de Cluny est célèbre presque dans tout l’univers par sa religion, sa discipline, sa sévérité, le nombre des frères et l’observance parfaite des règles monastiques. Il est le refuge spécial et commun des pécheurs. Que d’âmes il a ravies aux enfers pour enrichir les royaumes célestes ! Là des hommes innombrables, rejetant le pesant fardeau du monde, se sont soumis au joug aimable du Christ. Là des hommes de tout état, de toute dignité, de tout rang, ont échangé le faste et le luxe du siècle contre la vie humble et pauvre des moines. Là les chefs vénérables des églises sont venus eux-mêmes déposer les soins du gouvernement ecclésiastique, et choisir une vie plus douce et plus tranquille, aimant mieux obéir dans un cloître que commander dans leurs diocèses. C’est là enfin qu’une lutte sans fin et sans repos contre les malices de l’esprit assure des victoires de tous les jours aux soldats du Christ. Les habitants de ce lieu soumettent, par un combat continuel, la chair à l’esprit, vérifiant ainsi la parole de l’Apôtre, que le Christ est la vie, et que la mort est un bien. Aussi les parfums des vertus spirituelles de tant d’hommes pieux sont-ils sortis de Cluny, pour remplir le monde de la bonne odeur des cénobites qui ont réchauffé par leur zèle et par leur exemple la ferveur monastique un peu refroidie. La Gaule, la Germanie, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, toute l’Europe, en un mot, l’atteste : tout est rempli de nos monastères nouvellement fondés, ou d’anciens monastères ramenés par nous à leur splendeur première. Des collèges de moines, pareils aux phalanges célestes qui environnent le trône de Dieu, se livrent à l’exercice des vertus les plus saintes, chantent nuit et jour les louanges divines avec tant de persévérance, qu’on pourrait les prendre pour ceux dont le prophète a dit : Heureux, Seigneur, ceux qui habitent dans votre maison ! ils vous loueront pendant l'éternité. Mais pourquoi parlé-je des autres parties du monde, tandis que la renommée de nos monastères occidentaux est allée jusqu’au fond de l’Orient, et qu’il n’est pas un seul coin du globe qui l’ignore ? Voilà bien la vigne, la vigne véritable, qui, s’enlaçant au Christ par ses pampres verts, et soigneusement émondée par la main paternelle du jardinier divin, produira beaucoup de fruits, suivant le précepte de l’Evangile ! C’est bien de cette vigne qu’il est écrit dans les psaumes : Elle étend ses feuillages jusqu'à la mer, et ses rejetons jusque dans le fleuve !

Car ce qui a été dit de la Synagogue des Juifs transportée hors de l’Égypte, ce qu’on a appliqué ensuite à l’église chrétienne, s’applique aussi très bien à l’église de Cluny, qui n’est point une part indigne de l’église universelle. »

CHAPITRE QUINZIÈME. Troubles et décadence de l’abbaye de Cluny dans la seconde moitié du XIIe siècle. — L’abbaye est excommuniée. — Invasion du comte de Châlons. — L’abbaye se place sous la protection du roi de France.

Avec Pierre-le-Vénérable, s’est éteinte la plus grande splendeur de l’abbaye de Cluny, et je pourrais dire, l’époque héroïque du monastère. L’on ne verra plus revenir ces temps pieux où la royauté féodale de Hugues Capet allait en pèlerinage s’agenouiller au tombeau de saint Maïeul, alors que les vertus et la puissance morale des abbés de Cluny avaient une influence si grave sur les affaires les plus importantes de l’Europe et du monde. À la seconde partie du XIIe siècle où nous sommes parvenus, les disputes théologiques se sont ranimées ; le clergé régulier ne sert plus désormais autant qu’autrefois, par les immenses et surprenants voyages de ses chefs, aux communications générales entre les diverses parties de la terre. Les études sont sorties des cloîtres. Le zèle religieux lui-même, bien qu’il ne soit pas encore refroidi, a pris cependant une direction nouvelle en s’alliant aux passions belliqueuses qui poussent les générations armées sur l’Asie. Cet amour de la guerre et de la religion, qui aspire par sa double énergie à la conquête des contrées bibliques, a déjà fait naître les ordres militaires plus appropriés aux nécessités de l’Europe chrétienne et croisée. C’est à Cîteaux que la plupart des chevaleries religieuses empruntent leur règle austère, à Cîteaux, qui ne fut lui-même en son temps, comme Clairvaux, comme les Chartreux, que la branche issue d’un même tronc, qu’un retour sévère à la règle bénédictine, dont Cluny avait eu la gloire d’être d’abord le réformateur universel et l’éminent propagateur, dans toute la chrétienté, pendant plus de deux siècles. Et comme, en dehors des besoins des guerres saintes, l’Église doit recourir, selon les âges, à une extrême variété de remèdes intérieurs, le jour n’est pas loin où, pour ranimer le respect et la ferveur des peuples, réveiller les missions catholiques dans les pays étrangers, purifier le clergé monastique, donner de rigides exemples au clergé séculier, et à tous deux des modèles ardents et nouveaux de désintéressement humain, les ordres mendiants vont couvrir l’Europe, à la voix de saint Dominique et de saint François d’Assises, que Dante, dans sa mystique épopée du XIIIe siècle, compare poétiquement, l’un, par l’éclat de sa science, à la splendeur des Chérubins lumineux, l’autre, par les merveilles de son amour, à toute l’ardeur d’un Séraphin (38). La création des ordres Prêcheurs et Mineurs deviendra en même temps comme une opposition, une sorte de protestation sublime contre les incroyables richesses des vieux monastères favorisés encore, dans les largesses qu’ils reçoivent, par l’esprit de pénitence et d’aventures des riches et nobles pèlerins qui donnent ou vendent leurs biens aux couvents pour courir à la croisade.

(38) Paradiso, cant. XI.

Ce n’est pas tout, et nous l’avons déjà prédit, la papauté, après bien des fortunes diverses et des efforts glorieux, a pu lutter corps à corps avec toutes les puissances de l’empire et des royautés européennes, et aspirer non seulement à la monarchie ecclésiastique, mais à la monarchie universelle. Elle est arrivée à ce point qu’elle est devenue le pivot obligé, et le centre d’unité, de l’histoire du moyen âge qu’elle domine par le caractère même de son universalité dogmatique : et l’ère des croisades, que la chaire de saint Pierre provoque et dirige, n’a pas aidé médiocrement à la généralisation du grand pouvoir catholique, en plaçant toute l’Europe en armes sous le commandement moral du chef des chrétiens. L’épiscopat, si fort et si libre à travers les découpures du territoire féodal et la multiplicité de ses conciles provinciaux, ne fera plus maintenant que se débattre mollement sous la main souveraine du grand pontife romain, jusqu’à ce que, dans les conciles généraux, qui deviendront plus fréquents à mesure que l’Église et l’Europe se monarchisent, les évoques, profitant des schismes et des erreurs de la tiare, recommencent à lutter contre l’action suprême du Saint-Siège. Mais en face de la grande unité catholique qui règne à Rome, que l'indépendance d’un simple monastère est petite et menacée !

À côté des papes, et par une marche parallèle, le sceptre des rois de France tend incessamment à sortir de l’enveloppe féodale qui le gêne et le presse. Philippe-Auguste et saint Louis arrivent, qui imprimeront à leurs successeurs ce mouvement décisif et ascendant qui ne devra plus s’arrêter. En face de cette autorité monarchique qui se fonde, qui se prépare à s’assimiler toutes les forces du pays, et dont l’avenir est successivement de tout modérer et de tout absorber, jusqu’aux choses religieuses, que l’indépendance d’un simple monastère est encore petite et menacée !

Ainsi, de toutes parts, le rôle antique de l’abbaye de Cluny va changer. Il est donc moins permis peut-être de s’étonner que de se plaindre du vide et du silence des historiens des ordres religieux sur la suite des destinées de notre illustre monastère. Ils s’arrêtent tout court à Pierre-le-Vénérable ; ils omettent plutôt qu’ils ne décrivent en quelques pages les six siècles d’agonie de l’abbaye bénédictine. Exemple déplorable, trop fidèlement imité par tous les faiseurs d’histoire qui nous oui réduits à l’impossibilité à peu près démontrée d’avoir jamais une bonne et complète histoire de France : tant ils ont sacrifié sans vérité, sans goût et sans mesure, à la papauté et à la royauté croissantes, toutes les existences et les individualités qu’elles ont fini par dévorer ; tant ils ont oublié que les véritables annales de l’Europe, à part les temps modernes, étaient cachées presque tout entières dans les ressources locales et les récits provinciaux !

Et cependant l’abbaye de Cluny, qui a grandi pendant deux cents années, n’a pas pu mourir en un seul jour. Ce colosse religieux qui a posé ses pieds en Asie, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne, dans toute l’Europe, n’a pas dû tomber inaperçu. On l’a vu servir d’intermédiaire, de pacificateur et d’arbitre entre tous les princes chrétiens ; on l’a vu chargé de toute la confiance et comblé de toutes les richesses des rois, des évêques et des peuples ; on l’a vu, dans sa grande mission, ranimer partout la religion monastique morte en tout lieu dans la corruption des richesses, dans l’oppression et les habitudes guerrières des invasions normandes et sarrasines : tout ce passé a-t-il donc, subitement disparu ? Et quand l’abbaye de Cluny ne se serait attachée par de fortes racines à la terre que par l’immensité de sa fortune territoriale, cette seule circonstance ne suffirait-elle point pour marquer longtemps encore son existence, et pour laisser prévoir sa longue lutte contre tant de rivalités et de difficultés qui l’assiègent ?

Essayons du moins de choisir, à travers les siècles qui nous restent à parcourir, et les soixante-six abbés qui la gouvernèrent, quelques-uns des souvenirs peu connus qui doivent la recommander à l'oublieuse mémoire des hommes. Jusqu’ici l’importance du sujet et du rôle primitif assigné à l’abbaye de Cluny soutenait l’intérêt du lecteur comme de l’historien. Les grands hommes qui présidèrent aux destinées de l’abbaye naissante avaient laissé quelques écrits ; des légendes avaient recueilli leur vie ; les œuvres de Pierre-le-Vénérable, plus que tout le reste, avaient légué des matériaux à la main curieuse de les feuilleter. Aujourd’hui les grandes et premières figures de l’ordre de Cluny, qui d’abord remplissaient leur siècle, sont couchées dans le cercueil, et les successeurs de Pierre-le-Vénérable n’ont laissé ni livres, ni historiens ; une chronique du monastère, composée par des mains diverses et inhabiles, reste seule, brève, vide et sans couleur. C’est dans quelques diplômes des rois ou des papes, dans quelques manuscrits indigestes, dans quelques chartes imprimées, ou dans l’immensité de l’histoire générale ecclésiastique, qu’il faut chercher et recueillir les détails particuliers et souvent arides du monastère bourguignon. Nous ne sommes plus dès lors à Cluny dans cette période d’enthousiasme et de foi qui poétise et raconte la vie des hommes ; Pierre-le-Vénérable lui-même, si grand dans son grand siècle, n’a pas eu les honneurs de la canonisation catholique et de la miraculeuse légende, qui sont passés à d’autres avant de cesser pour tous. On n’est donc plus soutenu, dans le récit d’une existence monastique qui languit et s’efforce de vivre, que par l’espoir pieux de sauver de l’oubli quelque chose de plus d’une institution célèbre dont les ruines mêmes ont péri, et de raconter avec rapidité, dans la narration d’un seul monastère, les symptômes de déclin qui furent communs, plus ou moins tard, à tous les ordres monastiques.

À peine Pierre-le-Vénérable est-il enseveli, que ses cendres sont troublées par l’élection tumultuaire et violente qui dispute son héritage. On essaie d’abord d’élire un certain Robert, semi-prêtre, semi-laïc, mais parent des comtes de Flandre, dont la maison s’était élevée si haut dans les croisades. Il est bientôt rejeté, comme il revenait de Rome pour prendre possession de l’abbaye. À sa place, on choisit Hugues de Montlhéry, tenant, par sa mère, aux comtes de Champagne et à la famille de Guillaume-le-Conquérant, dont il était l’arrière-petit-fils. Et pourtant ce choix, inspiré sans doute par le désir qui prévaudra longtemps encore, et qui peut-être fut une nécessité de l’époque, d’assurer le repos de l’abbaye par les alliances royales et féodales de l’abbé, ce choix ne porta point bonheur au monastère. Hugues de Montlhéry se recommandait plus par sa naissance que par les qualités personnelles qui avaient jusqu’ici fait la principale force des chefs du couvent bourguignon. On ne vante guère que sa religion et sa prudence : Hugo prudens moribus et simplex ingenio, dit la chronique. Cette timidité de conduite et cette simplicité d’esprit n’étaient pas de taille à lutter contre la grave difficulté qui l’allait assaillir.

Après l'élection du pape Alexandre III, en 1159, le cardinal Octavien se pose comme antipape, sous le nom de Victor IV. Hugues ne sait point prendre parti, et tandis qu’Alexandre est confirmé dans un concile de Toulouse, l’abbé de Cluny, à la tête de son chapitre, cum capitula seu conventu, lui refuse obéissance, sans pourtant lier sa foi au pape rival. Il irrite ainsi le vainqueur, sans s’assurer du moins la protection du vaincu. Cette incertaine neutralité fut sévèrement punie, tellement punie que plusieurs prétendent qu’elle fut perfidement conseillée à Hugues par ses propres ennemis. Alexandre envoie ses légats apostoliques pour menacer d’excommunication tout l’ordre de Cluny : ceux-ci hésitent, n’osent avancer, et délèguent leurs pouvoirs à l’évêque de Beauvais, Henri, frère de Louis-le-Jeune, et plus hardi, par cela même, à manier le glaive de saint Pierre. À la prière de Dalmatius et de quelques autres seigneurs du pays, l’excommunication est différée. Une assignation est donnée à Hugues de Montlhéry de comparaître à Melun à un jour indiqué. Il n’y vient pas. Alexandre alors l'excommunie, lui, ses sujets et adhérents, et le menace de déposition. Ses propres monastères se troublent et abandonnent un abbé excommunié ; il est question de lui substituer Pontius, abbé de Vézelay. À l’exemple de Thibaud, prieur de Saint-Martin-des-Champs, les principaux chefs de l’ordre reconnaissent Alexandre III. Les moines de Cluny, pour se soustraire aux peines de l’excommunication fulminée, vont jusqu’à chasser Hugues, qui se réfugie auprès de l’empereur Frédéric. En vain cherche-t-on à le faire rentrer en grâce auprès du pape et à lui rendre la confiance de ses monastères : il abdique et va se cacher et mourir à Sainte-Marie-de-Vaux, près de Poligny, l’un des prieurés de l’ordre de Cluny. On ne connaît de lui qu’une lettre à l’empereur.

Le monastère se repose enfin de tant de troubles dans l’élection unanimement faite de Hugues de Blois, neveu de cet Henri, évêque de Winchester et frère du roi d’Angleterre, qui fut le bienfaiteur de Cluny et l’intime ami de Pierre-le-Vénérable, dont il vint soulager le fardeau et recueillir le dernier soupir. Hugues de Blois avait déjà gouverné l’abbaye de Saint-Pancrace à Londres ; il était fils lui-même d’Étienne, comte de Blois, puis roi d’Angleterre ; et, par sa mère, il était allié à la fois à la maison de Bourgogne et à la race royale d’Ecosse. Mais il ne fit que passer sur le trône monastique, et n’eut pas le temps de faire rejaillir sur l’abbaye la haute position que sa naissance lui donnait auprès d’Alexandre III et de toutes les puissances civiles.

C’est aux calamités qui frappèrent à cette époque l’abbaye bourguignonne que se rapporte sans doute une épître adressée à l’abbé de Cluny par un contemporain, Pierre, abbé de Celle, dans la forêt Noire, dont les paroles expriment toute la grandeur du mal avec un style du XIIe siècle qui mérite peut-être qu’on tente de les traduire.

« Ne dois-je pas gémir, jusqu’au fond de mes entrailles, sur les ruines du monastère de Cluny, maison illustre, mère antique des filles de Sion ? N’est-ce point-là ce chef-lieu de la chrétienté, ce boulevard de notre force, d’où sortaient autrefois par milliers des évêques, des abbés, des conseillers de rois et de princes, et qui maintenant n’a plus que de rares habitants ? N’est-ce pas ce grand foyer de lumière qui éclaira dans toutes les contrées les ténèbres de la religion obscurcie, en réformant les ordres monastiques, en enseignant la vertu, en répandant de sublimes exemples de charité, en renouvelant toutes les merveilles de la piété chrétienne ? Le monastère de Cluny ne s’éleva-t-il point jadis, par les degrés de l’humilité, jusqu’au trône apostolique lui-même ? O mes frères, ô moines de Cluny, n’ai-je pas moi-même encore, admis en mon adolescence dans les pieux cloîtres de Saint-Martin-des-Champs, n’ai-je pas fait l’épreuve de tout cet admirable passé que je rappelle ? n’ai-je pas contemplé l’or pur de vos nobles demeures ? Hélas ! tant de ferveur s’est glacée et vieillie. Croyez-moi, mes frères, ce qui change et vieillit est bien près de mourir ; et que Dieu écarte de vous et de l’héritage de Jacob une fin aussi lamentable ! Il vaut mieux mourir, et mourir d’une mort glorieuse et sure, en combattant le vice et les hommes pervers qui, avec la ruse des renards, viennent dévorer la vigne du Seigneur, que de languissamment vivre, spectateurs indolents des tristes funérailles de votre mère, qui est aussi la nôtre !

» Après une tempête, le jour devient plus pur ; on sent d’autant plus vivement la paix présente que des troubles amers l’ont précédée ; le repos est plus doux auprès des ruines. C’est ainsi qu’en apprenant la commotion violente qui a signalé malheureusement la dernière élection de l’abbé de Cluny, mes entrailles se sont émues. Mais bientôt mon âme est rentrée dans sa joie et sa tranquillité. Car, depuis la mort de l’illustre et saint père qui vous a précédé, l’église de Cluny était en travail, jusqu’à ce qu’elle enfantât un nouveau guide qui la consolât par ses mérites et ses bonnes œuvres. Elle soupirait dans sa douleur ; mais voilà qu’elle ne se souvient plus de son deuil dans sa joie nouvelle ; car elle a repris sa liberté, et placé à sa tête, avec les chefs de son peuple, un fils de ses fils choisi dans son propre sein. Les enfants de l’étranger l’enveloppaient dans leurs mensonges et la voulaient ébranler en sa voie ; car ils prétendaient régner, non point par la parole de Dieu, mais par une usurpation ambitieuse et les conseils d’Achitofel. Odieuse témérité ! Ils voulaient souiller la chasteté de cette noble matrone, notre sainte église de Cluny, mettre à l’encan son religieux patronage, la dépouiller de sa pudeur et de sa beauté ! Ce n’était point à un mystique et libre mariage qu’ils aspiraient, mais à la violation audacieuse des lois les plus saintes. Ils ne sollicitaient point le consentement de la noble fiancée ; ils la contraignaient par une force brutale ; ils ne demandaient point à entrer avec respect dans un lit nuptial sans tache, mais ils le conquéraient avec impudeur. Malheur épouvantable et inouï, si, vaincue par la nécessité, la mère de famille eût abdiqué ses droits, abaissée à ce point d’humiliation, qu’au lieu de choisir librement, dans le Seigneur, l’époux qu’elle préfère, elle eût été forcée de subir la loi de son esclave et la honte d’un concubinage ! N’est-il pas écrit : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai élus ? Et ailleurs : que nul n’ose s'arroger lui-même les honneurs, mais celui-là seulement qui est appelé par Dieu, comme Aaron ? N’est-ce point là cette sainte et forte femme, choisissant librement dans la liberté du Saint-Esprit, dont elle est à la fois la servante et l’épouse, la servante par le dévouement, l’épouse par la charité ? Le sang et la chair, dit l’Apôtre, ne posséderont pas le royaume de Dieu. »

L’élection d’Étienne de Boulogne, neveu de Hugues de Blois, qui succéda à son oncle en 1161, et passa à Cluny du prieuré de Saint-Marcel-les-Châlons, promettait à l’abbaye plus de sécurité. Car, outre ses liens de famille avec la couronne d’Angleterre, il appartenait, par la princesse Constance, sa mère, à la dynastie royale de France et à la maison de Savoie. Aussi le pape Alexandre III reconnut-il son élection par une bulle expresse. Deux ans plus tard, on le voit assister au concile de Tours, sous la présidence du pape. C’est dans cette assemblée même qu’il fit confirmer par Louis-le-Jeune les droits et les coutumes de son prieuré de Souvigny ; et ses relations épistolaires avec le roi de France témoignent assez quel fut son crédit à la cour.

Il semble que les sciences mondaines prissent dès lors trop souvent la place des vertus des cloîtres et des études cléricales ; car les pères du concile de Tours jugèrent utile d’interdire en général aux moines les travaux de la médecine et de la législation temporelle. Statuimus omnino ne, post factam in aliquo ordine professionem, ad physicam legesve mundanas permittatur exire.

Mais un événement plus grave, bien qu’assez peu rare en ces temps d’entreprises guerrières et féodales, vint menacer la tranquillité si récente du monastère. Le comte de Châlons, Guillaume Ier, après de longs démêlés avec les moines de Cluny, dont il usurpait les domaines et tourmentait les églises, envoya tout à coup, en 1170, son fils Guillaume, jeune et courageux chevalier, à la tête d’une forte armée de Brabançons, en lui commandant d’envahir le territoire de l’abbaye. Le château de Lourdon, dépendance du couvent, ne tarda point à succomber devant cette violente attaque. En vain les habitants de la ville de Cluny, fidèles à la promesse qu’ils avaient autrefois jurée, sortirent-ils en armes contre les envahisseurs. Inaccoutumés aux batailles, ils ne purent tenir contre une troupe aguerrie, et furent complètement taillés en pièces. Les moines alors tentèrent de fléchir autrement la colère des vainqueurs ; ils allèrent processionnellement au-devant de l’ennemi, revêtus de leurs habits sacerdotaux, la croix en tête, et portant dans leurs mains les reliques les plus saintes et les ornements les plus précieux. Rien n’adoucit Guillaume, ou plutôt les Brabançons. Moins heureux que le pape Léon devant Attila, les moines sont pillés, massacrés impitoyablement ; les choses saintes sont volées ou profanées ; les soldats impies, en signe de dérision, se revêtent des ornements sacerdotaux dont ils dépouillent les cénobites.

Tant de désolations et de violences arrivent aux oreilles du roi de France, qui venait de conclure une paix nouvelle avec le roi d’Angleterre. Il arrive tout ému en Bourgogne avec son armée, met à la raison le comte Guillaume, et confisque ses domaines, qu’il partage entre le duc de Bourgogne et le comte de Nevers.

C’est ainsi que les précautions prises autrefois, et les protections seigneuriales assurées sous serment à l’abbaye, par les soins de Pierre-le-Vénérable, devenaient elles-mêmes inefficaces. Cluny était obligé déjà de se placer sous le patronage du roi de France, qui, pour prix de sa tutelle, s’était fait céder la seigneurie de Saint-Gengoux, qui prit désormais le nom de Saint-Gengoux-le-Royal. Le repentir, à défaut de puissance, saisit le comte de Châlons ; et l’on vit mourir à Cluny, sous l’habit de moine et dans les austérités de la pénitence, un Guillaume, comte de Châlons, qui ne peut guère être un autre personnage que le dévastateur de l'abbaye.

CHAPITRE SEIZIÈME. Le pouvoir des abbés de Cluny décline. — Influence de l’Angleterre sur l’abbaye. — Suite d’abbés féodaux de race royale ou princière. — Cluny entouré de murs et fortifié. — Droit de battre monnaie. — Corruption. — Essais de réforme. — Saint Louis maître de Mâcon et voisin de Cluny.

Il fallait encore plus de force que de vertu, en ces temps-là, pour défendre utilement un ordre monastique ; et l’on ne lit pas sans sourire la chronique crédule du couvent qui, au milieu de ces désastres dont elle ne s’occupe point, ne trouve rien à raconter que le prodige de trois soleils qui se montrèrent à la fois vers l’occident. Le soleil du milieu dura et demeura immobile jusqu’à la chute du jour, tandis que les deux soleils latéraux disparurent successivement avant l’autre, qui finit par rester ainsi l’unique et vrai soleil. Le même chroniqueur ne tarde point à parler de trois lunes qu’on vit en même temps au ciel avec une croix brillante au milieu de ces trois lunes ; mais il oublie de nous dire ce que devint cette apparition merveilleuse, et je laisse aux chercheurs d’énigmes à deviner là-dessous quelque allégorie prophétique.

Étienne de Boulogne quitta le gouvernement avant de mourir : les uns disent par déposition, les autres par abdication volontaire. Il est remplacé, en 1173, par Rodolphe de Sully, prieur de la Charité-sur-Loire, de très noble famille, puisqu’il était le neveu d’un évêque anglais, Henri, qui lui-même, par les femmes, était neveu de Henri Ier, roi d’Angleterre, et venait de mourir dans les cloîtres clunisois dont il fut l’élève. Mais le fardeau d’une telle abbaye surpassait les facultés de Rodolphe, qui ne tarda pas plus de deux années à retourner à la Charité-sur-Loire. C’est sous le règne du faible Rodolphe qu’on vit pour la première fois un pape, Alexandre III, qui avait eu à se plaindre jadis du monastère, restreindre l’autorité absolue d’administration de l'abbé de Cluny, et lui défendre d’aliéner les choses du monastère sans le consentement du Chapitre.

On dut encore moins attendre de Gauthier de Châtillon et de Guillaume d’Angleterre, qui prirent successivement la place d’Étienne de Boulogne, jusqu’en 1179, bien que le dernier fût le fils posthume du roi d’Angleterre, Étienne. Ils furent de bons administrateurs temporels ; les cimetières, les dortoirs, les chapitres leur durent quelque chose ; mais ils moururent vite ; et il n'y a d’autre éloge à en faire que de rappeler les épithètes de providus, honestus, carus, acceptus, qui, à défaut d’autre mérite, honorent plus leur caractère que leur capacité. Il est juste d’ajouter que le roi de Castille, Alphonse, fils de Sanche, confirma, entre les mains de Guillaume, la concession de plusieurs couvents espagnols.

Une remarque n’a pu échapper à personne, c’est le grand nombre d’abbés que la maison royale d’Angleterre fournit successivement au monastère bourguignon. Cela paraîtra moins étonnant si l’on se souvient, d’une part, que saint Hugues reçut de Guillaume-le-Conquérant tous les monastères de la Grande-Bretagne, et que, d’un autre côté, pendant la lutte armée des couronnes de France et d’Angleterre qui se disputaient déjà la prépondérance au douzième siècle, il a pu être utile que Cluny fût soutenu contre les forces féodales qui l’entouraient, et même contre le roi de France présent, par la protection du roi d’Angleterre absent, jusqu’à ce que la puissance des rois français, qui tendait à s’accroître vers le midi, pût définitivement l’emporter sur les forces anglaises et entreprendre efficacement, et contre tous, la défense de Cluny. La même réflexion explique pourquoi les premiers abbés de Cluny furent généralement demandés à la France méridionale ; c’est qu’alors la main de nos rois ne s’étendait guère jusqu’à ces provinces, qui restèrent longtemps sous le patronage moral des souverains d’Aquitaine et d’Auvergne, fondateurs de l’abbaye.

Enfin un homme plus distingué, de grande naissance encore, mais d’une famille moins illustre que la plupart de ses prédécesseurs, Théobald, ou Thibaud de Vermandois, vint commander à Cluny. Ce fut un personnage en son siècle. Après avoir célébré à Grandmont les funérailles de Louis-le-Jeune, et reçu plusieurs privilèges de l'archevêque de Bordeaux et de l’évêque de Saintes, il obtient de Philippe-Auguste des chartes favorables sur Charlieu, Paray et Digoin ; il termine avantageusement les différends de l’abbaye avec les comtes de Mâcon et de Châlons, sous le patronage du duc de Bourgogne, Hugues III. Laizé, Domenge, Chevigne, etc., et plusieurs autres lieux voisins de l’abbaye, deviennent ses incontestables tributaires. Un plus noble arbitrage lui est confié, celui de réconcilier le roi Jean d’Angleterre avec son fils, qui fut depuis Richard Cœur-de-Lion. Alexandre III le crée cardinal ; Lucius III confirme tous les privilèges de son abbaye, l’appelle à l’évêché d’Ostie, et le nomme son légat en Allemagne. Il avait entrepris auparavant le voyage de la terre sainte, et en avait rapporté une foule de reliques qui enrichirent le trésor du monastère.

Théobald avait bien compris le temps où il vivait. Avant lui, Cluny n’avait aucune fortification générale, aucune enceinte de murailles, qui le pussent défendre tout entier contre les attaques violentes dont une expérience récente avertissait de se garantir. L’abbé de Cluny commence les murs de la ville. Ce n’est pas que déjà le monastère et la vieille et première église paroissiale de Saint-Maïeul ne fussent, selon toute probabilité, entourés d’une commune enceinte ; mais la population clunisoise s’était beaucoup augmentée et répandue autour de cette première enceinte elle-même. Deux paroisses, et par conséquent deux églises nouvelles, s’étaient élevées, l’une, Notre-Dame, construite par saint Hugues, l’autre, Saint-Marcel, bâtie en 1159, à la place même où saint Hugues avait dédié une chapelle en l’honneur de saint Odon, mais toutes deux en dehors de la primitive muraille. Les dîmes que la ville de Cluny s’engagea dès lors à payer à l’abbaye ne furent sans doute que la reconnaissance et le prix d’un tel service et d’un si grand ouvrage. Désormais les habitants de Cluny furent mis à l’abri des guerres civiles, des meurtres, des incendies, des vols d’églises, par de vastes murailles, revêtues de bons fossés, défendues par quinze tours disposées à intervalles inégaux, et percées de huit portes principales. C’était en même temps une sorte de consécration de la souveraineté abbatiale. Théobald ne vit pas achever ce qu’il avait ainsi commencé, et mourut bientôt à Rome. Saint-Paul-hors-des-murs, réformé par un de ses prédécesseurs, reçut sa dépouille mortelle ; car un abbé de Cluny pouvait alors mourir par toute l’Europe, sans qu’un monastère clunisois manquât à sa sépulture.

La fin du douzième siècle préludait dignement aux graves événements de l’ère suivante ; Philippe-Auguste luttait obstinément contre l’Angleterre et l’Empire, et courait à la Croisade. La conquête de l’empire grec était proche ; les guerres religieuses du midi de la France avaient commencé, guerres terribles qui, sous l’ardeur d’opinions théologiques et de dogmes saints, couvraient l’immense et réelle question de la prépondérance du royaume du Nord sur les populations du Midi. Pour que Cluny, en de si hautes circonstances, conservât une place remarquable, il aurait eu besoin d’être dirigé par une main ferme et puissante ; il ne le fut que par des hommes prudents et habiles qui aspirèrent surtout à rendre à l’Ordre son repos depuis longtemps compromis.

La vie fut douce et paisible dans les monastères de Cluny, durant les longues années du gouvernement de Hugues de Clermont, de sang impérial et royal. Trois papes successivement, Urbain III, Clément III et le grand Innocent III, s’empressent de confirmer tous les privilèges anciens du sceptre abbatial, que vingt autres papes ont déjà sanctionnés ; et lorsque Philippe-Auguste, dans une de ces trêves fréquentes qui interrompirent ses longs débats avec 1l'Angleterre, voulait offrir à ses ennemis des otages insignes, il choisissait encore Hugues de Clermont et l’abbé de Saint-Denis.

Les mêmes papes jugèrent utile de renouveler autour du monastère ce qu’on appelait les sacrés bans. C’était un espace déterminé et délimité dans lequel il était défendu à toute puissance cléricale ou séculière d’attenter aux droits de l'abbaye, sous peine d’encourir l’excommunication ipso facto. L’abbé lui-même avait le droit de frapper, cierges allumés, de toutes les foudres canoniques les violateurs du privilège. À la nécessité de ce religieux remède peuvent se mesurer les menaçantes inquiétudes de l’époque, qui n’empêchèrent pourtant pas Hugues de Clermont d’agrandir encore la fortune territoriale de son abbaye, tout en maintenant son autorité suprême sur les innombrables maisons soumises à sa juridiction. Il trouva le temps aussi d’ajouter quelque chose aux cérémonies religieuses. Il n’a pas été assez remarqué peut-être quelle prodigieuse influence la vie des cloîtres dut avoir sur les cérémonies de l'église, et combien les habitudes des Ordres réguliers, voués à la méditation et à la prière, les disposaient naturellement à inventer des solennités nouvelles, des hymnes, des chants, des coutumes pieuses, qui se répandirent des cloîtres sur toute la chrétienté. L’usage de l’hymne si connu du Veni Creator, que chante l’Église universelle à l’octave de la Pentecôte, remonte à un décret originaire et formel de Hugues de Clermont.

Pour dernier acte de puissance religieuse, il se désigna pour successeur, en 1199, à l’exemple de plusieurs saints abbés, et du consentement des moines, Hugues d’Anjou, dont la vertueuse jeunesse avait été enrichie à Cluny même de tous les trésors d’une éducation sainte. Sa naissance aussi ne fut point sans doute étrangère à son élévation ; car il appartenait à ces noms d’Anjou, de Baudouin, de Boémond, qui donnaient des rois et des princes à Jérusalem, à Constantinople, à Antioche, à toutes les principautés de l’Orient. Mais ce qui honore le plus sa mémoire, c’est d’avoir rappelé, par une réforme nouvelle, tous les moines de sa domination à la pureté de l’ancienne vie monastique. L’esprit de Hugues d’Anjou était singulièrement propre à cette œuvre délicate, puisqu’on a fait de lui cet éloge particulier, que la prudence de son caractère, la souplesse de ses mœurs, et la variété de son éducation, rendaient son gouvernement également cher aux Français, aux Anglais, aux Espagnols. Il avait même commencé par gouverner, comme prieur, l’un des principaux monastères anglais, Saint-Pancrace de Londres.

La réforme établie par Hugues d’Anjou, qui, du reste, ne devait pas être la dernière, cherchait à raffermir la foi monastique contre les dangers des richesses, des mœurs et des habitudes féodales. On conçoit que les couvents, dans lesquels abondaient les enfants de princes et de rois, qui se régissaient sous l’influence des grandes familles du siècle, devaient oublier quelquefois la triple et primitive loi de la chasteté, de la pauvreté, de l’obéissance. Nous jetterons, dans un autre lieu, un coup d’œil général sur ces divers essais de réforme, et sur les traits capitaux qui altérèrent gravement la règle originelle, et devinrent comme des signes précurseurs de la décadence monastique. Ici nous ne voulons noter qu’un seul point : Hugues d’Anjou défendait à l’abbé de Cluny de rien faire sans un conseil composé de douze moines. Le vieux bâton pastoral des abbés commençait à se briser.

Cette réforme fut l’affaire capitale de la vie de Hugues d’Anjou. Cependant une grave querelle qui s’émut au monastère de Souvigny, et en expulsa le prieur, son neveu, le força à faire le voyage de Rome pour apaiser cette discorde.

Mais il ne fut pas moins préoccupé d’assurer la place du monastère de Cluny au milieu du monde féodal : ce n’est pas une des choses les moins curieuses de notre sujet, et nous citerons celle-là entre toutes, que de voir le comte de Toulouse, Raymond, obtenir de l’abbé de Cluny, en 1202, la permission de bâtir un château à Saint-Saturnin-du-Port, aujourd’hui le Pont-Saint-Esprit, et se soumettre, en reconnaissance de cette permission, à une redevance et à un perpétuel hommage féodal envers le monastère.

Le droit de battre monnaie était aussi l’un des attributs essentiels de toutes ces souverainetés fractionnées entre lesquelles s’était divisée la puissance publique. De temps immémorial, l’abbé de Cluny frappait sa monnaie souveraine ; le pape Calixte II lui avait expressément reconnu ce privilège, qu’Innocent III, en 1204, consacra encore une fois entre les mains de Hugues d’Anjou. On a même conservé quelques pièces d’argent de fabrication clunisoise. Elles portent d’un côté pour légende : Petrus et Paulus, et sur l’autre face : Cænobio Cluniaco. À Souvigny même, qui ne fut que l’une des principales filles de Cluny, on fabriquait aussi de la monnaie avec cette inscription : Sanctus Maïolus. Nous rencontrerons bientôt à cet égard un acte exprès de la puissance royale.

L’influence de ces temps de croisades ne permit point à Guillaume d’Alsace de conserver longtemps la succession de Hugues d’Anjou. Il fut contraint d’abdiquer, et se vit remplacer, en 1215, par Gérold de Flandre, qui comptait dans ses alliances les maisons de Flandre, de Champagne et de Bourgogne. Il fut autorisé à exercer le droit de correction, jus correctionis, sur l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre, par Innocent III. Le pape le délia aussi du serment que lui avaient imposé ses électeurs, de conserver les statuts de Pierre-le-Vénérable, qui, ce semble, étaient toujours demeurés chers au couvent. Il délivra l’abbaye du fardeau de ses dettes, de douze mille marcs d’argent et multo amplius, dit la chronique. Alphonse, roi de Léon, s’engagea à payer, chaque année, à Cluny, au chapitre général de Bénévent, vingt marcs d’argent ; et Ferdinand II, roi de Castille, promit un tribut annuel de trois cents pièces d’or. Mais il se laissa trop tôt gagner par l’humeur inquiète et changeante de cet âge d’aventures. De l’évêché de Valence, il devint patriarche de Jérusalem, où il fut enterré en 1130 dans l’église du Saint-Sépulcre.

Dans cet intervalle, le pouvoir abbatial passa, sans s’y arrêter beaucoup, en des mains bien diverses. Rolland de Hainault, issu de ces races belliqueuses d’Anjou et de Flandre qui conquirent la Terre-Sainte et régnèrent à Jérusalem, n’a marqué son passage que par la construction de l’avant-nef qu’il ajouta, comme nous l’avons dit, à l’église du monastère. Il fut l’un des commissaires nommés par le Saint-Siège pour arriver à la canonisation de Robert, fondateur de Cîteaux. En 1790, on le voyait encore à Cluny, sur son tombeau de pierre, revêtu d’une tunique parsemée de croix de Jérusalem, avec deux lions de Hainault couchés à ses pieds.

Barthélemy de Floranges, qui profita de l'abdication de Rolland, était aussi attaché à la maison de Flandre et à l’illustre famille des Courtenay. Son règne, de deux années, ne fut séparé de celui de deux autres membres de la race des Courtenay que par deux abbés que l’on choisit dans la maison seigneuriale de Brancion, l’une des plus illustres de Bourgogne, et très, honorablement nommée dans les croisades.

Étienne de Brancion, vingt-troisième abbé de Cluny, était allié aux ducs et aux comtes de Bourgogne, et frère de ce Josserand de Brancion, duquel le sire de Joinville, son neveu, raconte le courage et la mort, au premier voyage du roi Louis IX en la terre sainte, et rapporte qu’il lui disait en mourant : qu'il avait été en trente-six batailles et journées de guerre, desquelles souventefois il avait emporté le prix d'armes. Josserand avait déjà suivi l’empereur Baudouin au voyage d’outremer.

Étienne de Berzé succéda immédiatement à Étienne de Brancion, son oncle par les femmes.

L’accession de ces deux hommes au siège abbatial de Cluny favorisa surtout les intérêts territoriaux du monastère : ce fut entre leurs mains que la maison de Brancion, si voisine et si riche de possessions, livra aux mains des abbés, ses parents, par transaction ou par vente, une multitude de terres et de droits féodaux, dans les villages autour de Cluny, en terminant ainsi, sous la caution d’Eudes, duc de Bourgogne, tous les vieux différends que cette noble famille avait à régler avec l’église de Cluny.

Il ne se peut dissimuler toutefois que ces soins de la terre, que tous les hommages féodaux offerts encore à l’abbaye par Humbert, seigneur de Beaujeu, pour la ville de Thoissey, et plusieurs autres concessions des seigneurs de Berzé et de Bussières, ne rétablissaient pas les pieuses pratiques du cloître.

Aussi le pape Grégoire IX, en 1232, proposa-t-il, dans une bulle formelle, de prendre les règlements de l’ordre de Cîteaux pour réformer celui de Cluny, et alla-t-il jusqu'à ordonner d’appeler au premier Chapitre général trois prieurs de l’ordre des Chartreux pour aider à faire le nouveau règlement. Le relâchement monastique était donc bien profond alors ! Innocent III lui-même, avant de mourir, avait déjà tenté, dans le concile de Latran, la réforme universelle des monastères.

Les deux frères Hugues et Aymard de Courtenay, qui régnèrent à Cluny de 1236 à 1245, n’étaient pas faits pour remédier au mal. Ils étaient tous deux fils de Pierre II de Courtenay, qui devint empereur de Constantinople ; tous deux ils s’étaient abandonnés aux plaisirs du siècle avant de faire profession de foi monastique.

La vie d’Aymard de Courtenay, à Cluny, fut bien obscure et peu agitée. Il n’en fut pas tout à fait ainsi du premier des deux frères. Quoique la chronique du monastère ne mentionne sous son règne qu’une éclipse de soleil qui donnait à tous les visages une couleur de safran, Hugues de Courtenay fit un voyage de Rome, pendant lequel les soldats de l’empereur Frédéric II le retinrent prisonnier en pleine mer, à Meloria, avec une foule de prélats français que Grégoire IX avait mandés à Rome dans un concile convoqué pour détrôner l'empereur. Les négociations de saint Louis obtinrent la liberté des évêques et des prélats français. Il faut que Hugues ou Frédéric II aient pas eu de rancune, car l’histoire rapporte que l’empereur employa l’abbé de Cluny comme ambassadeur, pour marier sa fille Isabelle avec Conrad, élu roi des Romains et roi de Jérusalem. Il ne tarda point à échanger l’abbaye de Cluny contre l’évêché de Langres, et peu soucieux encore de résider dans son diocèse, il courut mourir à Damiette.

Cependant, depuis les cent années qui nous séparent de Pierre-le-Vénérable, les rois de France n’étaient pas restés inactifs. Saint Louis venait d’acquérir le comté de Mâcon, de Jean de Dreux, qui était allé s’éteindre à la Terre Sainte, et le jeune roi de France devenait ainsi le voisin formidable du vieux monastère. Cet événement ne fut pas étranger à l’élection de Guillaume de France, petit-fils de Philippe Auguste, et cousin de Louis IX.

Guillaume de France ne fit point pour l’abbaye, dans son gouvernement de douze années, tout ce que son nom semblait promettre. Il était pourtant renommé pour son esprit et la bonté de son caractère ; et ses bonnes manières lui gagnaient tous les cœurs. Il se montrait, si l’on en croit la tradition, très libéral à donner, modeste et affable à parler, discret à commander, et circonspect à agir. Il ne démentit point la vocation sincère qui l’avait enlevé aux vanités du siècle, et son crédit ne fut pas inutile, soit pour obtenir des papes Innocent IV et Alexandre IV la confirmation des privilèges clunisois, soit pour se plaindre au roi de France des injures du duc de Bourgogne. Avant d’être nommé évêque d’Olive, in Achaid, il assiste au concile de Valence, où il est exécuteur testamentaire du fameux Raymond, comte de Toulouse, mourant et pénitent, après qu’il eut succombé sous les coups de sa grande défaite religieuse.

Mais le fait historique le plus important qui puisse consacrer la mémoire de l’abbé Guillaume de France, ce fut la grande hospitalité que l’abbaye de Cluny, en une grave conjoncture, offrit sous son règne, tout à la fois au pape et au roi de France, hospitalité merveilleuse qui fit du bruit en son temps, que l’on trouve rappelée jusque dans les contes de Boccace, et qui mérite que nous nous y arrêtions tout à loisir.

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. Saint Louis et Innocent IV séjournent à Cluny avec une foule de rois, de princes, de cardinaux et d’évêques. — Innocent IV, au sortir du concile de Lyon, fait déposer à Cluny une copie collationnée de toutes les donations, chartes et privilèges concédés à l’église romaine.

L’empereur Frédéric II avait poussé à bout la puissance papale. Innocent IV avait fui de Rome, emportant en son cœur un ressentiment profond. Les combats de Grégoire VII avec l’empereur Henri  V, d’Alexandre III avec Frédéric Barberousse, semblaient revenus. Innocent cherchait dans toute la chrétienté un lieu convenable et indépendant où il pût convoquer l’Église, et venger l’abaissement du sceptre pontifical. Lyon, ville archiépiscopale, libre de tout autre pouvoir immédiat, fut choisie par le souverain pontife. Ce fut là qu’Innocent IV, dans l’été de 1245, ouvrit en personne un concile général dans le réfectoire du couvent de Saint-Just. La grande intention de ce concile était la déposition de l’empereur, qui fut en effet proclamée. Les affaires de la Terre-Sainte y prirent la moindre place ; aussi la plupart des évêques d’Allemagne et d’Angleterre, et tous les prélats gibelins, n’y parurent point. Saint Louis lui-même ne consentit pas à s’y rendre. Il avait au fond du cœur le sentiment de l’indépendance royale aussi fortement gravé que les vertus chrétiennes. Déjà auparavant, lorsque Grégoire IX avait excommunié Frédéric, et délié les sujets de l’empire du serment de fidélité, en offrant la couronne impériale au comte Robert, frère du roi de France, le saint roi avait repoussé ces offres séduisantes des envoyés de Grégoire, s'étonnant de l'audace téméraire du pape qui osait déshériter et précipiter du trône un aussi grand prince qui n’a point de supérieur ou d’égal parmi les chrétiens. Saint Louis redoutait même, à en croire les historiens, que le souverain pontife pénétrât trop avant dans son royaume ; et, ne pouvant refuser, après le concile, une entrevue vivement sollicitée, il accepta le rendez-vous proposé dans l’abbaye de Cluny, où le roi fit attendre quinze jours le pape.

Le moine Guillaume de Nangis raconte cette illustre conférence en des termes dont nous conservons la traduction naïve : « Et furent avec lui (le roi), ses trois frères et madame Blanche, la reine, leur mère. Mais comme glorieusement il y alla, environné de sa gent, ne fait pas à taire, ainçois fait à raconter. Se vous vissiez comment sa gent étoit glorieusement en armes, ordonnée par diverses parties et troupeaux, entour de lui, vous dissiez certainement que ce fut un host ordonné à bataille. Devant alloient cent sergents bien montés et appareillés, les arbalestres aux mains ; et autres cent les suivoient, les hauberts vêtus, les haumes aux têtes, et les targes à leurs cols pendues. Après ces deux cents, venoient devant le roi cent autres armés de toutes armes, les glaives au poing, forts et reluisants : et le roi venoit après en la quatrième rangée, environné de grande multitude de chevaliers armés, et entra ainsi dans l’abbaye de Cluny où le pape étoit. L’apostole et le roi parlèrent secrètement ensemble de ce qu’ils voulurent, et puis s’en retourna le roi, quand il eut salué les cardinaux et il eut eu la bénédiction du pape. »

Je traduis littéralement, à mon tour, la chronique du monastère de Cluny.

« L’an du seigneur 1245, à la fête du bienheureux André, apôtre, le seigneur pape Innocent IV a célébré la messe à Cluny, dans la grande église, au grand autel ; et furent avec lui douze cardinaux, à savoir : le seigneur Egidius d’Espagne, le seigneur Jean de Tolède, le seigneur Otton, le seigneur évêque de Sabine, le seigneur évêque de Tusculum, le seigneur Octavien, maître Hugues de la Sainte-Tête, le seigneur Jean Gaëtan, maître Pierre de Barro, le seigneur Guillaume, neveu du seigneur pape, le seigneur abbé de Saint-Faconde, le seigneur Pierre Capioche. Tous ceux-là étaient cardinaux. Avec eux se trouvèrent, dans la même église de Cluny, le patriarche d’Antioche, le patriarche de Constantinople, l’archevêque de Reims, l'archevêque élu de Lyon, l’archevêque de Besançon, l’évêque élu de Châlons-sur-Saône, l’évêque de Paris, l’évêque de Langres, l’évêque de Clermont, l’évêque de Châlons-sur-Marne, l’évêque de Senlis, l’évêque d’Evreux, l’évêque de Prusse, l’évêque des Cinq-Églises, l’évêque de Bethléem, l’évêque élu d’Agen, qui fut ensuite consacré par le seigneur évêque de Tusculum, légat du siège apostolique (39). Furent présents en même temps l’abbé de Cluny et une foule d’abbés noirs, l’abbé de Cîteaux et un grand nombre d’abbés blancs.

(39) La chronique nomme encore trois autres évêques, episcopus FURIENSIS, episcopus LUGINENSIS, episcopus CAMELINENSIS, dont je ne puis traduire avec certitude les titres épiscopaux. Cette difficulté de traduction est cause, sans doute, que les historiens ecclésiastiques ou civils, qui ont rapporté en bloc le fait historique, se contentent du nombre de quinze évêques, au lieu de dix-huit, qui accompagnaient réellement Innocent IV.

À la même époque se rencontrèrent à Cluny le seigneur Louis, roi de France, et la reine sa mère, et sa sœur, et le comte d’Artois, son frère, et l’empereur de Constantinople, et le fils du roi d’Aragon, et le fils du roi de Castille, et le duc de Bourgogne, et le comte de Ponthieu, et le comte Guillaume, qui perdit sa terre en rentrant en grâce auprès du pape et de l’empereur, et l’avocat de Béthune, et tous les chevaliers qui sont du conseil du roi de France, le comte de Forez, le comte de Bingniacum, le seigneur de Beaujeu, le seigneur de Bourbon, et une multitude d’autres comtes, châtelains, princes et chevaliers, dont nous ne voulons pas faire mention à cause de leur trop grand nombre.

Et il faut savoir que, dans l’intérieur du monastère, reçurent l’hospitalité le seigneur pape avec ses chapelains et toute sa cour ; l’évêque de Senlis avec sa maison ; l’évêque d’Evreux avec sa maison ; le seigneur roi de France avec sa mère, son frère, sa sœur et toute leur suite ; le seigneur empereur de Constantinople avec toute sa cour ; le fils du roi d’Aragon avec tous ses gens ; le fils du roi de Castille avec tous ses gens ; et beaucoup d’autres chevaliers, clercs et religieux que nous passons sous silence. Et cependant, malgré ces innombrables hôtes, jamais les moines ne se dérangèrent de leur dortoir, de leur réfectoire, de leur chapitre, de leur infirmerie, de leur cuisine, de leur cellier, ni d’aucun des lieux réputés conventuels. L’évêque de Langres fut aussi logé dans l’enceinte du couvent. »

Cette réception magnifique, dont la renommée retentit au loin, contraste peut-être avec beaucoup de petits détails que nous avons été obligés de raconter ; mais elle peint du moins éloquemment l’immensité du monastère, et l’importance encore intacte d’un lieu religieux que toutes les grandeurs catholiques et royales de la terre honoraient à la fois de leur présence, et choisissaient pour la plus illustre des conférences, conférence également remarquable par les circonstances et par les hommes, et à laquelle l’histoire tout entière aurait peine à comparer aucune autre. Et ce qui ajoute encore à l’étonnement, c’est que deux incendies, si fréquents alors, venaient, à une époque fort rapprochée, en 1208 et 1233, de réduire presque tout Cluny en cendres.

Innocent IV séjourna un mois entier à Cluny, et saint Louis seulement quinze jours. Mais, avant de partir, le pape permit à l’abbé, pour dédommager le monastère, de lever sur tout l’ordre la décime d’une année, à la charge néanmoins que 3,000 marcs d’argent seraient prélevés sur cette décime au profit de la cour de Rome.

Un fait d’une autre nature, mais non moins digne d’attention, signale le séjour à Cluny du souverain pontife et des principaux Pères du concile de Lyon.

Dans la troisième session du même concile, le 17 juillet 1245, le pape dit qu’il a fait rassembler tous les originaux des privilèges accordés à l’Église romaine par les empereurs, les rois et les autres princes, qu’il en a fait donner lecture et présenter aux Pères du concile des copies exactes, auxquelles ont été apposés les sceaux des prélats présents, et qu’il veut que ces copies aient la même autorité que les originaux.

On comprend le but prévoyant du Saint-Père, dans un siècle de troubles et de luttes où les chartes originales de la cour romaine pouvaient être sans cesse menacées de destruction.

À la proposition du souverain pontife, les ambassadeurs du roi d’Angleterre se levèrent, et le comte Rigod, l’un d’entre eux, faisant allusion sans doute à la fameuse charte du roi Jean, déclara qu’il s’opposait à la transcription de certains privilèges ou concessions accordés au Saint-Siège par le roi d’Angleterre, parce que les grands du royaume n’y avaient pas légalement consenti.

Les ambassadeurs de Frédéric, au contraire, firent peu de résistance.

Cette opposition partielle n’empêcha point que les originaux en bonne forme ne fussent présentés aux Pères du concile, qui les reconnurent pour authentiques. La transcription en fut faite, de l’approbation de tous, afin qu’on y pût recourir, si les originaux venaient à périr, et que ces copies collationnées, et revêtues des sceaux du pape et des prélats, acquissent à jamais le caractère et la force dont les titres originels eux-mêmes étaient investis.

Toutes ces circonstances sont prouvées par le procès-verbal de collation qu’on lisait en tête de la transcription de ces privilèges, au nom du souverain pontife. Et l’on ne s’était pas borné aux privilèges proprement dits ; on y avait joint une foule d’autres diplômes, de traités, de négociations, de projets d’alliance, lettres de créance, pleins pouvoirs et autres gestes publics, émanés des empereurs, rois et princes, qui, pendant leurs règnes, avaient eu des relations nécessaires ou des intérêts à démêler avec la cour de Rome, depuis le dixième siècle jusqu’au milieu du treizième. Privilegia et litterœ, quœ temporibus retroactis, ab imperatoribus et regibus, etc., dit le souverain pontife (40).

(40) Nous empruntons ces détails et ceux qui suivent à un mémoire composé en 1775, par M. Lambert de Barive, qui travailla pendant plusieurs années, dans les archives de Cluny, pour la collection des copies de chartes de la Bibliothèque royale. Nous devons encore cette intéressante communication, dont nous donnons l’analyse et quelquefois le texte même, à M. Ochier, médecin à Cluny, qui la devait lui-même à M. Champollion-Figeac.

Quatre-vingt-deux diplômes principaux, distribués sur dix-sept rouleaux, où pendaient encore tout à fait intacts, avant la révolution française, près de sept cents sceaux des quarante Pères du concile, renfermaient les richesses de ce précieux dépôt.

Le plus ancien diplôme, de l’empereur Othon 1er, remontait au 13 février 962. Outre les preuves de la munificence impériale envers l’église de Rome, et une confirmation détaillée des états, provinces, villes, territoires, îles, ports, objets prétendus des grandes donations de Pépin et de Charlemagne que la critique moderne a regardées comme apocryphes, on y trouvait une énonciation aussi curieuse que complète de tous les domaines qui, en 962, appartenaient au Saint-Siège, de quelque part qu’ils lui fussent arrivés, et circonscrits et confinés, avec une évaluation des distances par milles, et une précision vraiment unique.

Ce diplôme jetait un grand jour sur l’autorité temporelle des papes à Rome, au neuvième et au dixième siècle, et même, à certains égards, sur leur indépendance spirituelle.

Sicut a prœdecessoribus nostris usque nunc, disait l’empereur, in nostra potestate atque ditione tenuimus atque disposuimus civitatem romanam cum ducatu suo et suburbanis suis atque viculis omnibus et territoriis et montanis, atque maritimis littoribus ac portubus, etc.

Plus loin, Othon retenait encore expressément ses droits de souveraineté sur Rome : car, après avoir confirmé les prétendues concessions de Pépin et de Charlemagne, il ajoutait : Salva super eosdem ducatus nostra in omnibus dominatione, et illorum ad nostram partem et filii nostri subjectione.

Puis l’empereur continuait ainsi, par une clause générale :

Omnia superius nuntiata ita ad nostram partem... roboramus, ut in nostro permaneant jure, principatu atque ditione... Sed potius omnia quœ superius leguntur, id est provinciœ, etc... Salva in omnibus potestate nostra et filii nostri posterumque nostrorum.

Ailleurs, Othon-le-Grand défendait que le souverain pontife fût consacré avant d’avoir fait, entre les mains de ses envoyés on de ses fils, une promesse semblable à celle autrefois librement consentie par le pape Léon. Ne consecratus fiat pontifex, priusquam talem in prœsentia missorum nostrorum, vel filii nostri, faciat promissionem, qualem dominus et venerandus pater noster spiritualis Leo sponte fecisse dinoscitur.

Puis, après avoir ordonné qu’obéissance fût gardée au Saint-Père par les ducs et juges institués par le pape pour rendre la justice, l’empereur prescrivait, par constitution impériale, qu’en cas de plainte et de réclamation contre les ducs et juges, les envoyés impériaux eussent à les déférer au Saint-Siège, ou pourvussent de suite au redressement des torts qu’ils reconnaîtraient ; sinon, que sur le champ ils eussent le soin d’en donner avis à l’empereur, pour qu’il y mît ordre.

Dans un autre diplôme de l’empereur saint Henri, deuxième du nom, on lisait encore une énumération, tout aussi complète que dans le précédent, de tous les domaines du Saint-Siège ; mais on y trouvait de plus les augmentations de possessions qui, depuis les chartes des Othon, avaient grossi le patrimoine de l’Église, en même temps qu’il réservait à l'empereur ses droits de souveraineté, de nomination de juges supérieurs résidant à Rome, et de confirmation des papes.

Les autres rouleaux renfermaient les principaux privilèges, traités, hommages, négociations, des rois de Bohême, de Hongrie, de Naples et de Sicile avec la Cour de Rome ; la soumission et l’hommage des couronnes d’Angleterre et d’Irlande, par le roi Jean, avec la stipulation des mille marcs sterling d’argent de redevance annuelle, dont sept cents marcs pour le royaume d’Angleterre, et trois cents pour celui d’Irlande ; pareil hommage du royaume d’Aragon, chargé du tribut annuel de deux cent cinquante masses de Modène ; une convention très curieuse entre le pape, le sénat et le peuple romain ; la cession du droit d’investiture des papes par la crosse et l’anneau, faite par l’empereur Henri, du consentement des princes de l’empire souscrivants ; un très grand nombre de traités et de négociations entre le Saint-Siège et l’empereur Frédéric II, etc.

Est-il besoin de dire combien ces monuments divers, tous souscrits, tous mentionnant une foule de princes, de fonctionnaires publics, de grands seigneurs, et les noms les plus illustres des différents états de l’Europe, composaient une collection du premier ordre, d’un intérêt immense pour débrouiller la géographie ancienne, éclairer l’histoire, et jeter de la lumière sur les institutions, les idées, les opinions religieuses et les mœurs des dixième, onzième, douzième et treizième siècles ? Et quelle force n’ajoutait point à leur authenticité cette circonstance, qu’ils avaient été publiquement approuvés et collationnés par les Pères d’un concile récent et célèbre, et confiés et apportés sans doute par le Saint-Père lui-même à un monastère choisi ?

Car, sans qu’on sache précisément le jour fixe où ces manuscrits inestimables arrivèrent à Cluny, il ne paraît pas douteux qu’ils durent y être amenés pendant le séjour d’Innocent IV lui-même, ou peu de temps après son départ.

C’était une tradition conservée au monastère de Cluny, que, au concile de Lyon, on présenta aux Pères trois copies pareilles des quatre-vingt-deux diplômes, qu’elles y furent revêtues des mêmes formalités ; que l’une fut déposée à Cluny, la seconde dans l’abbaye de Sion en Valais, et la troisième, dans une abbaye d’Allemagne, ou bien, selon d’autres, réunie aux originaux dans la bibliothèque du Vatican.

Mais cette tradition n’était confirmée ni par les expressions du procès-verbal de transcription, qui restait muet à cet égard, et qui n’aurait pas manqué de mentionner une aussi grave circonstance, ni par les actes du concile : car on y lisait : Dominus papa dixcit quod omniaprivilegia quœ... concessa fuerant, EIDEM EXEMPLARI fecerit, et in eis apponi fecit sigilla.

Bien plus, et quoi qu’il en puisse être, il semble probable qu’au dernier siècle l’exemplaire de Cluny subsistait seul : car le pape Benoît XIV, après 1750, fit témoigner, par le cardinal La Rochefoucauld, alors abbé de Cluny, son désir que le monastère voulût bien lui céder ces diplômes. On fut obligé de répondre à sa Sainteté que c’était un dépôt dont on ne pouvait se dessaisir sans manquer aux devoirs d’une ancienne confiance. Mais on offrit au pape une copie qu’il accepta, et qui fut faite par l’un des moines, Dom Dumont, lequel fut depuis prieur de Souxilange. Cette simple copie eût-elle été acceptée par Rome si les originaux eux-mêmes se fussent encore trouvés au Vatican ?

À la même collection furent jointes, mais quelques années plus tard, deux pièces originales fort importantes encore : ce sont d’abord des lettres patentes de Charles, comte d’Anjou, de Provence et de Forcalquier, frère de saint Louis, datées de 1265, par lesquelles ce prince acceptait et approuvait toutes les conventions du traité fait en son nom, avec le pape et les cardinaux, au sujet de la couronne de Sicile. Il s’obligeait à se rendre à Rome, avant la fête de saint Pierre et saint Paul, pour recevoir sa nouvelle couronne, soit des mains du pape, soit de celles des cardinaux, en cas de vacance du Saint-Siège. Il faisait ensuite plusieurs promesses favorables à l’Église, et s’obligeait par serment de garder et observer toutes les stipulations portées au traité d’inféodation de la couronne de Sicile. Les conditions de l’acte d’inféodation, la forme de l’hommage et du serment de fidélité, les droits respectifs du Saint-Siège et du nouveau roi, tout était transcrit dans ces lettres patentes originales, souscrites par un grand nombre de prélats, de cardinaux, et munies de sept sceaux, au milieu desquels figurait celui du comte d’Anjou. Puis d’autres lettres patentes de la même année, rappelant et confirmant les précédentes en toutes leurs clauses et conditions, contenaient la prestation de serment du prince pour la couronne de Sicile, Qu’est devenu aujourd’hui ce dépôt inappréciable ? que sont devenues encore toutes les chartes originales, et les cartulaires confirmant les chartes, et les pièces et les titres immenses qui formaient jadis les archives propres de l’abbaye, et composaient, dit-on, plus de dix-huit cents volumes de manuscrits inventoriés au XVIIIe siècle ? La révolution a-t-elle tout dispersé, tout perdu, tout détruit sans retour ? Serait-il vrai que la Bibliothèque Royale fût parvenue à rassembler, à recueillir la plupart de ces débris ? Elle a fait, nous le savons, en diverses circonstances, et de différentes personnes, l’acquisition d’une multitude de chartes et de documents authentiques provenant de Cluny : ainsi, en 1829, elle a acquis 280 chartes, datées du Xe siècle au XVIe siècle ; en 1834, des cartulaires, divers manuscrits et plusieurs chartes qui appartenaient aux anciennes archives de l’abbaye. Ainsi, tous ces monuments des vieux âges étaient devenus la proie d’une foule de possesseurs, selon les chances déplorables du hasard, de la curiosité, de l’ignorance, de la spoliation ! Et quand bien même la Bibliothèque Royale ou les archives du royaume auraient sauvé d’une destruction totale quelques-unes des richesses du trésor des chartes de Cluny, elles seraient à Paris, enfouies pour toujours, ignorées, sans ordre, incomplètes, impossibles à consulter, dédaignées au milieu de tant d’autres, destinées à n’y recevoir jamais les honneurs d’une description, d’un catalogue, d’un inventaire ; et définitivement enlevées aux études provinciales, aux droits et à l’amour-propre de la Bourgogne !

CHAPITRE DIX-HUITIÈME. L’abbaye de Cluny se relève d’abord au XIIIe siècle. — Une sœur de saint Louis se retire et meurt à Cluny. — Chartes de saint Louis et de Philippe-le-Hardi en faveur de Cluny. — Fondation du collège de Cluny à Paris. — Nouveaux symptômes de décadence. — Révolte de Cluny. — Boniface VIII à Cluny. — Il confirme l’élection d’un abbé. — Tentative de réforme.

Après ce que nous venons de dire, nous ne nous étonnons plus que les destinées de l’abbaye de Cluny, honorée des hautes marques de confiance des papes et des rois, se soient, au XIIIe siècle, relevées dans l’esprit et dans le respect des peuples, placées qu’elles étaient sous la protection immédiate de saint Louis et de l’abbé Guillaume de France. C’était là que devait mourir une sœur de saint Louis, que nous avons nommée parmi les sépultures célèbres de la grande église, et à laquelle les moines élevèrent un tombeau avec cette simple et modeste épitaphe : Anno Domini 1286, die mercurii ante Pentecostos, obiit Perneta, uxor quandam magistri Hugonis Guichardi Marchionis, quœ hic jacet. Anima ejus requiescat in pace. Amen.

La princesse avait trouvé à Cluny quinze années d’un repos assuré : car, par une charte de 1258, qui nous a été conservée, son royal frère avait pris l’abbaye sous son patronage.

« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, amen. Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français (Francorum rex) ; bien que nous soyons tenus de chérir tous ceux qui sont zélés pour la foi, cependant nous sommes encore obligés à protéger, avec une vigilance plus prévoyante et plus attentive, les lieux religieux et consacrés à Dieu, ainsi que les personnes dévouées au service du Seigneur, afin de les préserver de toutes les injures, de toutes les attaques, de toutes les exigences des méchants. C’est pourquoi, que tous, présents et à venir, sachent que, le monastère de Cluny étant bien connu appartenir, de plein droit et de droit ancien, à notre royale garde, nous, par égard à l’amour de Dieu, pour le salut de notre âme, et des âmes d’illustre mémoire du roi Louis notre père, de la reine Blanche, notre mère, et de tous nos autres ancêtres, nous voulons et ordonnons que le même monastère, demeurant toujours sous notre garde et protection royales, ne puisse jamais en sortir en aucun temps, et que ni nous-mêmes, ni nos successeurs, ne puissions jamais placer ledit monastère hors de notre main royale. Nous ordonnons, et nous voulons encore que celui, quel qu’il soit, que nous ou nos successeurs enverrons tenir notre bailliage de Saint-Gengoux, soit tenu de jurer, dans le chapitre de Cluny, la main sur les saints Evangiles, aide et protection à l’abbé, au couvent et à tous les moines, avec promesse de défendre de bonne foi tous les biens du monastère ; sans que cette concession et notre bonne volonté puissent préjudicier, en quoi que ce soit, à nos droits et à ceux d’autrui. Et pour que notre désir obtienne force et stabilité perpétuelles, nous avons revêtu la présente de l’autorité de notre sceau et du caractère ci-dessous tracé de notre nom royal, — Fait à Paris, au mois de septembre, l’an 1258 de l’Incarnation de Notre-Seigneur, et de notre règne le trente-deuxième, en présence des officiers de notre palais dont les noms sont écrits ci-dessous: Jean, panetier ; Alfonse, chambellan ; OEgidius, connétable. »

Cette haute protection royale n’empêchait pas toutefois que, tandis que Louis était à la croisade, on ne menaçât encore les possessions de l’abbaye : car Mathieu Pâris, l’historien d’Angleterre, s’occupe en ces termes, sous l’année 1251, de l’abbé de Cluny : « En ce temps-là, dit-il, l’abbé de Cluny vint en Angleterre visiter tous ses couvents, restaurateur de son ordre, et fort habile à rechercher partout de l’argent. Mais tandis qu’il est tout occupé, dans la Grande-Bretagne, aux intérêts de ses abbayes, quelques-uns de ses voisins s'emparent violemment de quelques-uns de ses châteaux et de leurs dépendances aux pays d’outre-mer. Ce qui le força lui-même à quitter à la hâte nos contrées. »

Il n’est pas jusqu’au sire de Joinville qui ne consacre une page malicieuse, et un peu jalouse peut-être, à l’abbé de Cluny.

« Le roy et toute sa gent séjourna au chasteau d’Ières, cependant qu’on pourchassoit des chevaux pour nous en venir en France : durant lequel temps l’abbé de Cluny, qui fut depuis évesque de l’Olive, envoya au roy deux beaux palefrois, l’un pour luy, et l’autre pour la royne, lesquels estoient estimez valoir chacun cinq cenz liures. Après l’abbé vint vers le roy, et luy supplia qu’il luy donnast audience le lendemain touchant ses affaires : ce que le roy lui octroya volontiers. Et le lendemain l’abbé ne faillit pas, et parla au roy longuement, qui l'escoutoit à grand plaisir. Quand l’abbé se fut party, ie demanday au roy, si ie lui demandois quelque chose à reconnoistre, s’il le feroit : et il me dist qu’ouy volontiers. Adonc ie lui dys : sire, n’est-il pas vray que vous avez escouté l’abbé de Cluny ainsi longuement, pour les deux chevaux qu’il vous a donnez ? et le roy me répondit que certes ouy. Et alors ie luy dy, que ie lui avois fait telle demande, afin qu’il défendist aux gens de son conseil iuré, que, quand ils arriveroient en France, ils ne prinssent rien de ceux qui auroient affaire à eux : car soyez certain, fis-je, que, s’ils prennent, ils en escouteront mieux et plus longuement, ainsi que vous auez fait l’abbé de Cluny. »

En deux autres circonstances, Louis se mêla des intérêts de l’abbaye ; une première fois, en 1260, une querelle fut apaisée, par son intermédiaire, entre Cluny et le bourg de Charlieu, et les bourgeois de Charlieu condamnés à payer une amende, et à briser un sceau particulier qu’ils avaient fait fabriquer, au préjudice des droits de l’abbaye. Une autre fois, saint Louis confirme de son autorité une donation territoriale faite à l’abbaye par son frère Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse.

La mort de saint Louis ne fit pas cesser le bon vouloir des rois de France pour l’abbaye de Cluny. On voit Philippe-le-Hardi défendre, en 1281, par un diplôme explicite, à son bailli de Mâcon de faire battre monnaie à Saint-Gengoux, au préjudice du droit du monastère et de la monnaie abbatiale qui y avait cours, et reconnaître toutes les clauses d’un acte de société entre le roi et l’abbaye, pour le partage égal des émoluments de tabellionage au même lieu.

L’abbé Guillaume de France avait quitté Cluny longtemps avant ces dernières déclarations royales : mais il fut heureusement et successivement remplacé par trois hommes de mérite qui, pendant la fin du XIIIe siècle, surent maintenir le monastère en honneur et en repos. Ce fut d’abord Yves de Vergy, fils de Hugues, seigneur de Beaumont-sur-Vingeanne, allié de la famille ducale de Bourgogne. Gérard d’Auvergne, en sa chronique, parle ainsi de lui : « Il était le héraut de la divine parole, la trompette évangélique, l’ami de l’époux divin, la colonne de Dieu, le soleil de la terre, l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, la lumière de la patrie, le ministre du Très-Haut. Toute sa vie fut un monument de salut, une école de pureté et de mœurs édifiantes. Il était droit dans ses jugements, un véritable ange dans les choses corporelles, parfait dans ses miséricordes, prodigue dans ses aumônes, prudent en ses résolutions.

Yves de Vergy comprit les besoins de son siècle, où les études renouvelées faisaient naître partout des universités. C’est lui qui fonda à Paris, en 1269, le fameux collège de Cluny, qui joue un si grand rôle dans les fastes universitaires. Il acheta le terrain, l’entoura de murs, et en fit construire le réfectoire, la cuisine et la moitié du cloître : aussi une inscription, longtemps conservée au-dessus de la porte d’entrée du collège, avait-elle consacré la mémoire de son créateur. Ce soin des études ne l’empêcha point d’être choisi par le pape et par le roi comme arbitre entre l’archevêque de Lyon et son chapitre ; de se rendre médiateur dans les rivalités de plusieurs abbayes du midi de la France, et dans d’autres grands litiges ; de recevoir lui-même sous sa loi plusieurs nouveaux monastères, et de renouveler l’ancienne alliance de Cluny avec l’abbé de Saint-Bénigne de Dijon. Il ne négligeait pas non plus les intérêts matériels de son couvent, qu’il libéra d’une dette de 24,000 livres tournois. Il est l’un des premiers abbés à qui la chronique clunisoise accorde l’honneur d’avoir enrichi le trésor de l’église de statues d’or, de candélabres d’argent, de croix de cristal, de calices ornés de pierres précieuses, de splendides missels, et des plus riches ornements sacerdoteux. Il fit aussi plusieurs acquisitions territoriales que lui facilitèrent les longues années d’une excellente administration, et qui lui permirent, contre la sévérité de la règle antique, il est vrai, d’adoucir le régime et les aliments de ses frères, qui étaient alors au nombre de près de trois cents. Il était digne du bon goût de cet abbé bourguignon de rendre Cluny propriétaire des vignes de Mont-Rachet.

Ces bonnes traditions ne furent point perdues pour son neveu, Yves II, qui sut achever les travaux commencés du collège de Cluny, porter la réforme dans les couvents anglais de sa domination, et s’attirer la confiance des rois, des papes, des évêques et des monastères. Sous son règne, les richesses de l’église de Cluny s’accrurent encore : des constructions utiles et nouvelles s’élevèrent dans tous les domaines de l’abbaye et dans l’abbaye elle-même : un seigneur de Quincey jure foi et hommage à l’abbé ; les seigneurs de Beaujeu, d’Uxelles, lui concèdent des droits de justice, sous l’autorité du duc de Bourgogne, qui lui-même vend à Yves II la haute justice et la taille de Gevrey, situé à deux lieues de Dijon, diocèse de Langres ; et Yves se hâte d’en faire reconstruire le château. Mais au milieu d’une foule de droits ecclésiastiques et de patronage qu’il obtient sur une multitude de lieux et d’églises, il n’oublie pas non plus ses moines. Il établit, par une condescendance périlleuse, que l’abbé ne pourra changer le régime du monastère que du consentement des moines ; il introduit l’usage de boire du vin pur dans les solennités des saints abbés de Cluny et de Marie-Magdeleine, et dans les funérailles d'un moine. Ce dernier trait rappelle une coutume antique conservée jusqu’à nos jours chez plusieurs de nos populations montagnardes, qui mêlent encore les festins aux funérailles. Mais on sent déjà que les temps sont passés des rigides abstinences monastiques.

Nous arrivons enfin au quatorzième siècle, avec Bertrand 1er de Colombiers, en passant sous silence un Guillaume IV d’Igé, qui laissa dépérir entre ses mains l’honneur abbatial, malgré sa naissance qui le rattachait à une fille de Louis-le-Jeune. Boniface VIII, dans une lettre expresse et insolite, ordonna au monastère de le remplacer.

Bertrand Ier, de noblesse bourguignonne, était parent de Guillaume de France, dont nous avons parlé, et remontait à une des filles de Philippe-Auguste. Elu en 1295, mais confirmé par Boniface, la chronique honore son heureuse mémoire, et le compte parmi les plus grands bienfaiteurs de Cluny. Elle le nomme très discret et très éloquent, merveilleusement orné de science et de bonnes mœurs, et le loue aussi d’avoir gardé en paix pendant treize ans l’ordre entier de Cluny.

Il ne faut pourtant pas prendre tous ces éloges à la lettre ; car deux circonstances assez graves menacèrent de troubler profondément la tranquillité de Cluny.

D’abord, en 1307, il fut obligé d’excommunier les habitants de Cluny, leurs femmes et leurs enfants, et les prêtres qui leur administraient les sacrements, à cause d’une révolte des habitants contre l’abbé et son église. Mais ils ne tardèrent point d’obtenir leur pardon dans un acte qui contenait leurs soumissions et leurs excuses.

Une autre division, non moins sérieuse, s’éleva entre Cluny et l’abbaye de Baume, au comté de Bourgogne. Celle-ci n’avait jamais accepté sans résistance et sans modification l’autorité suprême de l’abbé de Cluny ; et une grande rivalité avait toujours régné à ce sujet entre l’abbé clunisois et l’archevêque de Besançon. Bertrand voulut, en 1297, aller visiter le monastère de Baume. Les moines lui en ferment les portes, il les interdit, et réclame contre eux l’assistance de Renaud de Bourgogne, comte de Mont-Béliard. Malgré ce secours, l’obédience de Cluny eut peine à être reconnue par Baume, jusqu’à l’an 1300 qu’une transaction intervint, qui partagea les droits et les honneurs, d’une façon très bizarre, entre l’abbé de Cluny et l’archevêque Bizontin.

Bertrand fit trois fois le voyage de Rome ; il reçut en chemin une charte importante de Charles d’Anjou, roi de Sicile. Il marqua aussi son administration par un grand nombre d’acquisitions et de constructions de toute espèce ; il bâtit des châteaux, des tours, des greniers, des moulins, des chapelles. Il agrandit le chœur de l’église de Cluny, lui rapporta des reliques de Rome, augmenta son trésor, fit élever et orner de peintures la grande salle des étrangers. Des étangs, des forêts, des droits féodaux, des vignes, s’ajoutèrent à un patrimoine déjà immense. Il acquit, dit la chronique, un très beau vase d'argent, dans lequel sont deux anges portant une manche de la sainte Vierge, et une maison à Paris, près de Saint-Germain-des-Prés, moyennant le prix de deux mille livres, et il établit quatre luminaires, aux quatre angles du cloître, dans des lanternes de verre.

Quelque chose de plus général signale encore la vie de Bertrand. Bien qu’ayant été légal du pape, on le voit s’unir en 1302 aux évêques français et aux abbés qui appelèrent contre Boniface VIII en faveur de Philippe-le-Bel, et prirent le parti du pouvoir civil et royal contre la puissance religieuse et pontificale. Il avait auparavant renouvelé les merveilles de l’hospitalité monastique, en recevant à Cluny Boniface et neuf cardinaux, et, plus tard, pendant cinq jours, aux frais de l’abbaye, Philippe-le-Bel et ses deux fils, Philippe-le-Long et Louis-le-Hutin, qui tous deux devinrent rois, Charles, comte de Valois, frère du roi de France, Bernard de Gote, archevêque de Bordeaux, qui fut ensuite pape sous le nom de Clément V, Jean, duc de Bretagne, les rois d’Aragon et de Castille, avec toute leur cour, ainsi qu’un grand nombre de princes et nobles de Bourgogne et des autres provinces.

Avant d’expirer, en 1308, il avait senti lui-même la nécessité de rétablir la règle en ses monastères. Il porta plusieurs décrets de réforme que son successeur promulgua en les complétant. Cette nécessité s’était déjà révélée plus d’une fois dans le siècle précédent. Plusieurs traits, que nous avons jetés en passant, ont averti le lecteur qu’une grande crise se manifestait dans les statuts et la législation monastiques. Il convient, à l’entrée du XIVe siècle, de revenir un peu sur le passé, d’apprécier toute la situation morale de l’abbaye de Cluny, et de prévoir ce que va devenir la puissance élective et absolue des abbés, en présence des souverainetés royales grandissant dans toute l’Europe, en présence de la papauté, désormais prête à se réfugier à Avignon, sous la main des rois de France.

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME. Législation monastique. — Constitution de l’ordre de Cluny.

Le temps est bien loin déjà où le fondateur du monastère, sous les imprécations religieuses les plus menaçantes, avait écrit dans sa charte de création ces clauses expresses que le lecteur n’a point oubliées : Que les moines aient le droit et la faculté d'élire librement pour abbé et pour maître un homme de leur ordre, suivant le bon plaisir de Dieu et la règle de saint Benoît, sans que notre pouvoir, ou tout autre, puisse contredire ou empêcher cette élection religieuse. Les moines réunis à Cluny en congrégation seront pleinement affranchis de notre puissance et de celle de nos parents, et ne seront soumis ni aux faisceaux de la grandeur royale, ni au joug d'aucune puissance terrestre... Que ni prince séculier, ni comte, ni évêque, ni le pontife lui-même de l’Église romaine, n'envahisse les possessions des serviteurs de Dieu, ne vende, ne diminue, ne donne à titre de bénéfice à qui que ce soit rien de ce qui leur appartient, et ne se permette d'établir sur eux un chef contre leur volonté.

Lors même que les moines de Cluny seraient restés pieusement bornés au nombre de douze, nombre primitif et sacramentel de la règle bénédictine, il est douteux que les puissances catholiques et civiles les eussent toujours laissés en repos, pour peu que l’existence morale et territoriale des moines se trouvât liée aux intérêts et aux passions du siècle. Au Xe siècle, la papauté, tourmentée et restreinte de mille parts, la royauté, partagée et dégénérée en mille puissances locales, avaient bien pu toutes deux admettre et confirmer simplement les statuts originaires de l’ordre de Cluny. Et, malgré cette confirmation sans cesse renouvelée, presque à chaque avènement pontifical ou royal, la paix du cloître n’était respectée, nous le savons, ni par les évêques, ni par les seigneurs, ni par les rivalités religieuses ou monastiques. Il a fallu d’abord tous les saints et grands hommes qui ont présidé à l’avenir de Cluny, pour dominer de leur autorité morale les désordres des siècles grossiers, et enchaîner, par le respect de la religion monastique, de leur science et de leurs vertus, les rois, les peuples, les évêques, et jusqu’aux souverains pontifes eux-mêmes.

Mais le monastère clunisois s’était peuplé rapidement d’hôtes nombreux ; la prodigalité pieuse des chrétiens l’avait doté de richesses territoriales considérables ; les cloîtres étaient devenus des lieux d’asile, d’étude et de salut ; et les grands de la terre, quelquefois même les humbles, s’empressaient en foule d’offrir leurs biens et leur repentance aux moines, en échange d’espérances éternelles. Les couvents se trouvaient liés ainsi à toutes les complications, à toutes les agitations de l’Europe féodale. Bien plus, l’immense population des cloîtres ne se bornait pas au chef d’ordre lui-même ; mille maisons monastiques s’alliaient à la métropole ; ces colonies religieuses naissaient, se répandaient dans tout l’univers, toujours unies par les liens de leur congrégation, toujours placées sous le même maître et la même discipline.

Ainsi, au lieu que l’autorité élective et toute puissante d’un premier abbé de monastère naissant se trouvait commander, avec toute l’étendue des préceptes de saint Benoît, à douze moines et à quelques terres modestes, proportionnées aux besoins et au travail des religieux, bientôt l’abbé de Cluny se trouva souverain dictateur de je ne sais combien de mille frères distribués dans toutes les contrées du monde, soumis à une multitude de souverainetés diverses, et en même temps le suprême régisseur et distributeur d’énormes possessions territoriales dans tous les lieux et sous tous les empires. Il fallait déjà des miracles d’activité, de grandeur, de talent, pour fonder une telle puissance et la maintenir seulement quelques années contre toutes les causes qui devaient nécessairement la corrompre ou la dissoudre, contre toutes les résistances qui devaient nécessairement la menacer et l’embarrasser : résistances des moines à l’abbé, des colonies à la métropole, de la papauté, de la royauté, de l’épiscopat, de la féodalité, à l’ascendant et aux propriétés monastiques. Chaque puissance en s’élevant, chaque état en conquérant son indépendance, chaque pouvoir en aspirant à se centraliser, devaient naturellement, par les seuls penchants de l’intérêt personnel et des nécessités sociales, tendre à resserrer, à détruire la force expansive et la grande fortune morale et matérielle de la religion monastique.

Les choses arrivèrent ainsi : et je crois qu’elles ne pouvaient pas arriver autrement. La cause la plus générale qu’on a coutume d’assigner à la décadence monastique, c’est la substitution du pouvoir des chapitres au pouvoir antique des abbés ; et l’on fixe ce grand changement au XIIIe siècle. Je trouve que cette opinion, à plusieurs égards, peut être justement critiquée.

Il n’est pas facile de comprendre que l’abbé d’un chef d’ordre pût demeurer impunément, et à travers les siècles et les vicissitudes religieuses et politiques, souverain maître et seigneur des hommes et des choses de ses monastères. S’il était dissipateur, aventureux et relâché, comme Pontius, fallait-il qu’il entraînât arbitrairement avec lui la fortune, les mœurs et les consciences de ses frères ? S’il était économe, sévère, inflexible, les moines, accoutumés à des complaisances, à des adoucissements, supporteraient-ils patiemment l’austère commandement d’un maître rigide ? Les princes de la terre, les princes spirituels s’accommoderaient-ils aussi, sans objection, de la situation indépendante et forte d’un seul homme disposant, avec plénitude et pendant toute sa vie, d’une innombrable milice et de droits temporels immenses, et pénétrant par cette double force jusqu’au cœur de tous les états de la chrétienté ? Et quand le pontificat souverain lui-même rencontrait à chaque pas des limites au milieu des nationalités chrétiennes, un simple chef de monastères ne devait-il pas être, à plus forte raison, soumis à la même loi de croissance, de langueur, de décroissance, selon les hommes, les temps et les lieux ?

Réduit aux proportions étroites du couvent clunisois, l’abbé eût déjà trouvé mille inévitables obstacles autour de lui, que la force du serment d’obéissance religieuse n’eût pas toujours suffi à surmonter. Etendu à une foule de maisons monastiques, différentes de climats, de mœurs, d’institutions, soumises à d’autres gouvernements temporels, possédant en propre des domaines séparés, le pouvoir abbatial ne pouvait à lui seul vaincre tant de difficultés, et sa dictature viagère devait y périr. Il en serait infailliblement de la puissance des abbés comme de toutes les puissances de ce monde, comme de tout ce qui s’adresse au gouvernement des hommes. Une autorité absolue et morale reste pure et forte entre des mains fortes et pures ; mais vous la verrez tout à l’heure s’énerver et se corrompre en passant à des mains plus débiles ou moins honorables, quelquefois même se briser, par des circonstances impérieuses, alors qu’elle était l’attribut des hommes les moins reprochables.

Il est vrai que la supériorité des chapitres sur les abbés éclate surtout comme un fait légal, comme une institution législative, au treizième siècle. Innocent III, Grégoire IX, et surtout Nicolas IV, sanctionnent explicitement ce fait nouveau ; mais les raisons de ce fait étaient bien plus anciennes. Les chapitres étaient nés par la force des choses, et dès le commencement de la vie monastique. D’abord irréguliers, volontaires, et dépendant de l’arbitrage seul de l’abbé, qui était libre de ne les rassembler, de ne les entendre qu’à titre de pur conseil, selon la règle bénédictine, ils avaient fini par devenir forcés, périodiques et presque maîtres de tout. Cela ne pouvait être autrement dans l’enceinte des mêmes murs, où les influences de la majorité ou de la capacité devaient arriver tôt ou tard à l’empire ; cela ne pouvait être autrement, surtout dans les nécessités d’une administration générale et collective. N’était-ce pas au chapitre général que les chefs des différents monastères de la congrégation venaient délibérer sur les mesures à prendre dans l’intérêt de la corporation entière ? N’était-ce pas au chef-lieu conventuel que ces chefs subalternes venaient se retremper dans la foi monastique, dans les règles des mœurs et des pratiques religieuses, discuter les affaires, approuver les aliénations, débattre les condamnations, soumettre les comptes de situation des maisons respectives, et aviser à tous les besoins, à toutes les dépenses, à toutes les lois propres au gouvernement de tous ? Partout où une administration centrale veut s’étendre sûrement aux extrémités éloignées, n’est-elle pas forcée d’appeler au centre, à des époques régulières, les dépositaires de sa confiance et de ses volontés, pour répandre ces volontés mêmes dans les ramifications de sa puissance ? Et ces délibérations communes n’amènent-elles pas toujours, en dernier ressort, l’autorité au plus grand nombre de ceux qui délibèrent et qui décident ? Ce fut donc une transformation toute naturelle, inévitable même, que le passage du commandement d’abord illimité de l’abbé de Cluny à un pouvoir monarchique, électif, à vie, tempéré par un corps aristocratique délibérant. Avec un accroissement de richesses, de territoires, aussi rapide qu’il l’avait été, tous les voyages des abbés, et surtout des abbés vieillissants, fussent bientôt devenus insuffisants pour maintenir l’ordre dans tous les pays de leur juridiction. Les visites pastorales seraient devenues rares, ou bien confiées aveuglément à des mandataires éloignés ; la réforme du mal eût été lente, quelquefois même impossible, si tant est encore que l’éloignement des lieux, les distances à franchir, le danger des routes, le défaut de communications aisées, les guerres, les ruines, les pillages, ne fussent pas venus empêcher tout à fait les efforts et le zèle des plus intrépides administrateurs des monastères.

Les chapitres généraux étaient le meilleur moyen de gouvernement dans les circonstances proposées. L’abbé de Cluny était toujours le chef et le lien de l’unité collective ; il choisissait de plein droit tous les chefs inférieurs, tous les prieurs des monastères particuliers. Dans ceux-là mêmes où le chef était demeuré électif, par des conditions primitives d’association, soit sous le nom de prieur, soit sous le nom d’abbé, l’élu devait être régulièrement présenté à l’abbé clunisois et confirmé par lui. Tous ces fonctionnaires ne pouvaient être nommés s’ils n’avaient auparavant séjourné à Cluny, et avant d’entrer en fonctions ils mettaient leurs mains entre les mains de l’abbé suprême, et lui juraient obéissance filiale et hommage complet. Puis ils étaient généralement obligés, sous des peines sévères, d’assister tous les ans au chapitre général, à Cluny : de graves excuses pouvaient seules les en dispenser, et le chapitre lui-même appréciait les excuses. Seulement on permettait aux abbés ou prieurs d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, d’Espagne, à cause de leur éloignement, de ne venir au chapitre général que toutes les deux années. Mais aussi l’abbé qui les nommait ne pouvait pas les destituer ou les faire passer dans d’autres monastères sans des causes graves, dont les chapitres généraux étaient naturellement, et par la force des choses, les appréciateurs souverains.

Il est facile de comprendre que ces chefs principaux, appartenant à des provinces, à des pays, à des mœurs, à des gouvernements divers, étaient comme les représentants de leurs contrées respectives, et faisaient ainsi participer toutes les nationalités locales à la grande direction de leur ordre monastique. Ainsi chacun, pour sa part, pesait dans la balance commune, et les mesures adoptées entre tous devaient recevoir une exécution moins contestée et une promulgation moins équivoque. Et pour que l’autorité centrale ne laissât point détendre les liens qui rattachaient tous les points de la circonférence au centre, aucun fonctionnaire même inférieur des couvents divers ne pouvait se dispenser de venir passer quelque temps au chef-lieu, dans la première année de sa nomination. Je n’ai pas besoin de mentionner encore les chapitres particuliers, les délibérations communes de chaque monastère pris à part, et veillant au bien-être moral et à toutes les conditions du bon ordre dans la moindre des retraites monastiques.

Ces réflexions donnent peut-être une juste idée de l’extrême complication de la législation monastique. Elles feront voir du moins que les chartes des couvents sont nées là, comme ailleurs, des coutumes et des nécessités des époques et des choses ; qu’elles ont été écrites là plus vite et plus régulièrement qu’ailleurs, parce qu’on écrivait alors dans les monastères habituellement et plus que partout ailleurs ; mais que là même elles étaient un usage avant de devenir une obligation. Il y avait des chapitres particuliers et généraux avant le treizième siècle ; il y en avait sous Pierre-le-Vénérable et avant lui ; il y en avait, parce que saint Benoît lui-même avait ordonné à l’abbé de consulter ses frères ; il y en avait, parce que saint Hugues avait dit expressément dans un chapitre général : Puisqu’il est écrit : Fais tout avec conseil, et tu ne t'en repentiras pas, que l'abbé ait toujours auprès de lui, à Cluny, douze sages frères, dont il prendra les avis dans toutes les affaires tant intérieures qu’extérieures ; il y en avait, parce qu’on ne comprenait pas autrement la possibilité de gouverner une aussi vaste puissance, et que si saint Benoît eût été abbé de Cluny au douzième ou au treizième siècle, il n’eût pas pu mieux que d’autres se soustraire à cette nécessité. Déjà nous avons remarqué, avant la fin du douzième siècle, un abbé réformateur mettre des bornes à sa puissance en défendant à l’abbé de rien faire sans l’avis de douze moines, et changer ainsi en obligation le conseil pur et simple du code bénédictin. Nous avons vu de même Alexandre III, profiter des troubles de Cluny et de la résistance du monastère au pape élu pour interdire à l’abbé le droit d’aliéner les choses du monastère sans le consentement du chapitre.

Il est probable aussi qu’on n’était pas fâché, de toutes parts de trouver des occasions de mettre un frein à l’énergie dictatoriale de l’abbé, qui se mêlait à toutes les grandes circonstances du siècle, et y faisait sentir l’influence des hommes et des richesses qu’il gouvernait sans contrôle formulé. Cette influence était d’autant plus grave, que nul individu ne pouvait remplir quelque fonction dans l’ordre de Cluny, s’il n’appartenait non seulement au clergé régulier, mais à l’ordre de Cluny lui-même.

Si le droit d’aliéner et de gouverner était restreint dans la personne de l’abbé de Cluny, il l’était plus encore dans les abbés inférieurs et dans les prieurs subordonnés. Le chapitre général lui-même régnait en quelque sorte, pendant son absence, par des hommes qu’il choisissait, sous le nom de définiteurs, lesquels, se distribuant les provinces diverses, examinaient la situation de l’Ordre, dans l’intervalle des chapitres généraux, et en rendaient compte au chapitre le plus prochain, soit par eux-mêmes, soit par des visiteurs qu’ils élisaient : poussant leur droit de contrôle et de remontrance jusqu’à l’abbé lui-même, bien souvent humble serviteur du chapitre général, et plus d’une fois réduit en quelque sorte au triste rôle de certains rois constitutionnels à qui tous les fonctionnaires sont obligés de prêter serment, mais à qui personne en réalité n’obéit. Cette dernière observation explique les abdications fréquentes des abbés, contraints de se retirer sans doute devant le jaloux examen de la puissance délibérante. De telles choses n’ont point attendu le treizième siècle pour se révéler ; elles se manifestent dans toute cette histoire, et dans les statuts déjà cités du dix-septième abbé de Cluny, Hugues, cinquième du nom.

Tous les phénomènes qui marquent en général la vie des peuples entiers signalent donc aussi les sociétés monastiques. On y découvre donc les rudiments de toutes nos institutions principales, et les phases successives des gouvernements qu’on appelle représentatifs, phases plus éclatantes encore dans l’administration de l’église entière. Au temps de l’abbaye de Cluny, on ne voit pas les simples moines admis à délibérer aux chapitres généraux, pas plus qu’on ne voit les simples prêtres assister aux grands conciles chrétiens, pas plus qu’on ne voit l’élection populaire et cléricale continuer longtemps et sans contradiction à choisir les évêques et les papes. Pour résister aux brigues, aux simonies, aux intrigues de la puissance cléricale où séculière, les élections épiscopales vont se resserrant sans cesse, du peuple au clergé, du clergé aux chapitres des cathédrales ; les papes, pour sauver leur trône des mains impériales, attribuent d’abord au collège seul des cardinaux la mission suprême de créer le souverain pontife. Puis il arrive que les rois et les papes, dans l’intérêt de leur couronne temporelle, entrent par des concordats en partage exclusif des élections ecclésiastiques. Dans ces fluctuations d’autorité, quelle fut la loi qui présida à l’élection de l’abbé de Cluny ?

La manière d’élire l’abbé général de l’ordre de Cluny n’a point parcouru jusqu’à présent toutes les phases qu’elle devra subir, et l’on ne voit pas toujours bien clairement non plus les nuances progressives de ses modifications. Malgré la règle d’obéissance absolue à l’abbé, type caractéristique de l’ordre bénédictin, l’usage de se désigner, de son vivant, un coadjuteur et comme un successeur, n’a point absorbé les privilèges d’élection appartenant aux moines de Cluny. Mais il est remarquable que ce droit d’élection est demeuré propre à la maison de Cluny elle-même, et n’a jamais été étendu ni aux moines des monastères subordonnés, ni même aux membres insignes des chapitres généraux. Ainsi le souverain élu de l’ordre monastique entier n’était véritablement choisi que par les suffrages de la métropole. Sur ce point, il y avait bien quelque désaccord avec les principes de la prépondérance nouvelle des chapitres universels, qui était censée représenter tous les intérêts de l’ordre. Si l’on ne délégua jamais à ces chapitres le droit de nommer, au nom de tous, le souverain commun, c’est probablement que le danger des interrègnes frappa vivement les intelligences, et qu’il parut meilleur de procéder de suite à l’élection d’un nouveau chef que d’attendre la composition lente, difficile, du chapitre général, au sein duquel d’ailleurs les rivalités de tous les prieurs eussent pu produire de bien funestes dissentiments, des schismes et des retards sans nombre.

En dehors du chapitre général, la communauté de Cluny semble, sans distinction, avoir joui des droits électoraux ; mais aucun document officiel ne vient jusqu’ici indiquer la forme matérielle de l'élection. On sait seulement qu’elle se pouvait faire par trois modes distincts : le scrutin, l’inspiration et le compromis. Tout le monde comprend la voie du scrutin ; l’inspiration, c’était une acclamation générale des moines électeurs, saluant le plus digne et se prosternant à ses pieds : c’était l’élection spontanée sortie de cœurs unanimes ; le compromis enfin était une voie mixte, une élection indirecte et à plusieurs degrés, qui réunissait les pratiques du scrutin à l’unanimité présumée du mandat électoral ou de l'inspiration. On ne peut se dissimuler que, dans les temps qui suivirent la mort de Pierre-le-Vénérable, l’élection de l’abbé dut se faire sous des influences bien diverses, et les choix que nous avons vus se porter successivement sur des hommes de naissance plus ou moins élevée, appartenant tantôt au midi de la France, tantôt à la France centrale, tantôt à la maison royale d’Angleterre, tantôt à celle de France, tantôt aux familles féodales qui entouraient le monastère, tantôt à la maison ducale de Bourgogne, tantôt à des races seigneuriales ordinaires, tantôt à celles qui brillèrent dans les croisades ; ces choix variés manifestent bien quelles influences terrestres pesèrent sur la volonté des moines de Cluny. Des schismes même éclatèrent, et ce fut apparemment pour empêcher les dissidences possibles, les délibérations tumultueuses, les difficultés, les lenteurs, les violences qui retarderaient la formation de la majorité, qu’on eut recours au mode électoral plus compliqué et plus indirect, qui nous est révélé par un monument authentique, le premier que nous trouvions explicite sur cette matière, un procès-verbal de l'année 1308.

À en croire ce procès-verbal, qui élit Henri de Fautrières, alors procureur-général de l'ordre auprès de la cour romaine, on ne suivait plus les règles de l’élection directe, et les moines ne donnaient pas un à un leurs suffrages individuels. La nomination se faisait par compromis. À la mort de l’abbé titulaire, et dès qu’il avait reçu les honneurs de la sépulture, le prieur de Cluny demandait à tout le couvent, réuni en chapitre, s’il n’entendait pas nommer le nouvel abbé, par compromis, per vim compromissi, juxta consuetudinem monasterii, hactenus et inviolabiliter observatam, suivant la vieille et bonne coutume du monastère. L’acclamation unanime de toute l’assemblée, totius conventus, répondant à la solennelle interrogation du prieur, celui-ci désignait trois religieux, en leur donnant, au nom de la communauté, le droit d’élire dix nouvelles personnes, qui, réunies aux trois précédentes, procéderaient définitivement au choix de l’abbé. Les trois premiers élus se retiraient à part pour délibérer sur le choix des dix autres : ce choix fini, ils rentraient au chapitre pour y proclamer les dix autres élus : puis, tous les treize ensemble allaient, au pied du grand autel de l’église, voter sur la nomination de l’abbé. La nomination achevée, tous rentraient au chapitre, pour y proclamer le résultat de l’élection, par la voix d’un seul d’entre eux, chargé par eux-mêmes de cet office ; à cette proclamation solennelle, faite au nom de tous, et avec le mandat général, la communauté entière répondait par des acclamations, et courait à l’église entonner le Te Deum, signe à la fois de son approbation et de son allégresse. À quelle époque, et à travers quelles transitions, s’est formulé ce dernier mode électoral ? Nous n’en pouvons rien dire autre chose que le document de 1308 : mais les raisons morales en sont facilement comprises.

Un mode à peu près analogue était usité dans l’élection de l’abbé de Cîteaux. Le prieur de Cîteaux, si je ne me trompe, et les quatre prieurs des quatre principales filles de la métropole, nommaient chacun quatre électeurs, qui, joints aux cinq prieurs, désignaient ensemble l’abbé, au nom de toute la communauté.

Mais la puissance papale s’était déjà, avant le XIVe siècle, plus ou moins indirectement entremise dans l’élection des abbés de Cluny, ne fût-ce qu’en commandant les abdications, ou en confirmant, comme fit Boniface VIII, l’abbé choisi. Une fois qu’un pouvoir supérieur ou modérateur prend une part, même éloignée, à des opérations électorales, on peut d’avance prédire que le droit d’élire est en péril.

Avant de suivre plus loin les révolutions qui menacent la source originelle elle-même des droits abbatiaux, les réformes intérieures du monastère appellent notre attention. Ces instituts monastiques, qui formaient comme une société à part dans la société catholique, et aussi comme une sorte d’état particulier dans l’état, veulent être regardés de plus près sans passion et sans injustice.

Il semble qu’en un siècle où l’on a vu surgir tout à coup les folies des communautés de biens saint-simoniennes et les rêves des agrégations fourriéristes, où l’on entend prêcher partout l’urgente nécessité d’associations industrielles et agricoles et de l’organisation du travail, il faille être un peu plus indulgent pour des associations religieuses qui donnaient presque seules quelque liberté aux pieuses méditations, aux mœurs sévères, à la science et à l’étude, au milieu des siècles barbares et tourmentés. Et sans parler de ces nécessités d’étude, de repos et de sainteté, de ces aspirations de l’âme au recueillement chrétien, de ces chagrins et ces désenchantements du cœur qui a besoin de quitter le monde pour se réfugier dans une vie austère et contemplative ; sans parler même de ces travaux physiques et intellectuels, d’agriculture et d’érudition, qui protégeront à jamais la mémoire des cénobites ; est-ce bien à notre civilisation de se montrer trop sévère aux souvenirs de la vie claustrale ? N’entendons-nous pas tous les jours nos économistes prêcher contre les dangers de la population croissante, et nous prédire à temps fixe des famines, des ruines et des révolutions, au moment où la terre ne suffira plus à ses habitants, comme pour donner un démenti scientifique à ces déclamations exagérées contre les périls du célibat religieux ? Ne pouvant plus se déchaîner contre les oisivetés monacales, texte si habituel et si facile des prédications du XVIIIe siècle, la presse ne nous étourdit-elle pas aujourd’hui de ses clameurs contre les oisifs qui dévorent les travailleurs ?

Enfin, dans une Europe où les peuples maritimes sont si fort préoccupés de leurs flottes, qu’un romancier moderne appelle avec esprit des monastères flottants, où les peuples continentaux exagèrent comme à l’envi le nombre de leurs armées permanentes, par qui nos gouvernements modernes sont tous, peut-être, destinés à périr ; dans un siècle, où les populations d’ouvriers, entassées dans nos manufactures, menacent l’avenir de pressentiments sinistres, où nos législateurs seront obligés de décréter des malades et des procès pour suffire à nos avocats et à nos médecins ; est-il bien philosophique de se déchaîner sans mesure contre des établissements religieux qui ont eu leur temps et leurs raisons d’existence, qu’on ne doit pas juger par leurs abus inséparables de toute chose humaine, mais par leurs caractères généraux, essentiellement religieux, moraux, littéraires et intellectuels, et à qui nos mœurs relâchées et si peu religieuses d’ailleurs n’avaient, à vrai dire, à reprocher sérieusement que leurs richesses accumulées et immobiles ?

Les coutumes de Cluny étaient bien connues dans l’histoire ecclésiastique et dans toute la chrétienté avant le premier réformateur, Pierre-le-Vénérable. Le moine Uldaric, illustre et pieux disciple de saint Hugues, au XIe siècle, les écrivit et les répandit en Allemagne et dans une foule de monastères. Les cérémonies de l’église, les offices, les prières, les chants, les psalmodies, qui recommençaient presque à toute heure de la nuit et du jour, les communions saintes, les travaux manuels, tout ce que les moines devaient faire depuis le lever jusqu’au coucher, est écrit par Uldaric avec surabondance. À l’église, au dortoir, au réfectoire, à la cuisine, la règle commandait un silence si absolu, que les moines s’étaient habitués, dans les occasions nécessaires, à s’entendre par signes, comme nos sourds-muets ; ailleurs même, les heures où il était permis de parler étaient rares et soigneusement réglées. Pour nourriture quotidienne, des fèves et des herbes ; les œufs et le fromage permis seulement à certaines époques ; quelquefois du poisson, des fruits et des oublies, mais prohibition absolue de rien manger après complies. De graves pénitences étaient infligées avec rigueur aux plus coupables par l’abbé seul ; les peines plus légères, réservées aux moindres fautes, mais applicables par les autres chefs du couvent. Le système pénal monastique rappelait souvent les essais de nos maisons pénitentiaires modernes. Quelquefois le délinquant était condamné à demeurer seul dans un lieu séparé, à manger seul, à dormir seul, à se tenir à toute heure à la porte de l’église. On lui refusait toute participation aux solennités évangéliques, aux communions chrétiennes, au baiser de paix. D’autres fois, il était flagellé en plein chapitre, par la main de ses frères ; si la faute avait été publique, la flagellation avait lieu devant le peuple. Souvent le criminel était exposé devant le temple, à l’heure de la messe, et lorsque la population entrait, un serviteur de l’abbaye disait à chacun la cause de la pénitence. Enfin, lorsque le condamné se révoltait contre la correction, les moines se jetaient sur lui, sans qu’on eût besoin de le leur commander, l’entraînaient en prison, affreuse prison, où il n’y avait d’ordinaire ni porte ni fenêtre, et dans laquelle il fallait descendre avec une échelle. Et saint Hugues, quand on l’interrogeait sur les causes de cette sévérité extrême, se contentait de répondre : « Les monastères ne sont point déshonorés par les fautes des moines, mais par leur impunité. »

Une surveillance continuelle, exercée à toute heure, dans tous les lieux de la maison, par des moines qu’on nommait circateurs, ne laissait pas à la moindre faute le temps de se commettre sans témoins. Les enfants qu’on avait coutume, en ce temps-là, d’offrir aux couvents dès leurs premières années, recevaient à Cluny, nous l’avons dit ailleurs, l’éducation la plus chaste et la plus attentive ; ils portaient de suite l’habit monacal, mais ils n’étaient admis que plus tard à la profession solennelle. Ils étaient élevés à part, sans que jamais on cessât de les garder et de les surveiller. Séparé dans ses études, dans le dortoir, dans toutes ses actions, partout, l’enfant ne pouvait faire un pas sans être au moins accompagné d’un maître et d’un autre enfant. Les novices et les jeunes profès avaient aussi leurs custodes, et devenaient l’objet de précautions presque égales.

Les moines se rasaient entre eux une fois en trois semaines, et en chantant des psaumes ; ils se baignaient deux fois par an, à Noël et à Pâques. Comme adoucissement à la règle de saint Benoît, ils pouvaient porter l’hiver, à cause de la rigueur de notre climat, si différent du ciel italien, des robes fourrées de mouton, des bottines de feutre pour la nuit, des sergettes et des caleçons ; le grand concile d’Aix-la-Chapelle, en 817, avait admis ces tempéraments.

Les lectures pieuses faites à la communauté rassemblée au chœur et au réfectoire étaient si longues, que dans la seule semaine de la Septuagésime, on lisait la Genèse entière. Au jeudi saint, on lavait les pieds à autant de pauvres qu’il y avait de frères dans la maison ; et chaque pauvre, avant le repas, recevait une oublie en signe de communion. Le jour que l’on faisait l’eau bénite était une grande fête qui purifiait d’eau lustrale tous les lieux conventuels. La bénédiction du feu nouveau durait trois jours et n’était pas moins solennelle ; tous les jours l’office des morts. Le vendredi saint, tous les frères s’assemblaient, pieds nus, dans le cloître, pour réciter tout le psautier ; ils ne mangeaient que du pain et des herbes crues ; et, à cette parole de la passion : ils ont partagé mes vêtements, les moines, par un usage symbolique, s’arrachaient entre eux des tuniques disposées autour de l’autel. En allant au travail, en revenant, et pendant le travail même, ils psalmodiaient sans cesse ; mais on conçoit que la multiplicité des obligations religieuses ne devait guère laisser de place à l’oraison mentale, ou au travail des mains, qui, dès le temps de Louis-le-Débonnaire, était regardé comme indigne des moines, la plupart revêtus alors des fonctions du sacerdoce. Les moines cependant remplissaient, à tour de rôle, tous les emplois manuels nécessaires à la maison.

C’était au couvent, par exemple, que se faisait le pain destiné à composer la matière des hosties. On n’y travaillait jamais qu’avant dîner, avec le meilleur froment, qui se choisissait d’abord grain à grain. Le blé, soigneusement lavé, se mettait dans un sac consacré à cet usage spécial. Un frère, d’une pureté éprouvée, le portait au moulin, dont il lavait les meules, avant de les couvrir tout entières avec beaucoup de précaution. Le frère alors se revêtait d’une aube et d’un amict qui lui cachait la tête et le visage, à l’exception des yeux. Ainsi vêtu, il moulait le blé et faisait la farine. Deux prêtres et deux diacres, vêtus de même, pétrissaient la pâte dans l’eau froide, afin qu’elle fût plus blanche, et formaient les hosties. Un novice tenait les fers gravés où on devait les cuire ; le feu, préparé de bois sec, devait jeter une pétillante flamme, et, pendant ce travail, on chantait ardemment des psaumes.

On dit aussi que, lorsqu’un frère mourait, chaque moine devait coudre un point du suaire, comme pour imprimer plus fortement dans son esprit la triste et salutaire pensée de la mort. Les monastères étaient au surplus les lieux où le souvenir des morts était le plus honoré et périssait le moins. Le nom des trépassés s’inscrivait avec exactitude sur la longue et immortelle liste mortuaire du couvent ; et ces tablettes funèbres, qui recommandaient sans cesse l’âme des morts aux prières monastiques, garantissaient aux hommes qui avaient vécu une mémoire plus efficace et une immortalité plus certaine que n’en promettent, à leurs élus, nos comptes-rendus académiques et nécrologiques.

Il y avait à Cluny, comme ailleurs, dès le XIe siècle, à côté des moines profès, des frères lais ou convers, que leur ignorance des lettres réservait aux travaux corporels, et des hommes libres, qui, sous le nom d’oblats, se dévouaient au service des monastères. Pour signe de leur engagement, ils se mettaient autour du cou la corde de la cloche, ils plaçaient des deniers sur leur tête, ou bien encore ils mettaient leur tête sur l’autel. Obéissant en toute chose aux chefs du monastère, serfs de dévotion, si l’on peut ainsi parler, ils différaient des serfs de naissance en ce qu’ils promettaient de garder le célibat. Il ne faut pas non plus les confondre avec d’autres oblats que, dans les temps plus modernes, la royauté avait coutume d’imposer, comme hôtes, aux monastères, avant que des établissements spéciaux eussent été consacrés au repos des guerriers invalides. Cluny, du reste, fut toujours affranchi de cette espèce de servitude royale.

Est-il besoin de redire que ces usages traditionnels n’empêchèrent point la nécessité de réformes répétées, selon l’exigence des temps et l’esprit des réformateurs ? Au XIIe siècle, Pierre-le-Vénérable ; à la fin du même siècle, Hugues de Clermont ; à la fin du XIIIe et au commencement du XIVe, Bertrand de Colombiers et Henri de Fautrières ; au XVe, Jean de Bourbon, tentèrent d’opposer aux abus renaissants des remèdes nouveaux, qui demandent à être considérés dans leur ensemble, pour n’y plus revenir.

Nous dirons plus tard ce que firent les réformateurs du XVIIe siècle.

L’un des plus graves reproches qu’on ait pu faire aux ordres religieux, c’est la cessation du travail des mains. Il n’est presque aucun auteur qui n’ait attribué principalement à cette cause la décadence monastique. « Vous serez alors véritablement moines, avait dit saint Benoît, lorsque vous vivrez du travail de vos mains, à l’exemple des saints prédicateurs de la loi monastique. » Il est juste, pourtant, de remarquer que le travail des mains dut s’appliquer surtout au temps où les moines ne faisaient point partie encore du clergé proprement dit, et n’étaient pas admis aux ordres sacrés. Mais lorsqu’une fois la prêtrise et les droits du sacerdoce devinrent généralement communs au clergé régulier, il devenait, sinon impossible, du moins difficile, que le travail manuel ne souffrît point de notables modifications. On attachait trop de respect aux sciences et aux occupations cléricales pour que l’opinion des peuples souffrît aisément que les hommes du sacerdoce chrétien remplissent leur vie de travaux matériels, comme la population des serfs. Pierre-le-Vénérable cependant, dont nous n’avons jusqu’ici apprécié les statuts que pour en opposer la douceur et la raison à l’inflexible rigueur de saint Bernard, avait voulu ramener Cluny à l’antique travail des mains ; car, disait-il après saint Benoît, l’oisiveté est l’ennemie de l’âme ; et ne voyons-nous pas la plus grande partie des frères, dans le cloître et hors du cloître, et surtout les frères convers, demeurer dans une inaction absolue ? Combien y en a-t-il qui lisent ? combien moins encore qui écrivent ? Le plus grand nombre ne dorment-ils pas appuyés contre les murailles, ou ne perdent-ils pas toute leur journée, depuis le lever du soleil jusqu'à la chute du jour, dans de vaines et oisives paroles, et, ce qui est pire, dans de médisantes conversations ?

Mais telle était déjà la force du préjugé, que l’illustre abbé était obligé, pour excuser la hardiesse de sa réforme, d’annoncer qu’il ne renouvelait le travail des mains que partiellement, ex aliqua saltem parte, et seulement alors que les gens du siècle ne pourront pas en être les témoins ; ubi honeste, remoto conspectu secularium, fieri poterit.

Une réflexion encore s’ajoute à ce que je viens de dire. Des statuts formels interdisaient de recevoir dans la religion monastique les hommes illettrés, carentes lilteris sacris, qui ne pouvaient lire, étudier les saintes Écritures, écrire les manuscrits et chanter les psaumes divins. C’était la science et l’étude qui avaient placé si haut les hommes de la religion dans l’estime publique, devaient-ils se rabaisser aux emplois serviles ? Toute L’attention, au contraire, des réformateurs, c’est d’empêcher que le couvent ne soit surchargé de gens ignorants, de serviteurs inutiles, de domestiques parasites, qui menaçaient d’encombrer, sans raison et sans mesure, les maisons monastiques.

Et puis, il faut comprendre aussi que ces vastes travaux qui avaient signalé presque partout la vie cénobitique, alors que les moines défrichaient les forêts et cultivaient leurs déserts et leurs solitudes, ne pouvaient continuer toujours sur la même échelle, à présent que les monastères sont devenus le centre de populations laïques considérables, qu’autour d’eux se sont formés des villages, des bourgs, des villes, remplis de serfs, de fermiers, de cultivateurs, qui ont besoin pour vivre de labourer le patrimoine monastique. Que seraient devenues toutes ces agglomérations croissantes si les moines se fussent réservé les soins de l’agriculture ? Autour des couvents, des routes se sont tracées qui sont devenues plus tard les lignes naturelles de nos communications modernes ; autour des couvents, le mouvement commercial s’est agité. Ces demeures religieuses sont devenues comme les grandes étapes des princes et des rois, qui, souvent même, ont imposé, comme redevance, aux monastères, l’obligation de les héberger, eux et leur suite. Les couvents remplacent l’hospitalité antique, et sont, au moyen âge, pour les voyageurs et les pèlerins, ce que sont pour nous les hôtelleries modernes. Comment toutes ces merveilleuses métamorphoses s’accommoderaient-elles encore des rustiques occupations des premiers solitaires ?

Ce n’est donc, tout au plus, qu’au sein de leur maison même, et dans les limites de leur enclos, que les moines peuvent travailler encore ; et en effet, ils se partagent, à tour de rôle, les soins du jardin, de la cuisine, du pain, de l’infirmerie, de l’église et de toutes les nécessités domestiques de leur habitation.

Mille précautions sont prises pour rendre à son austérité primitive la vie monastique, devenue, en nos temps critiques et raisonneurs, le type satirique de la vie indolente et molle, grasse et paresseuse, corrompue et gourmande. Combien en est-il, peut-être, entre les plus ardents à dénigrer les habitants des cloîtres, qui voulussent supporter le régime et les liens de la communauté bénédictine la plus relâchée ?

Sans parler des prières, des chants d’église, des lectures, des méditations obligées, qui, pour remplacer efficacement le travail des mains, gênaient à toute heure la liberté des moines, à quelle sévérité de costumes, de nourriture, de mœurs, d’habitudes, n’étaient-ils pas condamnés ?

Pour tout vêtement, deux humbles tuniques, l’une pour le jour, l’autre pour la nuit, de forme rustique, inélégante, comme les portaient les pauvres et les paysans : par-dessus la tunique, un scapulaire. Les étoffes précieuses, la soie, les couleurs vives ou gaies sont défendues ; car il ne convient pas, disent les statuts, que les moines ressemblent à des époux qui sortent de leur chambre nuptiale. Ni les moines, ni les serviteurs de l’abbaye, ne peuvent acheter des fourrures étrangères ; on ne leur permet que des peaux de moutons ou de chèvres, non seulement à cause de la cherté des peaux plus recherchées, mais parce qu’ils doivent savoir que ceux qui sont vêtus mollement ont coutume d'habiter dans la maison des rois, et non pas dans la maison des moines. La rigueur de la règle va même jusqu’à retrancher, en de certains jours, la graisse qui donnait au moins quelque goût aux herbes cuites qui composaient leur festin : il est honteux, dit-elle, que les moines mangent, dans les jours d’abstinence, ce que les pauvres eux-mêmes rejettent avec indignation ou gardent pour le lendemain. Si le vin est permis en des jours solennels, et dans les jeûnes qui abattent les forces, il ne doit jamais y entrer aucun de ces assaisonnements spiritueux, doux ou épicés, qui flattent le palais des gens du monde ; encore moins est-il permis de boire de l'hypocras, du piment et de toutes ces délicieuses liqueurs fermentées italiennes ou orientales. Bois un peu de vin, dit l’Apôtre, mais seulement pour soutenir ton estomac et prévenir tes infirmités, et ne t'enivre jamais luxurieusement. Il n’est pas jusqu’aux couvertures des lits, et à leur couleur, qui ne soient prévues. Il ne faut pas qu’elles soient peintes ou de couleurs vives ; elles seront noires ou blanches. Le moine n’aura qu’une couverture, un drap de serge, une natte et un chevet pour appuyer sa tête ; mais point de toile ou de chemise de lin. Il dormira tout habillé ; s’il a froid pendant la nuit, il pourra entourer son corps d’une pelisse, et ses pieds de bottines de peaux d’agneau.

La chair des quadrupèdes est interdite absolument, et il est douteux que la chair des oiseaux ait été permise. Moines et abbés doivent dormir dans un dortoir commun, les jeunes mêlés avec les vieux, pour que ceux-ci inspirent du respect à ceux-là, chacun dans son lit, mais non pas en des cellules séparées. Deux gardiens perpétuels veillent dans le dortoir, et une lampe y brille toute la nuit ; car, dit l’Apôtre, celui qui agit bien ne fuit pas la lumière. S'il n’y a pas de lumière au dortoir, parle énergiquement Pierre-le-Vénérable, portez-y plutôt la lampe qui brûle dans l’église.

Les frères ne recevront jamais de femmes dans leur couvent, à moins qu’elles ne soient vieilles ou illustres. Les couvents de femmes ne peuvent pas être placés à moins de deux lieues d’un monastère d’hommes.

Les enfants admis à Cluny n’excèdent pas le nombre rigoureusement nécessaire aux cérémonies religieuses, et l’on ne peut remplacer ceux qui y sont reçus, avant que leur voix n’ait mué. Il est défendu d’accepter leur profession monastique avant l’âge de vingt ans, et nul ne deviendra prêtre avant vingt-cinq ou trente ans. Ainsi, l’ancien abus des enfants offerts, dans leur bas âge, à la vie monastique, et liés par des vœux prématurés, abus consacré même par de certains conciles, disparaîtra de Cluny.

Un moine ne peut boire ou manger hors des repas réguliers ; il ne sort jamais la nuit, il ne peut même sortir de la maison après Complies, et ne quitte l’abbaye, même temporairement, qu’avec permission de l’abbé. Il ne doit, en voyage, recevoir que l’hospitalité monastique, et, s’il lui est possible de rentrer au couvent entre le lever et lu chute du jour, qu’il n’accepte au dehors aucune nourriture. Si son voyage est plus long, et qu’il soit forcé de prendre quelque repas hors des maisons conventuelles, il ne lui est libre d’accepter ni vin ni viande.

Les moines absents doivent rentrer à la communauté avant le coucher du soleil : cette heure passée, il leur est licite, après avoir heurté au monastère, de se retirer dans la maison du curé de Saint-Maïeul. Ils mangent ensemble dans le même réfectoire, et l’abbé lui-même, autant qu’il peut le faire, partage leur repas, à moins que le soin des étrangers ne le lui interdise. Ils ne sortent, ils ne voyagent jamais seuls.

Le vice de la propriété est combattu par tous les moyens. Chacun recevait du supérieur, outre les habits, toutes les choses nécessaires : un mouchoir, un couteau, une aiguille, un poinçon pour écrire et des tablettes. Personne n’avait rien qui lui fût propre ; tout se distribuait équitablement entre tous par l’abbé ; nul frère n’avait d’argent ; les testaments étaient interdits ; et ceux qui violaient le précepte étaient excommuniés et privés de la sépulture ecclésiastique.

Cette sévérité ne tarda point à s’altérer : Henri de Fautrières crut devoir attribuer une somme modique aux fonctionnaires claustraux. Pierre de Chastelux, trente-quatrième abbé, permit aux moines de jouir viagèrement des biens meubles et immeubles acquis par leur industrie ; mais cette concession, incompatible avec le précepte qui leur prohibait tout négoce, ne fut qu’une déviation temporaire. Et Honorius IV, en les autorisant à recevoir par succession toutes choses mobilières et immobilières, excepté les choses féodales, ne fit que provoquer les sévères prévoyances du droit civil, qui, pour prévenir l’extrême agglomération des propriétés conventuelles, fut obligé de décréter, par une fiction de légistes, qui réputait les moines morts à la vie civile, que toute personne engagée dans les ordres réguliers devenait par cela seul inhabile à succéder. Et comme les droits fiscaux de la couronne ne s’exerçaient point librement et fréquemment sur les biens des communautés, à cause de la rareté des aliénations de ces propriétés immobiles, la loi fiscale les frappait d’un impôt plus fort, d’une espèce de prélibation, au moment même où ils entraient dans les mains des moines, pour n’en plus sortir.

C’est qu’en effet, et l’on peut, par Cluny, juger des autres maisons conventuelles, les règlements les plus attentifs veillent sur la conservation des biens monastiques.

L’abbé de Cluny ne peut aliéner les biens ecclésiastiques, ni les frapper d’impôts, sans le consentement du chapitre général ; les autres abbés ou prieurs ne peuvent emprunter au-delà de 200 livres : ils le jurent même en prêtant serment d’obéissance au chef de l’ordre. Les statuts de Henri de Fautrières, en sanctionnant l’existence de camériers, préposés par les définiteurs du chapitre général à la garde de chaque province et à la gestion de ses intérêts, et de procureurs, nommés par les camériers, vont même, sans parler de la défense toute naturelle de dilapider les choses ecclésiastiques, les vases sacrés, les ornements sacerdotaux, jusqu’à prohiber l’affranchissement des esclaves et des mainmortables.

Avant que les chapitres généraux n’eussent été organisés par Henri de Fautrières, conformément aux intentions promulguées de Nicolas IV, Hugues de Clermont avait déjà ordonné l’élection de deux abbés et de deux prieurs de l’ordre de Cluny, chargés d’examiner, tous les ans, la conduite des moines et des supérieurs, la situation des monastères, et d’en rendre compte au chapitre général. Bien plus, les prieurs doivent rendre compte deux fois par an de leurs maisons respectives au chapitre général, et une fois l’an au chapitre général, sur le témoignage des camériers.

Nul moine ne peut plaider, s’obliger, cautionner sans la permission de l’abbé.

Plusieurs pontifes viennent au secours de Cluny et des moines débiteurs contre leurs créanciers. Grégoire X, Honorius IV, Jean XXII, ordonnent que les créanciers des moines devront prouver la sincérité de leurs créances, et le profit que le monastère en a tiré : in utilitatem conversum. C’est la même disposition exceptionnelle, si souvent portée contre les juifs, et la dernière fois par Napoléon lui-même. On craignait apparemment que les créanciers, déjà payés, lorsque leurs débiteurs vivaient encore dans le monde, ne vinssent demander une seconde fois au couvent, alors que les débiteurs, devenus moines, n’avaient plus conservé les preuves de leur libération.

Au reste, il était généralement défendu d’emprunter des juifs ; mais quand, dans les cas d’absolue nécessité, on avait emprunté d’eux, il fallait rendre le plus tôt possible, et le juif n’était pas tenu de prouver que la somme prêtée avait tourné au profit du couvent.

Afin de favoriser les preuves juridiques dont l’abbaye avait souvent besoin pour défendre et réclamer ses droits, elle était autorisée à se prévaloir des témoignages de ses propres moines. Ses prétentions pouvaient s’établir par les modes paisibles de la procédure canonique, sans qu’on pût lui opposer les preuves guerrières de l’époque : non obstante consuetudine duellorum. Et si quelque redevance ecclésiastique n’était pas acquittée, au terme convenu, par le fonctionnaire dépendant de l’abbaye, le pape Jean XXII le suspend de plein droit de son office.

De peur que les finances du monastère ne fussent grevées par des réceptions onéreuses, Cluny était dispensé d’offrir l’hospitalité aux prélats qui se présentaient avec un trop grand cortège : Urbain IV donna sur ce point une bulle expresse. Au temps des chapitres généraux, des précautions à cet égard étaient encore prises. Au-delà d’un train de voyage fixé, la métropole n’était pas obligée de subir les dépenses. Quelquefois aussi il était réglé que chaque prieuré payerait ou avancerait les frais de voyage de son député au chapitre, jusqu’à ce que le chapitre même eût réglé et approuvé la dépense. D’ordinaire, le prieur de la Charité-sur-Loire pouvait voyager avec huit ou neuf chevaux, celui de Saint-Martin-des-Champs avec six ou sept, les prieurs conventuels avec trois ou quatre, les autres prieurs avec deux ; l'abbé de Cluny en pouvait mener seize ; mais ce nombre devenait moindre quand ils venaient au chapitre général. Ce statut, imité de Pierre-le-Vénérable, avait pour objet de limiter le faste des voyageurs, le fardeau de l’hospitalité, et encore on avait besoin d’excuser et d'expliquer la nécessité de ces cortèges par les convenances, la sûreté et la conversation pendant la route, et la facilité de mieux chanter, entre plusieurs compagnons, les louanges du Seigneur.

Le droit accordé par les papes à Cluny de recevoir les moines de tous les autres ordres, à moins qu'ils ne fussent excommuniés, exposait le monastère à des dangers moraux et à des charges matérielles. Aussi le consentement de l’abbé était-il absolument nécessaire pour l’admission d’un moine étranger. C’était dans le même esprit que, hors des moines et des frères convers, on ne voulait pas de ces familiers, familiares, qui, sans rendre beaucoup de services au couvent, en dévoraient la substance, et en compromettaient la règle et le bon ordre. Mais il était impérieusement détendu, sous les peines les plus menaçantes, de rien exiger pour la réception d’un nouveau frère ; on ne pouvait qu’accepter un don purement volontaire. Toutes les charges dont disposait librement l'abbé, sans restriction, même de la part de la cour de Rome, devaient être accordées au plus digne, sans sollicitations, sans intrigues, sans simonie ; de l’argent, des présents distribués pour s’attirer une fonction, des brigues quelconques, étaient punis de l’excommunication.

Ce fut même toujours un des attributs remarquables des ordres bénédictins, et en particulier de Cluny, que la naissance n’y dut jamais être comptée pour l’admissibilité aux honneurs. À côté d’une foule de monastères chez qui les avantages de la noblesse étaient un titre légal aux fonctions, ce caractère d’égalité chrétienne conserva à la règle bénédictine une sorte d’universelle popularité. Telle était, d’ailleurs, la vraie et générale doctrine de l’Église, que les mœurs et les intérêts du siècle eurent le tort de pervertir. Il appartenait surtout à la règle bénédictine, qui sut conserver le mieux le feu sacré des études et de la science, de garder intacts les droits du mérite et de la vertu. Il n’est pas un seul des articles législatifs de Cluny qui ne recommande les hommes de bien, de piété, de talent, contre les simoniaques et les puissants. Par le même sentiment de dignité monastique, on n’admettait point à Cluny les boiteux, les borgnes, les bossus, les bâtards, tous ceux en un mot à qui les lois ou les mœurs du temps refusaient quelques-uns des attributs de la perfection virile.

Il y avait bien aussi quelque économie, en même temps qu’un insigne privilège, à ce qu’aucun synode, aucun concile provincial, aucune assemblée ecclésiastique, autre que les chapitres réguliers, ne pussent convoquer et forcer à se déplacer les moines de Cluny, qui ne dépendaient, ni pour leurs contrats, ni pour leurs délits, de la puissance ordinaire.

Les honneurs du cloître, les préséances du chœur et des chapitres, étaient minutieusement réglés, à peu près comme dans les décrets cérémoniels auxquels Napoléon, qui connaissait bien les hommes, avait attaché tant d’importance. Les révoltes, les conspirations contre supérieurs, les intrigues et les corruptions à prix d’argent du chapitre général, les fautes les plus graves, avaient une législation à part, et retranchaient le plus souvent le coupable du sein de l’association religieuse, ou imposaient d’austères et longues pénitences. On a presque honte de la faiblesse de la nature humaine en lisant les détails et les prévoyances où le législateur monastique est forcé d’entrer pour appliquer une sévérité sagace à tous les périls de la vie claustrale. Aux suppositions de fausses dettes, à l’usurpation, à la contrefaçon du sceau de l’abbé et des autres supérieurs, sont attachées des répressions pénales très graves, qui font comprendre les risques et les embarras de l’administration compliquée de tant de choses, de tant d’hommes, de tant de possessions.

Avec quelle inflexibilité aussi la régularité monastique n’est-elle point mise en garde contre l’invasion des usages et des plaisirs féodaux ! Le jeu de dés est interdit aux moines ; ils ne peuvent jamais jouer d’argent ; ils ne peuvent avoir ni armes, ni chevaux, ni faucons, ni oiseaux, ni chiens, aucun de ces amusements de chasse, de voyage, de guerre, qui divertissaient tant les nobles et riches vies du moyen âge. Lors même que le moine est hors du couvent, et en voyage, il est encore contraint de garder, même à cheval, l’habit, de son ordre ; et son vêtement de voyage est ordonné avec une prévoyance assez exacte pour qu’en ne gênant pas trop le voyageur il soit exempt néanmoins de toute élégance indécente, de toute grâce mondaine, et le rappelle sans cesse aux devoirs de son état, et le signale à tous ceux qui passent.

Une race d’hommes, qui joue un grand rôle dans les descriptions poétiques du moyen âge, les moines errants, n’ont point échappé non plus à la prévision des statuts clunisois. Les gyrovagues ne pouvaient impunément parcourir les églises, les cabanes, les châteaux et les monastères. S’ils n’étaient porteurs d’une permission et d’une attestation écrites, de la main de l’un des prieurs de l’ordre de Cluny, on les pouvait arrêter, mettre en prison, leurs chevaux étaient confisqués, et les vagabonds reconduits, de monastère en monastère, à la maison d’où ils s’étaient enfuis, et où les attendait une punition exemplaire. Ces attestations, ces feuilles de route, qui devaient soigneusement renfermer la cause du voyage, le lieu de la destination et le délai strictement imposé au retour, rappellent involontairement à l’esprit nos passeports modernes.

Voilà les principaux traits des coutumes de Cluny. Elles ne furent pas sans doute observées toujours avec le même scrupule, avec la même exactitude ; et la seule nécessité de plusieurs législateurs successifs prouve assez que les passions et les corruptions humaines luttaient sans cesse contre la règle monastique, comme elles luttent partout contre les lois de toute espèce. Mais alors même que les abus se glissaient dans les cloîtres, que le relâchement diminuait l’austérité des pratiques, ce n’était pas encore là une vie joyeuse et enviable, telle que se la figurent les hommes du monde. Aux époques de corruption, ce devaient être surtout les chefs des communautés qui, par leur pouvoir et leur gouvernement des choses temporelles, pouvaient s'adonner plus facilement aux jouissances mondaines : la masse des simples moines, au contraire, restait toujours condamnée aux obligations les plus générales de leur vie recluse. Quand ils mouraient, on leur faisait toujours baiser, non un crucifix d’or ou d’argent, mais un crucifix de bois, pour les faire souvenir de leur pauvreté, de leur humilité chrétienne. Et si l’on veut juger de l’état de luxe et des aisances de la vie, dont jouissait encore le monastère de Cluny, au commencement du XIVe siècle, il faut lire, dans la chronique, avec quelles actions de grâces on loue le trente-deuxième abbé, Henri de Fautrières, d’avoir donné aux moines un pain meilleur, panem melioravit et d’avoir ordonné qu’à l’avenir, au lieu de se faire la barbe réciproquement, ils seraient rasés par un barbier séculier. Au temps passé, dit le chroniqueur, on ne se rasait pas à Cluny, on s’écorchait, on s’enlevait la peau : non rasura, sed potius excoriatio. L’abbé promit, par an, au maître barbier et à ses successeurs, chargés de raser tout le monastère, barbitonsori magistro rasurœ et successoribus suis, vingt livres tournois et un habit.

CHAPITRE VINGTIÈME. Les monastères au XIVe siècle. — Les papes s’entremettent directement dans la nomination des abbés de Cluny. — Indépendance et souveraineté de la justice abbatiale. — Le palais des Thermes devient la propriété de l’abbaye. — L’abbé Androin de la Roche soutient l’ordre de Cluny.

Le XIVe siècle est rempli de trop graves événements de civilisation générale pour que la place de l’abbaye de Cluny y paraisse bien grande. Le zèle religieux s’est endormi, pour ne plus se réveiller avec force qu’à la vaste réforme du XVIe siècle. Il s’agit bien à présent de l’influence décisive des établissements et des hommes monastiques ! Ce temps est passé où l’Europe ne formait, à vrai dire, qu’un seul grand royaume catholique, dont les ordres religieux étaient comme l’immense armée permanente : ce temps est passé où les moines de Cluny composaient, dans tout l’univers chrétien, la triomphante milice de Grégoire VII. Les universités sont venues, avec leurs écoliers, leurs privilèges bizarres, leurs tumultes de collèges, leur domination de dialectique et de syllogismes. L’Église les a sous la main, elle les crée ; les études sont beaucoup moins laïques encore que cléricales ; c’est de la science théologique et scholastique ; mais enfin l’importance des couvents se perd dans le mouvement universel des lettres. La civilisation latine s’altère et s’achève ; la langue française a commencé dès longtemps à parler. Un autre ordre d'idées va surgir. Cette puissance pontificale, à qui saint Louis ne faisait que résister prudemment, en lui disputant les prérogatives de son pouvoir royal, Philippe-le-Bel l’attaque à force ouverte, la viole, la terrasse, et la jette aux pieds de sa noblesse féodale qu’il subjugue, de son clergé lui-même qu’il entraîne dans le cercle royal envahisseur, de son parlement qu’il institue, de ses états généraux qu’il crée. La classe des légistes s’élève, bien autrement forte que sous saint Louis ; et cette autorité judiciaire, organisée dans le parlement, soumettra à la fois les choses féodales et les choses ecclésiastiques. Avec cet instrument énergique, le roi de France domptera toutes les volontés qui résistent, tous les pouvoirs qui s’opposeront au sien. Il en écartera peu à peu la noblesse armée et guerrière, sous prétexte qu’elle n’est pas assez lettrée, et que les chicanes civiles ne vont pas à de nobles épées ; les évêques et les chefs de l’Église, parce que le roi fait conscience de les empêcher de vaquer au gouvernement de la spiritualité ; et, favorisant de charges judiciaires les hommes de la classe intermédiaire qui ne jurent que par le droit romain et les constitutions impériales, il marchera à grands pas au pouvoir législatif absolu, en s’appuyant sur les populaires épaules des gens de robe. Viennent maintenant le procès des Templiers, les affranchissements graduels des communes et des serfs, les nobles débats du droit salique de succession au trône français, les effrayantes guerres de l’Angleterre et de la France, les guerres civiles du royaume, les défaites illustres, les émotions populaires, les temps funestes de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, du roi Jean, les jours néfastes de la Jacquerie et du prévôt Marcel : il n’en demeurera pas moins vrai que le sang féodal s’est épuisé dans les champs du combat ; que la papauté est comme captive à Babylone (Avignon); qu’à travers tous les désastres la royauté, et la royauté seule, a marché vers son but ; et que malgré les recrudescences féodales, malgré les résistances ecclésiastiques, malgré les insurrections partielles des communes, malgré les privilèges des provinces et les États-généraux qui ne deviennent point une institution stable et périodique, et ne règnent que dans les temps de troubles, le roi de France, avec sa cour de justice souveraine qui dépend de lui, a tout évoqué et tout conquis, fera la loi à tous et pour tous, aura seul une armée et le droit de guerre, et imposera à tout le royaume peu à peu son pouvoir central et généralisé, absorbant ainsi dans sa souveraineté immense toutes les souverainetés locales.

Il est bien impossible sans doute que l’abbaye de Cluny, même abaissée sous le niveau commun, ne garde point encore d’importantes prérogatives. Ainsi la puissance territoriale de l'abbé de Cluny lui assure, comme à tous les chefs des principaux ordres religieux, une place aux États-généraux du royaume, une haute position dans les États provinciaux, un rôle éminent dans les affaires et les assemblées ecclésiastiques. L’Université elle-même députa quelquefois aux États-généraux ; et toutes les associations ou corporations municipales et industrielles, qui avaient acquis une importante situation dans le pays, parvenaient à s’y faire représenter, par cela seul qu’elles avaient une part notable aux richesses et aux possessions nationales, par cela seul qu’elles avaient un intérêt grave dans les mesures de finances et de défense commune dont le fardeau retombe toujours sur ceux qui possèdent. Et comme le droit public de notre vieux royaume, en matière de subsides, exigeait, comme aujourd’hui, le consentement de ceux qui payent ou de leurs représentants, on ne pouvait refuser le droit de délibérer et de se défendre dans toutes les assemblées du pays aux monastères qui, dans les rangs du clergé lui-même, remplissaient au moins, à ne les considérer que sous ce seul point de vue, le rôle incontestable de grands propriétaires fonciers. On doit avouer cependant qu’on ne voit pas figurer d’une manière distincte et éclatante les abbés de Cluny dans les principales assemblées politiques ou délibérantes des temps modernes, d’abord parce que l’existence des abbés commençait à se perdre dans le mouvement général de décomposition de l’ancien ordre de choses qui allait enfanter la monarchie absolue, et ensuite parce que, trop souvent, comme on le dira plus tard, le titre d’abbé de Cluny se confondit avec d’autres dignités ecclésiastiques éminentes qui effacent historiquement l’appellation monastique.

Devant ces choses, le monastère bourguignon devient bien humble ; et si Henri de Fautrières n’eût pas laissé son nom à une réforme bénédictine, on ne devrait guère le rappeler. Il tenait cependant à de nobles familles de Bourgogne, et même aux Courtenay. C’est sous lui que commença de s’accomplir une nouvelle et déplorable phase qui soumit le Saint-Siège au roi de France, et le monastère de Cluny au bon plaisir du Saint-Siège. Ce Bertrand de Gote, cet archevêque de Bordeaux, que nous avons vu naguère visiter le monastère et y séjourner avec Philippe-le-Bel, est aujourd’hui devenu le pape Clément V par les démarches décisives du roi de France. La papauté a quitté Rome, comme pour être plus près de son protecteur ; elle s’est exilée à Avignon. Les Templiers, dont la souveraineté religieuse, les armes, les richesses, les affiliations, tourmentent la souveraineté royale, vont succomber sous les coups opiniâtres du roi, puissamment aidé par les complaisances du pape, par les jalousies du clergé et du peuple, et sans doute aussi par les fautes et la corruption des chevaliers du Temple : car la noblesse, au sein de laquelle se recrutait la milice religieuse, laissa faire et ne remua pas. De leur mort courageuse au milieu des supplices, de leurs possessions tellement répandues que presque partout aujourd’hui même ou rencontre encore quelques débris des maisons des Templiers, le roi de France, le clergé, d’autres ordres religieux, acceptèrent le déplorable et sanglant héritage.

Henri de Fautrières, procureur général de l’ordre de Cluny auprès de la nouvelle cour d’Avignon, dut à ce titre, et aux recommandations personnelles de Clément Y, sa nomination au gouvernement de Cluny. Il obtient du pape d’abord l’autorisation de percevoir, pendant quatre années, le vingtième de tous les bénéfices de l'Ordre. Puis il profite de sa présence au concile générai de Vienne pour faire consacrer encore une fois par le souverain pontife les immunités de son abbaye. Mais désormais le pape est trop voisin de Cluny pour que les élections clunisoises n’en soient pas modifiées.

En effet, Henri de Fautrières n’eut pas plus tôt passé à l’évêché de Saint-Flour, que le pape Jean XXIII, par ses exhortations directes, fit nommer Raymond de Bonne, son propre parent, de la famille des seigneurs de Bonne et de Lesdiguières. C’est généralement un signe de déclin pour les monastères quand leurs chefs les quittent pour accepter un évêché. Les premiers abbés de Cluny ont refusé les honneurs épiscopaux les plus insignes et même la tiare ; et depuis longtemps les chefs de l’ordre de Cluny échangent le sceptre abbatial vermoulu contre la plus mince crosse épiscopale.

On vit bien éclater ces signes funestes lorsque le pape commit Guillaume, archevêque de Vienne, et Gérard de Lautrec, ses chapelains, pour réformer Cluny, et rétablir l’ordre troublé par les résistances du prieuré de la Charité-sur-Loire aux droits de la métropole.

Ce fut en ces tristes circonstances que la cour de Rome désigna pour abbé Pierre de Chastelux. Bien que les droits électoraux de l’abbaye de Cluny eussent encore été ouvertement méconnus, il se trouva que Pierre de Chastelux fut un homme plein de faconde et d’éloquence, admirablement orné de science et de bonnes mœurs, selon la chronique du couvent. Il obtient par son crédit que la réforme de Cluny, projetée par le pape, soit abandonnée, selon la justice, à la main abbatiale. Le couvent était obéré d'une dette de quatre-vingt mille livres ; il l’acquitte, en demandant à la cour pontificale la levée d’une décime sur tous les bénéfices de l’ordre. Le pape poussa la faveur jusqu’à écrire lui-même une bulle aux évêques pour les engager à favoriser, dans leurs diocèses respectifs, la levée de cette décime.

Auprès des rois de France, Pierre de Chastelux n’était pas moins bien venu. Charles-le-Bel, en 1325, confirme les privilèges de Cluny, malgré les prétentions du bailli de Mâcon sur la justice abbatiale ; et Philippe VI, en 1333, en réitérant la même formalité, place l’abbaye et toutes ses possessions sous la sauvegarde du roi de France et de ses successeurs, en rappelant lui-même un pareil acte de protection royale donné, en 1119, au monastère par Louis-le-Gros.

La charte de Charles-le-Bel a plus d’intérêt que l’autre, car elle concerne les droits de justice souveraine que les abbés de Cluny possédaient, comme seigneurs ecclésiastiques et féodaux, mais qui ne pourraient plus désormais se concilier aisément avec les appels royaux et l’organisation parlementaire. La justice abbatiale de Cluny était d’abord indépendante ; c’était d’elle que relevaient en dernier ressort toutes les justices subalternes soumises à l’abbé. Ainsi se complétaient les droits de souveraineté territoriale qui ont caractérisé jusqu’ici l’existence de l’abbaye. À l’époque de transition royale où nous sommes venus, si je puis parler ainsi, il arriva de la justice abbatiale ce qu’il advint de toutes les justices privées du royaume de France. Le roi évoqua tout à lui. Par cette espèce d’adroits tempéraments que la royauté mit à s’emparer des justices féodales, on ne fit jamais subir à la justice clunisoise le joug des autorités judiciaires inférieures : on ne la détruisit pas directement, on la neutralisa ; on la soumit à l’appel. Cet appel dut se porter directement au parlement de Paris, ce grand destructeur des privilèges et des souverainetés ecclésiastiques et laïques : et pour consoler l’abbé de Cluny de la perte de sa puissance passée, il fut, comme le furent tant d’autres abbés auprès d’autres parlements, conseiller d'honneur au parlement de Paris, et appelé à siéger à la cour des pairs. Cela pouvait passer pour un honneur insigne d’être conseiller né d’une compagnie illustre devant laquelle on jugeait les questions de successibilité au trône, et qui faisait comparaître à son banc les vieilles pairies de France, les souverainetés féodales, les antiques feudataires de la couronne, les ducs de Bretagne, et jusqu’aux rois eux-mêmes. La juridiction de Cluny ne dépendit jamais que du grand parlement ; un juge-mage rendait la justice à Cluny au nom de l’abbé, comme un archidiacre le représentait dans les fonctions spirituelles.

Pierre de Chastelux assista lui-même au parlement de 1336 ; et dans une bulle de la même année, Benoît XII le nomme le premier, entre tous les abbés Bénédictins auxquels elle est adressée. L’abbaye s’enrichissait de donations nouvelles : je n’en cite qu’une : Robert, duc de Bourgogne, lui donnait, en 1339, pour son anniversaire, une rente de cent sous d’or. Philippe de Valois, la reine et leurs deux fils, avec un grand nombre de ducs, de comtes et de barons, vinrent encore à Cluny demander l’hospitalité, et peut-être le droit royal de gîte. Mais Pierre laissa à Cluny des souvenirs plus positifs de sa bonne administration. Une horloge, merveille de ces temps-là, et telle qu’on en vit une plus tard à la cathédrale de Lyon, fut placée par lui dans la grande église. Miraculeux ouvrage, en effet : car on voyait à la fois dans cette vaste machine un calendrier perpétuel qui marquait l’année, le mois, la semaine, le jour, l’heure et les minutes ; et un calendrier ecclésiastique qui désignait les fêtes, les offices de chaque jour. Les positions, oppositions et conjonctions des astres, les phases de la lune, les mouvements du soleil, étaient marqués dans cette horloge. Par la complication du mécanisme, on voyait représentés tour à tour dans une niche, aux divers jours de la semaine, le mystère de la Résurrection, la Mort, saint Hugues, saint Odilon, la fête du Saint-Sacrement, la Passion, la sainte Vierge. Chaque représentation, à minuit, cédait d’elle-même la place à une autre. Toutes les heures étaient annoncées par un coq qui battait des ailes et chantait à deux reprises. En même temps un ange ouvrait une porte et saluait la sainte Vierge, le Saint-Esprit descendait sur sa tête sous la forme d'une blanche colombe, le Père Eternel la bénissait ; et au milieu d’un carillon harmonique de petites clochettes, et des bizarres mouvements d’animaux fantastiques qui agitaient à la fois leurs langues et leurs yeux, l’heure sonnait, et toutes les figures rentraient dans l'intérieur de l’horloge.

Une grande statue en or de la Vierge, du poids de soixante marcs, et plusieurs autres statues de matière précieuse ; d’énormes cloches placées dans les grosses tours des Barabans ; une foule d’ornements d’église, des constructions, des chapelles : telles sont les choses que la chronique énumère avec complaisance dans la vie de Pierre de Chastelux. Elle ne dit qu’un mot d’une acquisition plus importante. Il acheta le Palais des Thermes.

Ce palais des Thermes, que la France voulut depuis restaurer, faillit devenir, en 1819, un musée national, au milieu duquel devait se placer la statue de Julien, et comme le reliquaire des antiquités gauloises et romaines trouvées sur notre sol. Bien des souvenirs se rattachaient à ce palais antique, dont la construction est attribuée par quelques-uns à l’empereur Julien, par d’autres à Constance-Chlore, mais qui date du moins, aux yeux de tous, des commencements du IVe siècle, époque à laquelle les empereurs Valentinien et Valens y séjournèrent. Gratien, Maxime, plusieurs Césars, des préfets du Prétoire, des gouverneurs romains, l’habitèrent tour à tour. Il devint ensuite la résidence des rois de France de la première race. Clothilde y demeurait avec ses petits-fils, lorsque Childebert et Clothaire enlevèrent ces enfants, leurs neveux, et les mirent à mort. C’est là encore, à en croire la tradition, que Charlemagne surprit et pardonna les amours et les ruses de sa fille et d’Éginhard, son ministre. Après avoir servi de demeure à Alcuin, et d’atelier de calligraphie et de peinture sur parchemins, il fut ruiné par les Normands, et devint l’asile des voleurs et des filles de joie. Philippe-Auguste en fit don à son chambellan ; et pour achever ses étranges vicissitudes, il devint, environ vers 1334, la propriété de l’abbé de Cluny, qui en destinait le vaste emplacement à l’agrandissement du collège dont nous avons rapporté la fondation.

Il est regrettable que Pierre de Chastelux ait quitté trop tôt Cluny, pour se reposer, en 1343, dans l’évêché de Valence, et de Die ; car ses successeurs immédiats, Itérius de Mirmande, Hugues de Beaufort et Hugues Fabry, n’eurent guère de remarquable que d’être tous trois cousins, frères ou neveux du pape Clément VI, qui ne fit pas difficulté, on le pense aisément, de sanctionner, entre les mains de sa famille, les prérogatives de l’abbaye. Le premier, tout nommé qu’il est docteur Solemnel, tout flatté qu’il est pour son habile langage, n’est marqué dans la chronique quee pour avoir fait faire un bras d'argent de saint Odilon admirablement orné de pierreries, et parce que, de son temps, la peste noire, qui décima affreusement toute la chrétienté, vint aussi affliger et tuer les habitants de Cluny. Le second ne fit rien. Le troisième fut fort économe, laissa au couvent une grosse somme d’argent, et, courant se cacher dans un cloître de Chartreux, remit son bâton abbatial entre les mains du souverain pontife.

La main des papes ne fut pas toujours malheureuse ; car elle désigna, en 1351, Androin de la Roche, noble seigneur Bourguignon, auparavent abbé de Saint-Seine, au diocèse de Langres, lequel, outre l’honneur d’avoir été, comme il paraît, allié de Clément VI, et des ducs féodaux d’Athènes et de Thèbes, fut aussi un homme important et distingué.

Les collèges de Saint-Martial d’Avignon et de Saint-Jérôme de Dôle, qu’il fonda, témoignent hautement de ses lumières. Mais l’histoire a enregistré sa mémoire en plus d’une occasion. Il rappelle, à quelques égards, le rôle éminent de médiateur entre les princes chrétiens, qui honora si remarquablement les plus grands abbés de Cluny. Après la bataille de Poitiers, en 1359, le pape le choisit pour ménager la paix entre les rois de France et d’Angleterre. C’est en cette qualité qu’il porta la parole devant le roi Jean et son fils Charles, régent du royaume. À en croire l’historien Daniel, il eut la gloire d’incliner à la paix les deux rois ennemis : Post multos et varios labores, reges Franciœ et Angliæ ad concordiam inclinavit. Il fait plus, il sert d’otage au roi Jean, prisonnier en Angleterre, traite de sa rançon, et le délivre de sa captivité. C’est lui encore qui rétablit la paix entre Barnabas, vicomte de Milan, et l’Église de Rome. Innocent VI le nomme son légat apostolique pour pacifier la Bretagne en feu, pendant les tragiques démêlés de Charles, duc de Bretagne, et de Jean de Montfort. « Nous t’envoyons là comme un ange de paix, lui dit le sacré pontife, afin que ta prudence accoutumée se manifeste utilement en cette louable intervention, comme elle s’est tant de fois manifestée dans d’autres occasions plus graves encore. »

Froissart n’a pas oublié l’abbé de Cluny. Il dit, sous l’année 1360 : « Avecque messire Guillaume de Montaigu, Euesque de Thérouenne, et chancelier de France, estoient encore deux clercs de grande prudence, dont l’un estoit abbé de Cluny et l’autre maistre des frères prescheurs. Ces deux frères, à la première requeste et ordonnance du duc de Normandie et de ses frères, et du duc d'Orléans, leur oncle, se partirent de Paris, sur certains articles de paix, et s’en vindrent vers le roy d’Angleterre, qui chevauchoit en Beausse par deuers Galardon. Si parlèrent ces deux prélats au roy d’Angleterre et commencèrent à traiter paix avec luy et ses alliés. »

Un autre historien, Thomas Walsingham, raconte que, « aux temps d’Edouard III, en l’année 1362, le cardinal Androin, abbé de Cluny, vint à Londres, vers la fin d’avril, pour traiter avec le roi et son conseil de la réduction de la rançon du roi Jean, de France, délivrer les otages et négocier un mariage entre le sang du roi d’Angleterre et Charles de Blois. »

On ne peut avoir pris part à de plus grands démêlés qu’aux guerres terribles de France et de Bretagne. Aussi le pape Innocent IV, sur les instances réunies des rois d’Angleterre et de France, décora-t-il, en 1361, l’abbé de Cluny de la pourpre ecclésiastique, et le nomma-t-il son légat en Italie. Comme cardinal, et dispensé d’en recevoir les insignes de la main même du pape, selon l’usage d’alors, il siège au conclave, et concourt à l’élection d’Urbain V, le plus éminent des papes qu’on a appelés les papes français, et appartenant encore à l'ordre de Cluny par sa profession monastique. C’était déjà Androin qui avait auparavant décidé le roi d’Angleterre et les évêques anglais à laisser percevoir dans toute la Grande-Bretagne des sommes d’argent pour les besoins de l’église, en même temps qu’il profitait de son séjour en Angleterre pour y visiter et réformer tous les couvents de l'ordre de Cluny.

Il fut l’exécuteur testamentaire du rot Jean et de Philippe, duc de Bourgogne, de la première race royale, qui l’appelle en son testament son très cher cousin. Le roi de France, Charles V, dauphin de Vienne, lui fit payer par le trésorier du Dauphiné la pension de deux mille livres, que le roi, son père, avait léguée à l'abbé de Cluny, comme à son ami fidèle, amico nostro fideli. Le dernier acte connu de sa vie publique fut d’aller en Romagne et à Bologne, au nom d’Urbain V. Puis il mourut de la peste à Viterbe, en 1369, instituant pour son héritière universelle l’abbaye de Cluny, qu’il enrichit de ses livres, de ses ornements sacerdotaux, de mille choses précieuses. Il voulut qu’on ramenât son corps à l’église qu’il aimait à ce point de lui laisser toute sa fortune ; mais Urbain VI préleva sur son hérédité treize mille florins pour les besoins de l’église. Les abbés n’étaient plus pauvres, et Rome disposait, même sans l’avis des chapitres, des fortunes monastiques.

CHAPITRE VINGT-UNIÈME. Le roi et le pape choisissent tour à tour le chef du monastère bourguignon. — Pendant le grand schisme d’Occident l’abbaye tente de ressaisir ses droits antiques d'élection, — Attitude de Cluny aux conciles de Pise, de Bâle et de Constance. — Les vertus monastiques se raniment. — Le roi de France impose décidément ses ordres au monastère de Cluny, qui tombe en commande, — Jean, bâtard de Bourbon. — Château de Lourdon. — Hôtel de Cluny. — Chapelle Bourbon. — Jacques d’Amboise. — Cluny fait encore quelques efforts pour ressaisir sa liberté ; mais il succombe devant François Ier, et devient la proie des Guises.

L’esprit s’est à peine reposé sur un homme d’élite, qu’une série d’abbés insignifiants arrive, créatures de la cour romaine, et qui vont mourir obscurément tour à tour à Avignon ou à Paris, comme pour nous faire comprendre que les abbés de Cluny sont ballottés entre le pape et le roi de France. Le roi de France fait d’abord choisir l’un de ses conseillers, Simon de la Brosse, dont tout le mérite fut de rédiger les statuts du collège de Cluny, dans lesquels on ne peut méconnaître l’aptitude spéciale d’un excellent docteur en théologie, comme on le nomme, excellentissimus doctor. On doit même avouer qu’on n’a jamais mieux réglé ailleurs l’ordre et la distribution des études, et ménagé la science, par des bourses plus nombreuses, à des élèves de toutes les conditions. Le temps des travaux divers était fixé d’avance. Sans compter l’étude de la Bible et de la théologie, deux ans étaient réservés à la logique, trois ans aux livres philosophiques et naturels. Les étudiants les plus avancés se faisaient les maîtres des plus faibles. Les mesures les plus scrupuleuses étaient prises pour la variété de l’enseignement, le maintien des mœurs, la distribution des bourses. C’était pour tout l’ordre de Cluny une véritable école de hautes études ecclésiastiques. Les collèges de Dôle et d’Avignon avaient aussi le même but.

Charles V nomma Simon ambassadeur auprès du duc d’Anjou, du pape et de la reine de Sicile, avec appointements de dix francs d'or par jour.

Urbain V, à son tour, fait prévaloir Jean Dupin sur un Guillaume, cinquième du nom, qu’il force de donner sa démission avant même qu’il n’eût été installé. Bientôt après, en 1374, Grégoire XI nomme un de ses petits-neveux, Jacques de Damas-Cosan, qui avait été élevé parmi les enfants de chœur de Cluny, et se montra seulement fort exact à faire prêter entre ses mains le serment de fidélité des habitants de Cluny, selon la coutume, à recevoir l’hommage féodal d’une foule de seigneurs, et à enrichir sans cesse le patrimoine monastique. Jean de Damas Cosan, neveu de Jacques, le remplace par l’autorité de Clément VII. Celui-ci ne mérite pas d’autres éloges que le précédent. Il ne négligea rien des intérêts temporels de l’abbaye. Il eut l’honneur de bien recevoir le roi Charles VI, son frère, le duc d’Orléans, les oncles du roi, les ducs de Berry et de Bourgogne, le duc de Bourbon, plusieurs cardinaux, prélats et barons ; il fit boire du vin aux moines tous les jours de la semaine, excepté le vendredi et les jours de fête. Aussi la chronique le nomme-t-elle le bien-aimant et le bien-aimé ; multum fuit dilectus, et ipse multum dilexit. Le comte de Clermont, les deux mains jointes dans celles de l’abbé de Cluny, et la tête découverte, le baisa sur la bouche, et lui fit foi et hommage. Il donna sa bibliothèque au couvent, et mourut. Voilà tout, et avec ces obscurités où se traîne en paix l’abbaye, cum maxima tranquillitate, nous arrivons au XVe siècle.

Les papes français n’eurent pas plus tôt cessé d’habiter Avignon, 1377, qu’éclata dans l’Église le grand schisme qui ne devait finir que trente-huit ans plus tard au concile de Constance. À peine Grégoire XI, le dernier pape français, était-il retourné à Rome, pour mourir du moins au chef-lieu de la chrétienté, que les cardinaux divisés lui donnèrent à la fois deux successeurs, Urbain VI et Clément VII : comme si, dans ces temps déplorables, il n’eût pu y avoir pour la papauté de moyen terme entre la sujétion et l’anarchie ! L’épiscopat ressaisit alors avec empressement ses droits apostoliques, que la tiare du moyen âge avait si fort dominés, placée qu’elle fut longtemps sur la tête d’hommes éminents et résolus. Le pouvoir civil lui-même, qui avait pourtant déjà pris sa revanche dans les démêlés violents de Philippe-le-Bel avec Boniface, et pour qui la papauté d’Avignon s’était montrée si complaisante, ne fut point fâché que le schisme l’affranchît décidément de sa frayeur de la prépondérance romaine.

L’Église était ainsi tourmentée, ne sachant à quel pape offrir son obédience, lorsqu’en 1400 mourut le dernier abbé de Cluny, nommé par Clément VII. Le monastère crut le moment opportun de recouvrer aussi son indépendance perdue, et de procéder à l’élection abbatiale selon la règle de saint Benoît et les prescriptions de son fondateur. Raymond II de Cadoène, noble Gascon, fut élu immédiatement après les funérailles de Jean de Damas ; Joanne secundo sepulto, mox a toto conventu in capitulo, ut moris est, unanimiter fuit electus. Les moines ne se mirent pas non plus en peine de savoir à qui demander la consécration canonique de l’élu, qui se fit bénir par l’évêque de Châlons-sur-Saône, en vertu de l’ancien privilège de l’abbaye, qui remontait à son origine même. Et per episcopum cabiolensem, durante substractione papœ Benedicti XIII, virtute privilegii ab antiquo concessi fuit ordinatus, secundum quod fuerat usitatum et observatum a fundatione monasterii per prœdecessores suos, quo usque romana ecclesia fuit translata citra montes.

Hélas ! pauvres moines, vous avez beau vous rassurer sur votre indépendance si nouvelle, en invoquant vos droits passés et les statuts de votre fondation ; si vous échappez par intervalle à la puissance absolue du souverain pontife, échapperez-vous à l’autorité sans cesse croissante et plus voisine des rois de France, dont vous avez déjà senti les énergiques prétentions ? Quand votre ordre s’est formé, vous marchiez pleins de force et de vertu au milieu de pouvoirs incertains, divisés, disséminés sur un immense territoire ; la rigueur de vos pratiques, votre science ecclésiastique et latine, commandaient le respect à la France, à l’Europe, au monde entier, qui s’agenouillaient et vous enrichissaient à l’envi. Aujourd’hui vous êtes faibles, et la royauté est forte ; aujourd’hui vous n’êtes pas les seuls savants, et la religion monastique n’est plus si nécessaire : mille pouvoirs nouveaux, mille existences nouvelles se sont élevés à côté de vous ; il faudrait des miracles et la civilisation du dixième siècle pour que vous pussiez redevenir ce que vous étiez : avez-vous même les vertus et le zèle des temps antiques ?

Cependant il me semble que l’ère des conciles qui disputèrent aux papes leur suprématie canonique, fut pour Cluny une de ces époques de révolution qui rendent quelquefois aux vieilles institutions un peu de leur énergie passée.

Au concile de Pise, Cluny est noblement représenté par son procureur général ; et si l’abbé n’y paraît pas, il s’excuse sur son grand âge auprès des pères du concile. Le concile de Constance, où figure aussi, au nom de l’abbaye, le même procureur général de l’ordre, Robert de Chaudessolle, noble Auvergnat, le futur successeur de Raymond de Cadoène, confirme expressément tous les privilèges du monastère de Cluny. Robert y fut l’un des électeurs de Martin V, qui lui donna des lettres de recommandation pour tous les prélats et princes d'Allemagne, lorsque, devenu abbé lui-même, il envoya des visiteurs en Germanie, pour y réformer tous les couvents de son ordre.

Cluny ne fut pas moins bien traité par le concile de Bâle, qui s’occupa, comme ceux de Pise et de Constance, de la question de rendre à Cluny sa splendeur première. Cette fois, les droits du monastère bourguignon furent encore défendus avec un succès égal : les pères du concile les sanctionnèrent formellement. Ils firent même à l'abbaye l’honneur de lui écrire, en 1435, pour prier qu’on leur envoyât des livres de sa bibliothèque dont le concile avait besoin : et ce n’est point une médiocre louange des richesses littéraires et des études de Cluny que d’avoir possédé seule, dans toute la chrétienté, les livres nécessaires au concile du XVe siècle. Presque en même temps, en 1442, des lettres de Charles VII viennent promettre au monastère la protection royale que tant de rois lui ont déjà donnée ; et Eugène IV, en 1446, veut que l'abbé de Cluny puisse punir seul les fautes de ses moines, lors même qu’ils seraient chapelains du pape ou cardinaux.

Et toutefois, les temps étaient bien mauvais. Les terribles guerres entre l’Angleterre et la France ravageaient alors nos provinces. Le concile de Bâle, après avoir invité à ses séances Oddon II de la Perrière, noble Bourguignon, canoniquement élu par les moines en remplacement de Robert de Chaudessolle, se crut obligé de censurer son absence. Mais l’abbé ne tarda point à faire admettre ses excuses ; en objectant les craintes de la guerre et les périls de ses possessions au milieu des ennemis. Multas persecutiones pro ccclesia sustinuit, propter guerrarum multiplices voragines, dit le chroniqueur en son latin dégénéré. Les pères excusèrent l’abbé, et lui accordèrent des lettres monitoires contre Jacques de Chabanes, qui occupait par violence plusieurs possessions de l’abbaye.

Les calamités nationales rendaient les abbés de Cluny attentifs à faire exactement renouveler le serment de fidélité des habitants de Cluny, dont ils avaient besoin plus que jamais. Cluny, dans la cruelle lutte entre les Bourguignons et les Armagnacs, se joignit patiemment, en 1417, au duc de Bourgogne. Mais il lui avait fallu une permission royale pour relever, en 1411, les fortifications du château de Mazille, l’une des dépendances de la ville.

Tant de malheurs semblaient ranimer la ferveur des cloîtres, et même leurs richesses territoriales. On dirait qu’on n’honore jamais autant la vie monastique et sa sévérité religieuse, qu’au milieu des ruines et des discordes civiles. C’est d’abord en ce temps-là que naquit dans la ville de Cluny, où il était enfant de chœur, l’homme d’église et de lettres le plus remarquable qui lui doive sa naissance, Jean Germain, qui fut évêque de Nevers, puis de Châlons-sur-Saône, chancelier de l’ordre de la Toison-d’Or, aux gages annuels de 150 livres, et député du duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, à Rome et au concile de Bâle, où il prononça deux harangues fort renommées. C’est une tradition, qu’une duchesse de Bourgogne remarqua un jour Jean Germain, encore enfant, lui offrant l’eau bénite avec tant de grâce, qu’elle le prit en affection, l’envoya étudier à l’université de Paris, et fut l’auteur de sa fortune en le recommandant elle-même aux faveurs de la famille ducale. Jean Germain laissa plusieurs écrits dogmatiques, et pour ne pas perdre le souvenir de son origine obscure, il se fit peindre sur les vitraux de l’église de Saint-Maïeul, à Cluny, présentant à genoux un chaperon rouge à sa mère qui garde les pourceaux.

Dans l’intérieur du monastère, les vertus ascétiques se réveillèrent aussi, en même temps qu’il s’enrichissait de vases d’or et d’argent, d’une crosse en argent doré qui avait appartenu à Urbain V, de croix précieuses, de calices admirables, d’une multitude d’ornements précieux et variés, de magnifiques livres de chœur auxquels travaillèrent les moines eux-mêmes ; mais toutes les merveilles qui grossirent à cette époque le trésor monastique, prouvent moins, à mes yeux, cette sainte résurrection du zèle claustral, que les naïves traditions de la chronique.

Du temps de Raymond de Cadoène, il y avait à l’abbaye un homme d’une grande sainteté, qui s’appelait Guillaume d’Auvergne. Une nuit qu’il reposait dans son lit, il entendit une voix qui pleurait et jetait de profonds gémissements. Cette voix m’annonce, s’écria-t-il, que ma sœur va mourir : et, en effet, le lendemain matin arriva un messager qui lui vint apprendre la mort de sa sœur. Cette grande sainteté inspirait au démon le désir de le tourmenter. Une nuit qu’il se rendait à matines, et marchait dans les vastes corridors, le diable en personne vint lui barrer le passage, lui arracha sa lanterne, et malgré sa résistance l’éteignit méchamment, et le jeta lui-même tout étendu au travers du cloître. Souvent le diable se plaisait à lui tirer la nuit ses couvertures, l’esprit malin cherchant à découvrir entièrement le moine, le moine ramenant sans cesse ses couvertures sur son lit, sans perdre courage ni patience. Ses frères le surprirent plus d’une fois dans ces pénibles luttes.

L’abbé de Cluny lui-même, Oddon de la Perrière, donnait l’exemple de l’ascétisme le plus sincère. On raconte de lui ce qu’on dit aussi de saint Maur, que jamais aucun des frères ne put le voir ni se lever ni se déshabiller. Il dormait toujours dans le lit régulier, il y entrait et en sortait tout habillé. Il observait sans interruption le plus absolu silence pendant toutes les heures de la nuit. Il était grand dans ses aumônes et dans ses veilles. Jusqu’à la fin de sa vie, il ne manqua jamais d’assister aux offices du matin. Aussi parut-il, en son temps, le très fervent zélateur de la religion monastique, religionis monasticœ zelator ferventissimus.

Cet exemple du chef n’était point perdu. On parle aussi, à la même époque, d’un frère de grande perfection, Étienne Bernadote. « Chez lui la vertu qui brillait le plus, entre toutes les autres, ce fut la patience, et une patience si extrême, que non-seulement il ne se souvenait jamais des injures qu’on lui faisait, mais qu’il n’y répondait jamais une seule parole. Il était fort silencieux, et, à vrai dire, il se taisait toujours. Et ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que, son emploi de cellerier le mettant en rapports perpétuels avec chacun des frères, il faisait tout par signés, ne s’émouvant ni de la colère de ceux qui lui adressaient leurs demandes, ni de la prière de ceux qui cherchaient à le fléchir, et gardant envers tous le plus imperturbable silence. Silencieux donc et à toujours dans le Seigneur, il était préoccupé sens cesse d’une conversation intérieure avec Dieu. Dès sa jeunesse, il avait coutume de réciter chaque jour tout le psautier : et le dimanche, bien qu’il employât aux psaumes ses heures accoutumées, il ne manquait pas de dire encore des leçons sur la bienheureuse vierge Marie. Il arriva de ce grand zèle que, le jour de sa mort, il avait déjà récité ses prières du jour et même celles du lendemain. Il avait un petit jardin, qu’il cultivait quotidiennement, tout en chantant ses psaumes : et pour qu’on ne pût lui imputer le vice d’oisiveté, le temps qu’il n’avait rien autre chose à faire, il l’employait à passer au crible, de fond en comble, toute la terre de son jardin ; et dans ce travail même il ne cessait pas de psalmodier. Des visions miraculeuses, on le pense bien, récompensaient un moine si parfait. Quand il tardait de se lever pour aller à matines, il ne manquait jamais d’entendre comme le son d’une voix angélique qui le réveillait et l’avertissait ; et la nuit qu’d mourut, plusieurs religieux le virent, en même temps, en songe, conduit par saint Étienne, à l’autel des onze mille vierges, et marchant glorieusement au milieu d’elles, présenté à la sainte Trinité par le premier martyr lui-même. »

On est tout étonné de trouver encore ces récits ingénus, ces extases religieuses, qui reportent aux premiers âges de la vie cénobitique. Ce zèle nouveau ne se perdit point sous Jean III, de Bourbon, fils naturel de Jean Ier, duc de Bourbon. Mais la main royale se laissa trop voir dans le choix du nouvel abbé. Charles VII écrivit lui-même au monastère en faveur de Jean de Bourbon, tout bâtard qu’il était. La prière royale était un ordre, et le couvent céda, parce qu’il avait besoin sans doute de la protection d’un important personnage. Ce n’est pas tout, une autre règle antique dut fléchir. Jean de Bourbon était évêque du Puy, et n’était pas lié à un ordre monastique, encore moins à celui de Cluny. Le roi se chargea d’arranger la chose avec le pape Calixte, et une bulle spéciale de 1457 le reconnaît, singulari privilegio, comme abbé régulier, et non comme abbé commendataire, tout en lui permettant de conserver en même temps son évêché : ce que les flatteurs ne manquèrent point de célébrer, dans le temps, et de comparer symboliquement au double mariage du patriarche Jacob, à qui Dieu permit d’épouser et de féconder à la fois les deux sœurs, Lia et Rachel. Singulier privilège, en vérité, et qui annonce bien que les privilèges de Cluny, malgré la piété des dernières années, se débattront en vain devant des adversaires trop puissants et maintenant trop rapprochés du monastère !

Jean de Bourbon était, en 1464, aux conseils du roi. Il préside les états du Languedoc ; il devient même gouverneur de cette province, au nom du duc de Bourbon et d’Auvergne. On le voit, en 1468, présider encore les états provinciaux tenus à Montpellier, et recommander à Louis XI l’abbaye de Cluny et sa discipline. Plusieurs lettres de Louis XI se gardaient autrefois dans les archives clunisoises. Charles VIII ne refusa pas davantage à Cluny ses lettres de garde, équivoque présent du plus fort.

La naissance et le crédit de Jean de Bourbon, il faut lui rendre cette justice, ne le dispensèrent pas de travailler de toute manière à la prospérité de l’abbaye. Les articles de réforme qu’il publia ne furent ni les moins vigilants, ni les moins sévères ; et sa vie personnelle y répondit. Le chroniqueur du couvent ne peut assez déplorer sa mort. « Hélas, s’écrie-t-il, l’ordre de Cluny vient d’éprouver une grande douleur, et l'église de Cluny et le monastère surtout une grande perte et une grande calamité, en perdant un si vénérable père ! Hélas, une profonde et trop forte blessure a percé les entrailles de l’ordre entier, et une épée douloureuse a traversé notre cœur. Il n’est plus, celui qui fut la fleur du champ de la religion monastique, l’excellent jardinier de la vigne du Seigneur ; et je ne puis le répéter sans larmes, il a disparu d’au milieu de nous. O le plus rare des hommes ! ô saint homme orné de toutes les vertus des anges ! ô chrétien d’une vie exemplaire, et digne d’habiter avec les puissances célestes ! il n’était pas fardé, mais sincère ; il n’était ni rusé, ni menteur, ni revêtu de l’enveloppe de la dissimulation, mais véridique, simple et sincère, d’un commerce indulgent, d’habitudes modestes, de goûts économes, tels qu’ils conviennent à un serviteur de Dieu, exact et attentif aux prières et aux mystères divins, ménageant son temps avec épargne, jamais oisif, consacrant toutes ses journées à ses monastères, à ses églises, à ses hôpitaux, à ses châteaux, au soin de tout entretenir, de tout créer, de tout réparer. »

On a vu ailleurs ce qu’il fit pour l’embellissement de la grande église du couvent. Je dois ajouter que, pour séparer les moines du tumulte et du dérangement que causaient les visites des étrangers et des hôtes, et pour offrir aux visiteurs illustres une hospitalité plus élégante, il fit construire à grands frais un nouveau palais abbatial, auquel il ménagea un verger, du côté de l’orient, planté de vignes et d’autres arbres fruitiers : Viridarium, a parte orientali, consitum stirpibus vitium et divertis generibus arborum fructiferarum. Ce palais abbatial existe encore avec les constructions nouvelles et plus élégantes, et les jolis ornements d’albâtre, qu’y ajouta Jacques d’Amboise. La main des Guise s’y montre aussi (41).

(41) Il appartient aujourd'hui à M. Ochier, médecin à Cluny, qui a su en faire une habitation délicieuse.

Entre autres constructions, l’attention prévoyante de Jean de Bourbon se porta sur le château de Lourdon, dont il répara principalement le donjon. Il ajouta une tour méridionale et d’autres bâtiments annexes. Il faisait bien d’y pourvoir : car, en 1471, dans le temps du débat de Louis XI et de Charles-le-Téméraire, un seigneur voisin, Claude de Bled, seigneur de Cormatin, était venu s’emparer, au nom du duc de Bourgogne, des châteaux de Lourdon et de Boutavant, et enlever les meubles, les ornements, les vases sacrés et les titres qu’ils renfermaient. Le parlement de Dijon, dans la suite, condamna le seigneur à restituer à l’abbaye les choses enlevées, avec deux mille livres de dommages-intérêts.

Il attacha aussi son nom et son bon goût à l’hôtel de Cluny, qui lui dut ses commencements, pour n’être achevé qu’à la fin du XVe siècle ou au commencement du XVIe, par Jacques d’Amboise, successeur de Jean de Bourbon. Cet hôtel de Cluny, élevé sur une partie de l’ancien emplacement du palais des Thermes, fait encore de nos jours l’admiration des connaisseurs. Mélange de gothique et de style de la renaissance, comme la plupart des monuments de la même époque, il se fait remarquer par une grande coquetterie et une grande légèreté de sculptures. Ses fenêtres sont ornées de dessins variés d’une finesse précieuse. La tourelle qui occupe la première cour est d’un aspect pittoresque et élégant. On vantait beaucoup autrefois une galerie de pierres sculptées à jour qui décorait le premier étage et qui a disparu. Mais rien n’égale, aux yeux des artistes, la beauté de la chapelle, encore bien conservée, chef-d’œuvre gothique, pour la délicatesse du travail et la légèreté des ornements. Cet hôtel eut l’étrange destinée de passer, sous Henri III, à une troupe de comédiens, puis à des religieuses de Port-Royal, dirigées par la sœur du célèbre Arnaud, après avoir servi de refuge au cardinal de Lorraine, dans les troubles moqueusement appelés la guerre Cardinale.

Jean de Bourbon voulut joindre les beautés morales aux beautés de l’art. Il envoya sur tous les points de sa juridiction de savants et vertueux religieux, pour porter et féconder sa réforme. Ses monastères d’Angleterre, d’Espagne, d’Allemagne, reçurent les statuts réguliers du réformateur, tout aussi bien que les couvents plus voisins de Savoie, du Dauphiné, de la Provence, de la Gascogne et de toutes les parties de la France.

Enfin, le digne abbé, après avoir doté, pendant sa vie, le monastère d’une profusion d’ornements d’église, fabriqués avec les plus précieuses étoffes, les plus riches métaux, et le travail le plus achevé, légua à Cluny tous ses livres, dont les principaux montrent assez la distinction d’esprit du donateur. Tout ce que la théologie et les Pères de l’Église ont produit de plus remarquable, tout ce que la philosophie du moyen âge a eu d'écrivains illustres, tout ce que l’antiquité grecque et romaine a d’auteurs choisis et classiques, tout ce que le droit romain et le droit canonique avaient alors enfanté de livres ou de commentaires; tout cela figurait dans la bibliothèque de Jean de Bourbon ; Pierre Lombard à côté de saint Paul ; la Légende dorée à côté de Pline le naturaliste ; la Cité de Dieu et saint Jean Chrysostome à côté de Plutarque, Tite-Live et Cicéron ; saint Thomas et saint Bonaventure avec le Digeste, Digesium vetus et novum ; l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée auprès des Décrétales, des Clémentines, des Gloses d’Alciat et de Barthole ; Jean Scott, le Livre de la propriété des choses, Vincent de Beauvais, le Miroir du droit, Speculum juris, mêlés à Lactance, Aulu-Gelle, Eutrope, Spartien, Platon, Aristote, etc.

Jean de Bourbon mérita d’être pompeusement enseveli dans un magnifique vêtement funéraire de velours noir orné de croix de damas blanc, qu’il avait destiné aux solennités funèbres ; mais il vécut encore assez pour être comme forcé par Louis XII de s’adjoindre en qualité de coadjuteur, avant de mourir, Jacques d’Amboise, frère du cardinal Georges d’Amboise, ministre chéri du roi de France.

C’en était fait de l’indépendance du monastère de Cluny, puisque le roi de France n’avait qu’un signe à donner pour que le frère de son premier ministre devînt l’héritier nécessaire de l’abbé régnant. Les ordres monastiques ne sont plus une institution et un instrument de civilisation, dès qu’ils ne vivent plus de leur vie propre, qu’ils sont gouvernés comme une préfecture romaine, et deviennent le prix d’une faveur ministérielle. Il n'y a plus là désormais qu’une question d’honneur et d’argent. La seule résistance que la cour du roi pût trouver maintenant à son influence prépondérante sur les choses ecclésiastiques du royaume, c’est l’autorité pontificale qui avait promis, plus souvent même que le roi de France, de maintenir et de garder l’abbaye de Cluny contre les envahisseurs temporels et spirituels. Mieux valait encore au monastère d’être déchiré par le schisme, décimé par la peste, troublé dans sa discipline, que de tomber entre les froides et indifférentes mains d’un pouvoir sans contrôle. On se relève d’une ruine violente, un schisme passe, la corruption elle-même peut se guérir ; mais un établissement religieux, moral ou politique, est mort lorsqu'il ne dépend plus que du bon plaisir, de quelque part qu’il vienne. Que le roi et le pape eussent continué à lutter ; dans la lutte, le monastère eût été soutenu toujours par l’un des combattants ; mais quand les tout-puissants font la paix, le reste est toujours sacrifié, et j’ai grande pitié, je l'avoue, de voir finir misérablement l'abbaye de Cluny, ce vieux monument religieux, comme un vil domaine dont on ne considère plus que les revenus matériels.

Je sais bien que sous Jacques d’Amboise la ferveur religieuse fut sagement maintenue ; je sais bien qu’il avait été enfant de chœur et novice à Cluny ; mais son accession n’en était pas moins une violation flagrante et décisive des lois de la vie monastique. Il était évêque de Clermont, il avait passé déjà par deux abbayes, et notamment par l’abbaye de Jumiéges ; et lorsque, par l’accord de Louis XI avec Sixte IV, il se fit assurer la survivance de Jean de Bourbon, apparemment comme une plus riche et plus noble dotation, les moins clairvoyants purent prévoir que les abus n’auraient plus de terme, et la restauration monastique plus d’espoir (42).

(42) Ce fut Jacques d’Amboise qui éleva de grands bâtiments au college Saint-Jérôme de Dôle, et qui fit construire au château de Chaumont une tour de belle architecture, qui a conservé le nom de tour d’Amboise. Ce château, situé dans le Charollais, appartient à M. de la Guiche, pair de France.

Ce qui avait été fait en 1481, pour Jacques d’Amboise, du vivant même de Jean de Bourbon, qui resta usufruitier jusqu’à sa mort, on le recommença pour Geoffroy d’Amboise, neveu de Jacques, à qui son oncle, en abdiquant, assura sa succession abbatiale, en 1510.

Après lui, en 1518, les moines voulurent reprendre l’exercice de leurs antiques privilèges ; ils élurent avec un accord remarquable pour abbé, Jean de la Magdeleine, grand-prieur de l’ordre, homme d’éloquence et de vertu, homme zélé pour la religion et pour la vie claustrale. Cette élection canonique, digne d’éloges par son ensemble, concorditer, uno tantum monacho dempto, puisqu’elle fut faite à l’unanimité, moins une voix, ne pouvait plaire au pouvoir. François Ier ordonna, avec le complaisant assentiment de Léon X, que l’abbaye de Cluny appartiendrait à Aymard de Boissy, abbé de Saint-Denys et évêque d’Albi : et ce que le roi et le pape voulurent fut accompli. Ils faisaient bien autre chose dans le fameux concordat qui livrait toute l’église de France à la souveraineté du roi de France bien plus encore qu’à la tiare. La transaction que conclurent les deux puissances sur la nomination des évêques, elles songèrent aussi à l’appliquer à l’abbaye de Cluny, et en même temps que le roi nommait directement l’abbé bourguignon, Léon X, par une bulle de 1518, ordonnait que l’abbé nommé, qu’il autorisait à prendre de suite possession des bénéfices, se pourvoirait dans les six mois en confirmation devant la cour de Rome.

Une fois que l’autorité temporelle met la main aux choses spirituelles, la force des choses finit toujours par les lui soumettre à peu près sans partage ; car pour nous autres misérables humains, la terre est toujours un point d’appui meilleur et plus réel que le ciel. Aussi vit-on les papes du moyen âge, quand l’opinion des peuples plaça leur pouvoir moral et leur majestueuse unité catholique au-dessus des nations et des couronnes, sortir invinciblement des régions de l’intelligence et des idées purement chrétiennes, pour commander aux empires terrestres, distribuer et renverser les trônes : tant ici-bas est impossible à rencontrer cette équitable ligne qui sépare la puissance religieuse de la puissance civile, la terre du ciel, l’âme du corps !

Aymard de Boissy ne fut pas plus tôt mort, que le monastère de Cluny essaya encore une fois ses forces contre la royauté, en élisant Jacques le Roy, abbé de Saint-Florent, et l’un des moines de l’ordre. Vaine résistance ! Jacques le Roy est forcé de céder aux menaces et aux prières du roi, precibus armatis, dit naïvement la chronique. On achète sa démission en lui donnant l’archevêché de Bourges, et l’abbaye, qui n’aura plus d’autre destinée que d’être la proie de la puissance, ou la marchandise du favoritisme, arrive aux mains de la célèbre famille des Guise, qui commençait à poindre. Ils ne la lâchèrent pas de longtemps.

Tout le monde répète que Cluny tomba pour la première fois en commande, quand elle échut à la maison de Lorraine, en 1529 ; mais en vérité, n’est-ce pas abuser des termes? et dès Jean de Bourbon, l’abbaye n’a-t-elle pas passé sous le joug ? Et pourquoi reprocher à François Ier ce qui était déjà consommé sous Charles VII, Louis XI et Louis XII ?

Sous le règne des Guise, de plus rudes coups devaient être portés au monastère, à travers les guerres de la réforme et nos convulsions intestines.

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME. Régime des propriétés monastiques. — Les Guise, abbés de Cluny. — Guerres religieuses. — Les huguenots, maîtres de l’abbaye et du château de Lourdon. — Pillages. — Henri IV suspend l’abbé Claude, bâtard de Guise. — Les guerres de la réforme et la prépondérance du pouvoir civil achèvent de dissoudre l’ordre de Cluny.

Tel est le sort commun de toutes les institutions de la vieille France, successivement dévorées par la royauté triomphante, qu’elles vont se rétrécissant et s’amoindrissant sans cesse entre les mains de l’historien, à mesure qu’il avance vers les temps modernes.il en fut ainsi de la noblesse, du clergé, des communes, des parlements. Aussi, au lieu qu’ordinairement un sujet historique se développe et s’épanouit à proportion qu’il s’éloigne davantage de ses origines, les ordres monastiques s’effacent et s’annulent de plus en plus devant le pouvoir civil. Une décadence lente et morne les décompose insensiblement, et le narrateur, en marchant vers le dénouement, n’a pas même à raconter ces péripéties éclatantes, ces résistances glorieuses qui honorent et signalent quelquefois les ruines des établissements humains.

C’était toutefois encore une belle et riche proie que l’abbaye de Cluny, puisqu’elle tentait si fort l’ambition des grands de la terre ! Chaque page de cette histoire nous dispense de le dire, et l’on n’attend pas un stérile dénombrement de propriétés privées. Les précautions de la loi civile et une fiscalité ingénieuse n’avaient pu empêcher les donations et les acquisitions accumulées pendant plusieurs siècles dans l’abbaye. Les biens monastiques n’avaient eu d’autres bornes, et subi d’autres retranchements, que les charges imposées sur eux par la puissance abbatiale d’abord, puis par les chapitres, enfin par la souveraine autorité ecclésiastique, et plus tard par l’autorité royale et les autres pouvoirs nationaux, alors que, pour faire face aux besoins de l’état, les biens de l’Église, quelquefois malgré les résistances du clergé, contribuèrent aux nécessités communes. Ce fut même une des graves controverses entre le pouvoir spirituel et le pouvoir civil, que le point de savoir si le gouvernement terrestre avait le droit de grever d’impôts ou d’autres charges les propriétés ecclésiastiques sans l’agrément du souverain pontife. La puissance civile avait un penchant fort naturel assurément à s’emparer, directement ou indirectement, de la fortune du clergé, et les papes prêtèrent souvent un appui légitime à l’Église contre les déprédations de l’autorité temporelle, à défaut d’une organisation plus parfaite des résistances légales aux volontés financières du prince. Sur ce point encore, la puissance royale l’emporta presque toujours, et le clergé, la noblesse et les communes virent tomber successivement, devant la personne du roi, les coutumes immémoriales qui mettaient le patrimoine de chacun en dehors du patrimoine royal. Mais sans parler des vieilles maximes de notre droit public, sans tenir compte même de la prépondérance royale, il se trouvait de graves circonstances où les biens ecclésiastiques ne pouvaient point se soustraire à la force des choses, à d'inexorables besoins publics ; comme aussi les idées de justice, de bon sens national, opposèrent toujours d'insurmontables barrières à l’esprit de rapine ou de spoliation du chef de l’état. Ce serait un travail à part, immense et presque impossible à compléter, que de suivre le sort et les mille vicissitudes de la propriété monastique, comme de toutes les autres propriétés, à travers les différents siècles de la monarchie, et les transmutations graduelles par lesquelles passaient successivement et quelquefois insensiblement les diverses ressources du trésor français. Mais on se tromperait étrangement, si l’on croyait avec le vulgaire que les domaines ecclésiastiques ne contribuèrent nullement aux charges communes. Sans doute le clergé, formant un ordre à part, défendu par son immense autorité morale et par celle de la papauté, conservant ses assemblées ecclésiastiques alors même que les autres assemblées nationales étaient déjà tombées en désuétude, pouvait opposer une plus grande force de résistance aux entreprises du trésor royal sur les possessions cléricales. Et pourtant, sous mille formes, et en mille circonstances, tantôt sous le nom de don gratuit, tantôt sous celui de décime, l’Église venait au secours de la dépense générale : et cela était bien juste, puisque ses propriétés immenses étaient placées sous la sauvegarde du pouvoir général. Seulement l’Église, comme l’ordre de la noblesse, ayant gardé plus longtemps une organisation compacte et un singulier esprit de corps, plus aisément avait pu se défendre contre la souveraineté du prince, et jadis contre les souverainetés féodales, que les communes, divisées en une multitude de petites fractions sans unité. Puis, lorsque la papauté décroissante devint plus complaisante et plus faible devant le pouvoir du roi qui croissait sans cesse, et qui, appuyé d’abord sur les communes et les classes populaires contre les classes privilégiées, avait fini par devenir plus fort que le clergé et la noblesse, plus fort que tout le monde, on vit bien que le temps et l’opinion avaient fait passer la toute puissance dans les mains d’un seul, et qu’il fallait se résigner. Les communes, du sein desquelles avait surgi la royauté nouvelle, étaient restées vaincues et humiliées sous le pied royal, après lui avoir servi de degré vers la monarchie presque illimitée. La noblesse, dont on commençait à pouvoir se passer dans la guerre, et dont les services militaires, autrefois complets et exclusifs, n’étaient déjà plus une explication suffisante et une excuse de son affranchissement d’impôts, avait été obligée de subir une part du fardeau public. L’Église elle-même avait laissé établir sur elle un impôt permanent, sous le nom de décime, sans compter le droit que l’autorité civile était parvenue à s’attribuer sur la jouissance et la disposition des bénéfices vacants, sans compter même les cas extraordinaires où les ressources de l’Église entière venaient au secours d’une grande calamité nationale. Plus d’une fois, dans un malheur public, une peste, une famine, une guerre civile ou étrangère, on vit les trésors ecclésiastiques s’ouvrir, et jusqu’aux vases de l’autel nourrir les pauvres, ou servir à repousser l’ennemi commun. Cependant, au milieu de ces phases si variées, il régnait dans le patrimoine des églises et des monastères un tel esprit d’immobilité et de conservation, que nul autre patrimoine ne pouvait se conserver et s’accroître autant que celui-là, en dépit de toutes les convoitises civiles, féodales ou royales.

Au point où nous en sommes, l’avarice était plutôt séduite par la renommée des richesses de l’abbaye de Cluny, que l’esprit attiré par le prosélytisme de sa religion. Était-ce selon des vues religieuses que Jean de Lorraine, cardinal de Saint-Onuphre, archevêque de Narbonne, évêque de Tulle et Verdun, administrateur de l’église de Metz, abbé de Fécamp, sollicitait et obtenait le titre d’abbé de Cluny ? Certes, tant d’emplois, d’honneurs, accumulés sur la même tête, annoncent assez que ces abbés commandataires vivaient plus à la cour que dans les églises et dans les cloîtres. Lorsqu’ils voulaient bien se mettre en route pour visiter par intervalles un monastère, c’était pour avoir l’occasion de déployer les fastes de leur cortège et de leur luxe oriental, et pour recevoir, en entrant sur les terres de leurs abbayes, une réception royale, les clefs des villes, le serment et les revenus de leurs sujets. Ils abandonnaient les soins religieux à un mandataire officiel : et, sous les quatre derniers abbés de Cluny que j’ai nommés, ce fut Jean de la Magdeleine, celui-là même qui fut forcé de renoncer aux droits de l’élection régulière, que l’on vit gouverner tout l’ordre, avec le titre de Vicaire général. Il n’en pouvait être autrement, puisque, indépendamment de leurs charges amoncelées, les hauts dignitaires avaient leur vie engagée dans les affaires de cour, d’intrigues et de politique. Aux moines on laissait strictement de quoi vivre et réparer leur église, leurs bâtiments, leurs étangs, leurs jardins : le reste entrait dans le coffre-fort du prince-abbé, diminué toutefois par les salaires et les prévarications des intendants et des trésoriers. L’usage devint alors à peu près général de faire deux parts inégales des revenus d’un monastère ; les deux tiers, sous le nom de Manse abbatiale, appartenaient à l’abbé, l’autre tiers était consacré à la nourriture et à l’entretien des religieux. Avec un tel système, on prévoit ce que dut devenir la splendeur du culte, et même l'état matériel des couvents. Le nombre des frères, déjà si restreint par les guerres civiles, par une peste nouvelle, en 1520, et par l’affaiblissement de l’antique penchant à la vie cénobitique, alla toujours décroissant ; car l’abbé commandataire n’avait aucun intérêt à ce que les moines fussent nombreux. Ses calculs financiers l’auraient porté plutôt à une conclusion contraire. Les moines eux-mêmes, loin d’un maître absent en qui ils voyaient un usufruitier bien plus qu’un directeur spirituel, se trouvaient plus aisés dans leurs cloîtres, à proportion qu’ils étaient plus rares, et que le tiers des revenus se consommait au profit de moins de têtes. Ainsi réduite à des questions d’argent et de bien-être, la vie monastique perdait son élévation et sa grandeur ; elle n’avait plus lien qui répondît aux instincts du cœur de l’homme ; c’était un métier et non une vertu ; et si l’abbé se livrait sans retenue aux plaisirs du siècle et aux goûts de la richesse, sans partager en rien les austérités des cloîtres, il était difficile assurément que les moines conservassent intact le trésor des austérités monacales. Encore, pour rester juste, faut-il remarquer que la corruption se fit là, comme ailleurs, par en haut, et que le plus souvent, tandis que les divertissements mondains livraient les abbés et les prieurs à la malignité de l’opinion publique, les simples moines gardaient en général une conduite retenue, une vie simple et frugale. C’est le sort ordinaire des institutions humaines de périr d’abord par les fautes de ceux qui commandent ; et je parierais qu’il en fut de la cellule des moines, ce qui arrive de toutes les autres corporations, où les exceptions scandaleuses ont presque toujours jeté la flétrissure au corps entier.

Le cardinal Jean de Lorraine n’eut garde de ne pas assurer sa grasse abbaye, de son vivant, à quelqu’un de sa famille. Il avait peut-être déjà entendu parler, ne fût-ce qu’en demandant ses comptes à son trésorier, du proverbe bourguignon, grossièrement rimé par la malice populaire :

En tous pays où le vent vente,
L’abbaye de Cluny a rente.

Il se donna pour coadjuteur un de ses neveux, qui lui succéda en 1548.

Ce neveu fui le cardinal Charles de Lorraine, archevêque de Reims, cet oncle de Marie Stuart, qui joua un si grand rôle au colloque de Poissy, au concile de Trente et dans toutes les tourmentes de la Réforme et de la guerre civile.

Mais la vie d’un tel personnage, de quelque façon qu’on la qualifie, appartient à l’histoire générale de France, et non à l’histoire d’un monastère. On lui dut probablement le maintien des privilèges de l’abbé de Cluny, littéralement réservés par le concile de Trente. Il annonça même, dans un chapitre, la volonté de réformer l’Ordre, selon les intentions du concile ; mais les événements emportèrent ses projets. Il n’oublia point pourtant de transmettre l'abbaye à l’un de ses neveux, devenu son coadjuteur, Claude de Guise, bâtard du fameux François de Guise, qui l’eut, dit-on, de la fille d’un président à la chambre des comptes de Dijon, pendant que François gouvernait la Bourgogne.

L’abbaye de Cluny, entre les mains des Lorrains, n’est guère plus qu’une grande propriété qu’on exploite, et que les huguenots disputèrent à ses maîtres catholiques. Plus d’une fois les réformés, dans leurs courses armées, s’adressèrent aux églises et surtout aux monastères, dans lesquels ils espéraient en même temps satisfaire leur haine religieuse et rétablir leurs finances. L’abbaye de Cluny fut le théâtre de leurs expéditions effrayantes.

Personne n’ignore que les guerres de la Réforme ne furent qu’une suite de combats et de trêves, de coups de mains imprévus, de ruptures, de pillages, de surprises, sur tous les points du territoire et de la part de chaque parti. Tel est le triste destin des guerres civiles, que ceux-là mêmes qui se rendent agresseurs et se livrent aux fureurs les plus grandes, ont toujours une excuse possible dans la mauvaise foi, les menaces, les projets supposés de leurs adversaires. On dévaste et on massacre souvent par crainte et par prévoyance, sans que la critique impartiale doive faire autre chose que gémir, impuissante qu’elle est à condamner ou à excuser sans réserve les calamités nationales. Les insurrections de cette époque lamentable, se mélangeant à la fois d’intolérance religieuse, de questions politiques, d’indépendance parlementaire et féodale, d’émeute populaire, mirent en mouvement toutes les passions de la ruse, de l’ambition, de la croyance, et sillonnèrent le pays et chaque localité de tant de marches et de contre-marches armées, de tant d’entreprises commencées, menées à fin ou avortées, qu’on a peine à en saisir les traits principaux, même dans un espace limité.

La première guerre civile de 1562, occasionnée par le massacre de Vassy, ne tarda point à devenir fatale à l’abbaye de Cluny, qui n’était pas trop éloignée du foyer insurrectionnel. Les réformés s’étaient jetés sur la Bourgogne, et venaient de s’emparer de la ville de Mâcon, sous la conduite du vicomte de Polignac, l’un des lieutenants du prince de Condé. Quelques fragments de l’armée du vicomte se détachèrent, commandés par deux hommes dont les traditions locales ont gardé les noms et le souvenir, l’un, le cruel Misery, l’autre, le capitaine Jean-Jacques. Ils n’eurent pas de peine à s’emparer de la ville de Cluny, qui n’avait rien préparé pour sa défense, et coururent d’abord à la grande église de l’abbaye, où leur avidité fanatique se promettait une riche proie. Les portes de la maison de Dieu furent enfoncées à coups de hache et de pièces de bois lancées en guise de béliers. Leur fureur se porta avant tout sur les images saintes. Ils commirent tant d'horreurs dans le sanctuaire de Dieu, dit un témoin oculaire, que des démons eux-mêmes en auraient frémi et n'auraient osé les faire. Ils perçaient de grands coups de bâton la figure du Christ, dans les tableaux du crucifiement, et n’épargnaient que celle des deux larrons. Un soldat alla jusqu’à tirer une arme à feu sur un tableau de la Vierge, et atteignit le visage et le vêtement de Marie. Mais, rapporte la tradition, la bienheureuse Vierge ne pouvant souffrir une si grande impiété, Dieu permit que le plomb vînt rejaillir sur le malheureux, qui en fut blessé à mort. Après ces premiers mouvements de colère, la troupe armée s’inquiéta du trésor ; et comme ils ne le découvraient pas, malgré leurs perquisitions violentes, ils continuèrent leurs effroyables dégâts. Les autels furent renversés ; le reste des tableaux mis en pièces ; les crucifix, les châsses, les reliquaires, les étoffes précieuses, toutes les choses d’or et d’argent, le linge d’église, les meubles et les ornements dévastés ; la bibliothèque ruinée ; les livres, papiers, titres, bulles, chartes, terriers, dispersés ou brûlés ; les vitraux brisés. On mit le feu aux statues de bois peint ou doré, le marteau aux statues de marbre et de pierre : l’abbaye présenta le plus déplorable spectacle de pillage et de désolation. Le peuple, selon la coutume, avait pris sa part à ces scènes de tumulte et de désordres. Dans le trésor des chartes, tout était pêle-mêle et confusion ; les habitants curieux et les enfants accouraient librement dans les salles abandonnées, et qui en voulait en prenait, dit, dans sa naïve énergie, le témoin que j’ai cité (43).

(43) Ces désordres avaient déjà commencé, lorsqu’un pauvre garde-notes méconnais, nommé Deville, pour éviter la mort à laquelle l’avaient dévoué les protestants, maîtres de Mâcon, se fit descendre par-dessus les murs de celte ville avec une échelle, moyennant la somme de soixante écus, et arriva tout effaré à Cluny, où il espérait se mettre en sûreté. En fuyant les abominations et les vengeances qui se pratiquaient à Mâcon, il s’était sauvé à travers la campagne et les bois ; et passant à Berzé-le-Châtel, il avait vu brûler vif le curé de cette église, revêtu encore de ses habits sacerdotaux. Ce meurtre atroce était peut-être une vengeance de l’heureuse résistance opposée aux protestants par le château-fort seigneurial de Berzé. Peu rassuré, comme on pense, par un tel spectacle, le tremblant notaire n’eut que le temps de se jeter à Cluny, au moment où les huguenots, déjà possesseurs, sans qu’il le sût, de la petite ville, s’étaient portés en masse dans l’abbaye et dans les églises, et ouvraient jusqu’aux tombeaux où ils comptaient trouver des choses de prix.

Les envahisseurs avaient parcouru librement toute l’abbaye, sans rencontrer aucun obstacle. C’est qu’elle était vide, et que les religieux épouvantés l’avaient abandonnée à la hâte ; les uns se sauvant dans le Charollais, et jusqu’à Paray-le-Monial, les autres se réfugiant précipitamment à Lourdon, emportant avec eux toutes les choses les plus précieuses que les terreurs et les embarras de la fuite leur permettaient d’emporter. Les frères, qui n’avaient pas eu le temps d’aller jusqu’à Lourdon s’étaient cachés dans les maisons de la ville, ou dans d'autres châteaux voisins, la plupart dépouillés de la robe monastique, afin, s’ils étaient découverts, de moins irriter l’ennemi. Dès la veille, il n’était plus resté à l’abbaye qu’un seul moine, dom Claude Olier, homme intrépide et calme, qui, averti comme les autres de l’approche de l’ennemi, eut la force de dire encore une grand’messe au maître-autel de l'église, assisté de deux frères convers qu’il fit revêtir d’aubes ; puis, le saint sacrifice terminé, ferma soigneusement toutes les portes de l’église, et se retira dans une maison privée.

Ce n’était pas le compte des réformés. Ils se saisirent du juge-mage et du procureur fiscal, et les voulurent rendre complices de leurs impiétés calvinistiques, n’épargnant ni menaces ni violences pour qu'on leur indiquât le lieu secret du trésor. Pour se tirer d’affaire, le juge et le procureur livrèrent le pauvre moine Olier. Ce qui fut exercé sur lui de mauvais traitements, de menaces, de violences, on l’imagine aisément. On le promena, dit-on, sur un âne par toute la ville ; on lui parla de mort, de supplices, s’il ne découvrait pas les reliques et les choses précieuses de l’église. Toutes les dérisions, tous les outrages, toutes les impiétés, tous les coups n’y firent rien. En vain le ramena-t-on plusieurs fois à l’église, en vain fut-il question de le précipiter du haut des tours où on l’avait forcé de monter : le moine ne s’ébranla point, et les pillards n’obtinrent rien de son obstiné courage. La troupe désappointée passa plusieurs jours à contenter ailleurs son avarice, à délibérer si elle ne détruirait pas de fond en comble l’église de l’abbaye. Les chefs ne furent pas d’accord, et cette division semblait aboutir à changer l’immense église en prêche, lorsque des nouvelles alarmantes commandèrent aux vainqueurs une retraite prudente. Le duc de Nemours, arrivé en Bourgogne avec un renfort de troupes royales, surprenait Mâcon, et les ravageurs de Cluny n’avaient plus qu’à rejoindre au plus vite le gros de leur armée.

Le brave Olier, débarrassé des huguenots, vécut fort vieux jusque dans le siècle suivant. Il fit bâtir, sur le chemin qui mène de Cluny au château de Lourdon, une sainte chapelle, comme pour remercier Dieu et consacrer le souvenir de son heureuse délivrance. Il écrivit lui-même, sur la couverture d’un livre de piété, une sorte de procès-verbal de sa périlleuse aventure, et je ne puis résister au désir de livrer textuellement à la curiosité du lecteur cette pièce naïve et curieuse, dont l’original n’a point péri.

L'an mil cinq cent soixante deus et le dixiesme d’aoust, s’estant defia, pour eviter la furie et menaces des huguenaulx, nos ennemis , la plus grand part des religieux du sacre monastère et abbaye de Cluny retires les ungs à Percy en Charroloye, les aultreS sa et la ; ainsi comme le Donp Claude Olier ; secrestaire de Villeneusve, religieulx de la dicte abbaye de Cluny, celebroys la messe au grand hoftel be la dicte église, assisté des freres convers frère Jean Rebourgeon de Thézé et frère Benoist Ducret de Jalongny, tous deux revestuS, des aubes fesant les chandeliers : nouvelles certaines furent apportes des approcheS des dic huguenaulx, dont de faict le lendemain qui fut l'onziesme du dict mois d’aoust, les capitaines Panen, correur genevons, et Misery Bouchier de Mascon, entrarent avec leurs trouppes dans Cluny par la porte des près, et le treiziesme après dudict mois, mon, estant avec trois aultreS religieulx, retiré en la maison du sire Jehan Penet, fusmeS saisis d'icelui huguenaultx et amenes en l'abbaye, pour nous contraindre de dessceler les tresorS et reliqueS de l'église. Mais eux estant frustres de leur attente, le seiziesme d’aoust ils nous ramenerent de rechief en ladicte abbaye, et apres nous avoir par une espace de temps bien à leur plaisir promène, fusmes a la parfin par le capitaine Misery et ung nommé le grand Jasques, aussi de Mascon, menés et reduict au plus hault de la tour de Barraban avec intention et propous délibéré de nous faire descendre sans eschelier. Toutes fois Dieu ayant pitié de nous monnnant les secours et faveurS de quelques ungS de nous amis, ioinct auffi nostre innocence evidente, ils nous laiscerent aller satnct et saulues, et peu de jours apres, ayant antenbu les dict nos ennempS la soudaine et non attendue surprise se Mascon qui fut le dixneusviesme du dict mois d’aoust, le lendemain vingtiesme, ils partirent du dict Cluny, laiseant leur butin, dont Dieu soit loué, qui par ce moyen nous a délivré de leurs mains et malheureuse entreprinse. L. Olier.

Je trouve un passage de l’histoire de Théodore de Bèze, qui raconte le sac de l’abbaye de Cluny avec les ménagements d’un enfant de Calvin, mais avec le blâme d’un homme lettré.

« Il (le prince de Condé) envoya une autre plus grande troupe à Cluny, espérant par même moyen rompre les Italiens qui approchaient pour se joindre à Tavanes ; ce qu’il ne put faire ainsi. Quant à Cluny, la ville fut prise sans résistance, dont les moines étaient partis auparavant, non toutefois sans y laisser quelques pièces d’argenterie et quelques chappes saisies par les premiers venus, contre l’espérance de Poncenac, qui avait bien fait son compte d’en tirer bonne somme d’argent pour soudoyer son armée. La librairerie, où il restait encore grand nombre d’anciens livres écrits à la main, fut du tout détruite, et les livres partie rompus, partie emportés en pièces, de sorte que tout le trésor en fut perdu par l’insolence et l’ignorance des gens de guerre, disant que c'étaient tous livres de messe. Le château de Lourdon, forte place appartenant à l’abbé, fut bien sommé, mais ne fut rendu.. Tavanes, sachant en quel branle étaient les Suisses, et voyant les restes de l’armée de Poncenac écartés de Mâcon destitué de gens de guerre, ne faillit à cette occasion. Après avoir entendu la pratique menée de quelques-uns de dedans la ville avec Saint-Point, il fit sortir de Châlons de huit à neuf cents hommes et quatre cornettes de gens de cheval qui tirèrent droit à Lourdon. Poncenac, averti de cette sortie, envoya Verty et d’Entragues pour les reconnaître ; mais ils ne purent découvrir et ne rapportèrent autre chose, sinon qu’ils avaient entendu que ces compagnies allaient à Cluny, sans enseigne ni tambour. À quoi voulant pourvoir, il ne put rien obtenir du colonel des Suisses, ne s’accordant avec lui. Plusieurs jugeaient de ce qui était de cette entreprise de Tavanes, mais on ne tenait compte des avertissements qu’on en donnait, répondant toujours Poncenac, que Tavanes ni autre n’entreprendrait rien sur Mâcon, tandis que lui et son armée seraient entre deux. Ce nonobstant, ceux de Tournus prièrent un échevin de Mâcon, nommé François Allorny, y étant alors arrivé, de faire extrême diligence pour y descendre par eau, et d’avertir les habitants que soudain ils fissent couvrir la muraille de gens, dresser corps de garde, et surtout le lendemain les portes ne s’ouvrissent, quand même on demanderait à y faire entrer des charrettes chargées d’or et d’argent. Et baillèrent audit échevin des lettres portant ledit avertissement exprès. Ledit échevin, partant le dix-neuf d’avril à l’heure de minuit, arriva tôt après à Mâcon. Là où au lieu de faire son devoir, il se contenta seulement de faire une ronde à deux heures après minuit avec un autre échevin sans lui rendre les lettres ; puis s’étant retiré dans sa maison, compta les deniers qu’il avait reçus de Tournus pour les munitions. Finalement s’en alla coucher pour ne guère dormir. Au même instant, les ennemis, partis de Lourdon, passèrent à un quart de lieue de Cluny, où l’alarme fut donc bien chaude : et ne tint à quelqu’un qu’on ne donnât avertissement à Mâcon ; mais on ne voulut souffrir que personne sortît. »

Ainsi le château de Lourdon n’avait point succombé, et avait sauvé quelque chose du trésor monastique. Ce fut même, on le voit, à Lourdon que Tavanes, pour réduire Mâcon à l’autorité royale, rassembla ses troupes. Et de là, avec beaucoup de ruse et d’adresse, à défaut de forces nombreuses, il partit secrètement, après avoir animé les siens par le vin et la bonne chère, concertant sa marche et son attaque avec un avocat mâconnais, Duperron, plus fait pour les armes que pour le barreau. Tavanes parvint en effet à enlever Mâcon à l’ennemi. Les réformés y rentrèrent bientôt après.

Ce qu’on avait pu conserver des richesses de l’abbaye avait couru un grave danger, et les temps n’étaient point assez sûrs pour qu’il ne devînt pas urgent de prendre des précautions pour l’avenir. Le cardinal de Lorraine, alors occupé au concile de Trente, donna ordre de transporter tout ce qu’il y avait de plus précieux au trésor monastique dans la ville d’Auxonne, qui n’avait rien à craindre d’un coup de main, et de renfermer le reste à Lourdon. Puis, la paix d’Orléans étant faite, le trésor revint à Cluny au mois d’août 1563.

Une vive alerte fut encore donnée à Cluny au mois de novembre 1565, à la seconde guerre civile. Un capitaine huguenot, Poncenac, le même Poncenac sans doute dont parle Théodore de Bèze, ayant levé des troupes dans le Bourbonnais, à la réquisition du prince de Coudé, vint devant Cluny avec une armée de cinq à six mille hommes. La ville assiégée ne pouvait tenir longtemps, mais Poncenac lui-même n’avait pas de temps à perdre devant la petite ville : une capitulation fut faite qui sauva Cluny en lui imposant une taxe de 6,000 livres en argent, et des provisions de vin, de pain et de viande pour les assiégeants. Poncenac, courant vers Châlons, prit et saccagea sur sa route Saint-Gengoux le Royal, qui paya pour Cluny.

Après une trêve de six mois, qui en garda le nom de petite paix, les hostilités recommencèrent. Le prince de Condé et M. l’amiral, ayant les armes au poing, contre la volonté du roi, poussèrent leur avant-garde de Saint-Étienne en Forez, sur Cluny, par la Clayette, un dimanche, 18 juin 1570. Les ennemis étaient bien deux mille hommes, commandés par le capitaine Braquemaud. Vers onze heures du matin, la ville fut trois fois sommée de se rendre. Elle était sous les ordres alors de MM. de Givry et de Villauneuf, qu’on y avait envoyés, et sous l’autorité du sieur Deshotels, juge-mage. Il n’y avait pas, outre les habitants, plus de vingt-cinq hommes de compagnies étrangères, amenés par le gouverneur. Pourtant, on n’hésita pas de répondre au trompette qui était venu faire les sommations, que, si MM. les princes ne montraient leur commission royale, ils n’entreraient pas dans la ville ; que la garnison et les habitants répandraient plutôt jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Quelque temps après, vers trois ou quatre heures du soir, accourut dans Cluny M. de Vantoux, gouverneur de Bourgogne pour le roi en l’absence de M. d’Aumale et de M. de Tavanes. À peine fut-il entré, qu’une quatrième sommation fut faite par l’ennemi. Cela piqua M. de Vantoux, qui, pour montrer son assurance, tenta de suite une sortie, avec sa troupe réunie aux citoyens armés : il y eut, de part et d’autre, beaucoup de blessés et plusieurs prisonniers, mais surtout du côté des assiégeants.

Le lendemain, il y eut encore une escarmouche entre la garnison et l’ennemi. Les princes et l’amiral étaient logés â Mazille. Leurs troupes voulurent s’approcher trop près de Cluny ; elles y furent mal reçues et laissèrent sur la place un de leurs capitaines. M. de Vantoux ne perdit aucun des siens, et fit même des prisonniers dont quelques-uns furent tués par le peuple. Cela découragea MM. les princes d’être accueillis de la sorte ; et n’ayant pas de temps à perdre devant une ville si peu importante, ils délogèrent le lendemain matin, et portèrent leur camp à Salornay-sur-Guye, mais ils ne partirent pas sans avoir ravagé les campagnes environnantes, brûlé Jallogny, Mazille, Vitry, Bésornay, Massy et plusieurs autres villages, ruiné un grand nombre de propriétés de l’abbaye, et massacré des paysans et des prêtres.

On doit s’étonner bien moins que s’affliger des dévastations de la guerre civile dans cette partie de la France. Il y avait longtemps que la Réforme avait fait des progrès dans la Bourgogne méridionale ; plus d’une fois à Mâcon, à Cluny, les réformés avaient été attirés par des intelligences secrètes ; des prêches avaient été établis à Mâcon. Dès 1551, Calvin y avait envoyé dogmatiser l’un de ses plus ardents prosélytes, Jean Raymond. Les châteaux de quelques seigneurs mécontents servaient surtout d’asile à la réforme. Le seigneur de Loyse, entre tous, s’était fait le centre des rassemblements et des prédications. Ce fut même lui qui, au mois de novembre 1563, se rendit maître, avec sa bande, de Mâcon, où sans doute il s’était ménagé des partisans, précisément une année après que l’approche de l’armée du duc de Nemours en avait délogé le vicomte de Polignac et délivré Cluny. Aussi le seigneur de Loyse est sévèrement traité par les traditions catholiques. À les croire, de Loyse s’était mis à la tête de gens mécontents de l’état et d’eux-mêmes, tristes jouets de leurs passions, qui n’étaient pas hommes de bien autant qu’ils voulaient le paraître. Ils ne changeaient de religion que pour faire fortune et meilleure chère. Qu’était-ce d’ailleurs que ce seigneur de Loyse ? « Un petit homme grasset et rousseau, criard et malingre, ayant le nez aigu et les yeux enfoncés, coureur de tavernes, fait comme le Juif errant, l’espion et le janissaire d’un parti qu’il trompait par des grimaces, enfin un chanoine travesti en capitaine, et un apostat plein d’ambition, qui espérant plus d’essor dans sa nouvelle carrière que dans l’ancienne, se déshonora dans l’une et dans l’autre par d’horribles emportements. »

Les dures épreuves subies par le monastère bourguignon n’étaient point à leur terme. Lorsque, après l’affreuse journée de la Saint-Barthélemy, les réformés purent reprendre courage, et qu’ils eurent, en 1574, négocié avec François de Valois, duc d’Alençon, le bruit se répandit dans la France catholique de l’arrivée, à grandes marches, d’une puissante armée d’hérétiques, recrutée en Allemagne et dans d’autres pays étrangers. Dans la frayeur commune, les religieux de Cluny se hâtèrent de transporter et de renfermer encore ce qu’ils avaient jusqu’ici sauvé de plus précieux au château de Lourdon, sous la garde de dom Gabriel de Saint-Blain, l’un des moines, gouverneur du château. Les choses ne paraissaient nullement menaçantes pour Cluny ; mais des intrigues s’y tramaient entre plusieurs habitants et le sieur de Puisaye, écuyer de monseigneur le duc d’Alençon. À la tête des partisans du duc, figurait alors le procureur fiscal Gabriel Filloux, le même qui, dans un pillage antérieur de l’abbaye, avait aidé à livrer dom Olier aux réformés. Filloux, avec dix-sept autres citoyens de Cluny, résolut de s’emparer de Lourdon par surprise. Un jour, le 30 décembre 1775, ils se dirigent du côté du château. Pour ne pas éveiller de soupçons, ils parlent d’emprunter quelque somme du gouverneur. Les conjurés se distribuent en plusieurs bandes, afin de ne pas être remarqués. Ils avaient laissé à Cluny vingt-trois autres complices principaux, qui devaient, en cas de malheur, venir à leur aide, ou empêcher le reste des habitants de remuer contre eux. Quelques subalternes de Lourdon leur étaient sans doute aussi vendus. Filloux garde avec lui cinq hommes seulement, parmi lesquels surtout deux compagnons fort résolus, Garnier et Fournier, qui se chargent des principaux rôles, ils pénètrent aisément dans la première cour qui précède le pont-levis, sous le prétexte de parler à M. de Saint-Blain, à qui ils veulent, disent-ils, demander un service d’argent.

Le gouverneur se trouvait en ce moment même dans la cour avec deux frères, messire Jérôme et messire Claude. Aux premières paroles d’emprunt, le gouverneur se hâta de leur répondre qu’il n’avait point d’argent, qu’il était vieux, qu’il lui fallait plusieurs serviteurs, qu’il dépensait bien son revenu, dont les décimes lui mangeaient la plus claire partie. Ils le prièrent alors d’accepter deux perdreaux dont ils s’étaient exprès pourvus au marché. Saint-Blain ne voulut pas recevoir le présent ; mais il commanda poliment qu’on les fit boire, et donna ordre aux deux moines de les introduire dans le château. « Faites apporter le vin ici, répondit en riant Filloux, et nous en goûterons. » Le gouverneur insistant, Filloux et quatre de ses compagnons suivirent les frères Jérôme et Claude, et entrèrent dans la forteresse. Au même instant, Garnier se jette sur les clefs du pont-levis, en clôt les portes, et s’enferme avec le gouverneur dans la cour extérieure. Celui-ci de sonner de toutes ses forces pour se faire ouvrir : messire Jérôme de sortir pour aller voir qui c’était ; messire Claude de se mettre à la fenêtre pour crier. Fournier alors, une épée d’une main et un pistolet de l’autre : « Ne bougez, dit-il, ou vous êtes morts. » Les gens du château menacés se défendent d’abord, et renversent l’un des conjurés, mais finissent par s’épouvanter. Le gouverneur lui-même luttait dans la basse-cour avec Garnier, et lui avait enlevé son arquebuse. Le moment était critique. Fournier descend rapidement, et s’adressant à Saint-Blain : « Toute défense est inutile, c’est pour un grand personnage que nous sommes ici. — Est-ce pour le roi ? répliqua le gouverneur. — Oui, dit Fournier, nous vous montrerons des lettres dont l’une est du roi lui-même : il faut obéir. »

En même temps arrivaient du dehors les autres compagnons de Filloux, qui prirent le gouverneur et l’emmenèrent dans sa chambre. Des exprès furent aussitôt envoyés aux seigneurs voisins pour les avertir de la prise de Lourdon ; puis on dépêcha un courrier à Monsieur, et un autre à Genève, pour demander de la poudre et des soldats. De tous côtés arrivaient des gens armés au château, et l’on organisa le plus industrieux pillage. Chacun eut sa part, Monsieur, Du Puisaye, Filloux et tous les complices. On fouilla tous les appartements, les souterrains, les endroits les plus cachés. On s’attacha surtout à la plus grosse tour, parce que c’était là qu’on avait conduit, comme en un lieu plus sûr, les choses de grande valeur. Il n’y resta que les lits et quelques tapisseries, encore n’y demeurèrent-ils pas intacts. Il s’agissait de faire promptement de l’argent. La vaisselle d’or et d’argent fut vendue de suite. Une part du prix fut envoyée à Monsieur, l’autre fut partagée entre les complices, ou demeura entre les mains de Du Puisaye et de Filloux. Le peu de meubles et d’ornements dont on ne put tirer parti sur le champ fut entassé dans la chambre du gouverneur.

On dirigea sur Genève une foule d’objets. Les orfèvres y fondirent l’or et l’argent des vases sacrés, des croix, des reliques, et les lingots, pesés par ordre de l’écuyer, furent portés au duc d’Alençon. Des marchands gène vois achetèrent aussi pour plus de 300,000 francs de pierreries. Des chapes et autres ornements d’église furent livrés aux soldats pour les habiller. S’il y avait de l’argent ou de l’or aux vêtements sacerdotaux, les orfèvres les brûlaient, pour en recueillir les métaux précieux, et ces nouveaux lingots grossissaient les finances de l’écuyer et de Filloux, s’ils n’étaient pas frauduleusement soustraits par d’autres pillards.

Que dirai-je enfin ? tout ce qui avait quelque valeur, et surtout quelque valeur transportable et réalisable, rien n’échoppa à cette spoliation concertée et réglée. On évalua la perte causée à l’abbaye à plus de 2,000,000 de livres : somme énorme pour l’époque. Les papiers et les titres de l’abbaye prirent aussi pour la plupart la route de Genève ; et plusieurs années après, l’abbé, Claude de Guise, envoyait des serviteurs dans cette capitale calviniste, pour chercher à racheter les débris de cette immense dilapidation. On put retrouver quelques-uns des titres de l’abbaye.

Après les troubles, l’abbé de Cluny fit emprisonner Filloux et plusieurs de ses complices ; une enquête fut rédigée sur le pillage de Lourdon. Les accusés avouèrent tout et demandèrent miséricorde. Les procès-verbaux de ces aveux et les dépositions des témoins, entendus en 1610, nous ont fourni les détails que nous venons d’écrire. Ce fut pitié d’entendre l’ancien procureur fiscal invoquer la mort, gémir de son crime, et indiquer pièce par pièce la distribution que les complices s’étaient faite entre eux. La chapelle de l’abbé et son argenterie leur avaient surtout convenu : on avait eu le soin de ne pas fondre, et de ne point diriger vers Monsieur les croix d’or, les bassins d’argent, les calices en vermeil, les livres ornés de pierres précieuses, les coupes, les aiguières, et toutes les pièces de vaisselle : car on se préférait au trésor du frère du roi, qui d’ailleurs devait payer ses pourvoyeurs. Filloux désignait aussi les lieux voisins de Genève, Saint-Claude et autres petites villes, où les convois du pillage avaient porté les richesses de l’abbaye : et ce fut sur ces désignations mêmes qu’on put recouvrer ou racheter quelques-unes des propriétés mobilières du couvent, surtout les titres et papiers, et quelques objets ecclésiastiques peu précieux, dont plusieurs n’avaient pas même quitté les environs de Cluny, où les pillards les avaient enfouis.

Plus de quatorze mois, Lourdon resta au pouvoir de M. le duc d’Alençon et de ses adhérents. On ne put surprendre ou acheter Cluny, bien que des soldats et des gentilshommes, parmi lesquels un fils de Du Puisaye, cherchassent, par leurs présents, à séduire et à faire des traîtres. François de Valois remplit le château et le pays d’une multitude de reîtres et de gens de guerre, presque tous huguenots, qui tourmentaient la Bourgogne, et surtout le Mâconnais, le Forez, le Beaujolais et le Lyonnais. Ils faisaient des prisonniers pour les rançonner, ils accablaient les habitants de mille avanies, levaient publiquement des contributions, brûlaient la plupart des châteaux voisins et les maisons dépendantes de l’abbaye ; enfin ils avaient établi à Lourdon même, converti en prêche, l’exercice public de la religion réformée (44). Jusqu’après la nouvelle paix de 1576, la garnison de Lourdon ne voulut pas rendre la place, attendant les ordres formels de M. le duc d’Alençon, au nom duquel elle l’occupait. Enfin, un commandement exprès du roi remit Lourdon aux mains des religieux. Je le crois bien, les Guise régnaient, et le fils naturel du plus grand d’entre eux gouvernait l’abbaye.

(44) C’est de là qu’ils partirent un jour pour essayer de mettre à contribution l’abbaye de Saint-Philibert à Tournus. Le grand-prieur en écrivit à M  de Charny, gouverneur de la Bourgogne, qui, par une lettre datée de Pagny, le 1er mars 1576, lui défendit de leur envoyer ou livrer aucuns deniers, desquels il se servirait pour se fortifier de plus en plus dans sa retraite. Il vaut beaucoup mieux, ajoute-t-il, les réserver pour les employer à les chasser et à en nettoyer et purger le pays, comme j'espère faire, si nous avons la paix bientôt.

Ce que nous venons de raconter a porté à l’abbaye un coup mortel dont elle ne se relèvera pas. Jamais rien ne pourra réparer les pertes immenses qu’elle a faites. Qui lui rendra ses richesses dissipées, son trésor mis à nu ? qui repeuplera ses cloîtres déserts et ses cellules abandonnées ? Les temps de la ligue, de la ligue elle-même, ne furent pas aussi terribles au monastère. D’abord, il était devenu pauvre en choses qu’on pût prendre, et la cupidité n’était plus tentée de le ravager. Et puis Claude de Guise, qui le gouvernait depuis 1575, malgré les inimitiés qui l’assaillirent, et les pamphlets imprimés que nous avons encore, communiquait à son couvent quelque part de la haute puissance dont les princes de sa famille étaient alors investis.

Les états de Blois, où la royauté se trouvait enchaînée par l’effervescence catholique, eurent un article pour maintenir les droits d’élection de Cluny et les privilèges de l'abbé. Claude de Guise fit confirmer encore en 1585, par un arrêt du conseil d’état, les privilèges de la justice abbatiale, et déclarer de nouveau qu’elle ressortissait directement du parlement de Paris. Mais quand l’indépendance d’une justice autrefois souveraine, et déjà soumise par la puissance royale à l’autorité de son parlement, a besoin, même pour relever immédiatement de la haute cour parlementaire et ne point dépendre du simple bailliage de Mâcon, de solliciter un arrêt du grand conseil, on peut juger à la fois et de la décadence de l’abbaye, et des pas immenses que le pouvoir royal a faits, puisqu'il se place par là même, et dans son conseil privé, au-dessus de ce tribunal parlementaire, dont il s’est servi pour abaisser tout le reste autour de lui.

Claude de Guise dut naturellement irriter ceux que les opinions religieuses ou politiques et l’immense fortune de la maison de Lorraine importunaient. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait été attaqué de toutes parts, accusé de mille crimes invraisemblables, et chargé de plus d’assassinats, d’empoisonnements, d’adultères, de concussions, que le plus méchant homme n’en a jamais commis. Sa mémoire ne put demeurer intacte au milieu des temps orageux qu’il traversa ; mais si ce n’était plus l’âge de l'austérité antique, s’il s’abandonna trop peut-être à la vie brillante et relâchée des princes de sa maison, toujours est-il que rien n’est resté prouvé de tous les graves reproches que les partis et leurs passions dirigèrent contre lui.

Il voulut sans doute fortifier, en des conjonctures équivoques et périlleuses, les liens de l’obéissance que lui avaient jurée les habitants de Cluny, en leur cédant, par une transaction généreuse, des droits étendus dans les forêts voisines, antique domaine de l’abbaye. Cette cession ne sera pas un jour sans importance pour la fortune patrimoniale de la ville de Cluny.

Il est inutile, au reste, d’ajouter que sous le règne de l’abbé Claude de Guise, le monastère et les habitants prêtèrent serment, en 1589, à la ligue triomphante.

Pendant que la ligue régnait à Paris, et que le duc de Mayenne, assez embarrassé au milieu des Seize et des fougues populaires, et n’osant poser la couronne sur sa tête, laissait proposer aux États du royaume par l’ambassadeur espagnol d’accepter pour reine une fille de Philippe II, l’armée du roi de Navarre, déjà victorieuse en plusieurs combats, ne restait pas immobile. Henri IV avait bien des partisans en Bourgogne, et plusieurs châteaux du Mâconnais étaient occupés par ses garnisons.

Quelques détachements de ces garnisons essayèrent, le 24 juin 1593, de surprendre le château de Lourdon. Ils vinrent à petit bruit, vers minuit, et réussirent sans peine à s’emparer de la première cour, et même de la seconde cour et du pont-levis. Comme ils voulaient pénétrer plus avant, un valet de table donna l’alerte, le château s’éveilla, chacun courut à son poste, et les assaillants ne purent enfoncer les écuries et le jeu de paume, qui étaient gardés. L’abbé de Guise en personne commandait la défense, et faisait de bonnes salves de son canon et de force mousquetades. Le lendemain, les bourgeois de Cluny, avertis par le bruit du canon, arrivèrent sans tarder, au nombre de cent vingt arquebusiers, conduits par un enfant de Cluny, Claude Ducret, qui en conserva le nom de Capitaine-Baron. Cette petite troupe fit subir, du côté du jeu de paume, un rude siège aux assiégeants eux-mêmes, qui étaient toujours maîtres des deux cours et de quelques ouvrages intérieurs. Claude de Guise parvint à faire entrer près de lui et dans le donjon une partie des Clunisois, et leurs efforts redoublés et réunis finirent par forcer les partisans du roi de Navarre de fuir et de s’échapper en désordre par une fenêtre où ils avaient fait jouer des pétards. Ils se sauvèrent si précipitamment et pêle-mêle, qu’ils laissèrent des cuirasses, des épées, des pistolets, des chapeaux, sans compter les morts et les blessés qui demeurèrent sur la place. On remarqua sur un des pistolets abandonnés les armes du sieur de La Guiche, enfant d’une des premières familles du Charolais. Les Clunisois ne perdirent que deux hommes. La relation prétend qu’ils eurent du courage plus que des Césars. Les enfants de dix, douze et quinze ans combattaient avec les autres. Ils donnaient des pierres aux leurs et en faisaient une provision dans leurs mains et dans leur sein, pour s’en servir eux-mêmes contre les soldats du Navarrais, tant l’esprit de la ligue électrisait ces jeunes têtes ! Henri IV se souvint de Cluny.

En 1595, au mois d’avril, l’armée du roi de Navarre, sous les ordres du maréchal de Biron, passa devant Cluny. Cette fois on ne pouvait lui résister ; car elle était forte de quatorze mille hommes, et avait du canon. La plus grande partie se composait d’arquebusiers français ou suisses, mais principalement de Gascons, Poitevins, Bretons et Normands ; le reste était de la noblesse. Autour de Cluny, il y eut bien quelque mal, et toute cette troupe, qui demeura là pendant trois semaines, n’y put rester sans commettre bien du dégât, sans tourmenter les gens de la campagne, sans épouvanter les femmes et les enfants, et se livrer à quelques confiscations de bétail, à quelques outrages envers les femmes et les filles, à quelques incendies et à quelques pillages. Mais enfin ce n’était plus une armée ennemie, c’était l’armée de Henri IV reconnu roi, entré à Paris, et qui allait vaincre à Fontaine-Française. Personne n’osait sortir de la ville et des châteaux-forts : la ville avait offert deux mille cinq cents écus, pour que les troupes ne logeassent pas à Cluny, et les soldats n’y entraient que pour faire leurs provisions. Pourtant les habitants se plaignaient beaucoup : Claude de Guise les avait rendus ligueurs, et l’armée du roi de France leur semblait une armée de barbares qu’ils accusaient avec clameurs des plus grandes atrocités.

À la fin des troubles, Henri IV garda quelque rancune à l’abbé de Guise, et cette disgrâce était bien un peu méritée, puisque Claude de Guise avait dirigé lui-même le canon de sa forteresse sur les soldats du roi. C’était plus encore que d’être ligueur au fond de l’âme, et parent de la maison de Lorraine, si hostile à la royauté navarraise. Un arrêt du grand-conseil destitua sans façon l’abbé de Cluny, pour cause de rébellion, pendant plusieurs années. Mais enfin Henri avait pardonné sincèrement même au duc de Mayenne. Il avait à ménager encore la sourde opposition catholique. Il rendit donc ses bonnes grâces à Claude avec son abbaye. L’abbé tint en 1600 un chapitre général au château de Lourdon, qu’il fit réparer avec soin ; des statuts nouveaux y furent proposés, que le parlement de Paris enregistra, et que le roi voulut bien sanctionner en 1601, par des lettres patentes qui confirmaient les privilèges du monastère. Quelques années plus tard, en 1605, Henri IV donna de nouvelles lettres qui dispensaient l’abbaye de produire en justice, dans ses contestations territoriales, ses titres originaux de propriété, parce qu’ils avaient été détruits dans les guerres religieuses : le roi ordonnait aussi que foi fût ajoutée aux simples copies.

Enfin l’abbé de Guise, qui vécut et gouverna dans un temps si agité, passa tranquilles les dernières années de sa vie ; il augmenta le palais abbatial, fit disparaître autant que possible les traces des révolutions et des malheurs des guerres, et mourut après Henri IV, en 1612, laissant le trône abbatial, trône un peu chancelant et ruiné, à Louis de Lorraine, cardinal de Guise, archevêque de Reims, son coadjuteur. Ainsi le crédit des Lorrains n’était pas tout à fait mort avec la ligue, et Paul V et le grand-conseil s’empressèrent de reconnaître le nouvel abbé.

On avait dressé en 1610, au nom de Louis XIII enfant, comme on dressa en 1643, au nom d’un Louis XIV de cinq ans, des lettres patentes confirmatives des anciens droits du monastère de Cluny. En 1661, en 1666 même, Louis XIV, devenu le grand roi, donnera encore ses lettres royales sur les privilèges de l’abbaye.

Mais la réforme et les guerres de la réforme avaient achevé de détruire moralement les existences monastiques, et surtout l’abbaye de Cluny. Des haines religieuses, des croyances nouvelles, détruisaient par leur base ces grands monuments catholiques. Autrefois on médisait des moines, de leurs mœurs, de leurs richesses : c’est l’éternelle satire des écrivains du moyen âge ; mais on ne les voulait pas renverser ; même en les attaquant, on respectait encore leur institution : car on avait les mêmes idées religieuses qu’eux. Aujourd’hui, le doute a ébranlé le sanctuaire, le christianisme s’est divisé, non plus dans un pape, dans un schisme d’homme, mais dans un schisme de doctrines. Il y a une plaie profonde au cœur de la société religieuse et catholique, et cette plaie ne pourra que s’agrandir dans les siècles suivants. Le catholicisme, qui a civilisé et gouverné l’Europe depuis tant de siècles, se retire et descend d’une manière décisive devant le pouvoir civil, et les esprits ne tarderont pas à suivre l’invincible pente du pouvoir temporel. La vie monastique, qui n’est elle-même que l’exaltation exclusive de la pensée religieuse, ne peut être florissante qu’aux temps de ferveur chrétienne. Hors de là, il peut y avoir encore des monastères debout, des moines vivant, mangeant, psalmodiant dans leurs propriétés et dans leurs églises ; il n’y a plus de vraie religion monastique.

Aussi, qu’est devenu l’ordre de Cluny ? Et je ne parle pas de ses trésors perdus, de ses richesses dissipées : ce sont des choses qui se remplacent. Mais qui lui rendra ses couvents répandus jadis dans tout l’univers catholique ? Il a déjà perdu à jamais les monastères orientaux, après les croisades. Qui lui rendra ses monastères de Suisse, d’Allemagne, d’Ecosse, d’Angleterre ? Ces états sont devenus protestants, et presque tous les monastères y ont été emportés par le torrent des idées nouvelles. En France, en Italie, en Espagne, dans les pays mêmes où la réforme n’a point pénétré, ou n’a triomphé qu’accidentellement, la crise sociale du seizième siècle a été si forte, que l’Europe s’est pour ainsi dire recomposée ; les états se sont comme concentrés et retirés en eux-mêmes. Au lieu qu’auparavant l’Europe ressemblait à une vaste association catholique dont le sommet était à Rome, de grandes et décisives souverainetés isolées ont surgi, qui, jalouses de leur pouvoir national, n’ont plus aimé à marcher avec confiance sous la bannière commune du catholicisme. Chaque royaume, même en restant catholique, s’est fait comme sa religion à part, complétant, exagérant peut-être le mouvement naturel qui déjà portait les gouvernements temporels à s’affranchir de la tutelle ecclésiastique. La religion éclaire encore, instruit, enseigne, mais elle ne gouverne plus la terre ; chaque royaume a son code tout fait de précautions, de prévoyances contre la suprématie catholique. Les rois les plus orthodoxes ne laissent plus à la papauté le soin de remplir les sièges épiscopaux, et à vrai dire, malgré l’institution pontificale, c’est de la main du pouvoir civil que l’épiscopat tient son bâton pastoral. La cour de Rome n’a plus de relations directes avec les populations catholiques ; le trésor pontifical ne s’y recrute presque plus ; c’est par la permission, et en quelque sorte par la voix des gouvernements temporels, que la parole pontificale arrive aux populations chrétiennes. Grand et immense changement, qui n’est point particulier à la France, et qui se remarque dans toutes les législations européennes, même chez le roi très catholique ! Pourrait-il se faire, après cela, qu’un simple moine, un chef de monastère, eût le droit qu’il avait autrefois de parcourir, de visiter, de régler souverainement les maisons, les populations religieuses appartenant à vingt souverainetés différentes, de leur imposer des lois, des règles, de leur demander de l’argent, de disposer de leurs propriétés territoriales, de les convoquer â des chapitres généraux, vers un centre commun et reconnu de tous, de former enfin une société monastique distincte, libre, indépendante dans ses mœurs, dans ses lois, dans ses biens, au milieu de toutes les autres sociétés politiques ? Comment cela serait-il encore possible, quand le chef du monastère principal n’est plus libre dans son pays même, lorsque, après avoir d’abord limité son pouvoir par les chapitres, les souverains pontifes et les rois se sont emparés de l’élection, et l’ont réduit à l’étroite dépendance d’une condition privée, ne regardant presque plus une abbaye que comme un objet de trafic et d’ambition terrestre ? Il est même remarquable que la dissolution de l’ordre de Cluny, entendue dans toute la généralité de l’expression, n’avait pas attendu, pour se manifester, la crise de la réforme. Les jalousies nationales suffisaient. C’est ainsi, par exemple, que les monastères bénédictins du comté de Bourgogne furent soustraits à l’obéissance de Cluny, lorsque la Franche-Comté passa à la couronne d’Espagne.

Que cet exemple suffise, et qu’on ne s’étonne pas de la destinée de Cluny. Il y a longtemps que l’abbaye du Mont-Cassin elle-même, cette métropole antique de toutes les congrégations bénédictines, cette favorite de Charlemagne et des papes, avait subi toutes les vicissitudes les plus étranges de la décrépitude et de l’élévation. Placée en Italie, au milieu des irruptions des Lombards, des Sarrasins, des princes normands ; mêlée à toutes les querelles dévastatrices des seigneurs féodaux de l’Italie du moyen âge, dévorée de schismes intérieurs, compromise dans tous les schismes des papes, dans toutes les guerres dont la péninsule italique fut le théâtre, elle a parcouru rapidement tous les degrés possibles de l’abaissement, et de la fortune. Elle fut ruinée plusieurs fois de fond en comble, dépeuplée et inhabitée ; elle devint un simple évêché, puis redevint une abbaye en commande, et finit, dès le commencement du XVIe siècle, par perdre son nom, qui alla s’absorber dans celui d’une congrégation récente et vulgaire. Et pourtant cet abbé du Mont-Cassin, devant lequel saint Odilon n’osait s'asseoir et porter les insignes abbatiaux, s’intitulait fastueusement, dit-on, patriarche de la religion sacrée, abbé du sacré monastère du Mont-Cassin, duc et prince de tous les abbés et religieux, vice-chancelier du saint-empire, chancelier des royaumes de l’une et l’autre Sicile, de Jérusalem, de Hongrie, comte et recteur de la Campanie, de la terre de Labour et de la province maritime, vice-empereur et prince de la paix !

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME. Mazarin et Richelieu s’emparent successivement de l’abbaye. — Destruction du château de Lourdon. — Essais de réforme, et scission de l’ordre de Cluny. — Le prince de Conti — Le cardinal de Bouillon. — La maison de la Rochefoucauld. — L’insurrection des paysans menace l’abbaye. — Destruction des monastères.

Les guerres civiles n’étaient pas faites pour ranimer le zèle et la foi monastiques. Depuis que les vertus et les talents des abbés réguliers ne gouvernaient plus avec liberté l’ordre de Cluny, la fréquence et la régularité des chapitres généraux étaient le seul remède possible à une dissolution générale ; et la calamité des temps ne les avait guère rendus faciles.

Sous Louis de Lorraine, qui ne fit guère parler de lui, il se trouva un homme qui gouvernait réellement l’abbaye, et dont l’esprit actif nourrissait l’espérance de rendre à l’Ordre son antique pureté. Jacques de Vény d’Arbouse était grand-prieur de Cluny ; il avait déjà été définiteur au chapitre général de 1600 ; il avait composé et fait recevoir, en 1621, des statuts de réforme, pour lesquels il avait pris les conseils du supérieur de la congrégation de Saint-Maur, du prieur des chartreux et d’un docteur de Sorbonne. Mais le saint homme ne savait pas que, dans un corps usé, les réformes sévères n’ont souvent d’autres résultats que de faire mourir plus vite. En vain Louis de Lorraine, le chapitre général, des lettres patentes royales même, admirent-ils la règle nouvelle, ou plutôt cette restauration des vieilles pratiques ; plus d’une résistance annonça au réformateur combien son œuvre serait précaire. En vain Jacques de Vény fut-il élu lui-même abbé de Cluny, avec l’agrément du pouvoir, en 1622, et profita-t-il de son autorité nouvelle pour faire consacrer encore une fois ce qu’on appela l’étroite observance de Cluny ; la main d’un vieillard, et d’un vieillard dépourvu d’une grande puissance politique, était trop faible pour mener à bout une telle entreprise.

Ce dut être du moins une consolation pour l’abbaye chancelante, de tomber sous d’illustres coups qui abattirent bien d’autres existences. Le cardinal de Richelieu, qui gouverna la France et la royauté, qui écrasa la noblesse et toutes les vieilles institutions du pays, voulut bien s’emparer aussi de l’abbaye de Cluny, et se fit nommer, en 1627, coadjuteur de Jacques d’Arbouse : et, deux ans plus tard, il avait accepté la démission du titulaire, qui lui cédait tous les revenus de l’abbaye, moyennant une pension de 5,000 livres. C’était donc aussi pour Richelieu une affaire d’argent bien plus que de puissance : car il était déjà gorgé de pouvoir et d’abbayes. Urbain VIII agréa Richelieu, auquel il ne voulut point cependant livrer Cîteaux, dont les religieux s’étaient réfugiés aussi dans la main du grand cardinal.

Il y eut pitié alors d’entendre les moines de Cluny se plaindre à Richelieu, par ordre sans doute du premier ministre lui-même, de manquer de tout ce qui est nécessaire à la vie spirituelle et temporelle. À les croire, leurs bâtiments étaient délabrés, leur église négligée, le service divin interrompu, les chapitres abolis, les vêtements sacerdotaux en pièces, l’habillement et la nourriture des moines eux-mêmes négligés et compromis, la règle oubliée, chaque frère livré à ses caprices et aux fantaisies de son esprit, la vertu proscrite et méconnue, le vice triomphant et honoré, les places vendues aux indignes. À ce tableau, vrai ou chargé, Richelieu répondit d’abord en exigeant l’abdication de Jacques d’Arbouse et en confisquant l’abbaye. Il eut bientôt mis ordre aux affaires d’un couvent de bénédictins ; cela lui était plus facile que d’abaisser la maison d’Autriche ou de prendre la Rochelle. Il fit venir à Cluny douze religieux de la congrégation de Saint-Vannes, et leur livra le monastère bourguignon. L’étroite observance triomphait ; les anciens ne devaient exercer aucune juridiction sur elle ; ils n’avaient plus qu’à s’éteindre : aucun religieux nouveau ne pouvait faire de profession de foi que sous la réforme, et dans les monastères de la réforme ; et Cluny était réformé. Et comme il était d’usage que la volonté de Richelieu fût signée par Louis XIII, des lettres patentes royales et un arrêt du grand-conseil ratifièrent, en 1631 et 1633, ce qu’avait résolu le cardinal. Il poussa même l’omnipotence jusqu’à faire déclarer que toutes les affaires de l’abbaye de Cluny, et même les conflits du monastère avec la municipalité clunisoise, seraient de plein droit évoqués au grand-conseil. Oh ! que nous sommes loin des temps de Guillaume d’Aquitaine !

Aux jours de Richelieu, se place aussi, un triste et dernier épisode, et comme l’abolition du dernier souvenir d’indépendance de l’abbaye. En 1632, le conseil du roi décida que tous les châteaux-forts qui n’appartenaient point à l’état seraient démantelés, et le château de Lourdon fut compris dans les démolitions ordonnées. On avait fait demander la ruine de Lourdon par les États de Bourgogne, qu’on chargea de l’exécution. Et alors on vit, le 23 juin 1632, un simple délégué de l’intendant de Bourgogne arriver à Cluny, où on avait réuni quelques soldats, aux frais de la ville, et tout à coup prendre avec les troupes préparées la possession du château, sur un écrit équivoque et secret, qui ne mentionnait pas même le nom de l’exécuteur, et sans qu’on se fût seulement occupé de faire aucune espèce d’inventaire ni des meubles, ni des munitions, ni des titres et chartes renfermés dans le château. Le monastère avait été mis violemment hors de sa citadelle ; et l’on pouvait dire qu'avec la forteresse qui avait défendu l’abbaye, au moyen âge, et dans de mauvais jours, était aussi tombé comme son palladium. Tout était mort ensemble. Le château fut immédiatement démoli : il n’en resta plus que d’informes et gigantesques ruines, qui couvrent de débris énormes et bouleversés toute l’étendue d’une petite montagne. Une petite tour, marquée encore des armes de Guise et de la croix de Lorraine, subsiste seule à côté des nombreuses et hautes piles d’un ancien jeu de paume, qui, aperçues au loin, de tout le voisinage, présentent encore aux artistes l’aspect le plus imposant et le plus pittoresque. Ainsi, l’indépendance de l’abbaye de Cluny était définitivement vaincue ; mais l’abbé avait dès longtemps l’honneur de siéger aux États de Bourgogne, immédiatement après les évêques : et cette illusoire prérogative ressemblait fort au droit de prendre place au parlement de Paris, droit honorifique avec lequel on avait fardé et consolé la chute de l’indépendance judiciaire abbatiale.

Ce n’est pas tout. Richelieu, terrible en esprit d’unité, s’ennuya de voir l’ordre de Cluny divisé en deux portions, les anciens et l’étroite observance. Il imagina d’unir la congrégation de Cluny avec la congrégation de Saint-Maur, sous le nom commun de congrégation de Saint-Benoît. Il obtint, ou plutôt il commanda le consentement des parties intéressées ; et l’on vit en réalité l’abbaye de Cluny absorbée dans Saint Maur, tandis que le rusé cardinal se réservait, pendant sa vie, de gouverner par ses vicaires et de disposer des bénéfices. Cette volonté nouvelle du maître fut enregistrée, en 1636, parle grand-conseil. Après la mort du cardinal, les chapitres généraux devaient élire un abbé régulier, et conserver à peu près toute la puissance.

Mais une fois Richelieu enseveli, son ouvrage ne dura guère. Les religieux de la congrégation de Saint-Benoît élurent pour abbé un moine de la congrégation de Saint-Maur, dom Germain Espiard. De leur côté, les non réformés se réveillèrent, et postulèrent le prince de Conti, ce nouveau favori de cour, qui eut encore les abbayes de Saint-Denis, de Saint-Seine, de Saint-Germain-d’Auxerre, et je ne sais quels autres bénéfices.

La fronde arrivait, et le crédit de la maison de Condé était revenu. Le conseil d’état, en 1644, décida que l’élection du prince était seule légitime et canonique ; Urbain VIII fut du même avis, et la congrégation de Cluny fut séparée de celle de Saint-Maur, comme si Richelieu ne les eût jamais unies par un concordat, comme si l’autorité royale et le grand-conseil ne fussent jamais intervenus pour consolider cette innovation, Germain Espiard fut éconduit. On revient alors au régime compliqué de l’ancienne et de l’étroite observance, entre lesquelles se partagent le chapitre général et toutes les fonctions de l’ordre. Les réformés et les non réformés délibèrent à part, se gouvernent à part, élisent leurs définiteurs, leurs visiteurs à part : c’est une armée divisée en deux camps, sous des chefs divers, mais sous le commandement général et apparent du même abbé. Que d’éléments de discorde dans cette complication de régime !

Dans une des réactions de la Fronde, le prince de Conti tombe en disgrâce avec le prince de Condé ; il est privé de ses bénéfices, et Cluny reste sans abbé. Les moines postulent le duc d’Enghien, le grand-conseil le rejette. Enfin, les choses s’apaisent, le prince de Conti est rétabli : mais comme on n’avait guère consulté sa vocation religieuse pour l’affubler de tant d’honneurs ecclésiastiques, et que ses inclinations et sa vie n’étaient rien moins que cléricales, il jette sa robe d’abbé et se précipite sans déguisement dans le siècle, en 1654.

Je ne connais rien qui peigne plus au vif le misérable état de la distribution des faveurs ecclésiastiques à cette époque, qu’un traité passé, en 1646, entre les religieux de Cluny et Henri de Bourbon, prince de Condé, père du prince de Conti, au nom de son fils dont il se qualifie le légitime administrateur. Il faut voir avec quelles précautions le tuteur d’un abbé mineur, aux mains de qui est descendu l’ordre de Cluny, stipule en faveur de son enfant contre de pauvres religieux ! Il faut voir comme on dispute aux moines leurs pitances, leurs champs, leurs logis, leurs dîmes ; il faut voir comme on leur fait leur part, et leur mesquine part ; et combien ces forêts magnifiques, ces prés, ces étangs, ces vignes, ces immenses territoires, dont la piété des siècles passés se plaisait à doter les corporations monastiques, sont devenus la pâture complète des princes et des élus de la fortune ou de la faveur. !

Des mains d’un jeune fou, l’abbaye de Cluny tomba dans celles de Mazarin, comme auparavant elle avait été saisie par Richelieu. Il semble que les deux hommes qui ont le plus contribué à rendre la royauté absolue en France, dussent aussi s’enrichir des dépouilles opimes de la grande abbaye de Cluny.

Le rusé Italien, chargé de bénéfices plus nombreux et plus opulents encore que Richelieu lui-même, ne s’arrangea point de la liberté que prenaient les réformés de nommer dans les chapitres généraux leurs supérieurs particuliers. Mazarin cassa tout, emprisonna les récalcitrants, et se fit autoriser, par le pape Alexandre VII, les lettres royales et le grand-conseil, à annuler les statuts de la réforme, comme contraires aux anciennes coutumes de l’Ordre. Puis il revint sur ses pas, et voulut imiter Richelieu. Il unit une seconde fois Cluny à la congrégation de Saint-Vannes, mais en lui laissant son nom bourguignon. Mais ce ne fut qu’une vaine forme. Car les chapitres généraux s’exilèrent de Cluny, et se firent désormais dans les anciens monastères de Saint-Vannes ; et l’assemblée, composée en majorité des partisans de la congrégation lorraine, excluait toujours des emplois les moines de Bourgogne. Aussi, dès que Mazarin eut disparu, et ne fut plus là pour défendre son œuvre, des réclamations énergiques s’élevèrent de toutes parts. On y répondit d’abord, en 1661, par des lettres de cachet obtenues par le crédit des religieux de Saint-Vannes. Mais enfin d’autres influences prévalurent, et, la même année, le conseil d’État sépara la congrégation de Cluny de celle de Saint-Vannes.

La cour de France avait fait donner l’abbaye de Cluny, en présence d’un commissaire royal, à son ambassadeur auprès du Saint-Siège, le cardinal Renaud d’Este. Le pape fit d’abord des objections, puis il se rendit. Dès lors on vit prévaloir les religieux de l’étroite observance, dont les statuts de réforme furent approuvés par le pape Alexandre VII et par le légat de Clément IX. Renaud d’Este confie les affaires à un conseil des sénieurs ; les réformés, autorisés par les papes, tiennent des assemblées générales dont murmure l’ancienne observance, et vont même jusqu’à élire, en 1672, Henri Bertrand de Beuvron, en remplacement du cardinal d’Este, qui venait de mourir.

Ce n’était plus le compte du roi. Deux arrêts du conseil d’État cassent cette élection, et défendent aux réformés de tenir leurs assemblées. Pendant onze années, l’abbaye reste vacante, et des lettres royales nomment Paul Pélisson, maître des requêtes, administrateur général de l’ordre de Cluny, au temporel. On n’avait guère souci du spirituel, dès lors abandonné aux officiers de l’abbaye, qui, sous le nom de Conseil de la voûte, avaient coutume de gouverner, dans les cas de vacance ou d’absence de l’abbé.

Dans l'intérim, sur les ordres du roi, il se tient au collège de Paris, en 1676, une réunion générale de tout l’Ordre, en présence de Pélisson, de l’archevêque de Paris et du confesseur de Louis XIV ; et l’on demeure d’accord que les deux observances resteront séparées, que, dans les chapitres généraux, huit définiteurs distincts seront nommés par les anciens, et sept par les nouveaux, lesquels définiteurs nommeront aussi leurs visiteurs particuliers, et que tout se régira à part de chaque côté.

Dans cette position, un arrêt du Conseil, du 5 mars 1683, nomme abbé de l’ordre de Cluny le cardinal de Bouillon, Emmanuel-Théodore de la Tour d’Auvergne, neveu de Turenne, et fils de ce duc de Bouillon, prince de Sedan, qui joue un grand rôle dans les querelles de la minorité de Louis XIV.

Sa mère, Eléonore de Berg, enfermée plusieurs fois dans la Bastille, pendant les troubles, avait déguisé en filles, pour les mieux cacher, ses quatre fils, du nombre desquels était Emmanuel. Mais le crédit de Turenne effaçait toutes les vieilles rancunes et tous les souvenirs de la Fronde. Le cardinal de Bouillon était jeune et spirituel, il avait soutenu avec un grand éclat des thèses de théologie, et d’ailleurs il était de bien grande maison, puisqu’on faisait remonter sa famille aux ducs d’Aquitaine et aux comtes d’Auvergne ; il comptait parmi ses ancêtres Godefroi de Bouillon, et quinze alliances royales avaient encore ajouté à tant d’illustration. Le jeune cardinal, qui allait être bientôt grand aumônier de France, imitait les pompeuses manières de la cour. À Rome, où il siégea plus d’une fois au conclave, il dépensait plus de 300,000 livres en trois mois. Il était escorté de vingt-quatre pages et de soixante valets de pied, qui marchaient le soir autour de sa chaise avec des flambeaux de cire blanche. On comptait vingt-huit carrosses à ses livrées ; et il avait l'habitude d’en envoyer deux à chaque Français de condition qui arrivait à Rome. Pour nourrir tant de faste, il avait obtenu, outre Cluny, les abbayes de Tournus, de Saint-Ouen à Rouen, de Saint-Martin de Pontoise, de Saint-Wal d’Arras, de Notre-Dame de Vigogne, etc. Mais au moment que le crédit de sa famille l’imposait à Cluny, les affaires religieuses de la France n’allaient pas au gré du souverain pontife. C’était le temps de la fameuse déclaration de 1682. À défaut de bulle papale, un arrêt du Conseil investit Emmanuel de Bouillon ; et ce ne fut qu’en 1690 qu'il obtint l’agrément pontifical. Il fut évêque d’Ostie, doyen du sacré collège : il contribua puissamment à l’élection de Clément X, Innocent XI, Alexandre VIII, Innocent XII et Clément XI, et finit par mourir dans la disgrâce, en 1715, privé de tous ses bénéfices, pour avoir préféré son ambition à l’obéissance que Louis XIV exigeait de lui, pour avoir penché et peut-être agi en faveur de Fénelon, dans la querelle de Bossuet et de l’archevêque de Cambray, et pour s’être flatté d’arriver à la tiare en s’accommodant avec le prince Eugène et les ennemis du roi.

Des goûts d’artiste et ses grandes richesses inspirèrent au cardinal de Bouillon la pensée d’élever à Cluny un monument funéraire, et comme une sépulture patrimoniale, à sa noble famille. Il s’entoura des plus habiles sculpteurs, et prépara un mausolée splendide auquel il avait consacré une chapelle particulière, ornée tout entière, dans le style corinthien, des marbres noirs, rouges et blancs les plus beaux. À l'entrée de la chapelle funéraire s’élevaient d’abord, de chaque côté, adossées à une magnifique colonne, deux statues de hauteur naturelle : la première, vêtue d’une cotte d’armes et couverte d’un manteau, portait dans la main droite une couronne d’épines, à la main gauche le sabre antique des croisés, et représentait le glorieux ancêtre de la maison de Bouillon, Godefroi de Bouillon, roi de Jérusalem. Sur le piédestal se lisait cette inscription : Godofredus Bullionis, comes Boloniœ, rex Hierosolemitanus. La seconde statue, vêtue à peu près de même, avait la main gauche ouverte appuyée sur la poitrine ; la main droite baissée tenait un papier à demi déployé : ce papier à demi ouvert figurait symboliquement la charte de fondation, et le piédestal nommait le fondateur du monastère : Guilliemus pius, comes Arverniœ, dux Aquitaniœ, Cluniaci fundator.

Les colonnes étaient surmontées d’un élégant attique au-dessus duquel devaient être assises les figures en marbre blanc de la Religion et de la Force ; l’une, la main gauche appuyée sur ses genoux, la main droite élevée et tenant un cœur enflammé, le coude appuyé sur un pélican ; l’autre, une épée nue à la main droite, une Pallas à la main gauche, le coude appuyé sur un lion. Des écussons, des cartouches, des palmes, des lauriers, des couronnes de feuilles d’ache, des anges, une tour symbolique, décoraient avec variété toute la face du monument.

Au milieu de la chapelle, sur un magnifique piédestal, décoré d’un bas-relief qui exprimait une bataille, l’artiste disposait une urne magnifique : au-dessus de l’urne, une tour crénelée, chargée de trois trophées d’armes en bas-relief, faisait allusion au nom de la Tour d’Auvergne. Un ange, un pied encore engagé dans les créneaux, semblait s'envoler au ciel, emportant un cœur dans sa main droite. La tour symbolique portait cette légende biblique : mille clypei pendent ex ea.

Au-dessous de l’urne, en face de la tour crénelée, se plaçaient deux belles statues de marbre blanc. La première, assise sur un carreau, la tête nue, vêtue d’une longue robe, et portant un manteau ouvert, fourré d’hermine ; c’est Eléonore de Berg : elle parait indiquer de la main droite une page écrite d’un livre soutenu par un ange, et ses yeux s’attachent avec tendresse sur une autre figure qui lui fait face ; celle-ci est un homme, couvert de son armure, assis sur un trophée d’armes, l’œil tourné vers la légende qu’on lui présente, la main gauche ouverte sur sa poitrine, de la droite tenant un bâton de général d’armée appuyé sur un casque ; c’est Frédéric Maurice de la Tour d'Auvergne. L’action symbolique exprimée par le monument fait allusion sans doute à la conversion du duc de Bouillon par les prières d’Eléonore.

Ce monument remarquable, digne des meilleurs temps de la sculpture, ne fut jamais achevé. Les marbres travaillés étaient déjà expédiés de Rome, lorsqu’arriva la disgrâce du cardinal. Louis XIV envoya à Cluny le sénéchal de Lyon, M. de Sève, pour saisir les caisses qui renfermaient les marbres. D’autres marbres restèrent à Turin.

Pendant plus de soixante ans, les scellés royaux demeurèrent intacts, et personne n’osait les violer. Enfin la curiosité l’emporte, les caisses sont ouvertes, et l’on en tire avec admiration la plupart des pièces destinées à la composition du monument. Les principales figures furent déposées dans la sacristie de l’abbaye jusqu’au moment de la révolution française. On croyait vulgairement que c’était le tombeau du maréchal de Turenne, parce que le duc de Bouillon, lieutenant-général de cavalerie française, est représenté tenant un bâton de commandement que l’on prenait pour un bâton de maréchal. Les connaisseurs ne s’y sont point trompés. Il n’y eut à Cluny que le cœur du maréchal de Turenne, renfermé précieusement dans une boîte de vermeil. En 1793, les ravageurs volèrent la boîte de vermeil, et laissèrent la seconde boîte de plomb qui contenait immédiatement le cœur du grand homme. La boîte de plomb, religieusement conservée par la ville de Cluny, lui fut disputée, en 1818, par les descendants de la famille d’Auvergne ; et malgré des résistances administratives et les réclamations des députés de Saône-et-Loire, un comte de la Tour d’Auvergne-Lauragais, favorisé par le ministère, se fit adjuger le cœur de son ancêtre. Un procès-verbal d'authenticité fut dressé, et le cœur de Turenne voyagea on ne sait où, dans les messageries royales, comme un ballot de marchandises. Ç’avait été an dernier honneur pour l’abbaye mourante de recevoir la plus noble partie de l’illustre capitaine.

Une foule d’ornements accessoires qui devaient entrer dans la composition de la chapelle des Bouillons disparut aussi dans les dilapidations révolutionnaires. Des trophées d’armes en bronze doré, des griffons de bronze couronnés, les chapiteaux des colonnes, etc., furent mis en pièces. On n’a sauvé que les deux statues du duc et de la duchesse, le bas-relief du piédestal, et la figure de l’ange qui s’envolait de la tour crénelée emportant un cœur : on suppose que le cœur de Turenne devait être placé dans les mains de l’ange même. Un débris de la tour crénelée gît encore dans la chapelle Bourbon ; le reste a été disposé dans l’église de l’Hôtel-Dieu de Cluny, fondé par le cardinal de Bouillon.

Les mésintelligences n’étaient pas assoupies entre les deux grandes fractions de l’ordre de Cluny. Le cardinal de Bouillon prétendait avoir le droit de présider toutes les assemblées du chapitre général, même celles où l’étroite observance élisait ses propres supérieurs ; il contestait qu’on eût le droit d’élire en son absence, et de tenir des assemblées annuelles en dehors des chapitres généraux. Car ces chapitres étaient désormais triennaux. La discorde éclate après le chapitre de 1704. Le grand-Conseil maintient, en 1705, les droits assurés, en 1676, aux réformés. Le cardinal de Bouillon et ses adhérents appellent ; et il résulte de là une complication, non pas de réformes, mais de procédures, que les plus habiles praticiens auraient peine à débrouiller. La constitution religieuse de l’abbaye est tombée entre les mains des procureurs et des greffiers : destinée lamentable, qui fut commune à toutes les choses ecclésiastiques du royaume ! Les hommes de lois avaient tout vaincu. Le conseil d’État maintient l’arrêt du grand-Conseil. On essaye alors un nouveau chapitre général, en 1708. Mais la difficulté était grande, car il s’agissait de concilier les décrets pontificaux de Grégoire IX, Nicolas IV et Calixte III sur les chapitres généraux de Cluny, avec les usages nouveaux de la réforme. Or, les papes avaient ordonné que quinze définiteurs fussent nommés en chapitre général ; et c’étaient d’ordinaire les définiteurs du chapitre précédent qui nommaient eux-mêmes les définiteurs du chapitre présent : tandis que l’étroite observance avait coutume de nommer, dans une réunion à part, les sept définiteurs qui lui avaient été concédés. Ce n’est pas tout : depuis 1704, quelques-uns des définiteurs étant morts, comment procéder à leur remplacement ? Les uns voulaient que les quinze définiteurs nouveaux fussent élus dans le même chapitre ; mais on ne s’entendait pas sur la nomination en commun et préliminaire des scrutateurs. Les autres voulaient que les réformés nommassent séparément leurs scrutateurs et puis leurs définiteurs. Ceux-là proposaient, pour tout concilier, que les deux fractions fissent leur besogne, chacune de son côté, et que le résultat général fût proclamé dans une même assemblée ; ceux-ci, enfin, qu’on déclarât un sursis pur et simple, jusqu’à ce que le roi et le pape eussent bien voulu s’entendre sur la conciliation des décrets pontificaux et des arrêts royaux. Cet avis, qui était celui du cardinal de Bouillon, prévalut dans le plus grand nombre. Mais la majorité des réformés s’obstina, et nomma ses scrutateurs et ses sept définiteurs. L’abbé de Bouillon ne se contient plus alors ; il rend une ordonnance d’interdiction contre les sept définiteurs élus, défend de leur obéir, et les déclare incapables de faire aucuns règlements. Un des définiteurs cède. Les six autres insistent, et se réunissent pour la nomination des supérieurs de leur observance. Nouvelle et plus vive interdiction de la part de l’abbé, qui enjoint de continuer d’obéir aux anciens définiteurs du chapitre de 1704. Puis appel comme d’abus au grand-Conseil contre toutes ces élections. Les réformés n’en tiennent compte ; ils se présentent, pour leur diète annuelle, à la porte de l’abbaye. On leur en refuse l’entrée : ils se réfugient alors dans le palais abbatial, et y tiennent leur diète. Cependant le grand-Conseil, en recevant l’appel comme d’abus, avait ordonné que toutes choses resteraient provisoirement dans le même état. Les réformés s’adressèrent au roi, et déclinèrent la juridiction du grand-Conseil. Le roi, qui avait alors disgracié le cardinal, fit droit à la réclamation des réformés, et par un arrêté de son conseil d’État, il renvoya toute l’affaire au parlement de Paris.

Le parlement de Paris était fort empêché lui-même : car l’affaire n’était pas claire à juger. Il se tira d’embarras d’abord, comme le grand-Conseil, par un arrêt provisoire. Mais, le cardinal de Bouillon étant sorti du royaume en 1710, à l’insu du roi, les procédures cessèrent, Louis XIV maintint les prétentions de la réforme, et, en 1711, les élections séparées des deux observances se firent sans tumulte. La chose n’a plus changé depuis, et personne n’osa contredire le roi.

Jusqu’à la révolution, l’ordre de Cluny était présumé durer toujours sous la direction du même abbé, qui prenait le titre de chef supérieur et administrateur de tout l’ordre de Cluny. Tous les trois ans, il y avait à Cluny un chapitre général, où chaque monastère assistait par députation. Cluny était réformé. Il y avait deux salles ou définitoires séparés. L’abbé présidait les anciens, mais ne s’immisçait nullement dans le régime des réformés. Ceux-ci composaient une espèce de république aristocratique, dans laquelle les passions s’agitaient presque aussi violemment que dans nos gouvernements nouveaux. Leurs sept définiteurs se réunissaient pour élire leurs successeurs, et nommaient pour trois ans les prieurs de chaque maison et le supérieur général qui résidait à Paris, à Saint-Martin-des-Champs. Les prieurs ne pouvaient être continués au-delà de six années. Les définiteurs réglaient toutes les affaires générales des monastères réformés.

Le même schisme avait frappé les monastères du comté de Bourgogne. Dès que Louis XIV eut conquis la Franche-Comté, l’ordre de Cluny réclama ses monastères comtois : ils lui furent rendus, il est vrai ; mais ils eurent le droit de se gouverner tout à fait à part, et sous le régime des réformés.

Et voilà en quelles misérables contestations s’est changé ce noble et antique zèle de la maison de Dieu ! Et voilà comme un grand établissement monastique se meurt en chicanes, à peu près comme le bas-Empire qui finit en pointilleries théologiques !

La brouillerie du cardinal de Bouillon avec la cour n’empêcha pas que son neveu et coadjuteur, Henri Oswald de la Tour d’Auvergne, archevêque de Vienne, et pourvu de plusieurs autres abbayes, n’héritât encore des revenus de l’abbaye de Cluny. L’histoire monastique est finie, quand il ne s’agit que de savoir à qui la faveur d’un pouvoir civil absolu et corrompu donnera les riches bénéfices d’une abbaye, que le titulaire n’habitera pas, ne gouvernera pas lui-même. Aussi, jusqu’en 1747 que mourut Henri Oswald, ne fut-il question à Cluny que de comptes d’administration territoriale, de transactions sur les dîmes et autres droits : temps de torpeur pour les monastères comme pour le royaume, dont la monotonie n’était guère interrompue que par les ridicules discussions religieuses qui troublaient l’église, la cour et le parlement, le triomphe ou la chute d’une maîtresse royale, et la défaillance malheureuse de nos armes. Toutes les fois que quelque chose remuait à Cluny, que l’étroite observance s’élevait contre l’abbé, que l’abbé plaidait contre la ville, c’était le grand-Conseil qui jugeait tout, qui faisait tout : et l’on ne voit guère pourquoi au milieu de ces petites luttes intestines, qui ne cessèrent jamais entièrement entre les deux observances, on imagina encore, en 1718, de donner des lettres patentes royales qui assuraient à l’ordre de Cluny tous les privilèges déjà concédés, par les lettres patentes antérieures, au prince de Conti, à Mazarin, aux cardinaux d’Este et de Bouillon, et lui promettaient toujours, dans toutes ses contestations quelconques, les faveurs juridictionnelles du grand-Conseil. Amère dérision, quand il n’y a plus d’autre gouvernement des abbayes et des choses religieuses, que des arrêts de grand-Conseil et même de parlement, et qu’une décision du conseil d’État de 1744, peut déclarer, sans autre forme de procès, sous le règne de Louis XV, qui allait être le règne de madame de Pompadour, que la grande abbaye de saint Odon, de saint Odilon, de saint Hugues, de Pierre-le-Vénérable, l’abbaye qui avait régné dans le monde connu, sous la seule souveraineté de foi et d’honneur du pape et du roi de France, serait à l’avenir dans la dépendance de l’évêque de Mâcon !

Après la maison d’Auvergne, la maison de la Rochefoucauld, et celle-ci fut la dernière. D’abord, en 1747, le cardinal Frédéric-Jérôme de la Rochefoucauld, archevêque de Bourges, grand ami de Louis XV, déjà muni des lettres de coadjutorerie en 1738, prend possession de l’abbaye de Cluny, par ordre du roi. Il joua un rôle dans les débats de la bulle Unigenitus, et contribua à pacifier la guerre qui s’était élevée entre les jésuites et les molinistes. On le vit présider les assemblées du clergé de 1750 et 1755, et apaiser par sa modération les dissentiments de l’église gallicane. Les faveurs royales le nommaient commandeur de l’ordre du Saint-Esprit, grand-aumônier de France. L’abbaye de Cluny, comme on voit, tient peu de place dans sa vie. Cependant il y songea plus d’une fois ; il soutint les vieux droits de justice de l’abbé, lit des ordonnances et des articles réglementaires pour l’ordre de Cluny, et vint y présider les chapitres généraux de 1750, 1753 et 1756.

Enfin le monastère vient mourir (si l’on peut dire qu’il ne fût pas déjà mort) dans les mains de son dernier abbé, le cardinal Dominique de la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, primat de Normandie, qui succéda en 1757 à son oncle. C’est le même que l’on vit plus tard présider l’ordre du clergé à l’assemblée constituante, s’élever avec opiniâtreté contre le triomphe des idées révolutionnaires, fuir les menaces populaires, et mourir en émigration en Bavière, dans la ville de Munster, en 1800, plein de jours et de tristesse.

Les la Rochefoucauld étaient de fort grands seigneurs, qui avaient complètement oublié les manières de leur aïeul le frondeur. C’est le cardinal Dominique qui possédait, avant la révolution, la magnifique résidence de Gaillon, chef-d’œuvre de la renaissance, dont un débris orne aujourd’hui avec éclat la cour de l’école des Beaux-Arts de Paris. Ses soins et son temps n’appartenaient pas principalement à Cluny : si l’on excepte les procès fort graves qu’il soutint, ou qu’on soutint en son nom, contre les Clunisois, pour des droits seigneuriaux de halle et de nomination des officiers de la justice-mage, on ne voit pas qu’il se soit occupé beaucoup de l’abbaye bourguignonne, qu’il régissait comme une ferme par ses mandataires.

En ce temps-là, comme si un pressentiment moral eût été renfermé dans une ruine matérielle, les bâtiments des couvents bénédictins s’écroulaient dans toute l’Europe. Les vieux cloîtres de saint Benoît dataient, pour la plupart, de la même époque, et la même vétusté les menaçait presque tous à la fois. Ce fut donc une nécessité, pour ainsi dire simultanée, qui contraignit les puissances de l’ordre à reconstruire partout les habitations des moines. Vers 1750, on commença d’élever à Cluny les bâtiments modernes qui s’y voient encore, grands, vastes, mais sans caractère architectural, sans mérite artistique, et venus dans un siècle où l’on ne se souciait guère de créer des chefs-d’œuvre catholiques. Les nouvelles demeures, dont l’immense façade et les deux ailes regardent l’Orient, et s’étendaient en face du jardin, jusqu’au chevet de la vieille église, s’élevèrent sous la direction du prieur, dom Datose, homme vénérable et savant, qui, par dérogation aux règlements de la réforme, fut nommé Prieur à vie. Mais sa tristesse prophétique ne se faisait pas illusion. Je bâtis, disait-il mélancoliquement, mais cent ans ne se passeront pas avant que notre maison soit détruite.

Cependant, malgré les signes précurseurs de la tempête, les hommes et les institutions décrépites vivaient au jour le jour. La royauté, les parlements, les abbayes, la noblesse, le clergé, les assemblées provinciales, se hâtaient de jouir de la douceur de leurs derniers moments. Un esprit d’agitation et de résistance générale contrastait lugubrement avec les symptômes d’une grande décadence morale. On eût dit un moribond, tout à l’heure un cadavre, qui, frappé invinciblement d’un mal incurable, marchait et s’irritait encore sous la main de la fièvre. Les chapitres généraux n’avaient pas cessé à Cluny. C’était une époque de fête et de joie vive pour la petite ville. L’abbé venait y recueillir des hommages, et les populations voisines se préparaient longtemps d’avance à prendre leur part aux bals, aux festins, aux folles ivresses de la cérémonie triennale.

« J’étais à Cluny en 1788, m’écrit l’aimable et spirituel auteur de la Gastronomie (45), à l’époque du dernier chapitre qui s’y est tenu. Le Prieur de la Charité, mon oncle, s’était réuni à Paris aux chefs de l’ordre qui devaient accompagner le cardinal de la Rochefoucauld jusqu’à son abbaye. Mon oncle me proposa de le suivre : je n’eus garde de m’y refuser. Ce voyage fut charmant pour moi. Vous jugez si nous fûmes bien accueillis dans tous les monastères où nous passâmes à la suite du cardinal. Il fut reçu avec toutes les cérémonies usitées à la réception des princes, au son des cloches et de la mousqueterie. On lui apporta les clefs de la ville. Tous les environs de Cluny arrivèrent en foule de toutes parts. Il y eut bals, spectacles et réjouissances de toute espèce. Le cardinal tint table ouverte pendant quinze jours. Ce furent là les dernières pompes de l’heureuse petite ville. Peu de temps après, les Bénédictins furent chassés de leur monastère avec toutes sortes d’outrages ; plusieurs en moururent de misère et de chagrin. »

(45) M. Berchoux, qui a chanté si gaiement les réfectoires bénédictins en jolis vers que tout le monde sait par cœur.

Ainsi, dans une commune et folle joie, achevait de disparaître l’illustre abbaye de Cluny, comme le reste de la vieille France, sans qu’une nouvelle Cassandre vînt prédire, dans une nuit de fête, la chute d’Ilion. Mais que dis-je ? ce n’est pas l’illustre abbaye de Cluny qui va périr, c’est son squelette, son ombre. Le temps a déjà tout dévoré. Il faut des âges de ferveur religieuse pour animer, pour créer, pour maintenir les établissements monastiques ; et depuis longtemps, l’ère du doute, du plaisir, de la mollesse d’âme, est arrivée pour nous. Ce ne sont plus les maigres et pâles figures de moines austères, errant dans leurs cloîtres, passant leur vie à servir les pauvres et Dieu, à chanter jour et nuit les louanges du Seigneur, agenouillés au pied des autels ; ce ne sont plus de saintes âmes purifiées par les macérations corporelles, élevées par des méditations contemplatives, ne connaissant rien des bruits et des dérèglements du monde, et servant de modèles exaltés de la piété chrétienne, et comme d’arche d’alliance entre la terre et le ciel. Hélas ! tant de vertu s’est assoupie, et le pouvoir religieux et civil a bien aide le temps. Cette abbaye de Cluny, qui, malgré les fléaux, les guerres, les pestes, comptait encore plus de cent frères, après les fureurs de la Réforme et de la Ligue, aujourd'hui n’en a pas plus de trente : en sorte que les langueurs du XVIIe et du XVIIIe siècle lui ont fait plus de mal que les dévastations et les dépopulations de la guerre civile et religieuse. On ne doit pas s’en étonner. Tant qu’il y a encore des passions et des combats, la mort n’est pas venue ; la mort arrive avec l’insouciance et le mépris de toutes choses. Le monastère bourguignon, ce chef de la religion bénédictine, était-il autre chose qu’un tronc sec et dépouillé lorsque la main des révolutions est venue le secouer et l’abattre ? Quand même la révolution repentante lui eût dit de se relever, il ne l’aurait pu. N’avait-il pas été souffleté et dépouillé pendant des siècles ? Le pouvoir ne lui avait-il pas successivement tout ravi, ses libres élections, ses abbés réguliers, l’autorité suprême de ses abbés électifs, sa souveraineté territoriale, son droit de justice, son droit de battre monnaie, ses privilèges ecclésiastiques, ses monastères, sa règle ? Aucune chose ne peut vivre sans les conditions de son existence ; et c’est une dérision amère que d’accuser le vent de la tempête d’avoir jeté à terre l’arbre mutilé qui n’avait plus ni racines ni feuillage. Il n’était resté à Cluny que des biens, et ces biens mêmes ne lui appartenaient plus. Au lieu d’être consacrés à d’immenses miséricordes, à de grandes entreprises catholiques, à la multiplication des maisons et des bonnes coutumes claustrales, ils n’étaient plus que le patrimoine de l’ambition, la dot des familles de cour, la feuille de bénéfices d’un cardinal Dubois ou d’une vile favorite. La mort était déjà au sein des monastères.

Prenons-y donc garde. Lorsque l’assemblée Constituante rendit son décret célèbre, du 13 février 1790, qui détruisait de fond en comble l’édifice monastique, elle ne faisait guère que proclamer une ruine déjà accomplie, et promulguer en quelque sorte un décret de la Providence. Il en fut de même des mille choses vermoulues qui s’engloutirent toutes ensemble au son des paroles imprudentes de l’assemblée populaire, qui fut un instrument encore plus qu’une cause.

Les jours d’effroi avaient succédé aux débats d’une métaphysique vulgaire et aux folles espérances d’une liberté sans formule et sans limite. Cluny, qui était né, qui avait grandi, pour ainsi parler, à l’ombre des ailes du grand monastère, avait bien oublié, comme tant d’autres, les jours de sa naissance et de sa gratitude. La grande émeute du 14 juillet 1789 avait augmenté l’effervescence publique et les prétendons de chaque commune française. Les habitants de Cluny demandaient à grands cris, réunis dans leur église de Notre-Dame, la consécration de leurs droits d’usage et de parcours dans les forêts et les prairies du monastère, et le rachat facultatif de leurs redevances. Les moines effrayés accordaient déjà par acclamation tout ce que réclamait la ville, lorsque les bandes dévastatrices qui désolaient alors, à point nommé, presque toute la surface du territoire français, parurent tout à coup, le 29 juillet, aux environs de la ville. Ces troupes indisciplinées et mal armées, marchant à la voix de chefs inconnus, avaient déjà brûlé ou démoli les principaux châteaux du pays Mâconnais. On dit que les flammes du château de Senozan, domaine de la maison de Périgord, qui y avait offert autrefois l’hospitalité à celui qui devint Louis XVIII, illuminèrent la campagne environnante pendant trois jours. L’habitation seigneuriale des comtes de Montrevelle, à Lugny, avait eu le même sort. Et maintenant, c’est à l’abbaye de Cluny qu’en veulent les pillards et les incendiaires. Ils étaient quatre mille. À cette nouvelle, une généreuse résolution emporte l’assemblée de Notre-Dame ; ils se lèvent en masse, ils courent aux armes, et se précipitent, à travers les bois, à la rencontre des insurgés. Ceux-ci se troublent et se débandent devant les armes et la noble attitude de la population clunisoise. On en tue plusieurs, et trois cents prisonniers sont amenés à Cluny. Sept des plus coupables sont jugés militairement, condamnés et pendus dans les vingt-quatre heures. Ou dirait que la fin de l’abbaye de Cluny devait s’accomplir et s’abîmer dans un fait sanglant, selon cette loi fatale qui mêle presque toujours du sang au renversement de tous les grands établissements des hommes. Les mêmes maux et les mêmes exécutions ont lieu dans les villes de la province. Et le plus souvent les chefs avoués de ces entreprises criminelles étaient quelques huissiers ruinés, quelques notaires diffamés, perdus de réputation et de fortune, emportés par un ambitieux fanatisme. On remarqua que le feu avait été mis au château de Lugny par un paysan auquel M. de Montrevelle avait fait obtenir des lettres de grâce dans une affaire capitale, et qui, pris et condamné par les habitants de Cluny, était encore nanti des objets précieux qu’il venait de dérober au milieu de l’incendie.

Ce grand service, rendu au monastère par le courage des habitants, était comme le dernier adieu de Cluny à ses moines. À peine eut-on, le 11 août, achevé la transaction, ou plutôt la concession généreuse de l’assemblée interrompue le 29 juillet, légitime récompense d’ailleurs d’une ville loyale qui avait peut-être sauvé du meurtre les religieux eux-mêmes, que la législation souveraine avait prononcé sans retour la destruction de tous les établissements monastiques, sans égard aux rapports de bienveillance qui, dans plus d’une contrée, malgré les petites rivalités jalouses, avaient régné d’ordinaire entre les citoyens et les moines.

Alors ce fut un spectacle lamentable. Les pauvres religieux s’exilèrent tristement de leur antique asile ; les vieillards, l’âme pleine de regrets, et ne comprenant point qu’on ne leur permît pas d’y mourir ; les jeunes moines, inquiets de l’avenir, et doutant entre le siècle et la religion ; quelques-uns emportant à la hâte quelques débris de la fortune monastique, songeant à s’assurer des ressources au milieu d’un naufrage général, et se croyant propriétaires plus légitimes du trésor du couvent que la nation qui le confisquait à son profit ; et presque tous redoutant, au dehors de leur retraite violée, toutes les inquiétudes de la misère, toutes les incertitudes d’une vie nouvelle et persécutée. Les uns, dans leur effroi, se réfugient sur la terre étrangère ; les autres se jettent dans le siècle, se déguisant sous des vêtements nouveaux, et cachant par de faux cheveux leur tonsure religieuse. Des hommes encore vivants se souviennent de la tristesse vénérable avec laquelle un vieux moine alla fermer pour jamais, en pleurant, la porte du collège que les bénédictins avaient élevé dans leur enceinte monastique, et qu’ils consacraient, sous la direction de cinq d’entre eux, à l’éducation des enfants de Cluny. C’était le dernier acte de possession de ces nobles instituteurs de la jeunesse.

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME. Trésor de l’abbaye dispersé. — L’armée révolutionnaire à Cluny. — Vente et ruine de la basilique.

On ne tarde point à vendre à vil prix, à l’encan, les choses mobilières du couvent frappées du scellé national, et déjà livrées à l’infidélité cupide des séquestres.

Mais il faut bien se garder de comparer l’importance de la dilapidation révolutionnaire avec ce que nous avons raconté des riches déprédations des guerres religieuses. L’abbaye et sa grande église ne s’étaient point relevées des pillages huguenots, et le trésor monastique, comme le cloître bénédictin, n’avait jamais pu revenir à son antique splendeur. Pourquoi s’en étonner ? D’abord le XVe et le XVIe siècle, qui virent commencer les merveilles de l’imprimerie et renaître celles de la peinture, furent aussi précisément les siècles où l’abbaye tomba en commande, où par conséquent les abbés s’occupaient le plus souvent de toute autre chose que de la vie claustrale, séjournaient rarement à Cluny, et dépensaient hors des cloîtres leurs richesses et leur influence. Les chefs-d’œuvre de la peinture et de la typographie ne purent donc pas abonder dans l’abbaye moderne. On suppose qu’en 1789 l’abbaye possédait tout au plus trois cent mille francs de rente, dont la plus grande partie était consommée dès longtemps par les abbés archevêques à la cour ou dans leur ville métropolitaine. Le reste suffisait à peine à l’entretien décent de bâtiments immenses encore et de moines dont le nombre décroissait sans cesse. Les magnificences et les superfluités du luxe n’étaient plus guère de saison. S’il veut se faire une idée juste des richesses de tout genre qui remplissaient autrefois le chef-lieu bénédictin, l’esprit doit remonter à des temps bien antérieurs, c’est-à-dire à l’époque fameuse qui vit les rois et les princes, les papes et les cardinaux, accourir en foule à Cluny, s’y honorer à l’envi du titre de donateurs, et prodiguer avec le même zèle leurs libéralités fastueuses et leurs agenouillements au saint lieu. Encore est-il nécessaire de remarquer que, même au temps de saint Louis, alors que tout ce qu’il y avait de plus éminent dans la chrétienté était réuni ensemble à Cluny, l’immensité des édifices claustraux était bien plus célèbre que la recherche des habitations, et que les moines avaient à s’excuser auprès des puissances de la terre de l’humilité simple d’un aussi vaste logis.

Je croirais volontiers que le luxe entra surtout à Cluny du XIIIe au XVIe siècle. Mais les guerres d’Angleterre et de Bourgogne, et, plus que tout le reste, les invasions armées des protestants, avaient dispersé et jeté au vent sans retour la fortune monastique. C’est seulement dans des copies d’inventaires de 1304, 1382 et 1563, qu’on retrouve encore les indications singulières de précieux débris à jamais perdus, et qu’on aime à chercher la physionomie véritable des temps et des hommes dans les sèches nomenclatures d’objets matériels.

Là se nomment ces manuscrits nombreux dont la perte sera toujours si regrettable, ces missels enluminés, ces bibles imagées, ces magnifiques livres d’église, que la mode a remis en valeur, mais qu’elle ne recréera point.On voyait, par exemple, parmi les grandes collections ecclésiastiques et historiques, au milieu des livres de droit civil et de droit canon, de philosophie, de géographie, de chronologie, de médecine, de théologie, de scholastique, des controversistes, des casuistes, des pères grecs et latins, des prédicateurs, et de tous les auteurs classiques de l’antiquité, une foule de ces raretés bibliographiques que les curieux achèteraient aujourd’hui au poids de l’or : plusieurs bibles du XVe siècle et du XVIe siècle, le premier livre de la Genèse avec les notes autographes de saint Augustin, le psautier de saint Jean-Chrysostome écrit en lettres d’or, un livre de prières de la main de saint Jérôme. Et je ne parle pas de l’éclat des fermoirs, des riches étoffes, des ornements en relief d’argent, d’or, d’ivoire, qui recouvraient ces précieux volumes, des riches images, des pierres précieuses, qui éclataient avec profusion dans les livres d’évangile, dans les épîtres de saint Paul, et dans les autres recueils de la sainte liturgie.

En 1789, presque toutes ces belles choses avaient été déjà dispersées. Le dépôt des chartes dormait dans de vieilles malles délabrées ; plus d’un manuscrit pourrissait inconnu dans les combles de l’abbaye ; et dans ce qui restait d’édition rares, de manuscrits estimés, de livres de bibliothèque qui s’élevaient à plus de quatre mille, on vantait principalement, et plus par habitude traditionnelle que par estime consciencieuse, un manuscrit inappréciable, qui renfermait, dit-on, la vie de Charlemagne par Alcuin. Ce trésor historique avait été caché par précaution dans des feuilles de parchemin qui portaient pour étiquette : Somme de saint Thomas, afin de le dérober plus sûrement à l’avidité des curieux, à la mauvaise foi des fouilleurs, et peut-être aussi au pillage des inspecteurs ou commissaires royaux qui, dès ce temps-là, écumaient déjà nos provinces au profit de la capitale. La vie de Charlemagne a disparu dans la tempête, soit qu’elle ait été stupidement comprise dans l’incendie révolutionnaire, ou dans une vente d’épicier, ou qu’elle ait été emportée furtivement par quelque moine fugitif ou quelque ignorant voleur.

Les inventaires témoignent encore de la magnificence passée de cette abbaye, qui montrait dans ses armoiries, avec un religieux orgueil, deux clefs d'argent réunies, les deux clefs de saint Pierre, sous le patronage de qui son fondateur l’avait jadis placée ; ils témoignent de la magnificence de tous ces abbés puissants par le mérite ou par la naissance, dont chacun faisait briller et distinguer son noble écusson armorié au milieu des devises et des couleurs blasonnées du moyen-âge. Le culte des reliques, qui répondait si naturellement à l’admiration naïve des anciens jours, à l’enthousiasme religieux d’un autre âge, ce culte des reliques, si dédaigneusement raillé aujourd’hui par une foule de voyageurs crédules qui vont pourtant en pèlerinage à Aix-la-Chapelle pour adorer, moyennant un écu prussien, le cor d’ivoire et un os de l’avant-bras de Charlemagne; ce culte, tout de sentiment et de croyance, avait rempli le monastère clunisois de merveilles infinies, qui ne pouvaient être égalées que par la somptuosité des ornements d’église.

Les croisades avaient principalement ravivé en Europe la vénération des reliques. Les croisés, les pèlerins, ne revenaient point de la terre sainte sans rapporter avec une pieuse bonne foi quelque matériel débris des lieux et des choses où se plaçaient le berceau du christianisme, la vie et les souffrances du Christ. Et comme, au temps des guerres saintes, Cluny, nous l’avons remarqué, était encore dans toute sa vigueur native, dans toute son influence religieuse et européenne, l’abbaye présentait à la vénération des croyants les plus surprenants souvenirs bibliques ou chrétiens.

C’est ainsi que Cluny s’était autrefois vanté de posséder la verge miraculeuse avec laquelle Moïse fit jaillir la fontaine du désert, et une large pierre du mont Sinaï, sur laquelle il était agenouillé lorsqu’il reçut de Dieu les tables de la loi. C’est ainsi que Cluny montrait aux curiosités pieuses plusieurs saintes reliques de l’humble lieu où naquit Jésus : un vase d’argile et la robe de pourpre de l’enfant-Dieu ; un voile, des cheveux et des vêtements de la vierge-mère; la palme que portait Jésus-Christ à son entrée triomphale dans Jérusalem ; la pierre sacrée sur laquelle il s’appuyait en enseignant aux hommes la prière sublime du Pater noster ; le vase d’albâtre qui renferma les parfums dont Marie-Madeleine embaumait les pieds du Sauveur; une coupe où avait bu la mère de Dieu, et celle qui servit à la sainte Cène ; le vase où Jésus, aux noces de Cana, avait opéré le miracle de l’eau changée en vin ; et jusqu’à un débris miraculeusement conservé du pain que Jésus avait multiplié pour nourrir ses disciples au désert.

C’est ainsi encore qu’on voyait dans ce merveilleux trésor un fragment de l’éponge qui abreuva Jésus crucifié, un débris de sa couronne d’épines, un morceau de la vraie croix, un des clous qui attachèrent le Christ au bois infâme, la pierre sur laquelle le divin corps fut embaumé, et dix anneaux de la chaîne de fer qui liait saint Pierre, alors que l’ange vint le délivrer de sa prison. Et l’on peut juger de quels ornements splendides étaient entourées, enfermées, enchâssées, de si vénérables choses, dont la contemplation fervente devait prodigieusement exalter le sentiment religieux d’une époque pleine déjà de foi naïve.

En parcourant la description des joyaux nommés dans les inventaires monastiques, on croirait souvent lire un récit des Mille et un Nuits.

C’était d’abord une multitude incroyable de bras d’or et d’argent, renfermant les ossements ou quelques restes vénérés des saints les plus célèbres de la chrétienté ; il y en avait près de mille, depuis saint Jean-Baptiste jusqu’à saint Thomas de Cantorbéry : puis une foule de châsses et de reliquaires (statuaria), renfermant les têtes entières de plusieurs apôtres, Philippe, André, Barthélemy, de saint Jérôme, d’un grand nombre de martyrs, et des grands saints de l’ordre de Cluny, Ces châsses et ces reliquaires, de matières déjà si précieuses, étaient encore pour la plupart inestimables par le travail. L’art leur avait donné les formes les plus variées, les plus élégantes, les plus singulières, de la sculpture et de l’architecture. Tantôt ils s’élevaient, sur des piédestaux magnifiques, comme des urnes funéraires ; tantôt ils étaient portés par des anges ou par des lions ; quelquefois ils prenaient la forme d’un autel, d’un temple, d’une église ou d’une tour ; et presque toujours ils étaient décorés de dessins ingénieux, de ravissantes ciselures, de vives représentations de la vie et de la passion de Jésus-Christ, de pierreries étincelantes répandues à profusion.

Les croix, les bâtons pastoraux, les candélabres d’or, d’argent, de bronze, de cristal, de jaspe, d’ivoire ; les calices, les coupes, les encensoirs, les pupitres, la vaisselle d’or, d’argent et de vermeil ; les ornements de l’église et des autels; les mitres à huit rangs de perles, les pectoraux, et jusqu’aux sandales pontificales ; tout était chargé de pierres précieuses, et présentait les finesses et les caprices les plus délicats de l’orfèvrerie du moyen âge.

Les vêtements sacerdotaux n’avaient pas une moindre splendeur, Les aubes, les chappes, les dalmatiques, les chasubles, les tuniques, etc., resplendissaient des couleurs les plus belles et des étoffes les plus précieuses. Le nombre en était immense. La plupart étaient tissues d’or et d’argent, semées de pierreries et d’un nombre infini de dessins variés, de figures de lions, de griffons, de rois, de dragons, d’étoiles, de boucliers, d’anges, d’aigles, de lettres, d’arbres, de lis, de roses, de roues, de cercles, d’armoiries, d’écussons, de tours, de croix, d’oiseaux, de serpents, de cerfs, de léopards ; et partout éclataient les perles, les rubis, les escarboucles, les émeraudes, les saphirs, les topazes, les turquoises.

Un grand Christ de vermeil, avec une couronne d’or, s’élevait au milieu de l’église.

Au grand autel se trouvait une image de la Vierge qu’on attribuait à saint Luc, et la magnifique châsse de saint Hugues, de bois précieux entièrement recouvert d’argent, représentant, en reliefs d’or, séparés par des piliers d’argent, les différents mystères de la vie et de la mort du Sauveur. Le tableau du devant d’autel était en airain incrusté d’or, et figurait, en une sorte de riche mosaïque, les quatre évangélistes entourés de seize autres personnages de l’Écriture Sainte. Dans le tableau du dessus d’autel tout couvert d’argent se reproduisaient en reliefs d’or, les sept mystères principaux de la passion.

L’eucharistie était renfermée dans un grand vase carré, enrichi de pierres précieuses, renfermé lui-même dans un plus grand vase de forme ronde, entièrement d’or, et brillant de toutes sortes de pierreries.

Treize magnifiques tapis de drap d’or, représentant des sujets religieux travaillés à l’aiguille, ornaient le grand autel, sans compter une foule d’autres tapis, précieux de travail et d’étoffes, qui décoraient les autres parties de l’église.

D’inestimables statues avaient été dédiées aux saints personnages qu’on vénérait particulièrement à Cluny. On remarquait surtout les statues de la Vierge, de saint Jean-Baptiste, de saint Pierre, de saint Benoît, de saint Odon, de saint Maïeul, de saint Odilon, de saint Hugues, de saint Paul, de saint Jacques et de saint André.

Une des statues de Marie était d’or. Elle tenait d’une main un cierge d’argent garni de grosses perles : des rubis éclataient sur sa poitrine : une couronne d’or, entourée de pierres précieuses, ornait sa tête ; elle portait dans ses bras Jésus enfant qui jouait avec une crécelle d’or, et qui avait aussi sur la tête une couronne d’or enrichie de rubis et d’émeraudes.

Dans une autre statue d’argent, Marie était représentée couverte de pierreries, couronne en tête, et assise sur un escabeau d’argent porté par trois lions d’argent.

On admirait une figure de saint Pierre, que portaient quatre anges d’argent doré. La couronne du saint étincelait de pierreries ; il tenait de la main gauche une croix non moins précieuse, et delà main droite une chaîne de fer. À ses pieds reposaient ses deux clefs et sa mitre toute couverte de diamants.

La statue de saint Hugues était aussi en vermeil. Le saint portait une mitre et une crosse enrichie de diamants. Il tenait à la main une église dorée, et dans cette église il y avait la tête de saint Hugues, dont la mâchoire était encore garnie de dents et de barbe. Autour de la statue principale étaient figu¬rés plusieurs saints personnages dorés, chacun dans une niche séparée.

Saint Odon avait la mitre en tête, un cierge d’argent d’une main, une crosse de l’autre, couverts d’ornements admirables.

La statue d’Odilon portait une mitre enrichie de saphirs ; au pied de la statue quatre anges d’argent étaient assis sur un escabeau d’argent soutenu par quatre lions d’argent.

La statue de saint Benoît, d’argent doré comme les précédentes, était supportée par quatre anges et quatre lions d’argent. Le saint avait une mitre merveilleuse, et portait scs propres reliques autour de son cou et dans sa poitrine.

Parmi les autres statues d’argent doré, saint Paul était représenté avec un livre à la main gauche et une épée à la main droite ; saint Jacques avec un bourdon et une gourde d’argent ; saint André portait une croix et un livre. La statue de saint Jean-Baptiste, en ivoire, était couronnée par un château à neuf tourelles.

Et comme si tant de belles choses ne suffisaient point encore (et nous en passons un très grand nombre), il y avait à Cluny une foule d’anneaux, de croix, de colliers, et je ne sais combien de boîtes et de coffres d’or ou d’ivoire, d’écrins de toute valeur, de toute forme, de tout travail, où l’on jetait le superflu du trésor et des milliers de pierres précieuses enchâssées dans l’or pur.

Mais avant même que les ravages des calvinistes vinssent disperser à jamais le trésor de l’abbaye bourguignonne, on voit déjà, dans l’inventaire du commencement du XIVe siècle, les joyaux les plus précieux engagés pour les besoins de l’époque et les dettes du cloître. Et plus tard, l’inventaire, qui précéda presque immédiatement l’invasion la plus désastreuse des huguenots, déclarait que la couronne d’or de la Vierge avait été aliénée pour les causes de la guerre ; que le siège d’argent de la Vierge avait été converti en argent monnoyé pour les affaires de la guerre ; que le siège d’argent de saint Pierre avait été vendu pour subvenir aux guerres ; et que le piédestal du reliquaire qui contenait le chef de saint Benoît avait été aliéné pour la guerre.

Il n’est pas jusqu’au huit ailes de quatre anges d’argent qui ne soient déclarées manquer au trésor pour cause de guerre.

De tant de reliques, de tant de richesses mobilières, fatalement dévorées par le malheur des temps, les hérésies et les nécessités des guerres religieuses et civiles, il ne restait donc qu’une bien faible partie, et la moins précieuse et la plus moderne, lorsque la main de la révolution du xvmc siècle s’appesantit sur les débris des ordres monastiques, et chassa de leurs cloîtres les derniers bénédictins.

L’expulsion des moines était à peine consommée, et Cluny s’inquiétait déjà du sort réservé aux immenses bâtiments de l’abbaye, devenus désormais inutiles. Le maire court à Paris, et sollicite du gouvernement la fondation à Cluny d’une succursale d’invalides. Des oppositions font avorter ce projet, et des hommes qui s’étaient enrichis du trafic des choses de l’abbaye, qui avaient fait commerce de calices, de croix, d’ornements ecclésiastiques, et se préparaient à se partager les richesses immobilières du couvent, prétendent que les mœurs de la ville seraient compromises, si l’on y introduisait des soldats vieux et infirmes. Cluny perd l’espoir de cet établissement d’invalides, qu’on fonde alors à Avignon. D’autres projets d’établissements publics d’industrie, de manufactures ne se réalisent pas non plus : et Cluny commence à comprendre son veuvage.

Cependant les passions populaires s’exaltent : 1793 arrive avec ses orgies. La ville devient propriétaire des bâtiments de l’abbaye ; mais ceux qui la gouvernent alors ne comprennent pas qu’il est de son honneur de ne pas laisser détruire l’immense église romane. Au mois d’octobre, les cloches sont d’abord arrachées à grand’peine des clochers, et envoyées à Mâcon pour se fondre en canons républicains. Au mois de novembre, les croix de tous les clochers tombent sous les coups d’une intolérance religieuse aussi ignorante que barbare. À la fin du même mois, un détachement de ce qu’on appelait l'armée révolutionnaire arrive à Cluny, et une horrible scène, plus horrible cent fois que celles des guerres de la Réforme, vient affliger et épouvanter les âmes honnêtes. Les chapelles de l’église sont détruites, les grilles qui entourent les autels et les tombeaux sont dispersées, les autels et les tombes elles-mêmes sont renversés ; on brise les vitraux, les statues, on déchire les tableaux. Toutes les peintures, toutes les statues de bois, ce qui reste de titres, de papiers de l’abbaye, s’amassent sur une place publique, et se brûlent, en auto-da-fê, de la main de stupides iconoclastes, aux grands hurlements de la populace. Des femmes ont été vues, des femmes jeunes, des femmes riches, aidant à la désolation générale, et arrachant avidement l’or et l’argent, les broderies des vêtements d’église oubliés, pour en faire profiter leur toilette et leur coquetterie. L’une des plus précieuses peintures de la chapelle Bourbon, celle que le peintre Prudhon, enfant de Cluny, jugeait la plus belle entre toutes, devient la proie du chef de l’armée révolutionnaire : et, après cet impitoyable désastre, la ville, se reposant dans une joie stupide, souffre que des spéculateurs mercenaires achètent cette grande basilique, vide, nue, mais si belle encore dans sa nudité même, pour en vendre les pierres et enrichir les démolisseurs. Une estimation dérisoire est faite au nom de la nation, et comme on trouve moins des acquéreurs possibles que des maçons, on distribue en trois lots, et l’on adjuge en trois lots, le magnifique ouvrage de saint Hugues. Les nefs, les piliers, se divisent, se comptent, se décomposent, pour qu’il puisse arriver des enchérisseurs. Pour un peu plus de cent mille livres, on débite en détail une basilique chrétienne, dont les dimensions ne le cèdent qu’à Saint-Pierre de Rome. Et pour que rien ne manque à ces profanations impies, à cet aveuglement que la question d’art ne peut toucher, un prêtre renégat vient mettre la main à ce marché infâme, et acquérir pour les revendre les dernières pierres du sanctuaire.

C’en est fait : les marchands sont maîtres du temple, on leur a livré la maison divine. La démolition mercantile commence, plus abominable peut-être que le brisement furieux du fanatisme ; les grilles du chœur disparaissent, les stalles s’en vont aussi, destinées, par une consolation de la fortune, a orner un jour le chœur de la cathédrale métropolitaine de Lyon. Dès 1798, on enlève les vitraux, les fenêtres, les portes ; on arrache les treillis, le fer, le plomb qui garnissent la rose romane, les tours, les toits et les autres parties de l’édifice. Cela fait, on commence à découvrir l’avant-nef et à briser la charpente colosssale : on enlève les pavés du chœur, on démolit les autels, on ébranle les colonnes, on mobilise le gigantesque édifice, on en fait comme une immense et vile carrière : et le XIXe siècle n’avait pas commencé, que déjà le soleil et la pluie pouvaient entrer librement par le faîte des grandes voûtes. Dans cette démolition prodigieuse, des hommes périssent, et des accidents épouvantables font croire aux populations que les vengeances divines ont voulu signaler du moins la destruction du saint temple. Des clameurs d’indignation et de regrets s’élèvent de toutes parts. Le pouvoir consulaire en est ému, et la suspension des démolitions commencées est prononcée par un arrêté des consuls. Hélas ! il n’est plus temps ; il faudrait déjà reconstruire tout ce qui est tombé, et non plus conserver seulement ce qui reste. Les trésors de la France vont ailleurs, et le sacrifice est consommé. On dit que Napoléon, passant par la Bourgogne pour aller prendre à Milan la couronne de fer de Charlemagne et de Constantin, et la poser lui-même sur sa tête impériale, reçut à Mâcon la municipalité clunisoise, qui suppliait le grand homme d’honorer Cluny d’une visite. Vous avez laissé vendre et détruire votre grande et belle église, leur répondit brusquement l’empereur ; allez, vous êtes des Vandales, je ne visiterai pas Cluny.

La destruction continua sans s’arrêter. Toutes les parties de l’église tombaient successivement sous le marteau, et se vendaient à la toise, et comme pierre par pierre, à tous ceux qui avaient à construire une muraille, une maison, une ferme, une étable. Le partage du temple fut mille fois pire que le partage du territoire monastique, qui passa, à vil prix, en mille mains à la fois, source générale de presque tous les enrichissements du lieu. Les grandes nefs, les collatéraux, furent mis à terre de 1809 à 1811 ; les beaux clochers ne devaient pas survivre ; et l’on se souvient encore à Cluny de l’effroyable bruit qui secoua la ville à la chute de la plus grande tour. Ce fut comme le canon de détresse. On ne sauva rien, ni les colonnes du chœur, ni les curieuses et vieilles peintures de l'abside. Seulement quelque aumône administrative laissa debout un clocher méridional et une chapelle, où gisent quelques informes débris. Je le crois bien : la chute du dernier clocher pouvait menacer la solidité des bâtiments adjacents, et puis, ce qu’on a laissé debout ne gêne en rien les prouesses des chevaux du haras, le temple des étalons, et le logis du conservateur. On parla d’établir, dans les constructions plus modernes et toutes conservées, un lycée impérial, une école des arts et métiers; en définitive, il n’y fut logé qu’un petit collège communal. La seule munificence impériale que put obtenir la ville des moines de saint Benoît, ce fut ce haras départemental que Napoléon lui donna bien moins pour la consoler de ses splendeurs perdues, que parce que les fourrages étaient abondants et de bonne qualité dans les prairies de la Grosne.

Tout est consommé. Le lieu qui servait autrefois de refuge et de palais aux papes, aux rois, aux empereurs, aux princes, aux évêques, aux seigneurs de toute la chrétienté, ne recevra plus dans ses murs aucun hôte illustre ; et quand les princes modernes, constitutionnels ou absolus, traverseront en poste la Bourgogne, ils ne songeront pas même à passer par Cluny, dont ils ignoreront jusqu’au nom même. Les puissances du jour refuseront d’aller quelques heures au même lieu où saint Louis et le souverain pontife séjournèrent un mois entier avec une foule de princes de l’église et de rois de la terre. Déjà l’empereur nouveau de 1804 dédaignait d’y faire une visite sollicitée (46). Le plus grand personnage qui passe à Cluny, ce sera le préfet du département de Saône-et-Loire, qui voudra bien quelquefois s’y rendre pour le tirage de la conscription, s’il ne préfère s’y faire représenter par un délégué. Cette justice territoriale, autrefois souveraine sous le droit seigneurial de l’abbé, et qui, même en 1789, ne reconnaissait d’autre supérieur que le parlement de Paris, relève maintenant d’un pauvre juge de paix, devenu le premier et le plus haut de ses magistrats. Ce chef-lieu de la religion monastique, qui ne relevait que du souverain pontife et du roi de France, qui jetait deux mille monastères dans toutes les parties du monde, et qui voyait venir à ses solennités des myriades de pèlerins et d’hôtes magnifiques, n’est plus aujourd’hui, dans ses relations spirituelles et temporelles, qu’un humble territoire, destitué à jamais de tous les honneurs de la terre, et parqué dans la circonscription étroite d’une division cantonnale.

(46) Le dernier voyageur de marque qui visita Cluny fut l’illustre Malesherbes. Il se présenta à l’abbaye incognito, sous le nom de M. Guillaume. Le serviteur, qui l’accompagnait dans les cloîtres et dans l’église, le traitait sans trop de façon, lorsque les pièces d’or, laissées à son départ par le visiteur, firent deviner un grand personnage. Quelques années plus tard, Malesberbes donnait des lettres de grâce au fils de son guide clunisois.

Et nous-mêmes, qui avons raconté les splendeurs passées de l’abbaye et ses ruines présentes, et qui avons dévoué notre temps et des recherches bien longues et presque filiales à sauver de l’oubli un lieu déjà presque inconnu, où notre esprit s’est ouvert d’abord au goût des lettres ; nous qui serons les derniers peut-être à prononcer avec quelque honneur le vieux nom de Cluny, on nous dira sans doute que c’est bien avoir perdu son travail que de parler longuement d’un monastère, qu’on ne sait plus en France ce que c’est qu’un moine, qu’il n’y est plus question que de politique et d’ambitions commerciales. Le plus grand nombre, insouciant, s’il n’est malveillant encore, rejettera ces pages à leur seul titre : et nous n’aurons donc à espérer pour lecteurs bienveillants et sympathiques que ces hommes rares et intelligents que les antiques souvenirs intéressent, qui aiment à méditer sur les ruines, et savent comprendre, au milieu de nos royaumes d’un jour, à travers l’égoïsme d’un siècle industriel et l’individualisme sec de nos révolutions périodiques, ce qu’il y de grave et d’élevé dans la contemplation d’une grande existence religieuse et territoriale de neuf siècles.

FIN.

Notes et pièces justificatives

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