
Histoire de l’abbaye de Cluny par Prosper Lorain (1845)
- Pièces additionnelles et justificatives -
Reconstitution de l'abbaye de Cluny par le Pr. Kenneth John Conant (1959) - Cliquez pour agrandir
AVERTISSEMENT
Récit de la translation des reliques de saint Martin de Tours, par saint Odon.
Fragments du Panégyrique de l’impératrice Adélaïde, par saint Odilon.
Fragments de la Vie de saint Maïeul, par le même.
Exhortation testamentaire de saint Hugues aux religieux de son monastère.
Lettre de Pierre-le-Vénérable à Innocent II.
— du même à Amédée, comte et marquis.
— du même à Innocent II.
— du même à Suger.
— du même à saint Bernard.
— du même au même.
— du même à Eugène III.
— du même à saint Bernard.
— du même à Guigon, chartreux.
— du même à Roger, roi de Sicile.
— du même au même.
— du même au même.
— du même au roi des Français.
— de Pierre-le-Vénérable à l’empereur de Constantinople, Jean Comnène.
— du même au patriarche de Constantinople.
— du même au roi de Jérusalem.
— du même au patriarche de Jérusalem.
— du même au grand-maître des Templiers (Ébrard).
— du même à Siguiard, roi de Norvège.
— du même à un solitaire.
— du même à un monastère de chartreux.
— du même à Suger.
— du même au même.
— du même au même.
— du même au même.
— de Suger à Pierre-le-Vénérable.
— d'Héloïse au même.
— de Pierre-le-Vénérable à Héloïse.
— de saint Bernard aux évêques de France.
— du même aux évêques et cardinaux de la cour romaine.
— du même à Innocent II
— du même au cardinal Guidon, ancien disciple d'Abélard.
— du même au cardinal Ivon.
— du même à l’évêque de Constance.
— du même au cardinal Guidon.
— du même au peuple romain.
— du même à Robert.
— du même à Pierre-le-Vénérable.
— de Pierre-le-Vénérable à saint Bernard.
— du même au même.
— de saint Bernard au pape Innocent II.
— du même au même.
— du même au même.
— du même aux évêques et cardinaux de la cour romaine.
— du même à Louis-le-Jeune, roi des Français.
— de Pierre-le-Vénérable à saint Bernard.
— du même au même.
— de saint Bernard à Pierre-le-Vénérable.
— du même au même.
— de Pierre-le-Vénérable à saint Bernard.
— du même au même.
— du même au même.
— de saint Bernard à Pierre-le-Vénérable.
— de saint Bernard à Pierre-le-Vénérable.
— de Pierre-le-Vénérable à saint Bernard.
— de saint Bernard à Pierre-le-Vénérable.
— du même au même.
— du même au même.
— de Pierre-le-Vénérable à saint Bernard.
— de saint Bernard au pape Eugène.
AVERTISSEMENT. p. 283
J’ai bien souvent regretté, en écrivant cet Essai historique, de ne pouvoir m’étendre à mon gré sur le côté littéraire de l’abbaye de Cluny. Mais les proportions de mon récit me commandaient cette discrétion nécessaire : car j’eusse risqué autrement de tomber dans une longueur de narration que n'auraient point rachetée suffisamment peut-être, aux yeux de tous, d’inconnus développements sur une littérature de cloître, dans les années obscures des Xe, XIe et XIIe siècles. J’ai donc cherché, autant qu’il a été en moi, à faire aller ensemble, dans une certaine mesure, a marche des faits et les indications suffisantes sur l’état des intelligences et des lettres au sein du vieux monastère bourguignon.
Mais je n’ignorais pas que la science et l’illustre habitude de parler et d’écrire étaient entrées pour beaucoup dans l’immense renommée de Cluny, au moyen âge, et que le célèbre couvent de Bourgogne avait dû son influence de plusieurs siècles aux talents de ses premiers chefs, autant au moins qu’à leurs vertus. À toutes les époques, dans toutes les civilisations, et de quelques formes que les institutions se revêtent, la vertu, pour gouverner puissamment et longuement les hommes, a besoin de s’unir au mérite.
Je connaissais aussi ce passage d’une épître de Pierre de Poitiers à Pierre-le-Vénérable : « Par un singulier privilège, les abbés de Cluny, dès les temps antiques, sont doués du zèle et du talent d’écrire. Et certes, ce n’est pas un commandement de l’autorité qui les oblige seul à composer des livres : mais s’ils ne le faisaient pas, ils seraient comme forcés de rougir de ressembler si peu aux saints Pères, leurs prédécesseurs, et de n’être plus que leurs fils dégénérés. »
J’ai donc saisi avec empressement l’occasion de publier, sous la forme de pièces additionnelles et justificatives, et en les rattachant le plus possible au corps de l’ouvrage, des citations multipliées, et le plus souvent des traductions entières, qui se rapportent toutes aux premiers Pères de l’église de Cluny. J’ai voulu ainsi donner en quelque sorte un spécimen de la manière de chacun des plus grands abbés.
Si je me suis étendu plus complaisamment sur Pierre-le-Vénérable, c’est que sa vie se réfère au XIIe siècle, où les événements et les lettres ont un plus grand développement naturel ; c’est que sa vie se mêle à une époque de crise pour le monastère de Cluny ; c’est qu’enfin ses relations et ses controverses avec saint Bernard, comme lui l’un des plus grands hommes de ces temps-là, avaient pour moi cet intérêt, tout de prédilection, de montrer à la fois, et l’un par l’autre, les deux chefs les plus éminents des monastères de la Bourgogne. J'ai rassemblé avec scrupule les débris des rapports épistolaires de l’abbé de Clairvaux et de l’abbé de Cluny, comme j’aurais fait de Cicéron et d’Atticus, de Montaigne et de la Boétie. Rien ne fait pénétrer plus avant et plus sûrement dans le cœur des hommes que la lecture de leurs lettres, parce que c’est là que se montrent sincèrement la soudaineté des caractères et la naïveté des impressions. Les âmes recueillies sauront me comprendre.
Ce que j’ai traduit de Pierre-le-Vénérable ne l’a jamais été nulle autre part que je sache, et j’ai droit de m’en étonner et de m’en plaindre. Ce que j’ai traduit de saint Bernard avait eu déjà, dans la plus grande partie, les honneurs de la traduction. Mais les hommes d’étude, les religieux amants du passé, qui, ne se contentant point de savoir et de répéter sur saint Bernard les banalités convenues, ont eu la patience curieuse de lire et d’étudier les œuvres de l’abbé de Clairvaux, sauront bien, si je ne les satisfais pas encore, pardonner à ma bonne volonté de n’avoir pas été contente des autres traducteurs.
Je n’ai pas besoin d’ajouter que les passages que je cite de saint Odon, de saint Odilon, de saint Hugues, n’ont jamais été traduits dans notre langue.
En général, ma version est la plus littérale possible : elle ne retranche aucune redondance, n’efface aucune antithèse, ne supprime aucune recherche de mots ou de sens. C’est à ce prix, mais à ce prix seul, qu’on peut se flatter de faire comprendre un peu la physionomie d’un siècle, d’un auteur, d’un style. Des écrivains tels que Pierre-le-Vénérable et saint Bernard devaient surtout n’être pas traités autrement, et je les montre tels qu’ils sont. Il faut pousser le scrupule jusqu’à reproduire tous les défauts d’un visage, si l’on veut que la ressemblance soit vivante. Mais j’ai éprouvé que, indépendamment de l’intérêt particulier qui s’attache à tout ce qui est sorti de la plume des grands hommes, et des grands hommes du christianisme, il y a de curieuses études à faire sur cette phase de la littérature latine, et tout ecclésiastique, du moyen âge, qui précède l’avènement de notre langue nationale. Je serais heureux si le lecteur ne demeurait point tout à fait étranger au charme que j’y ai trouvé moi-même, et si des mains plus fortes et plus heureuses que les miennes s’accoutumaient à fouiller davantage dans ce véritable trésor de nos antiquités religieuses et françaises qui se touchent par tant de points. Que de livres nouveaux, que de succès modernes, que de renommées éclatantes, dont on retrouverait les idées et les causes tout entières dans ces œuvres latines que l’ignorante paresse ne lit plus, et que bientôt on ne comprendra plus même, si l’on n’y prend garde enfin !
NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. p. 287
Note A, p. 287
La dévotion particulière d’Odon à saint Martin de Tours l’a plus d’une fois porté à écrire les louanges de ce grand évêque. Le lecteur me saura gré, j’espère, de lui faire connaître le récit de la translation d’Auxerre à Tours des reliques de saint Martin. Cette narration du premier abbé de l’ordre de Cluny est, si je ne me trompe, fortement empreinte de foi merveilleuse et de naïveté épique : c’est une vive peinture des mœurs, des croyances, des institutions d’une époque encore mal étudiée, en même temps qu’une curieuse page d’histoire. Le sentiment religieux y est si profondément exprimé, que les ossements d’un saint homme, les pieuses reliques d’un prélat mort, comme rendus à la vie et personnifiés, deviennent, pour ainsi parler, le héros du poème, avec autant d’ingénuité que s’il s’agissait des personnages vivants de l’épopée biblique et homérique.
Comme les terres des Danois ne suffisent pas à leurs besoins, c’est une coutume chez eux que, tous les cinq ans, une grande partie de la population, désignée par la voie du sort, s’exile de sa patrie, et va chercher sur la terre étrangère une demeure nouvelle, sans aucun esprit de retour. Ce fut ainsi qu’Hasting, contraint par la nécessité de la chance, émigra de son pays avec une foule innombrable de compagnons armés. Il entre dans les Gaules, assiège les villes, renverse les murailles, rase les tours, et par le fer, la flamme et la faim, dévaste les châteaux, les campagnes et les villages.
Après qu’il eut brûlé et ravagé les contrées de la Gaule supérieure, il arriva qu’il descendait vers Tours, dans le dessein de lui faire subir le même sort. Amboise et toutes les villes qui sont comprises entre la Loire et le Cher, étant donc réduites en cendres, il mit le siège devant Tours. Il place des gardes aux portes, et prend avec effort mille précautions pour empêcher les habitants de sortir. Tantôt il exhausse, tantôt il aplanit les terrains qui entourent la ville, et ne néglige rien de tout ce qui est utile pour s’en rendre maître. La terreur des assiégés s’augmente de tous les bruits sinistres qui leur parviennent sur les malheurs des autres villes. Cependant ils réparent leurs murailles, ils mettent leurs tours en meilleur état de défense, et repoussent plusieurs assauts par une grêle de traits. Mais déjà les murs sont ébranlés par les coups répétés du bélier, et, cédant aux efforts des machines, commencent à menacer ruine. Les citoyens de Tours se défient de leurs forces, et ne sont plus soutenus par aucune espérance. Enfin, par une inspiration de la grâce divine, ils rentrent au fond de leurs cœurs, ils enlèvent pieusement le corps de saint Martin, leur bienheureux patron, et, le portant à l’endroit où la lutte guerrière est le plus ardente, ils opposent ainsi à l’ennemi un défenseur mort au lieu de défenseurs vivants. O grand homme admirable en toute chose ! celui qui, durant sa vie, élevait l’éclat de ses vertus jusqu’aux cieux et méritait le nom de faiseur de prodiges, devenait, après sa mort, le puissant vainqueur des ennemis, et sa présence seule valait des bataillons. Oh ! que Dieu est vraiment admirable dans ses saints ! Sous le bienveillant patronage du Bienheureux, les assiégés reprennent courage et confiance, et une immense crainte s’empare des assiégeants.
Les Danois s’enfuient, les habitants de Tours les poursuivent. Una partie des fuyards périt par le glaive : d’autres sont ramenés prisonniers ; quelques-uns s’échappent dans leur fuite. Les assiégés poursuivent les assiégeants jusqu’à six milles de la cité, portant en triomphe, au milieu des hymnes et des acclamations de gloire, le corps du saint triomphateur qui leur a donné la victoire. Comme un souvenir glorieux de cette guerre, on bâtit en l’honneur de saint Martin une église dans le lieu même où s’arrêta le corps du saint, et l’on donna à cette église, en mémoire de l’événement, le nom de Saint-Martin-de-la-Guerre. Dans le même endroit de la ville où le corps de saint Martin vint veiller au-dessus des murailles et commencer la victoire, il y avait les débris de murailles plus anciennes sur lesquelles s’élevait, disait-on, le palais de Valentinien. C’est là que l’Empereur ne daigna pas se lever devant le bienheureux évêque Martin, jusqu’à ce que la flamme couvrît le siège royal, et, portant l’incendie jusque sous le prince lui-même, chassât l’orgueilleux de son trône, et le forçât de se lever, mais en ennemi, devant Martin. Dans ce lieu encore, l’archevêque, avec son peuple pieux, fit construire, en l’honneur du saint, une église sous le nom de Saint-Martin-de-la-Basilique.
Quinze années s’étaient écoulées depuis les ravages incendiaires d’Hasting, lorsqu’il arriva en Gaule un guerrier de la même nation, et quittant aussi son pays par la voie du sort, Rollon, homme d’armes redoutable et fort cruel envers les chrétiens. Entouré d’un grand nombre d’hommes de pied, d’une forte cavalerie et d’une foule de combattants de toute espèce, il parcourut plus d’une fois en vainqueur armé la Flandre, la Normandie et la Bretagne ; brûlant les villes, les châteaux et les églises, et massacrant une multitude d’habitants de ces provinces. Quand il eut pris le Mans, il envoya jusqu’à Tours les chefs de son armée, avec ordre de mettre à sac la ville, d’enlever l’or, l’argent et tout ce qu’elle possédait, et de lui amener les principaux habitants chargés de chaînes. Mais, par la prévoyante clémence de Dieu, la Loire et le Cher débordèrent tellement, que leurs eaux se confondant ne formaient plus qu’une seule mer, et par une étonnante élévation défendaient aux ennemis l’accès de la ville. Ceux-ci envahissent le Monastère-Majeur, à peu de distance de Tours, le ruinent de fond en comble, et des cent vingt moines qui s’y trouvent, égorgent tout, excepté l’abbé et vingt autres frères qui se sauvent en se cachant dans des grottes souterraines. Les Danois cependant découvrent l’abbé, et par mille cruautés veulent le forcer à révéler les trésors de l’église et à trahir la retraite de ses moines. Mais l’abbé Hébernus, bien que tourmenté par la violence et la multiplicité des supplices, ne trahit ni les trésors, ni ses fils cachés.
Quand les Danois se furent retirés, et que les fleuves, rentrés dans leur lit, permirent aux citoyens de parcourir la campagne, on apprit les malheurs et la ruine du Monastère-Majeur, les peines et les tourments supportés par l’abbé, les souffrances et la mort précieuse des moines. Alors, dans le cœur de tous les habitants, et surtout des chanoines de Saint-Martin, la joie de leur délivrance fut bien obscurcie par les regrets et les larmes, et une immense douleur s’empara de toutes les âmes.
Couverts du manteau de la tristesse et du chagrin, revêtus d’habits de deuil, se conformant aux habitudes miséricordieuses de ceux qui pleurent avec les affligés et qui se réjouissent avec les hommes joyeux, ils vont en gémissant et en pleurant jusqu’au lieu dont nous avons parlé. Leur douleur intérieure s’échappe en sanglots : puis, quand leurs larmes sont un peu diminuées, ils tirent les vingt-quatre moines de leur cachette souterraine, et les ramènent dans leur église ainsi que l’abbé, avec tous les honneurs et les respects qui leur sont dus ; ayant soin de leur choisir une habitation dans une maison voisine, dont une porte secrète communiquait avec l’église.
Six mois après, les chanoines apprennent que Rollon s’est emparé du Mans et se dispose à prendre Tours. Ils tiennent conseil avec les habitants, et font transporter jusqu’à Orléans leur trésor le plus cher, leur pierre précieuse la plus inestimable, je veux dire le corps de saint Martin. On établit porteurs et gardiens du saint convoi l’abbé Hébernus, vingt-quatre moines et douze chanoines destinés à rendre à Dieu et à Martin, confesseur du Christ, les honneurs du culte. Douze bourgeois se joignent au cortège, pour servir les saints serviteurs et veiller à ce qu’ils ne manquent de rien.
Mais, avertis que les Danois s’avancent toujours, ils poussent avec leur trésor jusqu’à Saint-Benoît. Puis, au bout de quelques jours, la vigilante renommée leur apprenant que Rollon avait déjà passé Orléans, il se réfugient à Chablis avec leur sainte relique. De là, enfin, après un bref séjour, assaillis de nouvelles craintes, ils arrivent à Auxerre avec leur inappréciable trésor.
L’évêque et la ville d’Auxerre, instruits du bruit de leur arrivée, se précipitent en foule à leur rencontre, pour recevoir de tels hôtes avec les honneurs qu’ils méritent, et déposent le corps du grand saint Martin dans l’église de Saint-Germain, à côté du cercueil du grand saint Germain lui-même. Là d’innombrables miracles éclatent par la vertu du bienheureux Martin. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les fiévreux guérissent, les étiques deviennent saufs, les lépreux se purifient, les paralytiques reprennent l’usage de leurs membres. La rumeur publique, qui ne laisse jamais rien secret, répand dans tous les pays les merveilles de tant de guérisons ; et l’on voit arriver à Auxerre une telle multitude de malades, que, s’il faut compter ce qui est innombrable, on peut dire que la population d’Auxerre ressemble à une armée. La ville ne suffisant point à contenir une si énorme foule, elle se répand dans les villages voisins, pour y trouver un asile. C’était toujours en invoquant saint Martin que les malades recouvraient la santé. Les offrandes des pèlerins étaient donc perçues par les serviteurs de cet évêque ; mais elles montèrent à une telle somme d’argent, qu’elles excitèrent la jalousie du clergé d’Auxerre, qui, pressé de l’aiguillon de l’envie et de la cupidité, parla ainsi aux serviteurs de saint Martin : « Puisque les miracles se font concurremment par les vertus de votre pieux pontife et du nôtre, il est juste que, s’il produisent des bénéfices, il en soit fait un partage égal entre les ministres des deux saints. » — Les ministres de saint Martin repoussent, par d'excellentes raisons, et en ce termes, cette demande de partage : « Avant que notre saint Martin fût entré dans Auxerre, et lorsque vous viviez sous la seule protection de saint » Germain, il n’était pas question ici de miracles ; mais dès que notre évêque est arrivé, aussitôt, par ses mérites pieux, de fréquents et évidents miracles éclatent, et les oblations de ceux qu’il guérit ou qu’il sauve nous donnent des bénéfices légitimes. Mais pour enlever de vos esprits tout doute et tout scrupule, voulez-vous que l’on place ce lépreux, que nous voyons, entre les deux saints prélats ? Si le côté du lépreux, qui touche saint Martin, se guérit, tandis que l’autre côté, qui touche saint Germain, gardera sa lèpre, que le miracle soit attribué à la vertu de saint Martin ; que si, au contraire, la partie du corps du lépreux, placée près de saint Martin, ne guérit pas, tandis que celle plus rapprochée de saint Germain guérira, que la cure miraculeuse soit attribuée manifestement au mérite de saint Germain. » Cette proposition est unanimement accueillie, et tous approuvent l’épreuve qui doit juger et terminer la contestation.
Pour reconnaître la vérité, on place donc le lépreux au milieu des deux prélats. La nuit se passe à prier et à chanter les louanges des deux saints ; et, dès que le jour paraît, la moitié du corps du lépreux, placée du côté de saint Martin, est retrouvée saine et sauve, aux yeux d'un immense concours du peuple ; et l'autre moitié du corps, par un secret jugement de Dieu, est demeurée malade. Mais, pour que le miracle brillât d’une façon plus haute et plus manifeste encore, on retourne la partie malade du lépreux du côté de saint Martin ; et le lendemain matin, sous les yeux de tous, le lépreux entier est trouvé parfaitement guéri.
C’est ainsi que fut assoupie la querelle ; et désormais toutes les offrandes des malades appartiennent sans contestation aux ministres de saint Martin. O admirable courtoisie du grand prélat saint Germain, qui, pouvant, par ses mérites, ressusciter les morts, voulut faire à son hôte sacré les honneurs de sa ville, en paraissant inférieur à saint Martin en puissance miraculeuse ! O gloire éminente du grand et puissant saint Martin, qui, gardant partout et pour tous, et jusque dans l’exil, la dignité de son ministère pontifical, illustra par la grâce de ses miracles la cité dont il recevait une hospitalité généreuse, et se montra toujours bienveillant et généreux à ses serviteurs !
Au bout de plusieurs années, la paix étant rendue à l’église par la conversion de Rollon, plusieurs habitants notables de Tours son envoyés à Auxerre pour réclamer le corps de saint Martin, leur seigneur et leur patron. Ils vont trouver Armarius, évêque d’Auxerre, pour en obtenir la permission de reconduire à Tours leur illustre pontife. La tradition rapporte que l’évêque Armarius leur fit réponse : « Je ne veux pas dépouiller mon église d’un si grand trésor, parce que, au moment où j’ai été élu évêque, je l’en ai trouvée en possession. » Les gens de Tours, voyant qu’ils n’obtiendraient rien de l’évêque, se rendent, avec de meilleures espérances, auprès du roi des Français, et par leurs ferventes et humbles prières, le conjurent, le supplient d’ordonner que saint Martin, patron de la ville de Tours, lui soit restitué, et de changer en allégresse, par cette restitution, le deuil d’une cité qui pleure l’absence de son protecteur sacré. Le roi leur dit : « Puisque Tours et Auxerre relèvent tous deux de mon droit royal, et m’obéissent également, nous trouvons injuste de dépouiller, par la force de notre sentence préjudicielle, la ville d’Auxerre, qui est en possession des reliques, pour en investir votre ville de Tours qui en a perdu la saisine. » Les envoyés de Tours, frustrés dans leur espoir, prennent donc congé du roi et retournent chez eux ; puis ils convoquent une assemblée, dans laquelle, avec Adalandus, archevêque de Tours, Raimon, évêque d’Orléans, saint Loup, évêque d’Angers, Mainold, évêque du Mans, et une grande foule de clergé et de peuple, ils délibèrent sur le parti qui reste à prendre.
En ce temps-là, l’illustre comte du Gâtinois, Ingelgérius, neveu de Hugues, duc de Bourgogne, seigneur de Loche et d’Amboise, habile homme de guerre, d’une haute probité et d’une grande puissance, occupait le consulat d’Angers, qu’il tenait des mains du roi des Français. Il possédait aussi à Auxerre un palais, des vignes et d’autres domaines près des faubourgs. Tout le monde s’écria qu’il fallait se concerter sur cette grave affaire avec le comte, dont la position particulière et les fonctions lui donnaient un si puissant intérêt dans la résolution à prendre. Les gens de Tours se disposaient donc à lui députer, à ce sujet, des messagers, quand, par un incident providentiel, il entra lui-même dans l’église de saint Martin, pour y faire ses prières accoutumées. À sa sortie de l’église, tous les citoyens l’accueillent avec joie et lui rendent avec empressement les honneurs et les respects qui lui sont dus. Il s’arrête au milieu d’eux ; et, comme averti d’avance par l’Esprit-Saint, et sous l’inspiration du Saint-Esprit, il leur tient ce discours : « Habitants de Tours, vous qui réunissez à la fois d’imposantes richesses, une remarquable intelligence, une prudence et un courage au-dessus du vulgaire, je suis bien étonné que, par une négligence impardonnable, vous ne rameniez pas chez vous, de son trop long exil, votre joie, la lumière de votre patrie, le grand prélat Martin. » — Les citoyens de Tours lui disent avec larmes : « Nous te rendons grâces (et nous remercions d’abord Dieu qui a commandé à ton cœur de telles pensées) de t’entretenir avec nous sur un pareil sujet, et de prévenir ainsi, en les » publiant, nos désirs encore secrets. Il n’y rien, Seigneur, dans cette affaire, qu’on puisse reprocher à notre incurie ; c’est la faute du roi de France, dont l’irrésolution nous a entravés, et de l’évêque d’Auxerre, dont l’opiniâtreté violente a refusé notre saint Martin à nos efforts et à nos instances. Le cœur de l’évêque obstiné s’est endurci ; il est devenu comme un autre Pharaon ; il ne veut pas rendre l’homme de Dieu, à moins qu’il n’y soit contraint par une main puissante. C’est pourquoi, Seigneur, toi qui es fort par ta noblesse et par ton courage, par ta probité et par ta charge, nous t’adressons nos supplications profondes et unanimes, pour que, guidé par le zèle de Dieu et l’amour de saint Martin, tu exauces nos vœux, en rendant à ce pays en deuil ses reliques bienheureuses, et avec elles la joie qu’il a perdue. »
L’illustre Ingelgérius, voyant donc que cette population entière a placé dans lui, après Dieu, toute son espérance, prend pitié des larmes et des vœux des suppliants, et leur promet d’entreprendre cette affaire selon toutes ses forces. Il assemble un grand nombre d’hommes, tant des pays étrangers que de sa propre armée ; prend avec lui environ six mille cavaliers ou fantassins, et se dirige sur Auxerre. Cependant les habitants de Tours, sur l’ordre de leur prélat, observent un jeûne d’une semaine entière, et, par des prières sans relâche et pleines d’instance, conjurent Dieu de leur rendre saint Martin.
La ville d’Auxerre est stupéfaite de se voir tout à coup remplie d’hommes armés qu’elle n’attendait pas. Dès le lendemain matin, le comte diligent, après avoir d’abord répandu ses larmes et ses prières à l’église, devant le corps du grand pontife Martin, et placé sous sa recommandation sacrée les motifs et les vœux de son pèlerinage, se rend chez l’évêque, et lui demande en ces termes la restitution du saint dépôt :
« Toi qui te pares du nom et des honneurs du pontificat, pourquoi, oubliant l’étymologie de ton nom même, détruis-tu, au lieu de le consolider, le Pont des Vertus ? Pourquoi égares-tu ton troupeau par le mensonge et la tromperie, et, l’écartant du chemin élevé de la vérité, l’entraînes-tu après toi dans le précipice de la perdition ? Pourquoi, par de vains faux-fuyants et d’adroits et successifs délais, refuses-tu de restituer un trésor qui a été confié à ta foi dans un temps de nécessité ? Choisis enfin l’un de ces deux partis : ou, sans aucun retard, rends aux Tourangeaux leur saint Martin, ou bien réponds que tu ne veux pas le leur rendre. — L’évêque, irrité, lui répondit : « Il ne convient pas à un pèlerin de visiter à main armée les lieux saints et de revendiquer par la force des armes les saintes reliques. » Aujourd’hui donc, toi et les tiens, prenez patience ; et demain je te ferai connaître mes intentions. » — Dans l’intervalle, l’évêque entre en délibération sur l’issue probable de cette fâcheuse affaire avec quelques-uns de ses collègues qui se trouvaient par hasard à Auxerre. L’évêque d’Autun, Siagrius, d’accord avec Domnolus, évêque de Troyes, lui tient ce sage discours : « Il n’est pas » bien qu’un évêque prenne le bien d’autrui, ou veuille s’approprier un dépôt quelconque par la fraude ou par la violence. » Nous savons que c’est le glaive ennemi qui a forcé les Tourangeaux à transporter ici le corps de saint Martin, et à l’y déposer sous ta garde. Restitue donc fidèlement ce qui a été commis à ta foi par des chrétiens pieux ; et, réparant, autant qu’il est en toi, l’injustice de la foi violée, adoucis la colère du comte par de bonnes paroles et par des prévenances, et accorde-lui ce qu’il te demande ; car, si tu ne lui rends pas de suite et spontanément ce qu’il vient chercher, tu te le verras enlever de force, à ta honte et à ton déshonneur. Fais donc de nécessité vertu, et que la prudence de ta générosité épiscopale devance sagement ce qu’est toute prête à t’arracher une contrainte imminente. »
L’évêque d’Auxerre adhère à cet avis, et, après avoir flatté par de douces paroles le comte Angevin, restitue le trésor souhaité. Hébernus, cet abbé de divine mémoire, se trouva avec Ingelgérius en présence des évêques ; mais il n’avait plus avec lui ses moines : car, par la protection de Dieu et les prières du bienheureux Martin, ils étaient déjà placés à la tête des églises et des abbayes de toute la Bourgogne, afin que ceux qui étaient arrivés, exilés eux-mêmes, avec un exilé, fussent élevés en honneurs et en richesses, par leur compagnon d’exil, sur le sol de leur exil même. Enfin ce fut à eux qu’Hébernus confia encore le soin de présider au convoi, et de diriger le transport des reliques de saint Martin, afin qu’après avoir, simples moines et exilés, apporté de leur patrie cet illustre exilé au lieu de l’exil, eux-mêmes, devenus abbés et évêques, ils le rendissent maintenant à sa terre natale.
Cela fut ainsi fait : après donc qu’une messe de saint Martin eut été solennellement chantée, Ingelgérius d’Angers et Abnarius d’Auxerre chargent sur leurs épaules le précieux fardeau et reprennent le chemin de Tours. Les prélats, un clergé pieux, et une immense foule accourue de toutes parts, accompagnent les saintes reliques de leurs hymnes et de leurs louanges. Au retour de ceux qui avaient suivi le corps de saint Martin, l’armée du comte se retire triomphante. Dans cette noble armée, il ne se trouva ni libertin, ni maraudeur ; aucun soldat ne se livra au pillage, aucune femme ne fut souillée, et chacun vivait de ce qu’il achetait.
Dès que le corps du très saint pontife Martin eut atteint les limites de son propre diocèse, les brebis malades reconnurent d’une manière merveilleuse la présence de leur pasteur, et le pasteur lui-même comprit quelle affection zélée il devait à ses brebis. Exilé sur la terre étrangère, il avait brillé en florissants miracles : maintenant, au milieu des siens, ses grâces devaient être encore plus abondantes, et sa bienveillance mieux disposée, si cela peut se dire, envers ceux que Dieu lui avait particulièrement confiés. Aussi tous ceux qui étaient malades, de quelque maladie qu’ils souffrissent, quand même on ne les apportait point auprès des pieuses reliques, quand même ils ne leur adressaient pas de prières, à droite, à gauche, dans toute la province, étaient merveilleusement guéris. Oh ! qu’elle est vraie la promesse du Sauveur, quand il dit : « Les prodiges que je fais, celui qui croit en moi les fera, et il en fera de plus grands que moi-même. » Car, dans les miracles et les guérisons que le Seigneur daigna opérer, il voulut la coopération et les prières de ceux qui demandaient à être guéris : c’est ce qu’on voit partout dans l’Évangile ; c’est le sens de ces paroles : C’est ta foi qui t'a guéri ; mais la grâce de saint Martin venait au secours de ceux même qui ne lui demandaient rien, de ceux qui n’accouraient point honorer ses reliques, et, par une miséricorde plus grande encore, de ceux enfin qui refusaient cette faveur. En effet, tandis que tant de merveilles se passaient, et que la renommée en répandait le bruit vers tous ceux qui n’en étaient pas témoins, deux paralytiques vivaient dans un village nommé Hédère, demandant l’aumône aux passants. Quand la rumeur publique leur apporta les prodiges du saint, ils se dirent l’un à l’autre : « Frère, nous vivons bien tranquilles et sans rien faire, personne ne nous inquiète, et tout le monde a compassion de nous ; nous n’avons d’autre peine qu’à demander ce que nous désirons ; toutes les fois que cela nous convient, nous dormons, nous nous reposons sans cesse : en un mot, nous avons une » vie bienheureuse ; c’est notre infirmité qui nous vaut tout cela. » Si nous étions guéris, ce dont Dieu nous préserve, nous serions » nécessairement condamnés au travail des mains, dont nous » avons perdu l’habitude, et nous ne pourrions plus désormais mendier avec fruit. Et voilà que nous apprenons que saint Martin, dans le diocèse duquel nous sommes, ne laisse, à son retour de l’exil, aucun infirme sans guérison. Maintenant donc, frère, crois-moi, fuyons vite saint Martin, quittons son diocèse, de peur qu’il ne nous comprenne dans le nombre de ses cures merveilleuses. »
Le conseil était nouveau sans doute : chose inouïe, qu’on vît des hommes désirer ne point guérir d’une infirmité si grave, et s’enfuir de peur d’être guéris ! Chacun d’eux trouve l’avis bon, et, prenant leurs béquilles sous leurs aisselles, plutôt rampant que marchant, ils prennent la fuite. Mais, plus rapide qu’eux, la puissance de Martin poursuit les fuyards, les découvre, les atteint, les saisit, et, malgré eux-mêmes, les rend à la santé. Ceux-ci, après une si haute épreuve, ne pouvaient dissimuler la vérité et n’osaient se taire : car ils savaient que celui qui avait pu les guérir, en dépit d’eux-mêmes, pourrait bien aussi punir leur ingratitude. Ils se mettent donc à publier hautement le miracle du saint pontife, et à exciter les habitants du lieu, témoins du prodige, à chanter les louanges de Martin ; ils ne se croient acquittés que lorsqu’ils ont porté à l’église mère de Saint-Martin les béquilles, signe de leur mal passé, et qu’ils ont déclaré à tous leur fuite perfide et la miséricorde du bienheureux envers d’indignes récalcitrants. Or, dans l’endroit où ce prodige eut lieu, les habitants construisirent, en l’honneur de Martin, une chapelle qui, jusqu’à ce jour, se nomme la Chapelle-Blanche.
Dès que le bienheureux prélat Martin fut entré dans les limites de sa propre paroisse, les choses inanimées et insensibles elles-mêmes, sentant l’arrivée de leur pasteur, donnèrent, chose étonnante, des signes manifestes de reconnaissance et de félicitation. Tous les arbres, bien qu’on fût alors en hiver, et que l’ordre de la nature s’y refusât, reprirent leurs feuilles renaissantes, et se couvrirent des fleurs du printemps, témoignant, par leur décoration nouvelle, les mérites et l’excellence du père de la patrie qui revient de l’exil. Les deux portes de l’église paroissiale s’ouvrirent divinement et d’elles-mêmes, sans le secours d’aucun bras humain. Les lampes et les flambeaux de cire s’allumèrent merveilleusement, surtout dans les deux églises qui sont dédiées au nom de Martin. Toute la ville de Tours se précipita à la rencontre de saint Martin rentrant dans sa cité épiscopale. Adalandus, archevêque de Tours, son frère Raimond, évêque d’Orléans, Mainold, évêque du Mans, saint Loup, évêque d’Angers, et tous les suffragants de la province, vinrent au-devant du cortège apporter leurs félicitations pieuses, accompagnés d’une foule innombrable de tout âge et de tout sexe, qui répandaient des larmes de joie en remerciant Dieu de leur avoir enfin accordé un jour si longtemps désiré. Les évêques et les abbés, le clergé et les vierges, le peuple et les barons, les enfants et les vieillards, tous, portant des croix et des cierges, et chantant des hymnes et des louanges divins, conduisirent solennellement l’illustre pontife, et le replacèrent avec toutes sortes d’honneurs et de respects dans le lieu qu’il occupait autrefois.
Telle est la glorieuse et solennelle réception que firent à l’archevêque de Tours, Martin, revenant de l’exil, ses serviteurs et ses élèves : et c’est ainsi que, rentré dans son ancienne demeure, il exauça, selon sa coutume, les vœux de la plupart de ceux qui l’invoquèrent. Un synode, célébré par l’archevêque de Tours, Adalandus, et ses évêques comprovinciaux, l’an 887 de l’incarnation du Seigneur, et l’an 31 de la fuite de saint Martin, décréta que, tous les ans, aux ides de décembre, on solenniserait une fête en mémoire du retour des reliques du saint patron : et cette fête rappelle à la fois les ravages des Danois, et la joie qu’excita à Tours la rentrée du saint corps de Martin. — O toi, miséricordieux Martin, notre père très pieux, notre pasteur et notre patron, répands tes bienfaits accoutumés sur nous, tes enfants et tes disciples, et sur tous ceux qui te vénèrent ; écarte de nous et d’eux toute chose nuisible, et, par l’intercession de tes prières éternelles, obtiens pour nous les joies immuables de la vie qui ne finira point !
Note B, p. 299
Ce que saint Odilon avait fait pour la mémoire de son prédécesseur, il voulut aussi le faire pour cette impératrice Adélaïde qui l'avait tant aimé. Je traduis quelques passages de ce panégyrique.
Dieu qui dispose toutes choses, et dispense souverainement l’honneur et la gloire, voulut, de notre temps, et tandis que le premier des Ottons portait heureusement le sceptre de la république romaine, placer dans une femme un modèle de vénération et de splendeur ; car ce fut alors que vécut l’impératrice Adélaïde, de sainte et très célèbre mémoire, pour être, après Dieu, la cause et l’excitation du bien qui se fit en notre âge, et des vertus qui y brillèrent. Dans mon empressement à recommander, par mes écrits, cette grande reine à la mémoire de la postérité, je crains qu’on me reproche justement d’être indigne, malgré mes efforts, de raconter, en mon humble et pauvre style, tant de noblesse et de vertu. Que ceux pourtant qui me feront ce reproche que je mérite si bien, soit à cause de mon langage inculte, soit à cause de la nouveauté de l’entreprise, soit enfin à cause de la simplicité native de ma parole, sachent aussi que ce n’est point certes un vain désir de gloire humaine, mais une vive impulsion de l’affection la plus vraie et la plus sincère qui m’a engagé à écrire. Méprise, lecteur, tu en as le droit, la rusticité de mon esprit ; mais fais attention du moins à la noblesse d’âme et de corps de celle que j’ai commencé à louer ; car si tu veux attendre qu’il vienne un homme assez éloquent et assez savant pour raconter dignement la vie d’une telle femme, il faut que Cicéron le rhéteur sorte des enfers, ou que le prêtre Jérôme descende du ciel. Ah ! si le saint et incomparable Jérôme, également versé dans la science divine et humaine, eût été contemporain d’Adélaïde, lui qui, dans ses ouvrages et dans ses lettres, a illustré à jamais Paula et Eustochia, Marcilla et Mélania, Fabiola et Blésilla, Læta et Démétriade, il n’aurait pas manqué de consacrer aussi de longues pages à mon impératrice. Mais, puisque nous n’avons plus de Jérôme, ou d’homme assez éminent dans les arts libéraux, pour décrire dignement les actions et la vie de cette noble femme, essayons-le, dans notre ignorance, avec l’aide de Dieu et selon notre pouvoir.
Issue d’une race royale et religieuse, Adélaïde, très jeune encore, fut destinée par Dieu, dès l’âge de seize ans, à un royal mariage. Elle épousa le roi Lothaire, fils de Hugues, très puissant roi d’Italie ; elle eut de ce mariage une fille qui fut mariée elle-même à Lothaire, roi des Francs ; de ceux-ci naquit le roi Louis, qui, mort sans postérité, fut enterré, selon l’usage royal, à Compiègne.
Adélaïde perdit son mari au bout de trois années, et resta veuve, privée à la fois de son trône et des consolations d’un époux. Une opiniâtre persécution vint l’assaillir ; cette persécution, qui a coutume de purifier les élus, comme la fournaise purifie l’or. Le malheur lui arriva donc, moins parce qu’elle le mérita, que par un bienfait véritable de la Providence. À vrai dire, Dieu lui envoya des afflictions extérieures et corporelles, de peur que sa jeunesse ne fût brûlée au dedans par les feux de la chair et de la volupté ; et le Seigneur la brisa de tant de coups, pour qu’elle ne fût point, comme dit saint Paul, une veuve vivante, mais morte au milieu des délices. Dieu voulut, dans son amour paternel, lui faire subir assez de périls pour qu’elle ne fût pas indigne d’appartenir à cette filiation divine dont parle l'Écriture : Le Seigneur châtie tous les enfants qu'il accueille.
Adélaïde en rendait souvent grâces à Dieu, et aimait à raconter à ses familiers tout ce qu’elle avait souffert en ces temps funestes, et avec quelle miséricorde Dieu l’avait délivrée des mains de ses ennemis. Elle disait qu’il avait bien mieux valu pour elle d’être tourmentée d’inquiétudes qui passent, que d’être exposée, par une vie délicieuse, à une mort éternelle.
Lorsque Lothaire, son mari, fut mort, le royaume d’Italie passa à un certain Béranger dont la femme se nommait Willa. Par leurs ordres, malgré son innocence, Adélaïde fut impitoyablement arrêtée, on lui rasa les cheveux, on la rendit victime des tourments les plus divers, des plus ignobles voies de fait. N’ayant d’autre compagne qu’une seule servante, elle fut plongée dans un cachot affreux ; puis, miraculeusement délivrée de ses chaînes, elle fut élevée, par l'ordre divin, au faîte des honneurs impériaux.
Dans la nuit même qu’elle fut tirée de prison, elle tomba dans un marais où elle demeura patiemment plusieurs jours et plusieurs nuits, invoquant le secours de Dieu. Elle était en ce grave péril, quand tout à coup arriva près d’elle un pêcheur dans sa barque chargée de poissons qu’on appelle esturgeons. Le pêcheur, apercevant Adélaïde et sa servante, leur demanda qui elles étaient et ce qu’elles faisaient là. Elles lui firent une réponse suggérée par la nécessité pressante : Ne voyez-vous pas que nous sommes de pauvres voyageuses dépourvues de tout secours humain, et, ce qui est plus cruel, en péril d’être assassinées ou près de mourir de faim dans cette solitude ? Donnez-nous, si vous le pouvez, quelque chose à manger, ou ne nous refusez pas du moins vos consolations et votre appui. Le pêcheur fut ému de pitié en entendant ces deux femmes, de même qu’autrefois le Christ fut touché à l’aspect de la multitude affamée qui l’avait suivi au désert. Il leur dit : Je n’ai rien à manger, si ce n’est du poisson et de l’eau. Il portait avec lui du feu, selon l’habitude des pêcheurs ; il alluma du feu, prépara le poisson. La reine mangea ; sa compagne et le pêcheur la servaient. Pendant ce temps-là survint un clerc qui avait été le compagnon de sa captivité et de sa fuite ; il lui annonça l’arrivée de soldats armés qui la recueillirent avec joie, et la conduisirent dans un château inexpugnable.
Saint Odilon raconte ensuite tout ce que fit Adélaïde, devenue impératrice ; combien elle fut l’arbitre de la paix et des bonnes mœurs, combien elle dota d’églises et construisit de monastères ; puis il termine ainsi :
L’an mil de l’Incarnation du Seigneur, Adélaïde, désirant voir enfin dans le palais de Dieu le jour qui ne doit point avoir de couchant, disait souvent avec l’Apôtre : « Je souhaite la dissolution de mon corps, et je veux être avec le Christ. » Et vers la fin du dix-septième jour de décembre, elle déposa heureusement le poids de la chair, et s’envola vers le plus pur éclat de l’éther le plus pur. Car elle avait avec les gens de sa maison une gaieté douce et grave, avec les étrangers une gravité très polie ; envers les pauvres une infatigable miséricorde ; envers les églises de Dieu une largesse intarissable ; envers les hommes de bien une bonté persévérante ; envers les méchants une sévérité généreuse. Craintive dans ses désirs, mais constante dans ce qu’elle avait obtenu, elle était humble dans la prospérité, d’une longanimité patiente dans le malheur ; sobre dans sa nourriture quotidienne, modeste dans ses vêtements. Toujours assidue dans ses pieuses lectures et dans ses prières, dans ses veilles et dans ses jeûnes, elle ne se laissait jamais dans ses aumônes. Jamais elle ne tirait d’orgueil de sa haute naissance, ni de gloire humaine des bontés de Dieu envers elle. Elle ne se montrait ni présomptueuse des vertus que le Seigneur lui avait accordées, ni découragée de ses imperfections personnelles. Au milieu des honneurs, des richesses et des délices du monde, elle ne se laissait point aller à une fierté ambitieuse : une discrète réserve, mère de toutes les vertus, l’accompagnait sans cesse. Ferme et sûre dans la foi, d’une sécurité inébranlable dans l’espérance, elle mettait à aimer Dieu et le prochain une charité complète, racine de tout bien, cause principale de toute vertu. Au reste, par les prodiges qui éclatèrent à son tombeau, la vertu divine a bien manifesté ce que fut sa vie.
Note C, p. 302
La vie de saint Maïeul a été écrite par saint Odilon, son successeur. Il y a un charme si nouveau à lire cette pieuse biographie, de la main même d’un autre illustre et saint personnage, qu’on me pardonnera d’en citer quelque chose.
Le préambule de cette vie de saint Maïeul est une sorte de résumé historique des grandes et premières voies du catholicisme et des origines de la religion monastique.
Après que les apôtres et les évangélistes eurent laissé au monde leurs divins enseignements, source de sainteté et de salut; après que les invincibles et bienheureux martyrs eurent soutenu leurs illustres et victorieux combats ; en troisième lieu, pour ainsi parler, la bonté de Dieu daigna donner à son église des consolations nouvelles, des flambeaux brûlants d’amour, d’éclatantes paroles, je veux dire des prêtres apostoliques, grands hommes, doués, non des vanités de la science humaine, mais de tout ce qu’elle a de bon, et remplis de la sagesse divine. C’est à leur intelligence des choses spirituelles et à leurs études pénétrantes des saintes écritures qu’il était réservé d’éclairer les ombres de la loi, de mettre au grand jour le vrai sens des prophètes, dont la parole est aussi haute que profonde, et de dissiper enfin les épaisses ténèbres de l’univers, par la vertu, la majesté et la gloire de la lumière évangélique : car, dans leurs travaux sincères, les actions des apôtres sont exposées et recommandées à l’esprit des fidèles. Par leurs pieuses études, le triomphe des bienheureux martyrs et les mérites de l’église sainte sont dignement célébrés ; leur foi, leur science, le zèle opiniâtre de leurs prédications apaisent on étouffent les sourds murmures et les attaques déclamatoires contre la foi catholique ; calment les plaintes des schismatiques; ferment les bouches qui disent de vaines paroles; détruisent le pouvoir des idoles; triomphent de la cruautés des Gentils ; jettent le mépris et l'impuissance sur les folies des philosophes ; dissipent comme la fumée, et comme une fumée impure, les faussetés perfides, les infidélités, l’erreur et la rage des hérétiques, les réduisent au néant, et leur font si bien exhaler comme leur dernier souffle, qu’il n’en restera nulle trace jamais et nulle part.
Lorsque la cour céleste eut reçu avec joie, dans son sein, tant et de si grands hommes, citoyens du ciel, s’il est permis d’ainsi parler, et dignes de composer la maison du roi divin, la céleste et suprême république voulut, par un décret de Dieu, en quatrième ordre, songer aussi aux petits, et distribuer ses grâces, non plus par les hommes élevés et forts, mais par les humbles, les innocents et les simples.
C'est alors que l’ordre monastique commença à se féconder, ou, pour mieux dire, à renaître ; car son origine, nous le savons, remonte à Élie et à Jean-Baptiste ; et nous nous félicitons qu’il soit ainsi arrivé jusqu’à nous par la multiplication des vertus, les habitudes et les vies apostoliques, et les pieux exercices de nos saints pères. À eux, en effet, il fut donné d’accomplir, dans toute sa perfection, ce précepte unique, ce précepte de l’Évangile, ou, pour mieux dire, ce précepte du Seigneur, lorsque, au jeune homme qui demandait au Sauveur ce qui lui manquait pour mériter la vie éternelle, il répondit en ces termes : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras dans le ciel un trésor : viens et suis-moi. » Parmi les hommes qui entendaient le mieux et qui accomplirent avec le plus de zèle cette doctrine souveraine, brilla, célèbre entre tous, comme un astre du ciel, notre bienheureux père Benoît, qui mérita si bien son nom par ses vertus. Sa vie, ses mœurs, ses miracles le firent si grand, que le très saint pape Grégoire, homme éminemment apostolique, l’évêque du siège des apôtres, voulut lui-même raconter sa naissance, sa vie et sa mort, et lui donner ainsi, entre toutes les sommités de l’Église, cette singulière marque d’honneur et de privilège, due à une aussi haute doctrine et à tant de bonnes œuvres. Dans la suite des temps, après que le très saint Benoît eut passé, son disciple, le bienheureux saint Maur, répandit dans la Gaule presque entière la semence de son institut religieux. Puis, par lui-même et par les disciples de ses vertus, l’ordre de saint Benoît s’éleva au comble de la perfection et de l’accroissement ; mais, quand les saints maîtres eurent disparu, les hommes justes devinrent rares, les vices s’augmentèrent ; on vit se relâcher la discipline, cette mère de toutes les vertus ; les études des Pères commencèrent à languir. Et, de même que la règle d’une institution sainte s’éleva graduellement à une haute splendeur, par des religieux pleins de la ferveur de l’Esprit-Saint, ainsi tomba-t-elle peu à peu dans le refroidissement par la négligence et l’oisiveté des moines. Ce relâchement funeste d’un établissement d’abord si précieux se glissa insensiblement jusqu’aux temps où, par la ferveur de Guillaume, prince très-chrétien d’Aquitaine, un abbé d’heureuse mémoire, Bernon, commença à bâtir un monastère dans le pays de Bourgogne, au territoire de Mâcon, dans un village appelé Cluny ; et, mettant toutes ses forces et tout son zèle dans cette fondation pieuse, mena à bien, par ses glorieux travaux, la louable entreprise de son vif sentiment religieux. À son exemple, et par ses mérites, un grand nombre d’hommes abandonnèrent le siècle pour se réfugier dans le port tranquille du monastère.
Plus loin saint Odilon parle ainsi des illustres amitiés de saint Maïeul :
Maïeul fut cher à Dieu et aux hommes. Une foule innombrable de catholiques, les plus honorables prêtres, les moines les plus pieux, les vénérables abbés, le respectaient comme leur très saint père. Les savants et saints évêques le traitaient comme un frère chéri. Les empereurs, les impératrices, les rois et les princes du monde l’appelaient leur seigneur et leur maître. Honoré par tous les pontifes du siège apostolique, il était vraiment, en ce temps-là, le prince de la religion monastique. L’illustre César, Otton-le-Grand, l’aimait de tout son cœur. La femme de l’empereur, l’auguste et sainte impératrice Adélaïde, aussi sincère dans sa charité qu’admirable dans sa piété, portait à Maïeul la même et tendre affection. Il n’était pas moins cordialement chéri par l’empereur Otton, leur fils ; par Conrad, noble et pacifique frère de l’impératrice, et par Mathilde, sa glorieuse épouse. Et plus tous ces éminents personnages voyaient Maïeul, plus ils s'attachaient à lui. Que dirai-je du très noble Henri, duc de Bourgogne ; de Lambert, homme très illustre et très noble comte ; de Guillaume, de Richard, très braves ducs d’Aquitaine et de Normandie, et des princes et marquis italiens ? Le bienheureux Maïeul, par la grâce du Seigneur, a tellement été glorifié et exalté, en présence des rois et des princes, en face de tout le peuple, que nous pouvons sans doute dire de lui ce que l’Ecclésiastique dit du grand serviteur de Dieu, Moïse : « Dieu l’a glorifié à la face des rois et lui a communiqué sa gloire. » Après la mort de Maïeul, le roi Hugues Capet honora de sa présence ses funérailles et son tombeau, où de nombreux miracles éclatèrent.
Note D, p. 305
À ses très chers et très aimés frères, fils et filles, présents et absents, frère Hugues, abbé pécheur, joie éternelle dans le Seigneur Jésus.
Très chers fils et amis, tant présents que futurs, j’ai cru devoir déclarer à votre charité comment Dieu, qui nomme les choses qui ne sont pas encore comme celles qui sont déjà, voulut me tirer, moi pécheur et coupable, des désordres et des lubricités de ma jeunesse, pour me dépouiller miséricordieusement des vêtements du siècle, me revêtir de l’habit de la religion sainte, et me réunir au troupeau de ce lieu, où mes pères et mes frères me choisirent, par le décret de Dieu, pour pasteur de cette bergerie, et m’imposèrent enfin cette charge pesante, malgré mon indignité, malgré ma vie lascive et irréligieuse, et ma propre et vive résistance. Ce n’est donc point à cause de mes mérites, mais par l’immense bonté de Dieu tout puissant, que le monastère de Cluny s’est étendu autour de nous, s’est enrichi, comme nous le voyons aujourd’hui, en religieux et en propriétés, non seulement dans cette contrée, mais en Italie, en Lorraine, en Angleterre, en Normandie, en France, en Aquitaine, en Gascogne, en Provence et en Espagne. C’est pourquoi, fils très chers, plus le nombre s’est accru de nos frères et de nos possessions, plus un pauvre pécheur, tel que moi, doit trembler pour les fautes de tous, si la grande clémence de Dieu ne daigne avoir pitié de mon âme, à l’aide de vos aumônes et de vos prières. Et quelles paroles pourraient exprimer combien je suis coupable, moi qui, chargé d’abord de tant et de si graves fautes personnelles, dois répondre encore devant le Seigneur des négligences de tant d’hommes confiés à ma garde ! Les uns, en effet, surpris par la mort, ont quitté la vie sans confession, et sans recevoir le corps et le sang du Seigneur ; les autres, dont j’ai négligé de corriger assez fortement les fautes et les inclinations effrayantes, ont disparu de ce misérable monde, engloutis dans des précipices, étouffés dans l’eau ou par le feu, ou bien tués subitement par d’autres accidents déplorables. Et, comme je n’ai point corrigé comme je l’aurais dû, et que j’ai traité souvent avec trop l’indulgence les frères qui vivent encore aussi bien que ceux qui sont morts, je crains vivement que ce ne soit pour eux-mêmes un obstacle à la récompense sans fin, et pour moi, peut-être, un empêchement à l’éternelle gloire.
Que Dieu nous soit donc à tous miséricordieux et propice ; qu’il écoute dans sa clémence les prières que vous lui adresserez pour le salut de mon âme, et que, au jour du grand jugement, il vous donne, et à tous les chrétiens qui se souviendront de moi, la récompense qui ne manque jamais. Déjà, dans les graves fonctions, qui m’accablent, j’ai passé plus de soixante années, soutenu, je crois, par vos prières. Que si, parfois, les infirmités de mon corps ou quelques autres imperfections m’ont fait défaillir dans ma tâche, je sais que vos supplications adressées à Dieu pour moi ne m’ont pas manqué ; et je ne pourrais exprimer, comme je le sens, tout ce que vous m’avez témoigné de bonté, de charité, de dévouement et de véritable obéissance. Aussi ai-je mis tous mes soins à vous aimer ; je vous ai traités sans orgueil, je vous ai embrassés comme des enfants très-chers. Que Dieu donc me pardonne si j’ai péché par cette indulgence même. Et maintenant, mes fils,, que je suis bien avancé dans mes jours, et que je consacre, pour ainsi dire, l’agonie de cette vie caduque à vous tous et à mes nécessités dernières, dans l’ignorance où je suis de l’instant de ma mort, j’ai fait choix d’une petite obédience, appelée Berzé, afin que de là, lorsque sera arrivée la fin de ma course mortelle, on distribue à perpétuité, et selon l’opportunité des temps, une abondante nourriture et une suffisante boisson, le jour de mon anniversaire, à tous mes frères qui habiteront le couvent de Cluny (même à ceux qui seront à l’infirmerie) et qui se souviendront de moi, pauvre pécheur. Je prie en gémissant, et je supplie humblement en Dieu, par Dieu et à cause de Dieu, le seigneur abbé, notre successeur, mon père et mon maître (que la divine miséricorde daigne d’en haut le visiter et le protéger, ainsi que son troupeau !) de favoriser, de défendre, de soutenir les servantes de Dieu, dépouillées de la pompe mondaine, et rassemblées à Marcigny, pour le salut de leurs âmes et pour la gloire de Dieu, et de donner tous les soins de sa charité à ce lieu monastique ; car, bien que jusqu’à nous il n’y eût pas à Marcigny de congrégation de femmes, cependant, de nos jours, nous y en avons admis à la profession monastique un petit nombre, qui n’a point tardé à se multiplier grandement; puis nous y avons construit un édifice. Quiconque se montrera miséricordieux envers ces saintes femmes, qu’il obtienne à son tour, maintenant et pour l’éternité, la miséricorde divine. Je supplie aussi avec larmes mon successeur, par le même Dieu, notre Seigneur, de traiter avec bonté, et d’aimer avec une charité paternelle ceux d’entre vous, mes frères, qui me survivrez. Et vous tous, mes fils et mes filles dans le Christ ; vous, absents et présents, qui que vous soyez, qui êtes entrés, sous moi, dans ce monastère, pour sauver vos âmes, et qui avez soumis et livré à mon commandement, à moi, pécheur, vos âmes et vos corps ; que Dieu tout puissant nous absolve, vous et nous, de tous péchés passés, présents et futurs. Soyez absous par le Père tout puissant, par le Fils tout puissant, parle Saint-Esprit tout puissant, unique et triple Dieu. Je le confesse et je l’ai confessé à Dieu, triple en personnes, un en nature et en puissance, c’est à lui que, pécheur et coupable, je me confesse d’avoir trop souvent péché en paroles, en pensées, en actions. C’est ma faute. Je vous recommande à sa miséricorde, et j’invoque à genoux sa bénédiction sur vous, et la protection de sa droite. Qu’il vous conduise avec moi à la vie éternelle, par les mérites et les prières de la bienheureuse Marie, mère de Dieu ; des bienheureux apôtres Pierre et Paul, nos seigneurs, auxquels il a confié le droit de lier et de délier ; et par les intercessions de tous ces saints, méritons enfin, tous ensemble, de nous réjouir de notre salut commun et perpétuel, par le Dieu qui vit et se glorifie de sa trinité parfaite, dans les siècles infinis des siècles. Et que cet écrit soit lu devant toute la communauté, par l’abbé futur, lorsque, avec la volonté de Dieu, il aura pris possession paisible du siège et de la puissance abbatiale.
Note E, PIERRE À INNOCENT II. p. 308
Voici le jour des tribulations et des chagrins ; car, selon le prophète, « les fils ont voulu engendrer, et ils avaient perdu la vertu d’engendrer ; les messagers de Sennachérib sont venus en blasphémant le Dieu du ciel ; Nabuchodonosor s’est précipité sur le peuple de Dieu et l’a fait prisonnier, et Dohu n’a pas manqué pour mettre la main sur les prêtres du Seigneur. » Je suis obligé de raconter une histoire lamentable ; ma douleur m’interrompra souvent, et mes larmes, que je ne puis retenir, me permettront à peine, je le sens, de faire librement un tel récit. Mais, hélas ! puisque j’étais réservé à être témoin d’un crime inconnu peut-être au temps des martyrs, il faut bien que je parle malgré moi, quand bien même j’aimerais mieux me taire.
Nous revenions du concile où votre piété nous a convoqués : nous quittions le sein de l’Église qui nous avait appelés ; nous cheminions innocemment comme un troupeau du Seigneur, lorsque nous sommes tombés tout à coup sous la dent des loups. Avec une fureur inouïe de nos jours, nous avons été dispersés, pris, blessés et dépouillés de tout. Dans notre cortège marchaient la partie la plus élevée, les notabilités de l’Église de Dieu ; une légion d’archevêques, d’évêques et d’abbés, un grand nombre de moines, une foule d’archidiacres, de nobles clercs et de personnes religieuses. Horrible spectacle ! Voir tant d’illustres personnages, si nécessaires à l’Église, séparés, tourmentés, poursuivis et mis en fuite de tous côtés par les poursuites et les menaces du glaive ! La plupart des évêques et des abbés furent conduits violemment dans le château le plus voisin, et quelques-uns d’entre eux, après avoir subi des coups et des blessures, furent emprisonnés de la façon la plus barbare. Parmi eux l’évêque de Reims, que son âge et sa dignité ne purent préserver. Après mille injures et mille cruautés, on l’enferme dans une tour. L’évêque de Périgueux éprouve le même traitement. Mais que parlé-je de ces deux seuls évêques ? L’évêque de Bourges et celui de Sens, après avoir perdu tout ce qu’ils avaient, ont eu peine d’arriver tremblants et hors d’haleine jusqu’à Pontrémoli ; là on les a jetés dans une autre prison avec l’évêque d’Embrun, et celui de Troyes, jeté en bas de cheval d’un coup de lance, et grièvement blessé de sa chute ; avec les évêques de Limoges, d’Arras, de Belley, de Redon, et bien d’autres ; avec les abbés de Limoges, de Vézelay, de Saint-Michel de Cluse, de Saint-Germain de Paris, de Corbie, de Noyon, de Bourges, de Saint-Sulpice, de Saint-Rémi, de Grasse, de Saint-Jean-du-Pré, du monastère de Hender, de Saumur, de Melun, et une foule d’autres. Tout le village est rempli de cette multitude de saints personnages qui, semblables à Jérusalem assiégée par les Babyloniens, n’osent point essayer de s’échapper. À tous il est défendu de sortir : pour aucun il n’est sûr de demeurer. Ils ne peuvent donc avoir d’espérance en personne, si ce n’est en celui qui délivre de prison les personnes enchaînées, et en vous, très-Saint-Père, qui êtes son représentant sur la terre.
Cette illustre part de l’Église de Dieu crie donc vers vous, comme vers son protecteur spécial, et vous demande un prompt secours, tel qu’un père le doit à ses fils. Je vous en supplie, moi le compagnon de tous leurs périls, moi qu’ils ont choisi pour vous écrire ces tristes choses ; que votre miséricorde vienne en toute hâte à leur aide au milieu de ces dangers qu’ils ont été destinés à souffrir pour Dieu et pour vous. Je vous en supplie, puisque je suis chargé de le faire, que je ne paraisse point traiter dédaigneusement et négliger la situation pénible de saints compagnons qui m’ont donné dans le chemin des témoignages de confiance et d’amitié. Je remets à un autre moment de vous parler plus en détail de ce que j’ai souffert moi-même. Tandis que, avec l’abbé de Vézelay, et pour préserver mes compagnons, j’allais à la rencontre de nos ennemis armés, ma mule, au premier choc, fut percée d’un coup de lance et obligée de reculer ; mes frères furent mis en fuite, mes serviteurs prisonniers ; tout ce que j’avais avec moi me fut enlevé. Je me réfugiai dans le prochain village, je m’y cachai jusqu’à ce que je pusse moi-même, sous la conduite de mon hôte et dans la nuit, arriver jusqu’à Pontrémoli, où mes compagnons m’avaient précédé. C’est de ce lieu donc que, mêlant ma voix plaintive à la leur, je vous prie avec eux de ne pas traiter légèrement un événement aussi grave. Prenez le parti que vous conseilleront le nom du Christ, voire honneur et l’intérêt de l’Église. Si vous négligez d’aussi graves intérêts, qui donc s’en montrera soucieux ? Si la rigueur de la justice, si la sévérité de l’Église sommeillent dans les malheurs publics, veilleront-elles dans les malheurs privés ? Tous ceux qui partagent ma captivité vous conjurent et vous conseillent de faire briller le glaive d’une répression sévère contre les auteurs de cette méchante action, et même dans tout l’évêché de Luna, afin que cette punition exemplaire épouvante non pas seulement les peuples voisins, mais toutes les nations de la chrétienté. L’évêque de Luna n’a fait auprès de nous qu’une brève apparition, et s’est beaucoup trop tôt éclipsé ; nous croyions qu’il éclairerait notre route pendant la journée, mais à peine nous a-t-il tenu compagnie pendant une lieue. — J’ai été bien long, mais, pour parler hardiment, dans une affaire si importante, je ne devais point être court. Si j’ai omis quelque chose, que votre sagesse y supplée et décide.
Note F, PIERRE À AMÉDÉE, COMTE ET MARQUIS. p. 311
L’illustre roi des Français, Louis, nous avait envoyé déjà, et nous a envoyé une seconde fois ses messagers, en nous priant de vous les adresser, et d’obtenir nous-même de vous ce qu’ils ont à vous demander. Bien que Louis, cette belle fleur, cet astre brillant de votre famille, doive obtenir de vous par lui seul tout ce qu'il désire, cependant, puisqu’il m’a choisi pour médiateur en ses demandes, dans la confiance que ses prières seraient plus efficaces en passant par ma bouche, je vous prie de montrer, en vous rendant à ses désirs, que son espérance en moi n’a pas été vaine. Celui qui, par la grâce suprême, est devenu la gloire la plus haute de votre sang, en doublant presque les limites de son royaume, et en ornant de vertus ses jeunes années, ne doit éprouver en ses prières aucun refus ; car sa grandeur royale et les liens du sang lui persuadent qu’il a le droit de tout attendre de vous. Votre qualité d’oncle paternel du roi vous impose envers lui les obligations d’un père ; vous devez veiller sur son royaume et l’aider en toute chose comme votre propre fils. Vous accomplirez ce double devoir, si vous l’exaucez dans l’affaire présente, que je n’ai pas voulu indiquer dans cette lettre, parce que vous en serez plus complètement instruit de la bouche d’un messager que de la main de celui qui vous écrit. Quand vous connaîtrez la chose entière, dont pourtant vous avez déjà entendu parler, que les fautes de ses pères, je vous en prie, que les anciens torts peut-être de la reine ou des courtisans, ne nuisent pas au jeune roi : car, selon la divine sentence du prophète, « le fils ne portera pas l’iniquité du père, ni le père l’iniquité du fils. » Faites donc pour les intérêts et l’honneur de votre neveu ce que vous feriez naturellement encore pour d’autres hommes ; et vous éprouverez que ses intérêts sont aussi les vôtres, et que son honneur deviendra votre gloire.
Note G, PIERRE À INNOCENT II. p. 312
Si je dis quelque chose de hasardé, je prie votre miséricorde paternelle de le supporter ; car mes paroles peuvent n’être pas sages, mais mon dévouement ne vous manquera jamais. Je viens supplier votre bienveillance apostolique en faveur de l’illustre et noble seigneur roi de France, votre fils spécial. Il n’est pas seulement roi, il n’est pas seulement le chef magnifique d’un peuple chrétien ; il est encore l’œuvre de vos mains ; c’est vous qui l’avez élevé au trône, vous qui l’avez oint de vos mains sacrées, vous qui l’avez désigné comme roi puissant à tous les Pères de l’Église de France. Si donc il s’est peut-être conduit légèrement et en jeune homme, ayez pour lui de l’indulgence, et couvrez son erreur possible du voile de votre sagesse. C’est le devoir d’un père de corriger l’erreur d’un fils, et surtout d’un fils aussi haut placé, en lui conservant l’honneur. Mes paroles font allusion au débat qui s’est élevé entre lui et l’archevêque de Bourges. C’est une chose grave, je le sais, et il faut bien se garder que ses commencements sérieux n’amènent une issue plus sérieuse encore. Que l’esprit de conseil qui souffle où il veut, et qui, par vous, donne sans cesse des conseils prudents à son église entière répandue dans tout l’univers, veuille donc aussi conseiller, par vous-même, le royaume de France, cette part importante de l’église universelle : et qu’il enseigne votre cœur, par son inspiration sainte, dans cette circonstance comme dans les autres. Il ne m’appartient pas d’aller plus loin, et d’apprendre comment il convient d’agir en cette affaire à votre sagesse qui, par la grâce de Dieu, ne manquera point d’utiles avis.
Je vous annonce aussi que le monastère de Luxeuil, auquel vous avez bien voulu pourvoir, l’an dernier, efficacement mais temporairement, par nos frères de Cluny, est retombé dans un état pire encore qu’auparavant. Presque toute la religion et les observances monastiques y sont perdues ; c’est à peine s’il diffère des hommes du siècle, à tel point que, après avoir été, dans les temps anciens, le modèle de tous les monastères des Gaules, il est maintenant, et de bien loin, à la suite de toutes les congrégations religieuses. Ce qui augmente le mal, c’est l’esprit obtus, pour ne pas dire la stupidité, du pasteur qui gouverne son troupeau de façon à ne conserver presque que le nom d’abbé. Que dirai-je de plus ? « Toute sa tête est dans la langueur, tout son cœur dans l’abattement : de la plante des pieds au sommet de la tête il n’y a rien de sain en lui. » Père, que votre prévoyance songe à vos enfants.
Note H, PIERRE À SUGER. p. 313
Je regrette, au-delà de tout ce que je puis dire, de ne pouvoir assister à la sainte assemblée que le roi a indiquée à Chartres par les conseils de votre sagesse et d’autres hommes prudents. Croyez-en un intime ami ; croyez à la vérité de ce que je vous dis : je voudrais y aller, et je ne puis pas ; et je suis fâché de ne le pouvoir. Et qui ne serait fâché de ne point assister à cette réunion sacrée, ou nul ne recherchera son intérêt personnel, où chacun, désoccupé de ce qui le concerne, ne verra que les choses du Christ ? car il ne s’agira point là d’une affaire quelconque ; nulle autre n’est plus grande, ou pour mieux dire, c’est la plus grande de toutes. S’efforcer avec prévoyance d’empêcher que les choses saintes ne soient livrées aux chiens, que les lieux sur lesquels a marché le pied de celui qui a sauvé la terre, soient de nouveau foulés par les pieds de l’iniquité ; que la royale Jérusalem, consacrée par les Prophètes, par les Apôtres, par le Sauveur du monde lui-même, qu’Antioche, cette illustre métropole de toute la Syrie, ne soient encore une fois soumises aux blasphémateurs et aux méchants; que la croix de notre salut, déjà, dit-on, assiégée par les impies, ne soit prise comme autrefois par Chosroès ; que le sépulcre même du Seigneur, qui, jusqu’à ce jour, selon les prophéties, avait été glorieux dans tout l’univers, ne soit peut-être renversé jusqu’en ses fondements, comme les ennemis de notre foi ont coutume de nous en menacer : n’est-ce pas là le plus grand de tous les intérêts ?
J’aurais donc assisté, si je n’avais pu, avec beaucoup d’empressement, je viens de vous le dire, à cette sainte et nécessaire délibération, à laquelle, homme vénérable, vous avez bien voulu inviter mon humilité. Plusieurs raisons m’empêchent de faire ce voyage; entre autres, deux raisons principales : la première, des souffrances corporelles de tout genre, qui ne m’ont presque pas quitté depuis Noël jusqu’à présent; la seconde, une grande réunion de prieurs que j’ai convoquée à Cluny, dès le commencement de la Quadragésime, pour délibérer sur une chose qui ne peut se remettre, et dont j’ai fixé l’époque précisément au jour même choisi pour la réunion de Chartres, dans l’ignorance où j’étais, avant votre lettre, de ce que vous m’y mandiez. Que votre très chère révérence veuille donc agréer elle-même avec bonté et sans déplaisir ma sincère et légitime excuse, et se charger de faire excuser mon absence auprès de tous.
PIERRE À BERNARD. p. 314
J’ai été ému, et, comme cela devait être, bien vivement ému par la lettre que votre Sainteté m’a envoyée. Et quel est le chrétien, ayant quelque espérance dans le Christ, qui ne fût ému de ces bruits lamentables déjà répandus presque partout, comme vient encore de me l’écrire l’abbé de Saint-Denis ; que les chevaliers du Temple, le roi de Jérusalem, et la croix même du Dieu qui nous a sauvés, sont assiégés dans Antioche avec une foule de chrétiens ; et que, si le bras du Seigneur ne s’étend bientôt pour les secourir, tous vont être réduits en captivité ? Qui ne serait ému du danger de voir cette terre sainte, arrachée si récemment encore au joug des impies par tant de sang chrétien, par tant de fatigues de nos pères, soumise de nouveau à l’impiété et au blasphème ? Qui ne serait ému, si cette voie de salut et de pénitence, qui, depuis cinquante années, il n’en faut pas douter, a ravi à l’enfer, pour les rendre au ciel, des milliers innombrables de pécheurs repentants et de pèlerins, nous était fermée par la violence des Sarrazins ? Ah ! que la colère céleste ne s’appesantisse point ainsi sur les chrétiens, sur le peuple racheté du sang de Dieu ! Qu’à nos blessures si nouvelles encore, et encore toutes chaudes, n'aille pas s’ajouter une blessure si grande et si vive, qui ne serait pas seulement pour nous une épreuve, mais la mort ! Certes, il ne pourrait plus être compté parmi les membres du corps du Christ, celui qu’un si grand péril, un si grand malheur du peuple chrétien ne toucherait pas jusqu’au plus profond de ses entrailles ; et celui même qui, se contentant de ressentir une pitié stérile, si facile à tous, ne serait point entraîné à venir au secours d’une si belle cause, de toutes ses forces et au prix de tous les sacrifices. Car si, dans le corps humain, chaque membre partage et regarde comme la sienne la douleur du membre blessé, et n’hésite point à le secourir, combien plutôt, dans le corps sacré du Christ, c’est-à-dire dans son Église, et surtout à l’époque des plus graves dangers, le frère ne doit-il pas secours et assistance à son frère, le prochain au prochain, et de toutes ses forces et de toute sa puissance ? Cette sympathie générale est produite dans le corps humain par l’esprit de vie répandu dans tous les membres, et dans le corps de l’Église par l’Esprit-Saint qui, par son unité, en vivifie tous les membres. Celui qui ne ressent pas les douleurs du corps du Christ n'est donc pas vivifié par l’esprit du Christ.
Mais vous, qui êtes si profondément inquiet et tourmenté des maux de l’Église, vous montrez bien par cela même que vous êtes, avec plusieurs hommes illustres de votre pays, un des principaux membres du corps ecclésiastique. Vous le montrez bien surtout, lorsque, habitant le fond de l’Occident, et presque les derniers rivages de l’Océan occidental, vous vous empressez, avec tout ce que vous pouvez y mettre de zèle et d’énergie, de porter secours, malgré tant d’espace qui vous en sépare, au nom chrétien qui souffre dans l’Orient.
Voilà pourquoi vous avez résolu de vous réunir à Chartres, à un jour fixe, avec le seigneur roi, les autres Pères de l’Église et les grands du royaume, et pourquoi vous m’avez prié d’assister à cette sainte assemblée. J’ai honte, je l’avoue, d’avoir à m’excuser de mon absence : et pourtant il m’est absolument impossible de m’y rendre. Plusieurs empêchements s’opposent à mon voyage : d’abord, et entre autres, depuis la fête de Noël je suis presque toujours malade ; et puis, au commencement de la Quadragésime, et avant de rien savoir de vos résolutions, j’avais donné l’ordre, par messages et par lettres, aux prieurs de l’ordre de Cluny, de venir ici, pour une cause urgente et indispensable, le jour même précisément qui a été indiqué pour rassemblée de Chartres. J’ai confié secrètement le motif du chapitre clunisois à un vénérable homme, à l’abbé de Fontanel, qui m’a apporté votre lettre, et qui pourra, si vous le désirez, vous le confier aussi. Je vous prie donc, et je vous prie mille et mille fois, de n’être point fâché de mon absence, et d’être bien persuadé que je vous parle avec sincérité et du fond du cœur : ce n’est pas seulement avec vous que je m’impose le devoir de dire la vérité ; j’ai coutume de le pratiquer avec une extrême précaution dans toutes les circonstances de ma vie. Pour cette grande cause chrétienne, je n’irais point seulement jusqu’à Chartres ; j’irais jusqu’à Jérusalem sans hésiter, si les nécessités de l’Église qui m’est confiée pouvaient le permettre. Si cependant il arrivait qu’une autre assemblée se tînt, et à une autre époque, soit dans votre pays, soit dans le mien, que votre révérence sache que je m’y rendrai très volontiers, et que, présent ou non à quelque assemblée de ce genre, je viendrai en aide à cette grave affaire autant qu’il sera en moi.
Note I, PIERRE À BERNARD. p. 316
Ne soyez pas surpris que j’aie différé tant de jours à répondre à la lettre si flatteuse et si bienveillante que Votre Sainteté m’a écrite. J’étais alors étourdi d’un tel tourbillon d’affaires ; j’étais étouffé par tant de difficultés embrouillées, que je pouvais à peine, je ne dirai point écrire, mais vivre. C’était comme un immense amas d’eau qui, accumulée peu à peu pendant mon absence et mon voyage à Rome, et contenue quelque temps dans le calme d’un étang, se faisait jour enfin en ma présence et inondait mon retour. J’avais bien le droit de m’écrier alors : Sauvez-moi, ô mon s Dieu, car les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme. Voilà pourquoi j’ai tardé quelques jours à payer ma dette épistolaire à l’homme auquel je me dois tout entier.
Enfin je respire à présent, et je vais par mes paroles, comme je le puis, au-devant de la si grande affection d’un si grand ami, dans l’espoir prochain que, après ces paroles, Dieu m’accordera la grâce de le rencontrer en personne. Le Seigneur m’a véritablement glorifié, et, selon vos expressions qui ne semblent pas sortir d’une bouche humaine, il a comblé de prospérité mon voyage. Par sa grâce, par votre zèle et les prières de vos moines, il m’a conduit et ramené sain et sauf ; il a accompli toutes mes demandes, il m’a tout accordé selon mon cœur. Devant moi, les voies détournées se sont changées en voies droites, et les hauteurs les plus âpres en plaines unies. Les Alpes glacées elles-mêmes, et les rochers condamnés aux neiges éternelles, ont presque oublié leurs antiques horreurs; et, tandis que dans notre Gaule, comme je l’ai appris à mon retour, un printemps excessivement pluvieux a été pire que les mois d’hiver, moi, si vous en exceptez cinq journées, j’ai eu le temps le plus beau et le plus serein pendant tout mon séjour en Italie, soit dans mon voyage par terre, soit dans mon voyage par eau : car nous avons navigué sur le Pô pendant quelques jours et quelques nuits. Les routes boueuses, qui devaient faire notre tourment, et dans lesquelles, à en croire certaines menaces, nous devions rester enfoncés, je l’ai ai trouvées presque dures comme la pierre, tant elles étaient séchées. Nous avons retiré vivants de la bouche même de la mort, pour ainsi parler, quelques-uns de nos moines, compagnons de notre route, qui étaient tombés dans le fleuve, où ils allaient périr. Moi-même, devenu plus brave que de coutume, je m’efforçais de franchir à cheval un pont qu’il m’était désagréable de passer à pied ; je faillis être précipité dans un abîme qui s’ouvrait au-dessous du pont, parce que les pieds de derrière de ma mule se trouvèrent retenus dans la plus épaisse de toutes les boues ; mais la vertu divine augmenta les forces de ma monture ; je me trouvai tout à coup avec elle au sommet du pont, quitte de tout danger, et sans autre mal que la peur. Que vous dirai-je de plus ? En allant, en revenant, mon bonheur fut tel, ou, pour mieux dire, je fus tellement accompagné de la faveur céleste, que rien n’arriva à moi ou à mes compagnons contre nos désirs, à l’exception de la perte de quelques-unes de nos bêtes de somme dont Dieu n’a nul souci.
Si dans le chemin j’ai rencontré toutes choses à ma satisfaction, j’ai bien trouvé plus de sujets de joie auprès du Saint-Père. Il fut bon pour moi dès l’abord, meilleur encore dans la suite, et parfaitement bon à la fin ; et, pour dire l’exacte vérité du fond de mon cœur, il ne cessa point d’être excellent à mon égard. Son visage, où brillaient la force et la beauté apostoliques, change selon les affaires, les personnes et les événements ; aux uns il se montre gai, aux autres plus sombre, et toujours avec convenance : mais sa figure pour moi fut toujours la même. Tel je l’ai trouvé en arrivant, tel je l’ai laissé à mon départ. Je remarquais souvent l’air plus triste ou plus sévère qu’il était obligé de prendre selon la nature des causes ; mais en ce qui me concerne, dans ses entretiens particuliers comme dans ses audiences publiques, le visage du juge se changeait pour moi en bienveillance de père. On me donnait le pas sur ceux-là même dont le rang était supérieur au mien ; et le pape, presque toujours, ne permettait pas que la dignité patriarcale elle-même, quand le primat de Ravennes était présent, passât avant moi ; non-seulement je me mêlais, mais on me forçait de me mêler avec le sénat des évêques et des cardinaux romains. Tous ceux qui n’étaient pas de Rome étaient exclus des délibérations romaines ; moi seul, ou presque seul, j’étais admis aux conseils les plus secrets, et je ne parle encore que des choses publiques. Comment vous expliquerais-je mes conversations particulières et intimes avec le Souverain-Pontife ? Je le dis en vérité (et qu’on ne pense point que je parle autrement que je ne sens ; car je n’ai point le droit de me vanter), jamais, dans ces entretiens privés, je n’ai trouvé d’ami plus fidèle, de frère plus sincère, de père plus pur ; son oreille m’écoutait avec patience, sa langue me répondait avec promptitude et justesse, non comme un supérieur à son inférieur, mais comme un égal à son égal, et quelquefois comme un inférieur à son supérieur. Point, de faste, nul air de puissance, nul appareil de majesté : on n’apercevait qu’un homme plein d’équité, d’humilité et de raison. Toutes les fois que, dans mille diverses circonstances, j’ai demandé quelque chose, ou je l’ai obtenu, ou bien on me l’a refusé avec tant de justice que je n’ai pu m’en plaindre. Mais ici, je le dis sans orgueil, tout ce que vous souhaitiez pour moi, le pape me l’a accordé. Certes, ce n’est point une nouveauté que le monastère de Cluny soit honoré dans son chef, quel qu’il soit, par le souverain-pontife ; mais c’est une chose nouvelle qu’on n’ait pu remarquer ni un acte, ni une parole, ni un geste du pape, qui ne fût favorable à l’abbé de Cluny. Je l’avais vu à Rome la première année de son pontificat ; je l’avais vu ensuite à Cluny, puis à Auxerre, à Châlons-sur-Marne, à Reims et ailleurs ; mais il me parut alors tel que je ne l’avais encore vu nulle part.
Quant à l’accueil que j’ai reçu, pour moi et les nôtres, de toute la cour romaine, je vous le dis en peu de mots : il a été celui d’amis fidèles, de frères aimés, et tout ce que peut inspirer, du fond de l'âme, de plus vrai et de plus sincère la familiarité la plus intime. Tous vos vrais amis, et, entre tous l’illustre évêque d’Ostie, m’ont servi avec autant de zèle et d’efficacité que si vous aviez été vous-même à Rome. De courtes paroles ne suffisent point à exprimer tout cela : j’abrège donc ma lettre sur ce point ; mais, par la grâce de Dieu, quand je vous reverrai, je ne ménagerai point mes paroles.
Votre sainte et douce lettre m’avertit qu’il est temps, qu’il est nécessaire que je ne rende pas le mal à ceux qui m’en ont fait. Vous m’exhortez à faire l’épreuve de ma clémence sur ceux qui ont voulu me nuire, et qui n’y ont point réussi ou gré de leurs désirs ; vous m’engagez à reconquérir par les entrailles de l’affection paternelle les fils ingrats qui m’ont abandonné. Vous me pressez d’être pour eux, auprès du siège apostolique, un père plutôt qu’un juge, et de faire rentrer dans le fourreau de la miséricorde le glaive prêt à frapper. Je vous réponds : ce que vous me conseillez de faire n’est pour moi ni une chose difficile, ni une chose inaccoutumée. Par caractère, comme par habitude, je suis disposé, excité même à l’indulgence ; je suis accoutumé à souffrir et à pardonner ; je l’ai bien prouvé, je puis le dire sans fierté, à l’époque du schisme de Pontius. Tous ceux alors qui avaient failli, et en si grand nombre, et qui avaient commis mille actes coupables, et des crimes inconnus dans l’ordre monastique, je ne les ai pas frappés du glaive ; je ne leur ai fait aucune blessure ; je ne les ai touchés d’aucune arme ; c’est à peine si ma bouche leur a fait entendre une sévère parole. Ce que je fis alors, je l’ai fait souvent depuis, non pas pour d’aussi énormes excès, du moins pour des fautes très graves encore et dignes de très graves châtiments, si je ne me fusse laissé désarmer par l’indulgence. Je le fais encore fréquemment, et je ne cesse jamais, pour ainsi parler, de le faire assidûment.
Mais quoi ! en sera-t-il toujours de même ! Ne chanterai-je donc toujours que la miséricorde de Dieu, et jamais sa justice ? De toutes les voies du Seigneur, ne connaîtrai-je donc que celle de la pitié, et non jamais la voie de la vérité ? Le soldat de Dieu interdira-t-il donc toujours le sang à son glaive ? Mais, s’il en est ainsi, ce n’est pas seulement le roi, mais le soldat lui-même, qui porte le glaive inutilement. C’est en vain qu’on lit ces paroles, connues de l’univers chrétien : Veux-tu ne pas craindre la puissance ? fais le bien, et tu recevras les louanges du pouvoir : mais tremble, si tu fais le mal. Mais, dira-t-on, l’Église n’a plus de glaive, le Christ le lui a enlevé, en disant à Pierre : Remets le glaive dans le fourreau ; celui qui se servira du glaive périra par le glaive. Cela est vrai : sans doute l’Église n’a pas le glaive royal, mais elle a la verge du pasteur, de laquelle parle l’apôtre : Que voulez-vous ? Viendrai-je vers vous dans un esprit de mansuétude, ou bien armé de la verge ? Mais, que dis-je ? l’Église ne porte pas seulement la verge pastorale ; elle a aussi le glaive, selon le même apôtre : Couvrez-vous du casque du salut, armez-vous du glaive de l’esprit, c'est-à-dire du verbe de Dieu. Que si ce glaive se repose et se cache toujours ; si on ne le tire jamais pour l’effroi des coupables, qu’arrivera-t-il ? À en croire Salomon, les animaux des champs se révolteront contre une main faible ; — ils feront la guerre à leur pasteur, dit un ami de Job. Et que deviendra la perversité des méchants, si l’impunité les rend pires encore ? Je passe sous silence Phinée, Hélias, les Machabées, que l’Écriture cite et célèbre comme de sévères vengeurs des crimes. Je choisis pour exemple cet homme qui fut le plus doux entre tous les hommes qui vivaient sur la terre. Qui ne sait son nom ? Eh bien ! ce grand homme, si renommé pour son esprit de mansuétude, ne craignit point de venger, par un horrible exemple de mort, les injures de Dieu et les siennes. Je ne m’étendrai pas davantage sur une chose si connue. Parlerai-je de Samuel priant pour ses ennemis ? Citerai-je David épargnant mille fois ses ennemis les plus acharnés ? Cependant, l’un tua, déchira de sa propre main le riche roi des Amalécites ; l’autre ne se contenta pas de s’écrier dans le secret de son cœur : Je poursuivrai mes ennemis, je les saisirai, et je ne m'arrêterai point jusqu'à ce qu’ils aient péri ; il les poursuivit réellement, il les saisit, et ne s’arrêta point avant de les avoir détruits. Le Sauveur, Jésus miséricordieux, qu’a-t-il fait lui-même ? Il souffrit la flagellation, mais il en flagella d’autres ; il chassa du temple à coups de fouet, de sa propre main, et non de la main d’autrui, les marchands qui se livraient à leur négoce dans le lieu saint ; et ses disciples se souvinrent alors qu’il est dit de lui dans le psaume : Le zèle de la maison de Dieu me dévore.
Mais pourquoi toutes mes paroles ? J’ai l’air de vouloir enseigner Minerve, de jeter une goutte d’eau dans le Rhône, ou de porter du bois à la forêt. Dieu me garde d’une telle puérilité. Quelle est donc mon intention ? Je n’en ai qu’une, et je la confie au plus saint, au plus intime de mes amis. Votre béatitude croit peut-être, en lisant ce qui précède, que je suis plus emporté que mes ennemis, et que je veux me rassasier de leurs tourments et de leurs supplices. Je n’ai jamais été, je ne suis pas, je ne puis pas être leur bourreau ; bien qu’ils se soient rendus fort coupables envers leurs frères, par des médisances, des blâmes et des calomnies ; bien qu’ils les aient mis en pièces comme avec des dents de chiens, et qu’ils aient en quelque sorte déchiré leurs propres entrailles avec leurs ongles ; bien qu’ils aient, je le sais, méchamment blessé le corps de leur église, de l’église de Cluny. Qu’ils obtiennent donc leur pardon, si cela vous paraît utile ; qu’on aille même jusqu’à les récompenser. La récompense, s’ils n’abusent point de ce bienfait, pourra les exciter à mieux agir, et le pardon les détourner de fautes plus grandes. Mais, me direz-vous, pour que la charité soit pleine, elle ne doit pas se contenter de ne pas faire du mal ; elle doit, pour être entière, faire encore du bien. Allons, bon gré mal gré, je serai forcé d’être parfait, comme mon Père céleste fut parfait lui-même. Je ne me vengerai pas de mes ennemis : bien plus, je leur ferai du bien. Qu’ils obtiennent des places, qu’ils gouvernent, qu’ils règnent, mais sans moi. Sans moi, et comment ? qu’ils aient de ma main des dignités et des honneurs monastiques : mais non pas autour de moi. Que, loin de moi, ils jouissent de mes droits ; qu’ils aient même mon affection, s’ils la méritent : mais qu’ils ne demeurent point à mes côtés. Il n’y a point, vous le savez, et comme le dit celui que vous connaissez bien, il n’y a point de peste plus nuisible que la familiarité d’un ennemi. Il y a encore un proverbe vulgaire : Être trompé une première fois, c'est un inconvénient ; une seconde fois, c’est sottise ; une troisième fois, c'est une honte. Et pour ajouter quelque chose du langage divin : Ayez beaucoup d'amis, dit Salomon, mais ne prenez qu'un conseiller entre mille. Il semble que je parle en enfant du siècle : et pourtant, Dieu m’en est témoin, je n’ai pas beaucoup de souci du siècle, et j’en aurais bien moins encore, et point du tout peut-être si les fils du siècle le permettaient. Mais comme ils sont plus adroits à se propager que les fils de la lumière, plût à Dieu que la simplicité de la colombe me fût donnée pour éviter leur méchanceté, et la prudence du serpent pour prévenir leur malice !
Voilà ce que j’ai à vous dire à présent sur ce point. Quant à la dernière partie de votre lettre, que puis-je répondre aux dignes paroles de votre sainte bouche ? Je ne trouve rien qui y puisse suffire. Mais si je suis impuissant à vous répondre, je puis du moins vous donner un entier dévouement de cœur et d’âme en échange de la profonde affection que vous me témoignez. Oui, je vous rencontrerai. Je vous rejoindrai dans le lieu qui vous paraîtra convenable à vous et à vos affaires. Vous qui vous nommez mon serviteur, autant que je suis le vôtre, je vous verrai, soit à Dijon, soit à Clairvaux même ; car je reconnais la vérité de ce que vous m’avez dit ; vous ménager, c’est me ménager moi-même.
Note L, PIERRE À EUGÈNE III. p. 322
Si les desseins de Dieu m’avaient donné une demeure voisine de votre paternité, j’aurais désiré vous rendre compte de tout ce que je fais, et vous consulter sur tout ce que je dois faire. Maintenant, éloigné de vous, je souhaite du moins faire souvent ce que je ne puis faire toujours. C’est pourquoi j’annonce à votre bienveillance ce qui est arrivé, depuis mon retour, au château que Hugues-le-Déchaussé bâtissait, pour ainsi dire, sur la tête même de Cluny. Je m’en étais plaint à vous, vous le savez, et votre prévoyance l’avait frappé d’un sévère anathème. À mon retour donc, j’ai trouvé la forteresse non seulement commencée, mais déjà entourée de puissantes murailles, et presque entièrement achevée, si l’on excepte une tour en pierre, dont Hugues avait déjà rassemblé les matériaux, et à la place de laquelle il avait élevé une tour en bois.
J’ai trouvé que les miens avaient entouré de fossés et fortifié un des villages de ma juridiction, Clairmain, très voisin du château de Hugues, pour opposer retranchements à retranchements, autant du moins que la brièveté du temps l'avait permis. J’ai trouvé tous mes voisins, nobles et châtelains, et jusqu’aux comtes et aux ducs de Bourgogne eux-mêmes, attirés, comme on dit, par l’appât d’une fortune dorée, et séduits par l’odeur d’une fumée d'argent, excitant de toutes parts les nôtres à prendre les armes. Leurs propos avaient l’air de conseils et de condoléances d'amis ; mais, dès que je les entendis, je m’aperçus où ils en voulaient venir, et je fis semblant de leur prêter une oreille complaisante, comme à des conseillers salutaires. Plusieurs des miens poussaient aussi a la guerre, mais dans quel esprit, ils ont pu le voir ; ils prétendaient qu’il fallait s’en rapporter à des hommes expérimentés qui, accoutumés aux combats et sincèrement attachés à nous, ne nous engageraient point à une résolution vaine, et ne voudraient pas nous donner des conseils funestes. Un bien plus grand nombre des nôtres affirmaient tout au contraire que jamais Cluny n’avait rien gagné à guerroyer ; qu’il n’y avait qu’un méchant ou qu’un ennemi qui pût conseiller à des moines de combattre et de ceindre leur cuculle du glaive ; et que ce serait une monstruosité prodigieuse que de les voir marcher à la guerre dans un tel costume ; qu’il n’y aurait pas assez de rires et de moqueries dans le monde entier pour des soldats et des athlètes de celle espèce ; et que les gens du siècle ne se soucieraient plus désormais de prendre l’habit religieux, s’ils le voyaient ainsi quitté follement par les religieux mêmes ; qu’en outre, des préjudices sans nombre pouvaient résulter de cette entreprise, puisqu’une défaite aurait bientôt épuisé des revenus plus grands que ceux de l'abbaye, et l’entraînerait insensiblement à sa ruine ; et qu’enfin des hommes entièrement étrangers aux habitudes guerrières, et livrés à des études et à des occupations tout à fait opposées, ne pourraient que devenir la proie infaillible et facile d’ennemis rusés, élevés dès l’enfance dans le métier des armes.
Cet avis parut manifestement le plus sage ; et par la médiation de Hugues de Berzé et de quelques autres chevaliers, et, de notre côté, par les démarches du frère Enguizon surtout, et de quelques autres moines, nous avons fait le traité de paix que voici : Hugues détruit de fond en comble, de ses propres mains, les fortifications qu’il a élevées, et promet par serment de ne jamais élever dans la suite de forteresse dans le même lieu ; il fait don à l’église de Cluny de la montagne elle-même sur laquelle il avait fait ses constructions ; il jure qu’il s’interdit désormais toute fortification, en quelque lieu que ce soit, depuis son château de Bussières jusqu’à Cluny ; il fait la même défense à tous ses héritiers, et il garantit qu’il dressera de toutes ces promesses un acte revêtu de l’autorité et du témoignage de l’archevêque de Lyon et de ses suffragants, du comte Guillaume, et d’autres nobles du pays. De notre côté, et en échange, nous lui avons donné deux cent vingt livres. Que votre Sublimité sache donc les principales circonstances de cette affaire ; car nous n’avons point oublié le conseil que vous avez donné, en préférant faire des sacrifices pécuniaires, comme condition de la paix, plutôt que de risquer de bien plus ruineuses dépenses dans les hasards d’une guerre.
Note M, PIERRE À BERNARD. p. 324
Je vous ai envoyé la traduction de mon traité nouveau contre la détestable et criminelle hérésie de Machumet. Je l’ai fait traduire d’arabe en latin, pendant mon dernier séjour en Espagne. J’ai confié cette traduction à un homme également habile dans les deux langues, maître Pierre de Tolède. Mais, comme la langue latine lui était pourtant moins familière que l’arabe, je lui ai donné pour collaborateur un savant homme, mon cher fils et frère Pierre, mon secrétaire, bien connu, je crois, de votre Révérence. Celui-ci a poli et arrangé les expressions latines que le premier employait avec assez peu d’ordre et de délicatesse, et composé une lettre, ou plutôt un livre, qui sera, je pense, fort utile au plus grand nombre par l’explication qu’il renferme de choses nouvelles et inconnues.
En faisant travailler à cette traduction, mon dessein a été de suivre l’exemple des Pères, qui, loin de garder le silence devant aucune des hérésies de leur temps, pas même la plus légère, si l’on peut parler ainsi, leur ont au contraire résisté de toute la force de leur foi, et ont prouvé par leurs écrits et dans leurs controverses qu’elles étaient détestables et dignes d’être condamnées. C’est la même chose que j’ai voulu essayer à l’égard de cette erreur capitale, de cette lie de toutes les hérésies, dans laquelle se sont comme réfugiés les débris de toutes les sectes diaboliques qui se sont élevées depuis la venue du Sauveur. Et si chacun sait que cette peste mortelle a infecté presque la moitié de l’univers, j’ai voulu montrer du moins à ceux qui l’ignorent combien, par ses folies et ses turpitudes, elle mérite l’indignation et l’exécration de tous. Vous reconnaîtrez vous-même, en lisant cette traduction, (chose à vos yeux, comme aux miens, assurément bien lamentable !) qu’une si grande partie du genre humain a été abusée par de coupables et abjectes souillures, et, après toutes les grâces apportées sur la terre par le Christ, bien légèrement détournée du droit chemin par un impur fondateur de secte.
Je n’ignore pas que mon traité, qui n’a pu, dans leur propre langue, être utile à la conversion de ces hommes perdus, leur servira moins encore dans la traduction latine ; mais elle sera utile peut-être à quelques Latins, soit en leur apprenant bien des choses qu’ils ne savent point, soit en leur prouvant, par une lutte décisive, combien est condamnable l’hérésie dont ils ont entendu parler. Et pour que nos chrétiens n'ignorassent rien de cette damnable secte, j’ai fait traduire en entier, et dans son ordre, toute la loi, qu’ils appellent, en leur propre langue, Alkoran ou Alkiren. Ce mot d’Alkoran ou d’Alkiren veut dire littéralement collection de préceptes ; l’auteur a feint criminellement d’en avoir reçu une partie du ciel même. J’ai fait aussi traduire quelques-unes de ses fables, dans lesquelles il met en scène un certain juif Abdias et d’autres juifs. Il est impossible de rien voir de plus délirant ; dans aucun de ses ouvrages Machumet n’a rassemblé autant de rêves, et n’a mieux ravalé sa secte au niveau des bêtes.
Je vous ai tracé le plus brièvement que j’ai pu la vie du faux prophète, et un sommaire de sa loi criminelle, afin de vous les faire connaître et de vous engager à écrire contre une aussi pernicieuse erreur. Car, bien que ce travail ne puisse guère servir, je vous l’ai déjà dit, à ces hommes perdus, je crois néanmoins qu’il est convenable qu’il se trouve dans l’arsenal chrétien des armes contre cette hérésie, comme contre toutes les autres, et vous êtes digne de remplir cette tâche.
Que si l’on objecte l’inutilité de l’œuvre, parce qu’il ne se rencontrera personne qui ait à se défendre avec les armes préparées, il faut qu’on sache que, dans la république de Dieu, il y a des choses qu’on fait pour la défense, d’autres pour l’ornement, d’autres enfin dans ce double but. Le pacifique Salomon prépara des armes défensives, quoique, de son temps, elles fussent peu nécessaires. David fit des préparatifs d’argent, d’ornements, de matériaux destinés à la construction et à la splendeur du temple divin ; mais tout cela ne servit de rien sous son règne ; ce ne fut qu’après lui qu’on en fit l’emploi à des choses saintes. Tous ces préparatifs demeurèrent, il est vrai, quelque temps sans application ; mais la nécessité des temps ne tarda point à révéler l’utilité de ce qui d’abord semblait fort inutile. Mais, de nos jours mêmes, à mon avis, la réfutation du mahométisme ne doit pas être nommée chose oiseuse ; car, selon l’Apôtre, votre devoir, comme celui de tous les hommes savants, c’est de combattre, de détruire, de fouler aux pieds, oralement et par écrit, avec un zèle infatigable, toute science qui s’élève contre la grandeur de Dieu. Si une réfutation est impuissante à convertir ceux qui sont dans l’erreur, le savant, le docteur, si le feu de la justice le brûle, doit veiller sur les chrétiens infirmes que les motifs les plus légers peuvent scandaliser ou secrètement émouvoir. Je puis vous citer tous les Pères, et principalement saint Augustin ; bien qu’il n’ait pu ramener à la foi par ses efforts et par ses écrits Julianus Pelagianus et Faustus Manicheus, il n’en a pas moins composé contre leurs erreurs d’énormes volumes. Ainsi fit-il de tous les hérétiques de son temps, et même de ceux qui existaient avant lui ; ainsi fit-il des juifs et des païens ; fournissant des armes contre eux, non seulement à ses contemporains, mais laissant encore à nous et à toute la postérité les dons de sa piété et de sa science.
Si donc Dieu vous inspire la volonté de traiter un tel sujet (car, par la grâce de Dieu, vous en avez le talent), écrivez, et je vous enverrai le livre que je ne vous ai point encore adressé ; afin que, par votre bouche pleine des louanges divines, l’Esprit de bonté réponde à l’Esprit de méchanceté, et que les trésors de votre sagesse comblent cette lacune dans les trésors de l’Église. Ecrivez-moi, je vous prie, par le présent porteur ou par un autre, la lettre que vous avez écrite à quelques Chartreux, et dans laquelle vous leur répondez sur les préceptes de leur règle et sur divers usages de l’ordre monastique. Je n’ai lu cette lettre qu’une seule fois à Cluny, et depuis ce temps-là je n’ai pu me la procurer pour la relire. Je vous aurais adressé, de mon côté, à vous, mon savant et cher ami, si je l’avais eue à ma disposition, l’épître que j’ai composée, il y a quatre ou cinq ans, contre certains articles de l’hérésie provençale, afin que vous la lisiez, et que vous suppléiez à ce qui pourrait y manquer par un traité ou une lettre de votre main. Mais je n’ai pu vous la transmettre, car un de nos frères l’a emportée dernièrement en Auvergne, et j’en ai moi-même envoyé une copie en Provence avec un autre traité contre les mêmes hérétiques. Je vous l’enverrai dès que j’aurai pu en faire prendre copie sur un autre exemplaire. Sur tout cela dites-moi votre avis ; et, bien que mille empêchements m’aient obligé à vous écrire bien tard, veuillez, si vous le pouvez, ne pas me faire attendre longtemps votre réponse.
Note N, PIERRE À GUIGON, CHARTREUX. p. 327
Je vous ai envoyé la vie de saint Grégoire de Nazianze et de saint Chrysostôme, comme vous me l’avez demandé. Je vous ai adressé en même temps le petit livre, ou plutôt la lettre du bienheureux Ambroise, contre le rapport de Symmaque, préfet païen de Rome, lequel, au nom du sénat, demandait que les empereurs rétablissent dans la ville le culte des idoles. Bien que Symmaque, en son rapport, se montre un orateur très délié, cependant, pour le style comme pour l’harmonie, Ambroise et notre remarquable poète Prudence lui ont très victorieusement répondu.
Je ne vous ai point fait passer le traité de saint Hilaire sur les psaumes, parce que j’ai trouvé dans mon exemplaire la même faute que dans le vôtre. Tel qu’il est, cependant, si vous le voulez, écrivez-moi, et je vous l’enverrai. Nous n’avons pas Prosper contre Cassien, vous le savez : car nous l’avons envoyé à saint Jean d’Angély en Aquitaine ; mais une autre fois, s’il vous est nécessaire, je pourrai vous le transmettre. Envoyez-moi, s’il vous plaît, le grand volume des épîtres de saint Augustin, qui contient presque en commençant les lettres du saint Père à saint Jérôme, et celles de Jérôme à lui-même. Car, par un singulier accident, un ours a dévoré, dans une de nos maisons, une grande partie de ces lettres.
Note P, PIERRE À ROGER, ROI DE SICILE. p. 338
C’est par moi que les rois règnent, dit la sagesse de Dieu, et que les législateurs décrètent la justice. Puisque les conseils célestes vous ont mis au nombre des rois, nous remercions, autant qu'il est en nous, la souveraine Providence, non seulement d’avoir placé votre sublimité à la tête de grands peuples, mais encore d’avoir songé avec prévoyance aux besoins des nations qu’elle vous a données à gouverner. C’est pourquoi nous nous réjouissons et nous nous glorifions dans le Seigneur ; c’est pourquoi nous embrassons de tout notre sincère amour votre grandeur, bien que votre visage ne nous soit point connu : et nous prions humblement et fréquemment le tout puissant Sauveur d’élever magnifiquement votre puissance royale, pour l’honneur de son nom et pour le salut de son peuple. Et qui ne se réjouirait, qui ne s’unirait à vous de tous ses efforts, s’il le fallait, pour conserver, augmenter, étendre les bienfaits d’une paix profonde que Dieu, après tant d’orages, de maux et de guerres, a répandus par votre main sur la Sicile, la Pouille, la Calabre et plusieurs autres contrées ? Est-il un seul membre de l’Église de Dieu qui ne s’applaudisse dans le Seigneur du repos si ferme et si stable rendu et conservé par vous à tant d’églises ? En apprenant que les clercs, les moines, les nobles, les habitants de la campagne, les marchands chargés d’argent et de marchandises, et, en général, toute la population de vos états, jouissent en paix de leurs propriétés respectives, délivrés, par vous, de toute crainte des tyrans de passage, des ravisseurs et des voleurs même ; en apprenant que tous ces biens sont assurés à tant d'hommes, de classes différentes, par un seul bon prince, qui ne rendrait grâce de toutes ses forces au Roi des rois, et ne le conjurerait de conserver et d’agrandir le royaume d’un tel roi ? Voilà ce qui, d’abord, m’a porté à vous aimer ; voilà ce qui m’a forcé de vous admettre au nombre des plus grands amis et des plus illustres bienfaiteurs de l’église de Cluny, entre les plus grands rois de la chrétienté, les rois de Rome, de France, d’Angleterre et d’Espagne. Voilà pourquoi, depuis longtemps, je prie Dieu pour votre repos, votre honneur et votre salut, et j’appelle sur vous les bénédictions et les prières de tous les hommes, excitant en votre faveur les étrangers aussi bien que mes compatriotes. J’en ai pour témoins ma conscience, le chancelier de l’Église romaine et le pape lui-même. À Pise, à Rome, en Gaule, de vive voix quand j’étais auprès de lui, par mes lettres quand j’en étais séparé, je n’ai point cessé d'entretenir le saint Père dans de pacifiques intentions à votre égard. Je l’ai averti, je l’ai prié de ne point se fier à vos ennemis qui menaçaient votre repos et vos droits. Cette réconciliation, bien que longtemps différée, mais enfin réalisée, à votre grande satisfaction et à la grande joie de tous les amis de la paix, nous invite à rendre à Dieu nos actions de grâces. Je vous prie donc, et autant que j’en ai le droit, je vous avertis, comme mon illustre et cher ami, d’embrasser de tout votre cœur cette paix avec votre pasteur et le chef suprême de l’Église de Dieu, et de mettre tout votre zèle à la maintenir. Que dans les choses spirituelles et temporelles, il se réjouisse en vous, comme dans un excellent fils, et vous en lui, comme en un père bienveillant.
Je vous renvoie avec cette lettre Gaufridus, notre fils, qui m’a apporté la vôtre si pleine de bonté. Je recommande à votre indulgence royale et le messager et le petit monastère confié à sa direction, le seul que Cluny ait encore dans votre royaume de Sicile. Il m’a dit combien vous témoignez d’amitié à lui et à son couvent ; je vous en remercie ; et si, jusqu’à présent, nous n’avons qu’un seul monastère en Sicile, je compte bien que l’amitié particulière d’un si grand ami n’y laissera point longtemps ce couvent tout seul. Car, si Dieu inspirait cette pensée à votre cœur royal, on verrait se multiplier cet humble commencement ; la semence déjà jetée sur votre terre produirait une ample moisson, et dans nos âmes aussi croîtrait le désir de multiplier en Sicile des établissements monastiques. Votre sagesse le sait bien, la meilleure excitation à un plus grand travail, c'est l’espoir d’un plus grand gain. J’appelle un plus grand gain la multiplication des personnes religieuses ; parce qu’un plus grand nombre de moines conserve bien mieux qu’un pins petit la religion monastique ; car, comme dit l'Écriture : Malheur à l'homme seul ; s'il tombe, il ne se trouvera personne qui le relève ; et encore : le frère aide le frère, comme une ville puissante et fortifiée. Si donc le nombre de nos frères ou de nos maisons religieuses pouvait s'accroître, ce serait redoubler notre zèle à propager la religion monastique. Votre trésor royal ne pourrait pas s’enrichir d’une plus précieuse richesse que de celle qui, montant de la terre au ciel, ne devient jamais la proie des voleurs, et ne craint, selon l’Évangile, ni la corruption des vers, ni la main des ravisseurs. Soyez excité de plus en plus à bien faire, non seulement, ce qui est le plus important, par la crainte de Dieu, cette force principale de tous les états, mais encore par la bonne renommée de vos vertus, dont je vous ai parlé, et qui s’étend partout. Il est glorieux à un grand roi de s’incliner devant la justice, par la crainte de Dieu ; il lui est utile et honorable tout ensemble de vouloir étendre encore son illustre renom.
PIERRE À ROGER, ROI DE SICILE. p. 330
Celui qui connaît toute chose sait combien j’aime votre sublimité, et combien je désire que vous prospériez dans le Seigneur et dans vos intérêts personnels. En apprenant la mort de vos fils, nous avons été bien affligés, et nous avons ordonné à notre monastère de célébrer des messes, d’adresser des prières à Dieu, et de répandre des aumônes, pour les âmes de vos enfants, et pour demander au Seigneur votre santé. Non seulement en ce moment même, mais très souvent, aux jours solennels, et dans nos chapitres généraux, nous rappelons votre mémoire entre tous les autres rois nos amis et nos bienfaiteurs. Au reste, nous instruisons votre grandeur royale que nous éprouvons beaucoup de peine des inimitiés qui se sont élevées entre vous et le roi des Allemands, empereur des Romains ; car je sens, et bien d’autres avec moi, que ces mésintelligences nuisent beaucoup aux royaumes latins et à la propagation de la foi chrétienne. J’ai souvent entendu dire que votre courage guerrier avait enrichi l’Église de Dieu de plusieurs conquêtes faites sur le territoire des ennemis de Dieu, je veux dire des Sarrasins ; mais combien ces glorieuses conquêtes seraient plus nombreuses encore, à mon avis, si l’amitié vous liait à l’empereur ! Il y a un autre événement qui nous fait plus vivement encore, ainsi qu’à presque toute la Gaule, désirer votre réconciliation avec l’empire ; c’est la conduite inouïe, détestable, lamentable des Grecs, et l’affreuse trahison de leur roi envers nos pèlerins, cette brave armée du Dieu vivant. Et, pour vous dire tout ce que j’ai dans l’âme, je n’hésiterais point à donner ma vie, si la mort d’un moine pouvait être nécessaire, pour que la justice divine daignât venger sur quelqu’un des Grecs la mort de tant de guerriers, de tant de nobles hommes, cette fleur de presque toute la Gaule et de toute la Germanie, si misérablement et si traîtreusement détruits. Je ne vois sous le ciel, parmi les princes chrétiens, personne qui puisse accomplir aussi bien, aussi convenablement, aussi efficacement que vous, une œuvre si sainte, si désirable au ciel comme sur terre. Car je ne veux pas vous flatter, et je ne fais que répéter les paroles de tous, et les espérances que donnent vos actions passées ; pour faire un si grand bien, vous avez un esprit plus habile que les autres princes, vous êtes plus riche qu’eux, plus exercé en courage et plus voisin aussi du lieu du désastre. Levez-vous donc, excellent prince, levez-vous à ma voix qui vous annonce les vœux de tous, plus encore que les miens ; levez-vous pour secourir le peuple de Dieu, et pour défendre la loi de Dieu avec le zèle des Machabées ; vengez-vous de tant d’opprobres, de tant d’outrages, de tant de morts, de tant de sang répandu dans l’armée de Dieu par des mains impies ! Je suis prêt, à la première occasion favorable, à me rendre auprès de l’empereur, pour plaider la sainte cause de la paix, et employer tout mon zèle et toutes mes forces à ramener et sceller entre vous et lui une réconciliation qui sera si agréable à Dieu. Je vous écrirai encore par la volonté de Dieu, immédiatement après mon entretien avec l’empereur, dans quelles dispositions je l’aurai trouvé ; et mes lettres ne vous laisseront rien ignorer.
PIERRE À ROGER, ROI DE SICILE. p. 332
Je rends grâces au tout puissant Roi des rois qui vous a distingué, entre tous les rois et les princes de l’univers, par une sorte de magnificence de gloire, et qui a élevé si haut la réputation de votre nom célèbre, que bien des hommes peuvent partager avec vous le titre royal, mais qu’on n’en trouverait aucun, ou presque aucun, qui vous fût égal par la bravoure, la prudence et la probité. Vos vertus sont bien attestées par la Sicile, la Calabre, la Pouille et une grande partie de l’Italie, soumises à vos lois ; malheureux pays qui, avant vous, étaient des repaires de Sarrasins, des nids de pirates, des cavernes de brigands, et qui maintenant, par la grâce du Dieu de miséricorde qui anime votre zèle et protège vos travaux, sont devenus le séjour de la paix, une demeure hospitalière, et comme le royaume joyeux et pacifique d’un autre Salomon. Ah ! je vous le dis, et Dieu, qui lit dans toutes les secrètes pensées, m’est témoin que je ne cherche pas à vous flatter, plût à Dieu que la malheureuse et pauvre Toscane fût réunie, avec les provinces adjacentes, à votre heureux empire, et que ses intérêts perdus fussent incorporés dans votre paisible royaume ! On n’y verrait point, comme aujourd’hui, les choses divines et humaines dans une confusion déplorable, les villes, les châteaux, les bourgs, les villages, les places publiques, les églises elles-mêmes consacrées à Dieu, être la proie des homicides, des sacrilèges, des voleurs : on ne verrait pas tomber en de telles mains, dépouillés, chassés, que dis-je ? battus et tués, les pénitents, les pèlerins, les clercs, les moines, les abbés, les prêtres, et jusqu’aux dignitaires les plus éminents du sacerdoce, les évêques, les archevêques, les primats et les patriarches ! Ces calamités universelles et tant d’autres semblables, si détestables et si criminelles, disparaîtraient devant le glaive de votre royale justice : les ours, les léopards et les loups perdraient leur rapacité dévorante, et, pour emprunter le langage du grand et saint homme Job : « Tous les animaux de la campagne, qui maintenant se ruent sur leur proie, seraient devant vous inoffensifs. »
Mais ce triste pays porte encore la peine de ses crimes passés, et gémit sous le fouet divin : la fureur de Dieu ne s’est pas encore détournée, et sa main est toujours étendue. Cependant j’ai grand espoir, et je le puise en Jésus, mon Sauveur et le Sauveur de tous, que le Seigneur entendra les vœux et les désirs de tant d’infortunés, et que son oreille ne restera pas sourde aux bonnes dispositions de leurs cœurs. Mais, pour ne pas m’exposer aux méchantes conjectures de certains hommes qui mesurent la corruption d’autrui sur la leur, je m’arrête, de peur que, si ma lettre tombait entre leurs mains, ils n'y voulussent trouver que de vaines paroles, et la suspectassent comme une fausseté flatteuse. Dieu, qui voit d’en haut ma conscience, sait bien que je ne dis jamais que ce que je pense, et que mon sentiment sur vous n’a d’autre but, vous le savez vous-même, que d'exciter de plus en plus votre royale noblesse à des choses honorables, en lui persuadant que les sincères louanges de ma bouche sont répétées par beaucoup d’autres. Je l’ai souvent écrit à votre majesté, voilà pourquoi, depuis vingt années, je vous ai aimé du fond de l’âme, comme l’ami de la paix et le vengeur des crimes ; voilà pourquoi je vous ai préféré à tous les rois et princes de notre temps, un seul excepté, qui n’est plus ; voilà pourquoi je suis résolu à vous garder mon affection jusqu’au dernier jour de ma vie. Voilà pourquoi, en présence des souverains pontifes, en face des rois et des princes, les plus grands comme les plus petits, je n’ai cessé de tenir sur vos illustres qualités le même langage, et de recommander ardemment votre personne et votre royaume à Dieu tout puissant, à mes frères et aux autres communautés religieuses.
Maintenant, je passe à d’autres choses, et je veux que votre grandeur sache que je suis venu à Rome, que j’y suis resté quelques semaines, et que, après y avoir terminé les affaires presque innombrables de l’église de Cluny, j’avais arrêté de traverser la mer pour aller vous voir. Mais, comme aux années dernières, j’ai fait pour cela de vains efforts : ma volonté a été vaincue par les nécessités de mon ordre qui me rappelaient à Cluny. J’avais un double motif de passer en Sicile, d’abord celui de voir, comme je l’avais mille fois souhaité, votre royale personne, qui m’est, je le répète, plus chère que tous les autres rois, ensuite de révéler particulièrement les nécessités de votre monastère de Cluny à un roi qui les connaît peu et qui, je le pense, nous aime tout spécialement. Si je n’ai pu accomplir moi-même mon dessein, j’ai du moins envoyé à ma place à votre très noble générosité un homme savant et probe, un de nos vénérables frères, sacristain de Cluny. Si vous le permettez, il vous dira ce que je vous aurais dit ; il entendra ce que j’aurais entendu de vous. Votre église de Cluny crie vers vous et frappe à la porte d’un ami, afin d’exciter votre munificence à se montrer aussi libérale envers elle qu’elle a su se faire aimer de votre haute bienveillance. La nécessité nous force à implorer vos largesses pour subvenir aux dépenses infinies et bien connues de tous, de notre grand et illustre monastère, qui, depuis le jour où la première pierre en a été posée, a coutume de recueillir de toutes les mains pour pouvoir répandre ses dons sur tous. Dès sa naissance, il n‘est pas seulement devenu la grande hôtellerie des étrangers et la retraite de tous ceux qui ont voulu s’y réfugier, mais encore, pour ainsi parler, le trésor public de la république chrétienne. Il est économe pour lui-même et prodigue pour les autres ; il mesure moins ses largesses sur ses ressources que sur les besoins d’autrui. Aussi, ni ses revenus ni ce qu’il reçoit ne lui suffisent ; car le nombre de ceux qui lui demandent est beaucoup plus grand que la libéralité de ses bienfaiteurs. Ce qui augmente notre gêne, c’est que le produit accoutumé des largesses royales s’est évanoui avec les bons rois et les bons princes. Les maîtres modernes des terres qui nous touchent n’ont pas les moyens de nous aider puissamment, quand ils en auraient la volonté. C’est ce qui fait que Cluny a beaucoup de débiteurs et peu de bienfaiteurs. Le roi des Allemands aime beaucoup Cluny, je le crois ; le roi d’Espagne, le roi d’Angleterre, le roi des Francs, plus rapproché de nous, nous aiment beaucoup aussi : mais, malgré le grand attachement qu’ils nous portent aussi bien que d’autres puissances, l’effet de leur affection est presque nul à notre égard. Ils égalent leurs prédécesseurs en amitié pour nous, mais ils ne les égalent point en munificence. Ils nous aiment, et je ne dis pas cela par malice, ils nous aiment, comme parle l’apôtre Jean, en paroles et avec la langue, mais non en œuvres et en vérité. Que dirai-je de plus ? Pour parler avec vous le langage de Dieu avec le Psalmiste : « Le pauvre a été abandonné à vos soins : vous serez l’appui du pupille. » Les rois dont je vous ai parlé vous ont laissé l’église de Cluny, comme dépourvue de ses anciens appuis : ils ont la volonté de nous aider, mais ils disent qu’ils ne le peuvent : vous qui en avez le pouvoir, par la grâce du souverain Roi, nous vous conjurons d’en avoir la volonté. Amassez-vous donc, selon les paroles du Seigneur, des trésors dans le ciel, que la rouille et les vers ne puissent ronger, que les voleurs ne puissent fouiller et dérober. Mettez des effets solides où les autres ne donnent qu’une affection toute nue ; et, de même que vous surpassez tous les rois ou princes vos contemporains par vos vertus nombreuses, surpassez-les encore dans cette œuvre si fructueuse et si divine. S’il me reste quelque chose à vous dire, interrogez et écoutez le porteur de ma lettre, homme rempli de prudence.
Note Q, PIERRE AU ROI DES FRANÇAIS. p. 335
Bien que je ne puisse accompagner sur la terre étrangère la sainte milice du roi éternel, qu’il a résolu d’armer contre les ennemis de sa croix, par votre main, ô roi de la terre, je veux du moins vous suivre, autant qu’il sera en moi, de mon dévouement, de mes prières, de mes conseils et de mes secours. Mon empressement est bien naturel : car est-il personne, fût-ce le dernier des chrétiens, qui ne soit ému de ce vaste et prodigieux ébranlement de l’armée de Dieu ? Qui donc ne rassemblerait pas toutes les forces de son âme pour aider, selon sa puissance, la céleste expédition ? Nous voyons de nos jours se renouveler les temps antiques : et, dans les temps de la grâce nouvelle, recommencent les miracles du vieux peuple. Moïse est sorti de l’Égypte, et il a vaincu les rois des Amorrhéens avec les nations leurs sujettes. Josué lui a succédé : par l’ordre de Dieu, il a détruit les rois des Chananéens avec leurs peuplades innombrables ; et, après la disparition des impies, il a partagé leurs terres par la voie du sort entre le peuple de Dieu. Un roi chrétien, sorti des dernières limites de l’Occident, pour ainsi dire des lieux mêmes où se couche le soleil, menace l’Orient : armé de la croix du Christ, il attaque la nation détestable des Arabes ou des Perses, qui prétendent de nouveau subjuguer la Terre-Sainte. Certes, les chefs des Juifs furent grands ; ils surpassèrent, par l'éclatante sainteté de leur vie, les princes modernes : mais voici pourtant en quoi le roi des chrétiens paraît égaler et surpasser peut-être les chefs de la Judée. Les princes juifs, de l’ordre de Dieu, et par la force des armes, détruisent les nations profanes et conquièrent leur territoire pour Dieu et pour eux-mêmes. Le roi des chrétiens, par le commandement du même Dieu, vaincra les Sarrasins, ennemis de la vraie foi, et il s’efforcera de s’emparer de leur territoire pour Dieu, et non pas pour lui-même. Ceux-là accomplissent les divins préceptes ; mais ils sont encouragés en partie dans leurs efforts guerriers par l’espérance d’une récompense terrestre. Celui-ci expose et sacrifie son royaume, ses richesses et sa vie elle-même, non pas pour gagner en ce monde quelques provinces, comme un roi conquérant, mais pour être couronné d’honneur et de gloire par le Roi des rois, à la fin d’un règne mortel. Une victoire sublime et certaine ne manquera donc point au roi qui se couvre d’armes plutôt divines qu’humaines ; et toute la résistance des barbares Orientaux ne prévaudra point contre l’armée du Dieu vivant. Et qui pourrait résister à ceux qui abandonnent les honneurs, les richesses, les voluptés, et jusqu’à leur patrie et leur famille, pour suivre leur Christ, et souffrir, combattre, mourir ou vivre pour lui ? Qui pourrait résister sur terre à l’armée de celui qui a dit de lui-même : « Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre ? »
Mais que servira-t-il de poursuivre les ennemis des espérances chrétiennes dans les contrées étrangères et les plus reculées, si, auprès de nous, au milieu de nous, les juifs criminels et blasphémateurs, bien pires que les Sarrasins, blasphèment, foulent aux pieds, et souillent impunément, avec autant de liberté que d’audace, le Christ et tous les sacrements chrétiens ? Comment le zèle de Dieu dévorera-t-il les fils de Dieu, si ces grands ennemis du Christ et des chrétiens, les Juifs, sont ainsi épargnés et respectés ? Le roi des chrétiens a-t-il donc oublié ce que disait autrefois un saint roi des Juifs : « Ne haïssais-je pas, ô Seigneur, ceux qui te haïssaient ? ne séchais-je pas de douleur à l’aspect de tes ennemis ? Oui, je les haïssais de toute ma haine. » Si nous devons détester les Sarrasins, qui, tout en avouant avec nous que le Christ est né d’une Vierge, et en partageant plusieurs de nos croyances sur le Sauveur, nient pourtant qu’il soit Dieu, et surtout fils de Dieu, et contestent sa mort et sa résurrection, dans lesquelles se résume notre salut ; combien ne devons-nous point haïr et exécrer les juifs, qui, ne partageant aucun de nos sentiments sur le Christ et sur la foi chrétienne, rejettent, blasphèment, et raillent la conception de la Vierge et tous les sacrements de la rédemption humaine ? Et je ne dis pas cela pour aiguiser contre eux le glaive des rois et des chrétiens, et demander la mort de ces grands coupables : car je sais qu’il est écrit dans le divin psaume, où le prophète parle selon l’esprit de Dieu : « Le Seigneur m’a rendu maître de mes ennemis, afin que j’épargne leur vie: » et Dieu ne veut pas la mort et la ruine entière des mauvais; mais il les réserve, comme Caïn le fratricide, à un plus affreux supplice et à une plus grande ignominie, en les condamnant à une vie pire que la mort. Lorsque Caïn, après avoir répandu le sang de son frère, disait à Dieu : « Tous ceux qui me rencontreront voudront me tuer, » Dieu lui répondit : « Tu ne mourras point, comme tu le crois ; mais tu seras gémissant et vagabond sur cette terre qui s’est abreuvée du sang de ton frère, et a reçu dans son sein le corps que tu as tué de ta main. » C’est ce même arrêt que la juste sévérité de Dieu a prononcé, dès le jour de la passion et de la mort du Christ, et qu’il exécutera jusqu’à la fin du monde, sur les juifs coupables et réprouvés. Puisqu’ils ont aussi versé le sang du Christ, leur frère selon la chair, ils demeurent esclaves, misérables, honteux, gémissants, errants sur toute la terre, jusqu’à ce que, selon le prophète, les débris de cette nation lamentable se convertissent à Dieu avec tout le reste des nations, et qu’ainsi, selon l’apôtre, « Israël entier soit sauvé. »
Je ne demande donc pas qu’on tue les juifs, mais seulement qu’on les punisse d’une peine qui convienne à leur méchanceté. Et quelle manière plus convenable de les punir, que celle qui, tout en condamnant l’iniquité, viendrait en aide à la charité ? Quoi de plus juste que de les priver de ce qu’ils ont gagné frauduleusement, et de leur enlever, comme à des voleurs, et qui plus est, des voleurs audacieux et impunis, ce qu’ils ont criminellement volé ? Ce que je dis est connu de tout le monde : car ce n’est point par les simples travaux d’agriculture, ni dans le service militaire, encore moins dans d’honorables et utiles fonctions, qu’ils remplissent leurs greniers d’abondantes récoltes, leurs caves de vin, leurs bourses d’écus, leurs coffres-forts d’or et d’argent ; mais c’est à l'aide de ce qu’ils dérobent indignement aux serviteurs du Christ, et en achetant à vil prix des choses très précieuses que leur vendent furtivement ceux qui les ont volées. Si quelque voleur nocturne brise les portes des églises chrétiennes, et que dans son audace sacrilège il enlève les candélabres, les vases saints, les encensoirs, et jusqu’aux croix saintes et aux calices consacrés, il fuit les chrétiens et se réfugie auprès des juifs : et parmi eux il jouit d’une indigne sécurité ; et non seulement ils le reçoivent et le recèlent, mais encore il vend aux synagogues de Satan ce qu’il a volé aux églises consacrées. Il trafique des vases qui ont contenu le corps et le sang du Christ avec ceux qui ont tué le corps et versé le sang du Christ, avec ceux qui l’ont couvert, autant qu’ils l’ont pu, d’injures et d’outrages, lorsqu'il vivait au milieu des hommes, et qui ne cessent de le poursuivre de leurs audacieux et insolents blasphèmes, maintenant qu’il est assis dans la majesté de la divinité éternelle. Les vases sacrés eux-mêmes, qui sont en quelque sorte en captivité chez eux, comme autrefois chez les Chaldéens, ne sont pas à l’abri de leurs outrages, tout insensibles qu’ils soient. C’est dans ces vases qui lui sont consacrés que le Christ subit encore les avanies judaïques que les vases ne peuvent ressentir. Car je tiens des hommes les plus dignes de foi que ces misérables font servir ces vases divins, à la honte de Jésus et à notre grande honte, à d’épouvantables usages sur lesquels la pensée se porte avec horreur et qu’il est détestable de nommer. Bien plus, pour donner plus de sécurité à ce criminel commerce des voleurs et des juifs, une loi déjà ancienne, mais une loi vraiment diabolique, a été rendue par les princes chrétiens, qui déclare que si une chose d’église, ou, ce qui est pis encore, quelque vase sacré est trouvé chez un juif, celui-ci ne sera pas forcé de rendre la chose qu’il possède par suite d’un vol sacrilège, et que le juif sera dispensé de dénoncer le voleur. On laisse ainsi impunie dans le juif une action exécrable qu’on punit sur le chrétien par l’horrible supplice de la pendaison. Ainsi, là où le juif s’engraisse et s’entoure de délices, le chrétien est pendu.
Que l’on enlève donc aux juifs, ou que du moins l’on diminue considérablement cet excès de richesses mal acquises ; et que l’armée chrétienne, qui, dans son amour pour le Christ, son Seigneur, n’épargne pas son argent et ses terres pour vaincre les Sarrasins, n’épargne pas non plus les trésors des juifs si détestablement accumulés. Qu’on leur laisse la vie, mais qu’on leur ôte leur fortune, afin que l’audace des Sarrasins infidèles soit défaite par les mains chrétiennes, avec le secours de l’argent des juifs blasphémateurs. Que les richesses juives servent aux peuples chrétiens, même malgré eux, comme autrefois, lorsque les ancêtres des juifs plaisaient au Seigneur, les richesses des Égyptiens leur furent livrées par ordre de Dieu, pour qu’ils en fissent usage. Je vous ai écrit cela, ô excellent roi, par amour du Christ, de vous et de l'armée chrétienne : parce qu’il serait insensé, et presque offensant, à mon avis, pour la Divinité, que les richesses des profanes ne fussent pas employées, à plus forte raison, dans une expédition sainte à laquelle toutes les ressources des chrétiens vont équitablement contribuer.
Note R, PIERRE À L’EMPEREUR DE CONSTANTINOPLE, JEAN COMNÈNE. p. 339
Grâces en soient rendues au tout-puissant Roi des rois, dont le règne est de tous les siècles ! Il a élevé votre majesté impériale au-dessus de tous les princes du nom chrétien, et vous a établi défenseur de son Église dans tout l’univers, en vous plaçant, pour ainsi dire, entre l’Orient, l’Occident et le Nord. Voilà pourquoi autrefois, devant les barbares du Nord, et devant les Arabes, les derniers et les plus cruels ennemis du nom chrétien, inondant les plaines de l’Occident et du Midi, il n’a pas permis que votre royaume fût vaincu, même alors qu’il fut envahi ; et c’est en vous qu’il a fait passer la gloire et le nom du grand empire romain. Il a voulu que vous en eussiez le titre aussi bien que la puissance ; et que, la religion ayant changé, le siège de l’empire étant déplacé, votre ville s’appelât Constantinople, du nom de son réparateur chrétien, Constantin, comme le païen Romulus donna son nom à Rome. L’œil d’en-haut qui prévoit tout a placé Constantinople devant les rois païens et les nations barbares, comme une borne infranchissable, comme une barrière invincible, comme une limite fixe, devant laquelle ils seraient forcés de s’arrêter, et qui deviendrait la terreur de l’Orient, la conquérante du Septentrion et la gardienne de l’Occident. Entièrement repoussés par le glorieux rempart de votre royaume, les anciens de l’antique erreur, s’il en est encore, et les Turcs, nouveaux ennemis du nom chrétien, se retirent sur eux-mêmes et se contentent de leurs propres demeures. Ils n’osent plus envahir les nations voisines, et, par la puissance de votre main, que fortifie la vertu du bras de Dieu, ils perdent même d’ordinaire leur propre territoire. Tout humbles que nous sommes, nous en remercions votre grandeur royale, et nous ne doutons point que Dieu ne vous couronne de la couronne éternelle, si vous persistez fidèlement en de si nobles choses. Nous venons aussi supplier votre foi et votre noble cœur en faveur du roi de Jérusalem, du prince d’Antioche, et pour tous les habitants des Gaules, qui, abandonnant par amour pour notre Seigneur Christ leurs belles villes, leurs domaines, leurs familles et leur riche patrie, sont allés racheter au prix de leur sang, et défendent encore tous les jours, au milieu de mille périls, la terre de la rédemption humaine. Pour l’amour de ce même Christ que vous adorez comme eux, soutenez-les, encouragez-les, aidez-les, de peur de laisser périr (que Dieu nous en garde !) le fruit d’une foi si active, et de si grands travaux. Il y aura là pour vous non pas seulement une récompense de votre foi, mais encore une importante garantie pour votre empire : car, tandis que vous contiendrez le Nord, ils réprimeront les flots des nations orientales. Ce fut la noble conduite d’Alexis, votre père, digne d’être placé parmi les princes illustres ; vous avez heureusement hérité de son trône ; succédez-lui plus heureusement encore dans cette bonne œuvre. Entre toutes ses belles actions, il ne permit pas que son empire grec renfermât en lui-même toutes ses richesses : il étendit sa main bienfaisante vers les pays les plus éloignés ; il enrichit de présents nombreux et de précieux ornements, non pas seulement les contrées d’outre-mer, mais jusqu’aux nations d’au-delà des Alpes. C’est lui, parmi tant d’autres bienfaits, qui donna au monastère de Cluny, si connu de tous les rois et de tous les peuples latins, et au grand et religieux couvent de la Charité qui lui est soumis, un monastère appelé Civitot, situé à côté de sa ville impériale même, et le soumit à perpétuité à l’obédience de l’abbé de Cluny et du prieur delà Charité. Après la mort, le départ ou la fuite de nos moines, des moines étrangers s’en sont emparés, et depuis trois ans, m’a-t-on dit, le possèdent injustement. Je conjure donc, et la Congrégation entière de Cluny conjure avec moi votre majesté et votre piété royale, de faire restituer à nous et à la Charité, par l’intermédiaire des porteurs des présentes, le monastère qui nous a été enlevé ; d’y préserver d’injures et d’y garder en paix, pour l’éternel salut de son âme, les frères qui doivent légitimement l’habiter. Et, pour récompenser votre généreuse conduite par une grâce toute spirituelle, à l’exemple de nos prédécesseurs, et comme nous avons nous-mêmes associé à tous les pieux privilégiés de la Congrégation de Cluny, en les nommant nos confrères, les rois des Français, des Anglais, des Espagnols, des Germains, les empereurs des Romains, et vos voisins les rois des Hongrois ; de même, au nom de Dieu tout puissant, de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, toujours Vierge, des saints Apôtres et de tous les Saints, nous vous associons à nous pleinement et parfaitement pour tous nos privilèges spirituels ; afin que le tout-puissant Sauveur augmente et conserve entre vos mains votre royaume temporel, et vous conduise plus tard avec les saints rois au royaume éternel. Amen.
PIERRE AU PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE. p. 341
Rien que l’éloignement des lieux et la différence des langues nous refusent à tous deux la joie de nous voir et de nous parler, cependant le même Dieu, la même foi, le même baptême, la charité, sont bien faits pour rassembler ce qui est séparé, unir les affections, et amener aussi quelques communications de paroles. Nous devons, sur cette terre, commencer ces étroits liens qui, selon notre espérance, deviendront indissolubles au ciel ; afin d’avoir du moins pour consolation, en nos misérables épreuves, ce qui deviendra pour nous, dans un monde meilleur, une récompense de félicité parfaite. Plût à Dieu que mon corps pût répondre aux désirs de mon esprit, et qu’il me fût permis de visiter la ville fondée par le roi du ciel, Jésus-Christ, et dans le Christ par le roi de la terre, Constantin ! Plût à Dieu que je pusse voir et adorer à Constantinople, non pas ses édifices et ses pompeux ornements, mais la foi des princes soumis à Dieu, et comme le commun cimetière des prophètes, des Apôtres, des Évangélistes et d’une foule de martyrs, transportés là de toutes les parties du monde ! J’y répandrais mes prières devant les saints Pères de notre foi et de notre espérance ; j’y puiserais un immense espoir de salut, si je méritais d’avoir pour intercesseurs ceux que j’ai eus pour guides et pour maîtres. J’y verrais votre visage, que je désire tant connaître ; je vénérerais en vous les bienheureux pontifes de votre ville ; et en présence de leur béatitude, je pleurerais, comme je le devrais, sur l’infinité de mes misères. J’y formerais avec vous un pacte indissoluble, et, si vous m’en trouviez digne, nous nous y jurerions un mutuel et spirituel amour. Je vous y demanderais de vive voix ce que, maintenant absent, je vous demande, de m’associer charitablement, avec tout mon bercail de Cluny, à vos prières et à celles de votre peuple, tout comme nous mettrions un affectueux empressement à vous associer aux nôtres. Je vous prierais enfin, et je vous en prie aujourd’hui même, de faire restituer à l’église de Cluny et au monastère de la Charité le couvent de Civitot, situé tout auprès de Constantinople, et, s’il en était besoin, de demander cette restitution à l’empereur. L’empereur Alexis, son père, dont le nom et la gloire sont venus jusqu’en nos pays, avait fait don de Civitot à Cluny et à la Charité. Il convient que le fils qui a hérité de la couronne de son père, hérite plus encore de sa piété et de sa justice. Nous recommandons à votre excellence pontificale l’humilité de nos moines et de nos frères, afin que, par eux, vous nous fassiez rendre ce qui est à nous, que la justice obtienne ce qui lui est dû, et que les fils méritent d’être exaucés par leur père.
Note S, PIERRE AU ROI DE JÉRUSALEM. p. 342
Nous remercions le tout-puissant Roi des rois, qui a élevé votre grandeur sur le trône royal de sa royale ville de Jérusalem, qui vous a couronné d’un glorieux diadème en vous établissant chef de son peuple, défenseur de son Église, ennemi de ses ennemis dans une cité si grande, si sacrée, si noble et si renommée, et qui, plus que tout cela même, vous a distingué entre tous en vous marquant de son propre nom. Car Dieu lui-même est appelé par les Pères, par les Prophètes, par les Anges, par les Juifs et par les Gentils, roi d’Israël, roi de Jérusalem ; et il a voulu que vous fussiez, après lui, roi de la même Jérusalem, roi d’Israël : afin que, dans le royaume qu’il vous a commis, la verge d’équité soit votre sceptre ; afin que vous aimiez la justice et détestiez l’iniquité ; afin que vous gouverniez avec votre verge de fer, et que vous brisiez de votre main puissante, comme des vases d’argile, les ennemis de la croix du Christ et du nom chrétien, les Turcs, les Sarrasins, les Perses, les Arabes, et tous les barbares adversaires du salut du genre humain et de leur propre salut. À cette œuvre virile nous vous encourageons par nos vœux, puisqu’il ne nous est pas permis de le faire par les armes. Nous nous efforçons de venir en aide à vos belliqueuses sueurs par nos prières, si nous ne pouvons vous aider par l’épée. Reportez donc la gloire à celui qui vous a glorifié : de même que le Christ triomphe chaque jour, par ses prêtres, du démon et des anges déchus ; qu’il remporte aussi, par les rois chrétiens, de fréquents triomphes sur les nations infidèles. Si vous combattez pour lui, et que vous ne refusiez aucun danger pour son peuple, il vous donnera sans cesse la victoire, il ajoutera la gloire à votre gloire, et après un royaume qui passe, il vous accordera à côté des saints rois une royauté impérissable. — Je recommande à votre générosité le porteur des présentes, homme vénérable, Drogon, grand-chantre de l’église de Nevers ; qu’il éprouve, s’il en est besoin, votre munificence, et qu’il en rende grâces à Dieu et à vous.
Note T, PIERRE AU PATRIARCHE DE JÉRUSALEM. p. 343
Puisque la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ vous a établi prêtre de cette église, dans laquelle a commencé le sacerdoce de l’ancienne loi et de la grâce nouvelle, et dans laquelle le Sauveur lui-même, réconciliant le monde avec Dieu par un merveilleux sacrifice, a voulu en même temps être le prêtre et la victime ; je désire vivement donner à cette église ce que je donne à son évêque, c’est-à-dire l’honorer d’un respect tout particulier, l’aimer d’une affection toute particulière, et lui prouver, si j’en avais le pouvoir et l’occasion, mon dévouement à toute épreuve. Et je ne suis pas le seul qui sois animé de cette ambition affectueuse ; mes sentiments sont justement partagés par la congrégation de Cluny, en quelque lieu de la terre qu’elle soit répandue, car c’est de votre Orient qu’est venu le Soleil éternel, qui, bien plus brillant que le soleil du matin, a éclairé les ténèbres de notre Occident ; c’est de Jérusalem que Dieu a voulu faire annoncer à toutes les nations l’Évangile du royaume éternel. Dans notre reconnaissance d’un tel bienfait, ne devons-nous pas être toujours prêts à offrir nos services, non seulement à votre grandeur qui préside à des lieux si saints, mais encore au moindre de vos prêtres, et vous entourer tous du moins d’une amitié cordiale, si nous ne pouvons vous servir ? Ah ! puisqu’il ne m’est point donné, puisque les devoirs de l’ordre monastique m’empêchent d’aller visiter les célestes lieux de notre rédemption ; puisque je ne peux les embrasser, ni répandre des larmes corporelles et mes adorations au lieu même où se sont arrêtés les pieds du Seigneur, il ne nous reste plus qu’à répandre nos cœurs devant lui, en vous priant, vous, son vicaire, de venir à notre aide, et de faire pour nous, guidé par la charité, ce que nous ne saurions faire nous-mêmes. Toutes les fois donc que votre piété ou les devoirs de votre fonction vous feront visiter les lieux religieux de la Nativité, de la Sépulture, de la Résurrection, de l’Ascension, conduisez-nous partout avec vous, en esprit et en affection, et suppliez le Sauveur pour vos frères de Cluny. C’est la prière ardente que mes frères et moi nous vous adressons tous ensemble ; et, pour que vous gardiez toujours mémoire de nous, malgré notre absence corporelle, nous nous rendons présents en cette lettre où nous vous prions. Nous vous conjurons encore de toutes nos forces de visiter, d’enrichir, d’honorer votre église de Cluny avec les reliques du sépulcre du Seigneur et de la bienheureuse Marie, et les autres pieux restes que vous jugerez bon de nous envoyer. Il m’eût été bien doux de causer ainsi longtemps avec vous, mais le porteur des présentes était pressé de partir, et il m’a fallu couper court à une longue lettre. Nous le recommandons, sur sa demande, à votre bienveillance ; c’est un homme fort recommandable, et, je le crois, bien connu de vous et de plusieurs des vôtres ; Drogon, grand-chantre de l’église de Nevers, qui, après avoir entrepris déjà trois fois le voyage de Jérusalem, a bien mérité, par tant de travaux, un repos saint et de bienheureuses espérances.
Note U, PIERRE AU GRAND-MAITRE DES TEMPLIERS (ÉBRARD). p. 345
Que j’aie toujours respecté, toujours chéri d’une affection singulière et personnelle, entre tous les ordres religieux, vous et la sacrée milice du Temple que Dieu vous a confiée, je le sais bien moi-même ; le témoin d’en haut qui lit dans ma conscience ne l’ignore pas ; plusieurs de vos chevaliers le savent aussi, et vous-même, je n’en doute pas, vous devez l’avoir appris. Dès la naissance de votre institut que j'ai vu commencer, je vous ai voué ces sentiments, et j’ai vu tout à la fois avec joie et admiration que les rayons brillants d’un nouvel astre avaient illuminé le monde. Et qui donc, parmi tous ceux qui ont quelque espoir de salut éternel, ne se réjouirait, ne tressaillerait en Dieu, son Sauveur, jusqu’au fond des entrailles, de voir la milice du Roi éternel, les bataillons du Dieu des armées, sortir comme d’un camp céleste, pour marcher à de nouveaux combats, et se réunir de toutes les parties de l’univers, pour vaincre le démon, prince du monde, et subjuguer les ennemis de la croix du Christ ? Qui ne se réjouirait et ne triompherait de vous voir aller à un double combat ; armés, pour l’un, de vos vertus contre les intelligences de l’enfer ; et pour l’autre, des forces de votre corps contre des ennemis corporels ? Dans le premier, vous vous êtes revêtus de toutes les qualités des saints moines et des ermites ; dans le second, vous êtes allés au-delà du but de tous les religieux. Car, s’ils travaillent pour Dieu, en châtiant leur corps, en le réduisant en servitude, ils sont cependant physiquement à l’abri des tempêtes du monde, et surtout des tumultes de la guerre. Mais vous, vous surpassez en austérité et en pratiques pieuses le religieux le plus intrépide, et en même temps vous ne cessez de combattre contre les camps infernaux, je veux dire contre les bataillons des Sarrasins que le grand ennemi du salut arme au grand jour contre le Christ. Vous êtes moines par vos vertus, et soldats par vos actions, moines par vos exercices spirituels, soldats par vos œuvres corporelles. Vous avez exposé votre vie pour vos frères, et offert vos corps à la mort ; vous avez répandu votre sang qui n’avait jamais été ainsi répandu ; et tous les jours vous êtes prêts à le verser pour Dieu dans de saintes guerres. Vous êtes vraiment arrivés à ce point élevé et principal de la charité, dont parle le Sauveur : « Il ne peut y avoir de charité plus grande que d’exposer sa vie pour ceux qu’on aime. » Voilà pourquoi, je le répète, je vous ai toujours chéris, respectés, vénérés. Je l'ai fait ainsi jusqu’à ce jour, et je le ferai, avec la grâce de Dieu, tant qu’il restera un souffle dans mes narines. Celui qui aime a toujours l’espérance d’être aimé de celui qu’il chérit ; j’ai donc espoir et confiance d’être aussi aimé de vous, et que vous écouterez avec bienveillance ce que j’ai à vous demander.
Un noble guerrier, le seigneur Humbert de Beaujeu, revenu dernièrement des pays d’outre-mer, est rentré dans nos contrées, où il a été accueilli avec une joie et des transports universels. J’étais absent alors, conduit ailleurs par des affaires. À mon retour, j’ai vu l’immense réjouissance causée par son arrivée ; et si je ne l’avais vue moi-même, j’aurais eu de la peine à m’en rendre compte et à l’apprécier. Les clercs se réjouissaient, les moines se félicitaient, les paysans applaudissaient, et toutes les églises qui nous entourent semblaient ne former qu’un seul chœur, pour faire retentir un cantique nouveau. On entendait, au contraire, se plaindre les ravisseurs, les persécuteurs des églises, des moines, des pauvres, des veuves, des orphelins, les pilleurs et les oppresseurs de cette multitude sans force et sans crédit qui ne peut se défendre elle-même ; ils n’osaient point dire tout haut, mais ils murmuraient au fond de leurs mauvais cœurs, que désormais toute voie allait être fermée à leurs brigandages. Car telle est la situation, vous le savez, je crois, du territoire voisin de Cluny, que, privé de roi, de duc ou de prince qui le défende, il est dans le plus vif contentement dès qu’il pense avoir trouvé quelque espoir de repos. Et comme il a confiance d’avoir trouvé sérieusement tout cela dans Humbert, sa joie éclate, et il ne peut dissimuler ses joyeuses espérances. Depuis qu’il est arrivé, Humbert a bien montré qu’on ne comptait pas en vain sur lui, lorsqu’il a tellement réduit le vicomte de Mâcon, qui cherche à dévorer nos terres le matin, le soir et la nuit, qu’on pouvait à bon droit lui appliquer ces paroles de Job : « J'écrasais les mâchoires de l’homme injuste, et j’arrachais sa proie de ses dents. » En peu de temps, c’est-à-dire depuis son retour, Humbert a fait aussi justice de beaucoup d’autres déprédateurs d’en-deçà et d’au-delà la Loire. Votre Cluny attend le même service d’Humbert, dont les conseils et les secours lui sont plus indispensables qu’à aucun monastère et à aucune église de ce pays. Je vous prie donc, et comme votre intime ami, je vous conseille, si quelque plainte s’élève contre son retour au milieu de nous, de lui permettre de rester séparé quelque temps de votre pieuse milice, et de l’abandonner lui-même au jugement de sa propre conscience. C’est un homme sage et discret : je crois que vous gagnerez plus auprès de lui par la tolérance que par des contestations irritantes ; je connais, je crois, son cœur, et dans son entretien intime j’ai bien découvert qu’il craint Dieu, et qu’il sacrifierait tous les biens du monde au salut de son âme. Laissez-le donc quelque temps à ce malheureux pays qui en a besoin plus que je ne puis le dire, et permettez-nous, du moins, de nous féliciter en passant du secours puissant qu’il nous donne. Et d’ailleurs, c’est le devoir de votre profession militaire de défendre l’église de Dieu contre ceux qui la ravagent, et c’est pour cela que vous avez pris les armes. Vous justifiez littéralement les paroles du prophète : « Vous vous élevez comme un mur pour la maison d’Israël, et vous vous opposez à ses ennemis. » Mais, direz-vous, c’est contre les païens, et non contre les chrétiens, que nous nous sommes armés. Et qui devez-vous combattre, vous et vos frères, avec plus de vigueur, du mécréant qui ne connaît pas Dieu, ou du chrétien qui le confesse de bouche et le combat en réalité ? Qui doit-on le plus poursuivre, celui qui ignore et qui blasphème, ou celui qui combat le Dieu qu’il reconnaît ? Ne combattent-ils pas Dieu, ne persécutent-ils pas le Seigneur, ceux qui, sans acception de personnes, de rangs, de dignités, et partout où ils osent ou le peuvent, pillent, blessent, frappent et souvent même tuent l’Église de Dieu et le peuple racheté de son sang ? Croyez-moi, vos conseils, je dirai plus, vos épées, ne doivent pas moins protéger le chrétien souffrant de la part des chrétiens une injuste violence, que le chrétien subissant un traitement pareil d’une main païenne. Rendez-vous donc, je vous en prie, à mes conseils et à mes sollicitations, et donnez-nous, selon la mesure que je vous ai proposée, un homme courageux, sur lequel repose presque entière notre espérance de repos. Eprouvez si mon avis n’est pas à la fois profitable à vous et à nous ; et je ne parlerais point ainsi, si je le croyais le moins du monde contraire au service de Dieu. Je me flatte, et je le désire, de pouvoir m’entretenir avec vous, avant que vous ne quittiez les Gaules ; et alors j’achèverai mieux de vive voix, que je ne le puis faire par écrit, ce qui me reste à dire sur cette grave affaire.
Note V, PIERRE À SIGUIARD, ROI DE NORVÈGE. p. 348
Je remercie du fond du cœur le Roi tout-puissant et éternel d’avoir daigné vous inspirer la crainte et l’amour du Seigneur, et d’avoir fait prévaloir en vous le goût des choses divines sur les attachements terrestres. Placé comme vous l’êtes, à l’extrémité de l’univers et sous les glaces du pôle, le maître des siècles n’en a pas moins adouci, par la chaleur de son esprit, votre froideur septentrionale ; il a fondu les glaces de votre corps et de votre infidélité ; et l’on peut s’écrier, en parlant de vous : « Lève-toi, aquilon ; vent du midi, viens, souffle sur mon jardin, et ses parfums vont couler. » Et encore : « Je dirai à l’aquilon, souffle ; et au vent du midi, obéis. »
Nous avons tous appris avec plaisir de la renommée, moi surtout, qui vous aime plus vivement que personne, quelle est votre pieuse soumission à Dieu ; combien vous avez pour lui de respect et d’amour ; avec quelle affectueuse tendresse vous avez soumis le faste royal au doux joug du Christ ; comment vous vous êtes établi le protecteur de l’Église de Dieu ; de quelle manière, non seulement dans vos états, mais encore dans vos pays les plus reculés du Midi et de l’Orient, vous avez défendu les fidèles contre les ennemis de la croix de Dieu, autrefois par la force de vos armes sur terre et sur mer, et aujourd’hui même avec le secours empressé de votre vaste flotte. De tout cela, nous rendons grâces, autant qu’il est en nous, au dispensateur de tous biens qui a brûlé votre âme des ferveurs de l’Esprit saint, vous a inspiré la force de mépriser les grandeurs d’un trône passager, la puissance et la richesse, et vous a donné la résolution de marcher courageusement dans le chemin du royaume éternel. Menez à bout un dessein si beau ; tous nos vœux le demandent au ciel pour vous.
Note X, PIERRE À UN SOLITAIRE. p. 349
Après ma conférence avec le prince d’Aquitaine, que j’ai trouvé tellement enivré du calice de Babylone qu’il n’a point voulu boire au calice du Christ, et tellement plein du poison du schisme que l’antidote catholique a été sans vertu sur lui, je me suis résolu à revenir sur mes pas, jugeant inutile d’aller plus loin. Je n’ai pas voulu cependant reprendre le même chemin par lequel j’étais allé : j’ai voyagé sur les frontières de l’Anjou, du Mans et de Normandie ; et, après avoir parcouru presque tous les rivages de l’Océan occidental, je suis rentré en France avec mes compagnons, et suis venu à Paris adorer la naissance du Sauveur. Là, me souvenant de toi, et, pour mieux dire, ne t’ayant jamais oublié un seul instant, je supporte ton absence avec autant de peine que ta présence me cause de joie. Pour adoucir cet ennui autant que les circonstances me le permettent, j’ai voulu du moins, du bas de la plaine ou je vis, t’écrire à toi qui habites au sommet de la montagne. Ainsi, pendant que tu liras mes pages, je croirai, dans mon âme, être plus près de toi ; et tu songeras, toi, à l’immense intervalle qui sépare l’humilité de la plaine où je demeure de la hauteur des montagnes que tu habites. Du haut de ta montagne, toi, tu contemples librement le ciel ; moi, placé dans une région inférieure, je suis à peine au nombre de ceux qui, selon le prophète, entreront dans les lieux abaissés de la terre, et je n’aperçois de tous côtés que des champs tout ouverts et des plaines couvrant de vastes espaces. Toi, du lieu que tu occupes, tu sembles fouler aux pieds le monde situé au-dessous de toi ; moi, foulé aux pieds de tous, je pleure en disant avec le Psalmiste : Mes ennemis m'ont foulé aux pieds tout le jour. Toi, entouré de l’épaisseur de tes forêts, tu es caché là-haut comme dans la vallée la plus profonde : moi exposé de tous côtés au souffle des vents, je suis emporté partout m’entraîne la capricieuse violence de leurs courants. Toi, louchant à peine la terre de tes pas, tu es comme suspendu au ciel par les efforts de ton âme ; moi, attaché fortement à la terre du poids de mes pieds, je souille, hélas ! sans cesse mes traces d’une poussière impure. Plût à Dieu encore que je ne fusse souillé que d’une poussière légère et que je pusse promptement la secouer ! Plût à Dieu que, par nécessité, et quelquefois volontairement, je ne fusse pas plongé tout entier dans la boue des affaires du siècle ! Et quand j’y suis plongé, plût à Dieu que je pusse en sortir aussitôt, et m’écrier avec le prophète : Seigneur, arrachez-moi à cette boue, de peur que je n'y reste enfoncé !
Mais, pour déplorer mes misères, je n’envie point pour cela ta félicité. Je n’en suis point jaloux, et je m’en réjouis au contraire : et si je ne puis par mes œuvres imiter la vie des saints, j’ai résolu toujours de l’entourer respectueusement d’une affection pieuse. Du haut de tes montagnes, souviens-toi donc de nos vallées : car Moïse, en gravissant la montagne sainte, n’a point oublié le peuple qu’il avait laissé au bas, et il a supplié pour lui la miséricorde de Dieu. Et, bien qu’il eût sur la hauteur un entretien plus intime et plus familier avec Dieu, cependant il faisait d’abondantes prières pour ceux qui étaient demeurés dans la plaine. Dieu leur disait, par la bouche de son législateur : Si quelqu'un d’entre vous touche la montagne, il mourra ; et pourtant ce qui se passait sur le mont sacré avait pour objet sublime de sauver le peuple de la mort. Tout ce que faisait Moïse seul dans le haut lieu profitait au salut de tous ceux qui étaient restés dans les vallées. C’est pour eux qu’il gravit la montagne, pour eux qu’il y jeûna quarante jours, pour eux qu’il reçut la loi sur des tables gravées du doigt de Dieu, pour eux qu’il obtint avec peine, par la multitude de ses prières, le pardon du sacrilège ; pour eux enfin qu’il affronta non seulement la solitude des lieux élevés, mais jusqu’au danger de sa propre vie. C’est ainsi que notre Seigneur et Sauveur, après une prédication salutaire, quand il avait guéri les corps des hommes et opéré une foule de miracles, montait sur les collines, comme parle l’Évangile : et ayant renvoyé la foule, il monta seul sur la montagne pour y prier ; et ailleurs : Jésus alla donc sur la montagne, et il y demeurait avec ses disciples ; et ailleurs encore: Il passait les nuits sur le mont des Oliviers, et au point du jour il descendait dans le temple et il y enseignait. L’évangéliste saint Luc indique bien les habitudes du Christ en ces paroles : Dès qu’il sortait, il allait, selon sa coutume, sur le mont des Oliviers. Dans la solitude même de la montagne, il ne priait pas avec les autres, il priait à l'écart : il disait à ses disciples, selon le même évangéliste : Asseyez-vous ici jusqu'à ce que je sois allé et que j’aie prié ; et se séparant d’eux de la distance du jet d’une pierre, il tomba dans son agonie, et priait abondamment. Et, bien qu’il demandât à prier en secret, ce n’était pas pour lui qu’il priait, mais pour le peuple qui le persécutait.
Toi donc, ô mon très cher fils, qui, selon la grâce qui t’en fut donnée, imites le Seigneur et son prophète, en montant sur la montagne et en y cherchant les entretiens solitaires avec Dieu, imite-le encore dans le reste, autant que tu le pourras, en donnant quelque soulagement par tes prières aux peines d'un ami dont la prévoyance fut d’assurer à tes désirs le repos de la solitude ; car à rattachement intime qui m’unit à toi du fond de l’âme, dans le sein de la charité chrétienne, tu ne dois pas seulement tes prières, mais, comme le dit saint Paul à Philémon, tu te dois tout entier toi-même. Que ne me dois-tu point en effet à moi qui n’ai peut-être jamais aimé personne autant que je t’aime î Que ne me dois-tu point, à moi qui ai toujours pensé que mes devoirs envers toi égalaient mes devoirs envers moi-même ! Ne l’étonne point si tu m’as inspiré un pareil dévouement : car je ne sais si je pourrai jamais assez reconnaître les avantages que j’ai retirés de mes habitudes et de mon intimité avec toi. Au prix de quels sacrifices retrouverais-je jamais, sans parler de tes autres vertus, un ami si semblable à moi et dont les goûts s’accordent si bien avec les miens ? Quand j’ai voulu pénétrer les secrètes profondeurs de l’Écriture Sainte, je t’ai toujours trouvé prêt. Si j’ai eu le désir de parler de la littérature profane dans ses rapports avec les lettres divines, je t’ai rencontré plein de zèle et de perspicacité. Lorsque nous nous entretenions ensemble, ce qui nous arrivait souvent en nos entretiens les plus familiers, du mépris du monde et de l’amour des choses du ciel, tes paroles, oubliant la terre, n’avaient plus rien de mortel, et tu semblais me dire, comme le Psalmiste : Que ma bouche ne parle plus des œuvres des hommes. Quand je sortais de mes occupations humaines, refroidi comme par un vent du nord, tes paroles me réchauffaient comme un souffle méridional, et la chaleur de ton âme faisait couler en moi l’esprit divin. J’éprouvais un dégoût universel, tout me pesait, et je succombais en gémissant sous l’énorme poids de mon fardeau. Plus de repos, plus de soulagement pour moi que lorsque le besoin me ramenait à tes côtés. Mais dès que je pouvais retrouver avec toi un peu d’isolement et de brèves conversations, je me sentais fortifié, comme un homme qui vient de faire un repas abondant, et je reprenais mes travaux avec des forces renouvelées et plus ardent que jamais. Tu remplissais à mon égard ce divin précepte : Si tu vois l’âne de ton voisin tomber sur le chemin, tu ne passeras pas outre, mais tu l’aideras à le relever. C'est ton amitié qui, semblable à la corde d’une ancre, pour parler comme saint Grégoire, me retenait au-dessus des eaux, m’empêchait d’être submergé par les vents contraires, et, malgré les flots agités, m’arrêtait près du rivage. As-tu donc oublié avec quelle fréquente ferveur nous causions des misères multipliées du monde, et combien tu déplorais avec larmes mes propres périls ? Ne te souvient-il plus de mon dessein, tant de fois repoussé, de fuir toutes les choses terrestres et de me consacrer à Dieu tout entier ! Oh ! que de fois, notre porte fermée, nul mortel n’étant admis entre nous, n’ayant d’autre témoin que celui qui ne manque jamais à ceux qui pensent à lui ou qui parlent de lui, n’avons-nous point parlé avec crainte de l’aveuglement et de la dureté du cœur humain, des pièges divers du péché, des embûches nombreuses du démon, des abîmes des jugements de Dieu ; de ses terribles desseins sur les enfants des hommes, selon qu’il prend à son gré pitié des uns, et qu’il abandonne les autres à leur endurcissement; de la fatale ignorance de l’homme qui ne sait s’il est, aux yeux du Seigneur, digne d’amour ou de haine; de notre sort futur incertain et formidable ; du grand salut apporté au genre humain par l’Incarnation et la Passion du Fils de Dieu; du jour redoutable du jugement dernier ; de la sévérité incompréhensible de la sentence divine qui condamne les méchants à des peines éternelles, ou de la miséricorde inénarrable avec laquelle il donne aux bons une éternelle récompense ! De semblables entretiens, loin du bruit du monde, faisaient presque de moi un ermite au milieu des hommes, et étaient pour moi comme le tabernacle du Seigneur, où j’échappais aux tumultes terrestres, comme autrefois Moïse s’y dérobait aux pierres des Juifs. Là je me reposais de ma lassitude des contentions humaines et des disputes des procès. Là, je venais me distraire des soins soucieux de mon modeste patrimoine, et des accablements de mille inquiètes dissensions. Affligé de l’invasion des voleurs, de la mort des miens, de la dévastation de nos domaines, je me réfugiais là pour dissiper les chagrins de mon âme : c’est là que je me lavais des souillures du siècle, et que j’effaçais toutes les traces de la contrainte et de la dissimulation. Que dirai-je de plus ? En vérité, pour parler comme Isaïe, ce tabernacle me défendait contre les ardeurs du jour, et me mettait à l’abri de la pluie et de la tempête. Et non seulement dans le monastère, mais partout où j’allais, je t’avais pour compagnon de ma vie. Dans les voyages que nous faisions ensemble dans les contrées les plus diverses, ni les feux du soleil, ni les glaces de Borée, ni les tourbillons des vents, ni l’humidité du climat, ni la boue profonde des chemins, ni les aspérités des montagnes, ni la profondeur des vallées, ne nous séparèrent jamais. Partout où les flots de la mer nous laissaient un peu de repos, nous retrouvions nos conversations secrètes. Je te trouvais si bien d’accord avec mes pensées, je remarquais si bien dans toi les mêmes impressions, les mêmes inclinations que les miennes, que c’est en toi seul que j’ai pu faire l’épreuve de cette définition de l’amitié véritable : avoir les mêmes sympathies et les mêmes antipathies. Ce qui te déplaisait ne put jamais m’être agréable, et je ne sentis jamais d’éloignement pour les choses qui t’agréaient ; et l’on pouvait répéter de nous, que nous n’étions pas deux âmes en deux corps, mais que la même âme semblait habiter en nous. Et si une telle intimité, qui confond moins encore les substances qu’elle n’unit les volontés, a pu produire de pareils effets même parmi les hommes qui ignoraient le vrai Dieu, faut-il s’étonner si la charité divine, que l’Esprit saint répand dans le cœur des hommes, nous a si fortement unis en celui qui est l’auteur de toute unité, et qui disait à son père en parlant de ses disciples : Mon père, qu'ils ne fassent qu'un, comme nous ne faisons qu'un nous-mêmes ?
Ah ! que je voudrais (et ce désir n’est pas trompeur, puisque tu le partages) que je voudrais pouvoir, comme parle Isaïe, me cacher moi-même dans la terre creusée, pour me dérober à la terrible face du Seigneur, qui viendra bientôt frapper la terre, et saura bien y chercher, non pas seulement mon esprit, mais jusqu’au dernier atome de mon corps, dans les fentes du rocher et dans les pierres d’une grotte ! Mais, si cela ne m’est point donné, imitons du moins celui qui disait, au milieu des populations immenses qui l’entouraient, parmi les festins royaux, et dans des murailles dorées : Voilà que j’ai pris la fuite, que je me suis éloigné, et que je suis resté dans la solitude. Construisons-nous dans le secret de notre cœur, comme au sein des montagnes les mieux fermées, une solitude profonde, où puisse se trouver un véritable ermitage digne des vrais contempteurs du monde, où nul homme du dehors ne soit admis, où vienne mourir le bruit et le fracas des tumultes mondains, où l’on puisse entendre la voix de Dieu dans le plus léger souffle de l’air, sans avoir besoin des sons d’une voix corporelle ! Réfugions-nous sans cesse dans cette solitude, ô mon très cher fils, tant que nous sommes encore mêlés à la foule des hommes, emprisonnés dans ce corps, et comme exilés du Seigneur ; et trouvons au-dedans de nous-mêmes (car le royaume de Dieu est en nous) ce que nous chercherions à l’extrémité de l’univers. Là, livrons-nous à des adorations silencieuses et solitaires, prosternons-nous devant Dieu, pleurons devant le Seigneur qui nous a faits, répandons nos cœurs devant lui, et, comme dit saint Jerôme, déplorons à la fois nos propres misères et celles du monde. Oh ! nous avons bien sujet de pleurer : car, sans parler de nous-mêmes, le monde n’est-il pas dans la mauvaise voie, ne sommes-nous pas menacés des temps les plus périlleux, l’iniquité n’abonde-t-elle point, et la charité n’est-elle pas glacée ? Y a-t-il aujourd’hui vraiment un homme saint sur la terre, et la vérité n’est-elle pas diminuée pour les fils des hommes ? Ils se sont tous écartés du droit chemin, et leurs œuvres sont devenues vaines ; il n’en est pas qui fassent le bien, pas même un seul, et tous les jours les hommes corrompus crucifient et raillent en leurs passions le fils de Dieu, avec une sorte de rage judaïque, amassant sans relâche contre eux-mêmes les trésors du courroux divin, au jour de sa colère, et fournissant, chaque jour, comme un aliment éternel au feu qui doit les dévorer à jamais.
PIERRE À UN MONASTERE DE CHARTREUX. p. 355
Quand pourrai-je vous exprimer combien, malgré mon absence corporelle, je vous suis uni de toute mon âme ; combien je demeure toujours à vous, malgré la différence de nos demeures ; combien, vivant avec d’autres hommes, je suis encore cependant en cohabitation spirituelle avec votre saint monastère ? Quand pourrai-je vous dire combien votre éloignement de moi m’est pénible ? Ah ! j’en prends à témoin celui qu’on ne peut tromper, pour jouir à jamais de votre présence, je n’hésiterais point à rejeter, non seulement ce titre d’abbé qui n’est pour moi qu’une source de misères, mais encore à secouer le monde tout entier et tous ses liens pesants. Quels termes, et quel langage, fût-ce même le plus éloquent, suffiraient à vous faire comprendre avec quel tremblement mon esprit flotte inquiet sur les incertitudes du jugement de Dieu, surtout quand je réfléchis aux périls de ma propre dignité, auxquels il ne m’est permis de me soustraire, ni en conservant ma charge, ni en m’en dépouillant ? Je ne suis pas assez aveugle pour ne pas voir, ni assez fou pour ne pas comprendre, ni assez infidèle pour ne pas croire, qu’il me faudra bientôt paraître devant le tribunal du Christ, pour rendre compte du bien ou du mal que j'aurai fait. L’incertitude de ma vie m’épouvante, et quand je pense à l’amoncèlement infini de mes misères, une douleur profonde et intime m’arrache des soupirs ; je vois quelle immense charge de soins et de soucis m’a été imposée ; je vois un fardeau, que les forces d’un géant ne supporteraient pas, peser sur les épaules d’un homme faible. Je suis comme un âne qu’on obligerait à porter sur son dos la charge d’un éléphant ; et, pour me servir d’une comparaison plus noble, je ressemble à ce jeune et rustique enfant, obligé de combattre contre Goliath avec les armes de Saiil pour sauver l’armée d’Israël. Je sais combien il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ; ma crainte est au-delà de tout ce que je puis dire, et si je pense non seulement à moi-même, mais à tous les hommes confiés à ma garde, un double péril m’épouvante. Car, pour parler avec saint Grégoire, si, dans l’examen du redoutable jugement, chacun de nous a peine à rendre témoignage pour lui-même, comment suffira-t-il à répondre des autres ? comment donc aborderai-je le souverain juge des vivants et des morts, au milieu de tant de mille religieux répandus de toutes parts sur la terre, que je n’ai jamais pu voir, ou que je n’ai vus que rarement, lorsque moi seul je pourrai à peine me soutenir devant le Christ ? comment pourrai-je rendre compte, selon saint Benoît, de tant d’âmes commises à mes soins, moi qui serai contraint, peut-être, de rester muet, lorsque je serai interrogé sur l’emploi de ma propre vie ? Si les astres eux-mêmes ne sont pas sans tache devant Dieu, que doit-ce être de la pourriture humaine et de la bassesse des enfants des hommes ? Ah ! ces fonctions de pasteur, ces dignités vers lesquelles se précipitent joyeusement les hommes de noire siècle, comme un aveugle vers un abîme, cachent de bien graves périls : du sommet des honneurs, ils tombent au fond de l’enfer ; semblables à des gladiateurs antiques, ils s’engraissent pendant quelques jours de voluptés ou d’orgueil, pour s’offrir en spectacle aux hommes perdus, et au démon comme une proie éternelle à dévorer. Heureux les hommes qui ont le loisir de préparer librement et sans entrave leur chemin vers le ciel, et de participer ainsi d’avance à l’immortelle béatitude ! Ils sont déjà unis à Dieu, si un saint zèle les anime, par les liens d’un invisible amour ; et, quand la chair meurt, ils s’associent vraiment à la Divinité par une contemplation céleste. Je sens que je suis bien loin de ce repos heureux, de cette félicité tranquille ; je vois et je déplore le chaos qui est entre eux et moi, et je ne puis passer vers eux. Mais, à quoi bon me laisser aller à ma douleur, et remplir de mes paroles importunes vos oreilles occupées à entendre, avec Marie, les discours divins ? Hélas ! qui me donnera des ailes, comme aux colombes ? Je prendrai mon vol, et je me reposerai. Ah ! du moins, autant qu’on peut le faire en pensée, j’ai fui les bruits des hommes, et j’ai demeuré avec vous dans la solitude, en attendant celui qui me sauvera de la faiblesse d’esprit qui me tourmente et me tue, et de ces tempêtes du monde, qui, de toutes parts, m’environnent et m’étouffent. Ayez donc pitié de moi, ô mes amis, et de même que j’ai versé des larmes devant vous en dictant cette lettre, daignez répandre pour moi les vôtres devant le très pieux Rédempteur.
Note Y, PIERRE À SUGER. p. 357
Oh ! que la condition des hommes est malheureuse, et, s’il est permis de le dire, que leur fortune est misérable ! Souvent je vois, malgré moi, ceux que je voudrais ne point voir, et je ne puis voir, seulement une fois dans un siècle, ceux que je désirerais voir sans cesse. Pourquoi ces paroles ? Hélas ! je suis à chaque instant poursuivi, assailli par les hommes du siècle qui me tourmentent par les exigences importunes de leurs intérêts temporels : avec quel empressement je leur échapperais, s’il était possible ! Et, mon cher ami, celui que j’aimais avant même qu’il ne m’aimât, mon cher abbé de Saint-Denis, que je chérissais avant qu’il ne fût abbé, et que je chéris plus encore depuis qu’il l’est devenu, je ne peux point le voir de longtemps ! La France le retient, et l’envie toujours tellement à notre Bourgogne, que je n'ai jamais pu le voir à Cluny qu’une seule fois. Je me plains donc à lui de cela en toute familiarité, mais en le remerciant de toutes mes forces de n’avoir pas cessé de se montrer à nous, du moins par mille services rendus, s’il nous a dérobé sa présence. Nos frères qui habitent vos contrées attestent les bontés que vous avez pour eux ; ils disent que, dans leurs affaires et dans leurs besoins, ils ont trouvé en vous, non seulement le bienveillant abbé de Saint-Denis, mais encore leur propre père, l’abbé de Cluny. Je m’afflige cependant, non que vous nous obligiez sans cesse, mais que nous ne trouvions aucune occasion de vous rendre ce que vous faites pour nous, et qu’ainsi vos bienfaits semblent nous laisser ingrats. Je vous en prie cependant, je vous en supplie ardemment, que les affaires religieuses, ou votre amitié, ou les intérêts de votre royaume, à l’extrémité duquel nous sommes placés, nous donnent avant l’hiver prochain votre bonne visite à Cluny. Si vous venez auprès de nous, je vous assure que vous verrez non pas seulement ce que le prophète dit qu’on voit dans la vie future, mais des hommes bien heureux et bien gais dans la vie présente : vous vous réjouirez de leur joie, et votre cœur sera satisfait.
PIERRE À SUGER. p.358
Je vous ai déjà écrit dernièrement dans une lettre précédente, et j'aime à vous le répéter dans celle-ci, du fond de mon cœur, que je vous aime d’une amitié singulière, entre tous les prélats de vos contrées, et que je suis entraîné vers vous par une puissante inclination d’amitié respectueuse, comme vers l'ami spécial de l'église de Cluny. Je suis donc profondément affligé qu'il ne me soit pas permis de voir au moins quelquefois votre révérence que j’entoure de tant d’affection, et que l’importune multiplicité de mes occupations m'empêche de jouir du plaisir si longtemps désiré de votre entretien ; c’est pourquoi je vous envoie notre très cher frère et intime ami, Hugues de Crescée, par qui vous pourrez me faire connaître votre volonté : car si je connais ou si je puis quelque chose qui vous soit utile, je suis prêt, dans l’ordre temporel comme dans l’ordre spirituel, à vous rendre service. Au reste, j’ai confié à la bouche de Hugues une parole secrète que je n’ai pas voulu confier à l'écriture, afin que par lui vous connaissiez ma confidence, et que vous vous régliez là-dessus, selon votre habileté accoutumée, sur ce qu’il vous paraîtra utile de faire.
PIERRE À SUGER. p. 358
J'aimerais bien mieux vous dire de vive voix que de vous écrire de loin quelle place vous occupez dans mon âme ; mais, puisque le sort jaloux m’a refusé votre présence corporelle à Cluny, que j’espérais beaucoup, surtout à l’occasion de l'arrivée du roi, je veux vous dire en deux mots que nous sommes à vous plus que vous ne le pensez, et que c’est exprimer faiblement notre attachement à votre personne, que de vous dire que tout ce qui est à nous est à vous. Quant à présent, je vous recommande le prieur de Notger et ses intérêts ; et je vous prie beaucoup de daigner écrire pour lui à l'évêque de Chartres, au sujet des affaires qu'il vous confiera lui-même.
PIERRE À SUGER. p. 358
Depuis longtemps je chéris votre révérence, et je la chéris dans l'amour du Christ : aussi suis-je assuré que vous m’aimez de même. C'est pourquoi je n'hésite jamais, dans toutes les occasions, à vous solliciter fréquemment en faveur de nos affaires. Aujourd’hui j’invoque votre affectueuse protection pour notre maison de Saint-Martin des Champs, qui a subi, et qui subit chaque jour de plus en plus, des pertes spirituelles et temporelles, par la faiblesse de notre très cher frère O. Par condescendance pour ses infirmités, nous l’avons déchargé, selon notre coutume, du soin de ce monastère, et nous l’avons remplacé par notre cher frère et fils Simon, autrefois sous-prieur du même couvent, et qui a su, par ses vertus et l’excellence de sa conduite, mériter mon attachement et celui de notre communauté. J’appelle sur lui votre attention, et je vous prie, pour l’amour de Dieu et de moi, de l’aimer vous-même et de lui donner assistance et conseil.
SUGER À PIERRE. p. 359
Une demande honorable a coutume d’abréger la formule des prières. Je prie donc ardemment votre sainteté, en faveur de l’église de Compiègne, qu’un ordre du pape vient de convertir en un nouvel institut religieux. Aidez-la par vos prières auprès de Dieu ; et écrivez au Souverain Pontife, pour qu’il accueille avec bonté et qu’il approuve le choix de l’abbé de ce couvent, le plus vénérable des hommes, et qu’il pourvoie au travail des mains et à tout le reste, comme notre père et notre maître. — Adieu.
Note Z, HÉLOÏSE À PIERRE. p. 359
C’est la miséricorde divine qui nous a visitées, quand vous avez daigné nous accorder vous-même la faveur donc visite. Nous nous en félicitons, ô notre très bon père ; et nous sommes fières que votre grandeur soit descendue jusqu'à notre petitesse. Votre visite a été pour nous, à tous égards, un grand événement et une vraie gloire. D’autres ont pu savoir combien ils ont retiré d’avantages de la présence de votre sublimité. Pour moi, je ne pourrai jamais ni exprimer par mes paroles, ni comprendre dans ma pensée, combien votre arrivée m'a été utile et agréable. En qualité de notre abbé et de notre maître, vous avez célébré la messe au milieu de nous, l’an passé, le seizième des calendes de décembre, et vous nous y avez recommandées au Saint-Esprit. Dans le chapitre, vous nous avez nourries du saint aliment d’un discours divin. Vous nous avez donné le corps du Seigneur, et vous nous avez accordé le bienfait de l’alliance avec Cluny. À moi-même, qui ne suis pas digne du nom de votre servante, et que votre sublimité n’a pas dédaigné de nommer sa sœur par écrit et de vive voix, vous m’avez accordé un singulier privilège d’affection et de sincérité, en ordonnant que le monastère de Cluny célébrerait en mon honneur, après ma mort, un service de trente jours ; et vous avez voulu confirmer de votre propre sceau un tel privilège. Mettez donc aujourd’hui, ô mon frère, ô mon maître, le comble à tout ce que vous avez déjà fait pour votre sœur et votre servante. Daignez encore m’envoyer un écrit marqué de votre sceau, qui contienne expressément l’absolution d’Abélard, afin que je la suspende à son tombeau. Souvenez-vous aussi, pour l’amour de Dieu, d’Astralabe, notre fils et le vôtre ; obtenez pour lui quelque prébende de l’évêque de Paris ou de quelque autre évêque. Adieu ! Que Dieu vous garde, et nous donne quelquefois l’honneur de votre présence.
PIERRE À HÉLOÏSE. p. 360
En lisant la lettre de votre sainteté, j’y ai reconnu avec bien de la joie que mon arrivée dans votre couvent n’avait pas seulement été un passage, et qu’après avoir été auprès de vous, je ne puis plus désormais vous avoir quittée tout à fait. L’hospitalité que j’ai reçue de vous ne sera pas, je le vois, comme le souvenir d’un hôte d’une nuit qui s’en va. Je ne suis pas devenu pour vous un étranger, un simple voyageur qui passe, mais le concitoyen de saintes femmes. Et plût au ciel que je fusse un jour aussi un familier de la maison de Dieu ! Ainsi, tout ce que j’ai dit, tout ce que j’ai fait, dans une visite fugitive et comme au vol, vous l’avez gravé dans votre esprit et recueilli dans votre âme bienveillante avec une telle affection, que vous n’avez laissé tomber à terre ni les choses que je vous ai dites avec intention et préparation, ni même les paroles improvisées qui me sont négligemment échappées. Vous avez tout retenu, tout remarqué avec une ténacité de mémoire que vous a inspirée votre attachement sincère, comme si mes paroles eussent été grandes, célestes, saintes, en un mot, comme vous l’eussiez pu faire des paroles ou des œuvres de Jésus-Christ. Peut-être votre soin de vous rappeler mes discours tient-il à l’observation de notre règle commune qui dit : Adorez le Christ dans vos hôtes et recevez-le en les recevant. Peut-être avez-vous songé aussi, bien que je ne sois pas votre chef, à ce que dit l’Évangile de ce qui est dû aux chefs : Celui qui vous écoute m'écoute.
Oh ! plaise à Dieu que vous m’accordiez toujours cette faveur de daigner ne m’oublier jamais, et d’attirer sur moi la miséricorde du Tout-Puissant par vos prières unies à celles du saint troupeau remis à votre garde ! Ce que vous me donnez, je vous le rends avec bien de la joie : car, longtemps même avant de vous avoir vue, et plus encore, dès que j’ai pu vous connaître, je vous ai conservé, dans les profondeurs de mon âme, une des places les plus intimes dans mon affection.
Je vous envoie, selon votre désir, écrit et scellé, le don du service de trente jours que je vous ai accordé en votre présence. Je vous envoie aussi, écrite et scellée de mon sceau, l’absolution de votre maître, Pierre Abélard, telle que vous me l’avez demandée. Quant à votre Astralabe, que je regarde comme le mien à cause de vous, je ferai volontiers tous mes efforts, dès que je le jugerai possible, pour lui obtenir une prébende dans quelque noble église. La chose pourtant est difficile : car j’ai plus d’une fois éprouvé que les évêques ont coutume de se montrer fort sévères dans la concession de prébendes dans leurs églises. Mais je ferai à cause de vous tout ce que je pourrai, et dès que je le pourrai.
Note AA, BERNARD AUX ÉVÊQUES DE FRANCE. p. 362
Le bruit se répand, et nous croyons qu’il est arrivé jusqu’à vous, que nous sommes invités à nous trouver à Sens à l’octave de la Pentecôte, et provoqués à une lutte publique pour la défense de la foi. Et cependant il est écrit : Le serviteur de Dieu doit éviter tout débat, et demeurer patient à l’égard de tous. Si donc il s’agissait de ma propre cause, le fils de votre sainteté pourrait peut-être se reposer glorieusement et avec sécurité sous votre patronage. Mais, puisqu’il s’agit de votre propre cause, et plus encore que de votre cause, je vous avertis en toute confiance, et je vous supplie ardemment, de prouver dans cette grande nécessité votre amitié, non pour moi, mais pour le Christ, dont l’épouse crie vers vous, au milieu de la forêt d’hérésies et de la moisson d’erreurs qui menacent de l’étouffer, jusque sous votre garde vigilante. L’ami de l’Époux divin n’abandonnera pas l’Église dans le moment de ses tribulations. Ne soyez pas étonnés, saints évêques, que nous vous adressions cette invitation subite et si urgente ; car notre adversaire, dans sa ruse prévoyante, a voulu nous surprendre mal préparés, et nous forcer à combattre quand nous n’étions pas sur nos gardes.
BERNARD AUX ÉVÊQUES ET CARDINAUX DE LA COUR ROMAINE. p. 362
C’est à vous, sans aucun doute, qu’il appartient spécialement défaire disparaître les scandales du royaume de Dieu, d’apaiser les disputes, et de couper les épines qui couvrent le champ divin. Tel est le commandement de Moïse lorsqu’il monta sur la montagne : Vous avez avec vous, dit-il, Aaron et Hur ; s'il s'élève parmi vous quelques controverses, vous vous en rapporterez à eux. Je parle d’un autre Moïse, bien supérieur au premier ; car l’un n’est venu que sur les eaux, l’autre dans l’eau et dans le sang. Et, puisque le zèle et l’autorité de l’Église romaine sur le peuple de Dieu ont remplacé Hur et Aaron, c’est à vous que nous déférons, non pas seulement les questions qui s’agitent sur la foi, mais les blessures qui lui sont faites, mais les offenses dirigées contre le Christ, l’injurieux mépris des saints Pères, les scandales du temps où nous vivons, et les périls de ceux qui viendront après nous.
La foi des simples est tournée en dérision : on pénètre jusque dans les profondeurs des secrets de Dieu ; on jette aux vents, avec une témérité incroyable, les questions les plus hautes et les plus insondables ; on insulte les Pères de l’Église, pour avoir pensé qu’il valait mieux assoupir que trancher de pareilles controverses. De là il arrive que, contre l’ordre de Dieu, l'on fait cuire dans l’eau l’agneau pascal, ou bien on le dévore tout cru, à la manière des bêtes. Les débris n’en sont pas consumés par la flamme, mais foulés aux pieds. Ainsi l’esprit humain ne réserve rien à la foi, et prétend à tout usurper ; il aspire à des hauteurs qui le surpassent ; il scrute des choses plus fortes que lui-même ; il se précipite sur les choses divines ; il souille, plus qu’il ne découvre, les choses saintes : il dilapide et il n’ouvre pas ce qui est clos et scellé ; et tout ce qu’il trouve d’inaccessible, il le traite de néant, et dédaigne de le croire.
Lisez, je vous en prie, le livre de Pierre Abélard, intitulé de la Théologie ; car ce traité est sous vos mains, et (l’auteur en fait gloire) il est lu par plusieurs membres de la cour romaine. Voyez ce qui est écrit sur la Trinité sainte, la génération du Fils, la procession du Saint-Esprit, et une foule d’autres propositions tout à fait nouvelles et étranges pour les oreilles et les intelligences catholiques. Lisez encore cet autre ouvrage d’Abélard, qui se nomme le Livre des sentences ; et cet autre intitulé : Connais-toi soi-même ; et prenez garde à l’épaisse moisson d’erreurs et de sacrilèges qui y germent et y croissent avec force. Faites attention à ce qu’il pense sur l’âme du Christ, sur la personne du Christ, sur la descente du Christ aux enfers, sur le sacrement de l’autel, sur la puissance de lier ou de délier, sur le péché originel, la concupiscence, le péché de plaisir, le péché de faiblesse, le péché d’ignorance, l’œuvre du péché et la volonté de pécher. Et, si vous jugez que je me suis ému à bon droit, soyez émus vous-mêmes, et ne soyez point émus en vain. Agissez comme le demandent la place que vous occupez, la dignité qui éclate en vous, le pouvoir que vous avez reçu. Que celui qui a osé s’élever jusqu’au ciel redescende jusqu’aux enfers ; que les œuvres de ténèbres, qui ont eu la témérité de paraître au grand jour, soient condamnées et réprimandées au grand jour; que celui qui pèche en public soit publiquement repris; et qu’ainsi soient réprimés tous ceux qui seraient tentés de prendre les ténèbres pour la lumière et de disputer sur les choses divines au milieu des carrefours, tous ceux qui parlent de dangereuses paroles au fond de leurs cœurs et qui les écrivent dans leurs livres : et qu’ainsi soit fermée la bouche de tous ceux qui prononcent l’iniquité !
BERNARD À INNOCENT II. p. 364
Il est nécessaire que les scandales arrivent : nécessité bien amère Aussi le prophète dit-il : Qui me donnera les ailes de la colombe ! Je m’envolerai et je me reposerai. J’ai maintenant quelque chose de commun avec les saints, non pas en mérite, mais en volonté ; car je voudrais moi-même disparaître bientôt de cette terre, vaincu, je l’avoue, par la force de la tempête et la pusillanimité de mon esprit. Mais je crains de n’être pas trouvé aussi bien préparé à la mort que je le désire ; je m’ennuie de vivre, et je ne sais s’il convient que je meure ; et, en cela, peut-être, mes vœux sont bien éloignés des vœux des saints ; ils veulent mourir, eux, par pur désir d’une vie meilleure ; et, moi, ce sont les scandales et les chagrins qui me pressent de sortir de ce monde. L’homme saint dit : Être dissous par la mort, et se réunir au Christ, c’est le parti le meilleur. Dans le saint prévaut le désir, en moi prévalent les sens. Lui, dans cette si misérable vie, ne peut obtenir ce qu’il regarde comme le souverain bien ; et moi, je ne puis me débarrasser des choses fâcheuses qui surmontent ma patience. Et tous deux nous voulons quitter la terre, mais par des motifs bien divers.
Insensé ! je me flattais de rentrer dans le repos, une fois que la fureur du lion (l’antipape Pierre de Léon) se serait calmée, et que la paix serait rendue à l’Église. Mais voici que l’Église est paisible, et je suis encore troublé. Je ne pensais plus que j’étais dans la vallée des larmes, et j’avais oublié que j’habitais la terre de l’oubli. Je ne m’attendais point que la terre où je suis ferait germer sous mes pas des chardons et des épines ; qu’à celles-ci en succéderaient d’autres, et que, ces dernières arrachées, il en naîtrait de nouvelle sans relâche et sans fin. On m’avait bien dit que les choses iraient ainsi ; mais tous les tourments que j’ai éprouvés me font bien mieux comprendre la triste vérité de ce que j’entendais dire. Ma douleur a été renouvelée, mais jamais détruite ; j’ai été inondé de larmes, parce que le mal s’est augmenté ; je suis comme l’homme qui sort des brouillards pour être couvert de neige. Qui pourrait supporter ce refroidissement rigoureux qui engourdit la charité et fait que l’iniquité abonde ? Nous n’avons échappé au lion (l’antipape) que pour tomber sous les coups du dragon (Abélard), qui ne sera pas moins pernicieux, dans l’ombre, par ses ruses, que l’autre par ses rugissements du haut de sa dignité. Et ce ne sont déjà plus des ruses obscures ; plût au ciel que ces pages empoisonnées fussent encore cachées dans son portefeuille, et ne fussent point lues dans les places publiques ! Ses écrits volent, et ceux qui fuient la lumière, parce qu’ils sont mauvais, les ont divulgués à l’envi, prenant les ténèbres pour la lumière. Ces ténèbres se glissent dans les villes et dans les châteaux, comme si elles étaient la vraie lumière ; tous s’abreuvent du poison, comme s’il était le plus doux miel. Ces funestes livres passent de province en province, de royaume en royaume. On annonce aux peuples un nouvel Évangile ; on leur propose une foi nouvelle et d’autres fondements de leurs croyances ; on discute sur les vices et les vertus sans morale, sur les sacrements de l’Église sans fin, sur les arcanes de la Trinité sainte sans mesure et sans sincérité. Tout, en un mot, s’agite et se passe d’une façon perverse et insolite, plus encore que nous ne pouvons l’apprendre et le répéter.
Goliath a la haute stature s’avance, entouré de son noble appareil de guerre, précédé de son écuyer, Arnold de Brescia. Les écailles de sa cuirasse s’unissent si étroitement, qu’elles n’y laissent aucun endroit ouvert et vulnérable. Le sifflement de la guêpe italienne a répondu au sifflement de la guêpe française ; et tous deux se sont joints en un seul contre Dieu et contre son Christ. Ils ont tendu leur arc et préparé les flèches de leur carquois, pour frapper, dans l’ombre, les hommes au cœur droit. Dans leur extérieur et leur physionomie ils ont l’apparence de la piété, mais ils sont, au fond, ennemis de la vraie religion, et font d’autant plus de dupes, que, démons au dedans de l’âme, ils se métamorphosent en anges de lumière. Goliath donc, debout entre les deux armées, avec son écuyer, pousse des clameurs contre les phalanges et Israël, injurie les bataillons des saints, avec d’autant plus d’audace qu’il sait bien qu’il n’a plus de David à combattre. Enfin, en moquerie des docteurs de l’Église, il exalte les philosophes ; il préfère leurs imaginations et ses propres nouveautés à la doctrine et à la foi des Pères catholiques ; et, tout le monde fuyant devant sa face, moi, le plus chétif de tous, il me défie à un combat singulier.
Sur ses instances personnelles, j’ai reçu une lettre de l’archevêque de Sens, désignant le jour du combat, dans lequel Abélard devait, en présence de l’archevêque et de ses suffragants, établir, s’il le pouvait, ses propositions détestables, contre lesquelles j’ai osé murmurer. J’ai refusé le défi, soit parce que je suis novice dans cet art de la controverse où il s’escrime depuis son adolescence, soit parce que je jugeais inconvenant de laisser discuter, par les petits arguments de la dispute humaine, la raison de la foi qui repose, certes, sur la base immobile et incontestable de la vérité. Je disais encore que ses écrits suffisaient pour le condamner, et que la lutte ne me regardait pas, mais bien les évêques, dont le ministère est de juger le dogme. Lui, pourtant, ne rabattit rien de sa jactance ; il éleva encore plus la voix ; il convoqua une grande foule à Sens, et assembla ses complices. Ce qu’il écrivit sur moi à ses disciples, je n’ai nul souci de le dire. Il répandit partout qu’il me répondrait à Sens au jour indiqué. Ce bruit, qui parvint à tout le monde, ne pouvait point ne pas m’arriver à moi-même. Je dissimulai d’abord, peu sensible d’ailleurs à la rumeur publique. Je cédai néanmoins avec peine, et les larmes aux yeux, aux instances de mes amis, qui, voyant que tout le monde se préparait déjà, comme à un spectacle, à la conférence de Sens, craignaient que notre absence ne fit scandale et n’enflât l’orgueil de notre adversaire. L’erreur pouvait aussi s’enraciner davantage, s’il ne se trouvait personne pour répondre et contredire. Je me présentai donc au jour et au lieu indiqués, sans préparation et comme sans défense, repassant seulement dans mon esprit ces paroles des Écritures : Ne préméditez pas ce que vous devez répondre ; car ce que vous aurez à dire vous sera donné au moment nécessaire ; et ailleurs : Le Seigneur est mon soutien, je ne redoute rien des œuvres de l’homme.
On vit assemblés à Sens, outre les évêques et les abbés, une foule de membres du clergé, de professeurs des écoles municipales, et de clercs lettrés. Le roi lui-même était présent. Ainsi, en présence de tous, notre adversaire lui-même debout en face de l'assemblée, on produisit plusieurs passages extraits de ses livres. À peine la lecture en fut-elle commencée, il refusa de l’entendre, sortit et déclara, ce qui ne nous semble point permis, qu’il appelait du jugement des juges choisis par lui-même. Or, les propositions extraites des livres d’Abélard n’en furent pas moins soumises au jugement de tous ; on les trouva opposées à la foi et contraires à la vérité. Je tenais, pour moi, à ce que cet examen eût lieu, de peur qu’on ne me taxât de légèreté et de témérité en une aussi grave affaire.
Et vous, ô successeur de saint Pierre, vous jugerez si celui qui attaque la foi du prince des apôtres a droit de se réfugier sous la protection du Saint-Siège. Vous, l’ami de l’Epoux divin, vous songerez, dans votre prévoyance, à sauver l’Epouse sainte des lèvres de l’iniquité et d’une langue pleine d’astuce. Et, pour parler plus librement à mon maître apostolique, prenez garde à vous, ô très cher Père, et à la grâce de Dieu qui est en vous. N’est-ce pas le Seigneur qui, alors que vous étiez encore petit à vos propres yeux, vous a établi au-dessus des nations et des royaumes ? Et pourquoi, sinon pour renverser et détruire, pour planter et édifier ? Celui qui est allé vous prendre et vous choisir dans la maison de votre père, et vous a sacré de Fonction de sa miséricorde, voyez donc, je vous en supplie, tout ce qu’il a fait depuis et jusqu’ici pour votre âme, regardez tout ce que sa puissance salutaire a détruit et renversé, par vous, dans son église, dans le champ du Seigneur, en face du ciel et de la terre, et tout ce qu’ensuite elle a bâti, planté, répandu dans l’univers. Dieu a suscité, de votre temps, la fureur du schisme, pour que votre main l’écrasât. J’ai vu l’insensé se dresser avec fierté, et soudain sa beauté fut frappée de malédiction. J’ai vu, dis-je, j’ai vu l’impie orgueilleux s’élever comme les cèdres du Liban. J’ai passé, et il n’était plus. Il faut, dit l’Apôtre, qu’il y ait des hérésies et des schismes, afin d’éprouver les élus. C’est dans le schisme aussi que le Seigneur vous a éprouvé et connu. Mais, pour que rien ne manque à votre couronne, voilà que l’hérésie s’élève. Venez donc, très cher Père, venez mettre le sceau à toutes vos vertus, et ne souffrez pas qu’on dise de vous que vous avez moins fait que les grands évêques, vos prédécesseurs : venez, saisissez, pendant qu’ils sont petits encore, les renards qui dévorent la vigne du Seigneur ; ne permettez point qu’ils grandissent et qu’ils se multiplient, et que tout ce que vous n’aurez point exterminé de leur race soit pour notre postérité un malheur incurable. Et déjà ils ne sont plus petits et peu nombreux : déjà se sont accrus leur nombre et leur force ; déjà, pour les exterminer, il faut un bras fort, il faut même votre main puissante.
BERNARD AU CARDINAL GUIDON, ANCIEN DISCIPLE D’ABÉLARD. p. 368
Je vous ferais injure si je vous croyais capable d’aimer quelqu’un au point d’aimer aussi ses erreurs. Celui qui aimerait ainsi ne saurait point comment il convient d’aimer. Une telle affection serait terrestre, animale, diabolique, nuisible également et à celui qui aime et à l’objet aimé. Que chacun juge des autres comme bon lui semble ; pour moi, je ne puis penser de vous que des choses conformes à la raison et à la droite équité. Quelques-uns préjugent d’abord, sauf à éprouver ensuite : moi, pour décider si un breuvage est doux ou amer, je le goûte d’abord. Maître Pierre Abélard jette dans ses livres des nouveautés profanes de sens et d’expressions ; il dispute sur la foi contre la foi ; il attaque la loi avec les paroles de la loi elle-même.
Il ne contemple rien au milieu de l’obscurité des mystères ; il regarde tout face à face ; il marche hardiment à travers les grandeurs et les merveilles inaccessibles qui le surpassent. Mieux eût valu pour lui que, pour rester fidèle au titre de son livre (Connais-toi toi-même), il se fût bien connu lui-même, qu’il ne fût point sorti de toutes limites légitimes, et qu’il fût resté savant avec mesure ! Ce n’est pas moi qui l’accuse auprès du pape ; c’est son livre qui le dénonce lui-même, ce livre dans lequel il s’est complu à mal dire. Quand il parle de la Trinité, il se rapproche d’Arius ; de Pélage, quand il traite de la Grâce ; de Nestorius, quand il touche à la personne du Christ. Ce serait n’avoir point de confiance en votre justice, que de vous supplier de ne préférer personne au Christ dans la cause du Christ même. Croyez-moi, il importe à vous, à qui la puissance a été donnée par Dieu, il importe à l’Église du Christ, il importe à Abélard même, qu’on impose silence à cet homme dont la bouche est pleine de malédiction, d’amertume et de ruse.
BERNARD AU CARDINAL IYON. p. 369
Maître Pierre Abélard, moine sans règle, prélat sans fonctions, ne respecte pas l’ordre et ne se renferme point dans la loi. Cet homme n’est pas d’accord avec lui-même. Au dedans c’est un Hérode, au dehors c’est saint Jean-Baptiste. Il n’a du moine que le nom et l’habit ; c’est un être tout équivoque. Que m’importe à moi ? à chacun sa responsabilité ; mais je ne puis dissimuler ce qui intéresse tous ceux qui chérissent le nom du Christ. Abélard proclame l’iniquité, corrompt l’intégrité de la foi, la chasteté de l’Église. Il franchit les bornes posées par les saints Pères. Sur la foi, les sacrements, la sainte Trinité, il dispute, il écrit, il change, augmente ou diminue tout, selon sa volonté. Dans ses livres et dans ses œuvres, il fabrique le mensonge, professe des dogmes pervers, et se montre hérétique, moins encore par ses erreurs mêmes que par son opiniâtreté à soutenir ses erreurs. Il excède la mesure humaine, en soumettant la vertu du Christ à la vaine sagesse de ses paroles. Il n’ignore rien de tout ce qui est au ciel et sur la terre ; il connaît tout, excepté lui-même. Il a été condamné, lui et son ouvrage, à Soissons, en présence du légat de l’Église romaine. Mais, comme si cette condamnation ne suffisait point encore, il se conduit de nouveau de manière à attirer sur lui une condamnation nouvelle. Sa dernière erreur est pire que la première. Cependant il est plein d’assurance, parce qu’il se vante d’avoir eu pour disciples les cardinaux et les prêtres de la cour romaine ; il invoque, à l’appui de ses erreurs passées et présentes, ceux dont il devrait redouter le jugement sévère. S’il reste en lui quelque chose de l’esprit de Dieu, qu'il se rappelle ce verset : Ne dois-je pas, Seigneur, haïr ceux qui le haïssent, et détester tes ennemis ? Que Dieu, par vous et par ses autres enfants, délivre l’Église des lèvres iniques et de la langue menteuse.
Note BB, BERNARD À L’ÉVÊQUE DE CONSTANCE. p. 370
Si le père de famille, dit l’Évangile, savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait avec prudence, et ne permettrait point que sa maison fût percée, fouillée. Savez-vous que le voleur a envahi, pendant la nuit, non pas, il est vrai, votre maison, mais la maison du Seigneur commise à votre garde ? Mais il n’est pas possible que vous ignoriez ce qui se passe près de vous, quand le bruit en est venu de si loin jusqu’à nous. Je ne m’étonne pas que vous n’ayez pu prévoir l’heure choisie par le voleur nocturne pour pénétrer chez vous. Mais je m’étonne qu’une fois que vous l’avez surpris, vous ne l’ayez pas reconnu, saisi ; que vous ne l’ayez pas empêché de dérober vos dépouilles, que dis-je ? les plus précieuses dépouilles du Christ, les âmes qu’il a marquées de son image et rachetées de son sang. Peut-être vous demandez-vous encore, avec l’hésitation de la surprise, de qui je veux vous parler ; je parle d’Arnaud de Brescia. Hélas ! plût à Dieu que ses doctrines fussent aussi saines que sa vie est sévère ! C’est un homme, si vous le voulez savoir, qui ne mange pas et ne boit pas, n’ayant, avec le démon, faim et soif que du sang des âmes. C’est un de ces êtres que marque la vigilance apostolique, conservant toutes les formes de la piété sans en avoir l’intérieure vertu, et dont le Seigneur lui-même a dit : Ils viendront vers vous sous des vêtements de brebis ; mais au dedans ce sont des loups ravisseurs. Celui-ci donc jusqu’à présent, partout où il a demeuré, a laissé après lui des traces si souillées et si funestes, que là où il a mis une fois le pied il n’oserait plus y revenir encore. Enfin, il a tellement troublé et bouleversé le pays même où il est né, qu’il a été accusé d’un affreux schisme auprès du pape, et chassé de sa patrie, avec défense d’y rentrer sans la permission du Saint-Siège. Puis, pour les mêmes causes, il a été chassé du royaume de France comme un grand schismatique : car, excommunié par le saint père, il s’était attaché à Pierre Abélard, dont il s’efforçait, avec lui et plus que lui, de défendre avec acharnement et opiniâtreté toutes les erreurs déjà surprises et condamnées par l’Église.
Tout cela n’a pu calmer sa fureur et désarmer son bras. Errant et fugitif sur la terre, ce qu’il ne peut faire au sein de l’Italie et de ses compatriotes, il le fait sans relâche chez les nations étrangères, cherchant, comme le lion rugissant, une proie à circonvenir et à dévorer. Et maintenant c'est chez vous, nous l’avons appris, qu’il pratique ses iniquités, et qu’il dévore votre peuple comme du pain. Sa bouche est pleine de malédiction et d’amertume : ses pieds sont légers pour aller verser le sang : le malheur et les regrets sont dans ses voies, et il n’a jamais connu le chemin de la paix. Ennemi de la croix du Christ, semeur de discorde, fabricateur de schismes, perturbateur du repos public, artisan de désunion, ses dents sont comme des armes et des flèches, et sa langue comme un glaive aigu. Ses discours sont plus doux que l’huile, et cependant ce sont des traits mortels. Aussi a-t-il coutume d’attirer à lui, par de flatteuses paroles et par un faux semblant de vertu, les riches et les puissants, selon ces paroles du Psalmiste : Il est insidieusement assis avec les riches dans les lieux cachés, afin de tuer l’innocent. Mais une fois qu’il sera sûr de leur bienveillance trompée et de leur familiarité séduite, vous verrez cet homme s’élever ouvertement contre le clergé, s’appuyer sur la tyrannie militaire, se révolter contre les évêques eux-mêmes, et sévir partout contre les ecclésiastiques de toutes les classes. Maintenant que vous êtes prévenu, je ne sais si ce que vous pourriez faire de mieux et de plus prudent, en ces graves périls, ne serait pas de suivre le conseil de l’Apôtre, et d’enlever le mal d’au milieu de vous. Et même, en véritable ami de l’époux divin, vous feriez mieux encore de l’emprisonner que de le chasser, afin de mettre un terme à ses divagations et à ses ravages. C’est ce que le pape lui-même, pendant son séjour en France, nous recommandait dans ses lettres, à cause de tous les maux dont il apprenait qu’il était l’auteur. Mais personne ne se trouva qui voulût suivre cet ordre salutaire. Enfin, si l’Écriture nous avertit dans sa sagesse de saisir, avant qu’ils soient devenus grands, les petits renards qui rongent la vigne du Seigneur, à combien plus forte raison ne doit-on pas s’emparer d’un loup grand et féroce, pour l’empêcher d’envahir les bergeries du Christ, de perdre et d’égorger les brebis du Seigneur ?
BERNARD À GUIDON, LÉGAT. p. 372
Arnaud de Brescia, dont la parole est mielleuse et la doctrine empoisonnée ; qui a la tête d’une colombe et la queue d’un scorpion, que Brescia a vomi, que Rome abhorre, que la France a chassé, que la Germanie déteste, que l’Italie ne peut recueillir : on m’apprend qu’il est auprès de vous. Prenez garde, je vous en supplie, qu’il ne fasse plus de mal encore, protégé de votre autorité. Or, doué, comme il l’est, du talent et de la volonté de nuire, si vous le favorisez encore de votre bienveillance, il deviendra un triple lien qui ne pourra plus se rompre, et dont les effets seront déplorables. Je ne puis m’empêcher, si tant est que vous ayez avec vous un tel homme, je ne puis m’empêcher de croire l’une de ces deux choses : ou vous ne le connaissez pas complètement, ou plutôt vous avez la confiance de le ramener au bien. Plût au ciel que votre confiance ne fût pas vaine ! Qui nous donnera de réveiller dans ce roc endurci un vrai fils d’Abraham ? Avec quelle reconnaissance l’Église recevrait de vos mains, comme un précieux présent, comme un vase d’honneur, ce vase jusqu’ici plein d’outrages pour elle ! Vous pouvez essayer cette conversion : mais un homme prudent n’ira pas au-delà de ce que détermine l’Apôtre : Evite l’hérétique qui persévère, après qu'il a été réprimandé une première et une seconde fois ; car un tel homme est décidément perdu et condamné, dans le mal qu'il fait, par sa propre sentence.
Autrement, l’admettre à sa familiarité, à ses entretiens intimes, pour ne pas dire à sa propre table, c’est laisser soupçonner qu’on le favorise, et donner une arme prodigieuse à un puissant ennemi. Le commensal et l’ami du légat du siège apostolique prêchera en sûreté, et persuadera sans peine : Car pourra-t-on soupçonner quelque mal dans ce qui semblera sortir du sein même du pape ? Et si Arnaud enseigne sans déguisement des choses perverses, qui donc osera s’opposer à celui qui s’honore de votre familiarité ?
Vous voyez quelles traces il a laissées après lui dans tous les lieux qu’il a habités. Ce n’est pas sans raison que l’énergie apostolique a forcé un homme, né en Italie, de franchir les monts, et lui défend de repasser les Alpes. Quelle nation étrangère, parmi celles où on l’a relégué, ne voudrait, par tous les moyens, le voir rentré dans l’Italie ? S’il se conduit chez tous les peuples de manière à s’attirer la haine universelle, n’est-ce pas une consécration de la sentence pontificale, n’est-ce pas d’avance empêcher qu’on ne puisse dire que cette condamnation a été surprise au pape ? Qu’est-ce donc que mépriser la sentence du souverain pontife, cette sentence dont la vie elle-même du condamné, malgré les dissimulations de son langage, s’est chargée de proclamer la justice ? Protéger un tel homme, c’est se mettre en contradiction avec le pape, avec Dieu même. De quelque juge que soit émanée une juste sentence, elle émane évidemment de celui qui dit par la bouche du prophète : Je suis celui dont les paroles sont pleines de justice.
J’ai donc assez de confiance en votre prudence, en votre honneur, pour croire qu’à la lecture de cette lettre, et désormais instruit de la vérité, vous ne vous laisserez entraîner, en cette grave conjoncture, à rien qui ne convienne à votre dignité, à rien qui ne soit utile à l’Église de Dieu, pour laquelle vous êtes légat apostolique. Nous vous aimons, et nous vous sommes dévoués.
BERNARD AU PEUPLE ROMAIN. p. 373
C’est à toi que je parle, peuple illustre et sublime, bien que je sois un homme petit et vil, la moindre de toutes les créatures. Certes, quand je considère qui je suis, à qui j'écris, et quel jugement sévère peut m’attirer ma témérité, je sens tout ce que ma démarche a pour moi d’embarrassant et de pénible. Mais le danger de rougir devant les hommes est plus léger, à mes yeux, que la crainte d’être condamné auprès de Dieu, pour avoir gardé le silence sur la vérité et caché la justice. Car Dieu dit lui-même : Annonce à mon peuple ses crimes. Devant la face divine, le Seigneur me viendra en témoignage, si je puis m’écrier : Je n'ai point caché la justice au fond de mon cœur, et j'ai proclamé tes paroles de vérité et de salut.
Voilà pourquoi, malgré les résistances de ma timidité craintive, malgré la réserve si naturelle à mon infirmité, je ne redoute point d’écrire, de fort loin, à une glorieuse nation, et dans cette lettre qui passera les Alpes, d’avertir les Romains de leur péril et de leur faute, s’ils veulent bien m’écouter peut-être, et s’apaiser. Qui sait si les prières d’un humble moine ne changeront pas des cœurs que de puissantes menaces ne sauraient vaincre, que les armes et la force ne sauraient abattre ? N’est-ce pas, autrefois à Babylone, à la voix d’un seul enfant, qu’un peuple entier, trompé d’abord par des vieillards, juges iniques, est revenu à la justice, et a sauvé ainsi, en ce jour, le sang de l’innocence ? Et maintenant aussi, tout méprisable que je puisse être, tout jeune que je sois, non d’années, mais de mérite, Dieu peut donner à ma voix assez de vertu pour que ce peuple, qui certes est abusé, retourne à d’équitables pensées. Que cette explication me défende donc contre ceux qui pourraient s’irriter ou s’indigner de la témérité de ma démarche.
Si ce n’est point encore assez, j’ajoute ceci. Il s’agit de la cause de tous, sans distinction de grands ou de petits. Le siège de la douleur est à la tête, le mal n’est par conséquent étranger à aucune des parties du corps les plus minimes ou les plus éloignées. Ce mal immense me touche donc aussi ; il est arrivé jusqu’à moi, qui suis le moindre de tous, précisément parce qu’il est immense, et parce que, s’attachant à la tête, il ne peut pas épargner le corps dont je suis membre moi-même. Lorsque que la tête souffre, n’est-ce pas la langue qui se plaint pour tous les membres du corps, et qui proclame à la fois ses propres souffrances, celles du corps entier et celles de la tête malade ? Laissez-moi donc, je vous en prie, laissez-moi pleurer vers vous ma douleur, et non seulement la mienne, mais celle de l’Église entière. N’entendez-vous pas sa voix qui crie dans l’univers : Je souffre dans mon chef, je souffre dans mon chef ! Et quel est le dernier des chrétiens qui ne le glorifie dans cette tête apostolique que les deux illustres princes des apôtres et du monde ont exaltée par leur triomphe catholique et ornée de leur sang, l’un en ayant la tête tranchée, l’autre en mourant sur la croix la tête en bas ? L’injure adressée aux deux apôtres s’adresse donc à chaque chrétien, et, de même que leur voix s'est répandue sur toute la terre, de même l’offense qu’ils reçoivent est ressentie par tous, partagée et pleurée par tous.
Comment avez-vous pu vous résoudre, ô Romains ! à offenser les princes du monde, vous, placés spécialement sous leur sacré patronage ? Pourquoi, par vos fureurs aussi insensées que condamnables, irritez-vous le Roi de la terre et le Seigneur du ciel en attaquant avec un orgueil sacrilège, en vous efforçant de ruiner et d’avilir le Saint-Siège apostolique, si particulièrement ennobli de tous les divins et royaux privilèges, et que vous devriez, s’il le fallait, défendre vous-mêmes contre tous ? Ainsi, Romains insensés, vous méconnaissez à ce point vos intérêts et votre honneur, de souiller votre reine et celle du monde, la souveraineté catholique qui réside en vos murs, pour laquelle, si cela devenait nécessaire, vous devriez sacrifier vos vies elles-mêmes ! Vos pères ont soumis l’univers à Rome : et vous, vous vous hâtez de rendre Rome la fable de l’univers. Voilà que l’héritier de Pierre est chassé par vous de l’héritage et de la ville de Pierre ! Voilà que, par vos mains, les cardinaux et les évêques, ministres du Seigneur, sont chassés de leurs biens et de leurs maisons ! O peuple dépourvu de raison et de sagesse ! ô pauvre colombe abusée et privée de cœur ! Le saint pontife n’était-il point ta tête, et les saints ministres tes yeux ? Qu'est donc autre chose Rome à présent, sinon un corps difforme et décapité, un crâne à qui les yeux ont été arrachés, une face couverte de ténèbres ? Ouvre les yeux, nation misérable, ouvre les yeux, et vois ta désolation de plus en plus menaçante. Comment les plus belles couleurs se sont-elles sitôt effacées ? Comment est devenue veuve la reine des nations, la maîtresse des provinces ?
Mais vos maux ne font que commencer : j’en crains pour vous de plus affreux encore. Si vous persistez dans la révolte, no voyez-vous pas votre destruction prochaine ? Reviens, reviens à toi, ô Sunamite ; reconnais enfin, bien que tardivement, tout ce que tu as souffert, et de qui tu l’as souffert. Souviens-toi pourquoi, dans quel but, par quels hommes, pour quels indignes usages, les richesses et les ornements de toutes tes églises ont été, il n’y a pas longtemps encore, déplorablement dissipés. La main des impies a saisi et dilapidé tout ce qu’ils ont pu trouver d’or et d’argent sur les autels, dans les vases des autels, et jusque sur les saintes images. De tant de choses précieuses que reste-t-il dans ton trésor ? La splendeur de la maison du Seigneur a péri sans retour. Et, maintenant, pourquoi renouveler tes fautes, et recommencer tes jours funestes ? Espères-tu donc y gagner davantage ? et quel prix comptes-tu on recueillir ? Est-ce parce que, autrefois du moins, non seulement une grande partie du peuple, mais les membres influents du clergé, et plusieurs princes chrétiens, te soutinrent dans ton premier schisme, tandis que, aujourd’hui, tes dernières erreurs sont bien plus folles que jamais, puisque tes mains s’élèvent contre tous, et que toutes les mains s’élèvent contre loi ? Le monde est innocent de ton sang répandu : toi seule et tes fils en êtes coupables. Malheur donc à toi, cité misérable ! malheur à toi deux fois plus que jamais ! Malheur à toi, qui n’es point dévorée par les nations étrangères, par la cruauté des peuples barbares, par la violence de la force armée ; mais par les discordes des tiens, mais par tes serviteurs et tes amis, mais par des calamités intestines, mais par les ravages de ton propre cœur, par le déchirement de tes propres entrailles ! Malheur à toi !
Ne reconnais-tu point déjà qu’ils ne sont pas tous des hommes de paix, ceux que tes murailles renferment ; qu’ils ne sont pas tous tes amis, ceux qui semblent l'être ? Certes, je connaissais déjà, mais je connais bien mieux à présent, par ta funeste expérience, la vérité de ces paroles divines : Les ennemis de l’homme habitent sa propre maison. Que, dans ton sein, le frère tremble devant son frère, les pères devant leurs fils, et que tous s’épouvantent, non pas du glaive, mais des lèvres iniques, et de la langue menteuse ! Jusques à quand vous confirmerez-vous criminellement l’un l’autre dans le mal ? jusques à quand vous détruirez-vous mutuellement par le glaive de détestables paroles ; vous ruinerez-vous les uns par les autres, et vous perdrez-vous tous ensemble ? Brebis dispersées, rassemblez-vous : revenez à vos pâturages, revenez à votre pasteur et à l’évêque de vos âmes. Prévaricateurs, rentrez en vous-mêmes. Ce n’est point un ennemi insultant qui vous parle, mais un ami qui vous réprimande. La véritable amitié fait quelquefois des reproches : des flatteries, jamais !
Aux reproches laissez-moi joindre la prière. Je vous en supplie, au nom du Christ, réconciliez-vous avec Dieu, réconciliez-vous avec vos princes, je veux dire avec Pierre et Paul, que vous avez exilés de leur demeure avec le pape Eugène, leur successeur et leur vicaire. Réconciliez-vous avec les princes du monde, de peur que le monde entier ne commence à combattre pour eux, contre des insensés. Ne savez-vous pas que vous êtes impuissants, s’ils sont irrités contre vous ; et que, sous le patronage de leur bienveillance, vous n’avez rien à redouter ? Non, non, ville célèbre, cité des hommes courageux, sous l’aile de tes sacrés patrons, tu ne craindrais point mille bataillons d’assiégeants. Réconcilie-toi donc avec tes saints protecteurs, et, par eux, avec ces milliers de martyrs qui reposent, il est vrai, dans ton sein, mais qui se sont tournés contre toi, à cause de la grandeur de ton offense et de ta persévérance dans le mal. Réconcilie-toi aussi avec toute l’Église des saints, qui, par tout l’univers, se sont scandalisés au bruit de ta rébellion. Autrement, cette lettre même déposera contre toi : les apôtres et les martyrs se lèveront avec force contre ceux qui les ont persécutés et qui ont ruiné leurs travaux.
Mais prêtons, tous ensemble, l’oreille à ces dernières paroles : « Je vous ai annoncé la justice, je vous ai avertis du péril ; je ne vous ai point déguisé la vérité, et je vous ai exhortés à une conduite meilleure. » Il ne me reste plus qu’à me réjouir bientôt de votre conversion prochaine, ou, trop certain de la juste condamnation qui vous menace, l’âme glacée de crainte et d’attente, je n’ai qu’à pleurer inconsolablement sur le sort réservé à votre ville entière.
Note CC, BERNARD À ROBERT. p. 377
Assez et trop longtemps j’ai attendu, mon très cher fils Robert, que la miséricorde de Dieu daignât visiter ton âme pour te ramener à lui et me ramener à toi ; en t’inspirant, à toi, un salutaire regret, et à moi la joie de ton salut. Mais, puisque jusqu’ici je suis trompé dans mon espérance, je ne puis plus cacher ma douleur, réprimer mon inquiétude, dissimuler ma tristesse. Voilà pourquoi, contre le droit et la convenance, moi, l’offensé, je suis forcé de revenir le premier vers celui qui m’a offensé ; moi, méprisé, de rechercher l’homme qui m’a méprisé ; moi, profondément blessé, d’offrir satisfaction à celui qui m’a blessé ; de supplier enfin celui qui devait me supplier. Car une douleur excessive ne délibère plus, n’a plus d’orgueil, ne consulte plus la raison, ne redoute plus le sacrifice de sa dignité n’obéit plus aux règles, n’écoute plus la justice, ignore les bienséances les plus légitimes ; le cœur alors est préoccupé seulement de la pensée de se délivrer de ce qui l’afflige, et de recouvrer ce qui lui manque et ce qu’il regrette.
Mais, dis-tu, je n’ai blessé ou méprisé personne ; c’est moi plutôt qui, méprisé et blessé de mille manières, ai seulement fui celui qui me faisait du mal. Qui ai-je offensé, en fuyant les offenses ? Ne vaut-il pas mieux céder la place au persécuteur que de lui résister, et fuir celui qui frappe que de lui rendre ses coups ?
Soit, je le veux : car je n’ai point commencé cette lettre pour contester, mais pour terminer toute querelle. Oui, fuir la persécution n’est pas le tort de celui qui fuit, mais le tort du persécuteur ; j’y consens. Je me tais sur ce qui est arrivé ; je ne recherche ni comment ni pourquoi cela est arrivé ; je ne discute pas les torts, je n’en rappelle point les causes, j’oublie les injures. Des reproches ont coutume d’envenimer et non d’adoucir les brouilleries. Je ne veux parler que de ce qui me tient le plus au cœur ; malheureux d’être privé de toi, de ne plus te voir, de vivre sans toi ; mourir pour toi, c’est pour moi la vie ; vivre sans toi, c’est pour moi la mort. Je ne demande donc plus pourquoi tu m’as quitté, mais je me plains que tu ne sois point encore revenu ; je ne m’informe pas des motifs de ton départ, mais des retards de ton retour. Viens seulement, et la paix sera faite ; reviens à moi, et je suis satisfait. Reviens à moi, dis-je, reviens, et joyeux je chanterai : Mon fils était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et je l’ai retrouvé !
Que ce soit donc ma faute si tu m’as fui ; je m’étais montré sévère à ta délicate adolescence ; j’ai traité ton âge tendre avec trop de rigueur. C’était ce reproche même, autant que je m’en souviens, que tu avais coutume de murmurer contre moi, en ma présence, et qu’aujourd’hui encore, pendant ton absence, tu ne cesses de m’adresser. Je te le pardonne. Je pourrais peut-être, pour m’excuser, dire que je devais ainsi réprimer les mouvements désordonnés de l’enfance ; et qu’il faut appliquer, dès le commencement, aux jeunes âmes incultes, une discipline rude et austère, selon le témoignage de l’Écriture, qui dit : Frappe ton fils de verges, et tu sauveras son âme de la mort ; et ailleurs : Le Seigneur châtie ceux qu'il aime ; il flagelle l'enfant même qui est en grâce auprès de lui ; et encore : Les coups d'un ami sont plus utiles que les baisers d'un ennemi. Mais, je le répète, que ce soit ma faute, si tu es parti. Ne retardons point le repentir en discutant sur le vrai coupable. Dès à présent, du moins, ton tort commencera, si tu ne pardonnes pas à mon repentir, si tu n’es pas indulgent à mes aveux : car j’ai pu quelquefois manquer de ménagements envers toi, jamais de bienveillance.
Que si, dans l’avenir, tu le défies encore de mon peu de ménagements, rassure-loi, je ne suis plus ce que j’étais, parce que je pense que toi-même tu n’es plus ce que tu as été. Changé toi-même, tu me trouveras changé, et tu embrasseras un ami dans celui où tu redoutais autrefois un maître. Ainsi, que tu sois parti par ma faute, comme tu le penses, et comme je l’avoue, ou par la tienne, comme le croient plusieurs, bien que je ne te le reproche pas ; ou bien qu’il y ait dans ton départ, ce qui me paraît plus vrai, de ma faute et de la tienne ; de ce moment, si tu refuses de revenir, toi seul, sans doute, seras inexcusable. Veux-tu n’avoir aucun tort ? Reviens. Si tu avoues que tu as eu quelques torts, je te pardonne. Pardonne-moi aussi quand j’avoue les miens. Autrement, ou tu es trop complaisant envers toi-même, en reconnaissant ta faute et en ne l’avouant pas ; ou tu te montres envers moi sans miséricorde, en ne pardonnant point à celui qui t’offre toute satisfaction. Si tu refuses encore de revenir, cherche un autre prétexte pour flatter ta conscience ; car désormais tu ne dois plus rien craindre de ma rigidité. Tu ne peux avoir peur que je te sois redoutable, dès que tu seras près de moi, puisque, même en ton absence, je mets à tes pieds tout mon cœur, et m’attache à toi du fond de mes entrailles. Je serai humble et charitable, et tu as peur ! Viens donc sans crainte où mon humilité t’appelle, où ma charité t’attire. Avec de telles garanties, reviens avec sécurité. Tu m’as fui cruel, rends-toi à mon indulgence ; ma rigueur t’a chassé, que ma douceur te ramène. Vois, mon fils, combien je désire que tu retournes auprès de moi, non plus dans un esprit de servitude et de crainte, mais dans un esprit d’adoption filiale qui te fasse t’écrier avec confiance : Mon père ! mon père ! Ce n’est point par des menaces, mais par des caresses, que je plaide contre toi la cause de ma si grande douleur : je prie et je n’effraie plus.
Un autre peut-être essayerait autrement de te vaincre ; et certes un autre que moi ne pourrait-il pas insister vivement sur tes torts et te frapper de frayeur ; t'opposer ton vœu monastique et te soumettre au jugement ecclésiastique ; te reprocher ta désobéissance, s’indigner de ton apostasie ; te réprimander enfin d’avoir échangé ta tunique pour des fourrures précieuses, ton régime de légumes pour une nourriture délicieuse, ta pauvreté pour les richesses ? Mais je connais ton cœur, il cède plus facilement à l’amour qu’à la crainte. Et puis, qu’est-il besoin de redoubler les coups à qui ne résiste plus, d’effrayer encore l’âme déjà trop timide, de couvrir de confusion un front rougissant, surtout alors que ta raison t’éclaire, que ta conscience te flagelle, et que la loi de la discipline religieuse te couvre d’une honte intérieure ?
Que si l’on s’étonne qu’un enfant pudique, simple, timide, ait osé, contre la volonté de ses frères, le pouvoir de son maître et les décrets monastiques, violer son vœu et abandonner son monastère ; qu’on s’étonne aussi de la fragilité de la sainteté de David, des erreurs de la sagesse de Salomon, des faiblesses de la force de Samson. Si l’esprit de mensonge a chassé le premier homme de la patrie de toute félicité, faut-il être surpris qu’il ait abusé un jeune adolescent au milieu d’un horrible désert et d’une profonde solitude ? Et ce n’est point la beauté qui l’a séduit comme les vieillards de Babylone ; ni l’amour de l’argent, comme Giézi ; ni l’ambition des honneurs, comme Julien l’Apostat ; il a été séduit par la sainteté, entraîné par la religion, perdu par l’autorité des vieillards. Comment cela s’est-il fait ?
D’abord, un grand-prieur a été envoyé par le chef même des prieurs, en dehors vêtu d’une peau de brebis, au dedans loup ravisseur. Ces apparences trompent les gardiens du troupeau ; ils le prennent pour une brebis innocente, et, malheur ! malheur ! le loup entre seul dans la bergerie mal surveillée. Le troupeau lui-même abusé ne fuit pas le ravisseur. Que dirai-je ? Le séducteur déguisé attire, flatte, caresse ; et, prédicateur d’un nouvel évangile, recommande la gourmandise, condamne l’abstinence. À l’en croire, se faire volontairement pauvre, c’est se rendre misérable ; les jeûnes, les veilles, le silence, le travail des mains c'est folie ; au contraire, l’oisiveté devient méditation ; l’intempérance d’aliments et de paroles, la curiosité, les excès de toutes sortes, sagesse. Dieu, dit-il, peut-il jamais se plaire à nos souffrances ? Dans quel endroit l’Écriture recommande-t-elle le suicide ? Creuser la terre, abattre les forêts, engraisser les champs, de quelle religion est-ce le commandement ? Le langage de la vérité divine n’est-il pas celui-ci : Je demande la miséricorde et non pas le sacrifice ; et puis : Je ne veux pas la mort du pêcheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive ; et puis encore : Bienheureux sont les miséricordieux, car ils obtiendront eux-mêmes miséricorde ? Et pourquoi Dieu a-t-il créé les aliments, s’il n’est pas permis de manger ? pourquoi nous a-t-il donné un corps, s’il détend de le nourrir ? Enfin, pour qui peut-il être bon celui qui est méchant envers lui-même ? Quel est l’homme raisonnable et sain d’esprit qui prit jamais en haine sa propre chair ?
Par de telles insinuations l’enfant crédule est entouré, séduit ; il suit le séducteur, on l’emmène à Cluny. On soigne ses cheveux, on le rase, on lave son corps ; ses vêtements rustiques, vieux, malpropres, sont remplacés par des habits précieux, neufs et brillants : c’est ainsi qu’on l’accueille au couvent. Et avec quel honneur, avec quel triomphe, avec quel respect on lui donne le pas sur tous les jeunes gens de son âge, comme à un vainqueur qui revient du combat ! On l’adule dans tous les désirs de son âme ; on l’exalte, on lui accorde une place privilégiée, de telle sorte qu’il soit au-dessus d’un grand nombre d’hommes plus âgés : tous les frères le favorisent, le caressent, le félicitent ; le monastère entier est dans l’exultation, comme des vainqueurs qui ont fait une riche capture et qui se partagent d’opimes dépouilles. O Jésus ! que de soins pernicieux pour perdre une seule jeune âme ! quel cœur robuste pourrait résister à tant d’amollissantes prévenances ? quel œil intérieur, l’œil même de l’esprit, n’en serait troublé ? quelle conscience, au milieu de ces flatteries, serait assez forte pour se réfugier en elle-même ? quel homme enfin, parmi toutes ces pompes humaines, pourrait encore reconnaître la vérité, ou demeurer toujours humble ?
Cependant on envoie à Rome une députation. Il faut entraîner l’autorité apostolique ; et pour que le pape ne refuse point d’approuver ce qui s’est fait, on lui suggère qu’autrefois cet enfant a été offert par ses parents au monastère de Cluny. Personne n’est là pour contredire (car l’on n’attend point qu’il se présente un contradicteur) ; on juge sur les allégations de l’une des parties, et les absents sont condamnés. Ceux qui ont tort sont justifiés, ceux dont le droit a été violé perdent leur cause, et le coupable est absous sans réserve. La sentence d’absolution d’excessive indulgence s'appuie sur un privilège fatal, dont la destruction rassurerait l’incertitude qui hésite et rendrait la sécurité aux irrésolus. Et tel est le résumé des lettres d’absolution, le résultat du jugement, et la décision de toute la cause, que ceux qui ont pris sont autorisés à garder, et ceux qui ont perdu condamnés à se taire ; cependant qu’une jeune âme, pour qui le Christ est mort, est destinée à périr, parce que cela convient aux Clunistes. Une profession nouvelle s’ente sur une profession ancienne ; un vœu est prononcé, auquel on ne sera pas fidèle ; on promet ce qu’on ne tiendra point : et en annulant un premier engagement, on redouble la prévarication dans un second contrat, et l’on ajoute le péché au péché au-delà de toute mesure.
Mais viendra, viendra celui qui rejugera les choses mal jugées, et rejettera les illégalités et les parjures ; qui rendra justice à ceux qui ont été lésés, prendra avec intégrité le parti des faibles, et plaidera en équité pour les innocents de la terre. Viendra celui, n’en doutez pas, qui, dans le psaume, nous menace par la voix du prophète : Lorsque les temps rentreront en moi, je jugerai les justices des hommes. Que fera-t-il des sentences iniques, lui qui révisera même les justes sentences ? Il viendra, dis-je, il viendra le jour du jugement, où les cœurs purs prévaudront sur les paroles rusées, et la vertu de la conscience sur les bourses les mieux remplies ; car le souverain juge ne sera ni trompé par les mots, ni fléchi par les présents. C’est à ton tribunal que j’appelle, Seigneur Jésus ; c’est à ton jugement que je me réserve, c’est à toi que je confie ma cause, Seigneur Dieu des armées, toi qui décides justement, et sondes les reins et les cœurs ; toi dont l’œil ne peut ni abuser, ni se laisser abuser ; toi qui vois ceux qui recherchent les intérêts de ton saint nom, ceux qui réclament leurs droits légitimes. Tu sais combien, du fond de mes entrailles, je n’abandonnai jamais ce précieux enfant au milieu de toutes ses épreuves, de combien de gémissements sur lui j’ai frappé les oreilles de ta miséricorde, et quels étaient mon affliction, mon tourment, mon supplice, à chacun de ses scandales, de ses troubles, de ses ennuis. Et maintenant je crains que mes sollicitudes n’aient été vaines : je crains, après tant d’inutiles expériences, que mes remèdes ne demeurent sans force sur un jeune corps qui bouillonne et se révolte d’orgueil, et que mes tentatives pieuses n’échouent sur son esprit opiniâtre. C’est pourquoi, Seigneur Jésus, mon arbitre suprême, que de ton visage descende le jugement, et qu’à tes yeux l’équité se découvre.
Qu’on voie et qu’on juge qui a dû l’emporter du vœu d’un père disposant de son fils, ou du fils disposant de lui-même, surtout quand le fils a fait des promesses bien plus solennelles. Que ton bienheureux serviteur et notre grand législateur, saint Benoît décide lequel est le plus conforme à la règle, ou ce qui a été fait sur un petit enfant qui l’ignorait lui-même, ou ce qu’il a fait depuis lui-même en pleine connaissance de cause, alors que son âge lui permettait d’agir et de parler pour son propre compte. Et encore ses parents l’ont-ils seulement promis, et non pas véritablement donné ; car la demande, exigée par la règle bénédictine, n’a pas été faite par les parents ; les mains de l’enfant n’ont pas été, avec cette demande, enveloppées dans la nappe de l’autel, afin que l’oblation eût ainsi lieu devant témoins.
Les Clunistes montrent encore la dot territoriale qu’ils disent avoir reçue avec l’enfant et pour l’enfant. Mais s’ils l’ont reçu avec sa dot, pourquoi ne l’ont-ils pas d’abord gardé avec la dot elle-même ? Auraient-ils tenu par hasard davantage au présent matériel qu’à l’oblat, et fait plus de cas de la terre que de l’âme ? Autrement, que cherchait au milieu du monde l’oblat du monastère ? Celui que Dieu devait nourrir, pourquoi était-il exposé aux pièges du démon ? La brebis du Christ, pourquoi la laissait-on en proie aux morsures du loup ? car, je t’en prends à témoin, Robert, ce n’est pas en sortant de Cluny, c’est du milieu du siècle que tu es venu à Cîteaux. Tu as demandé à entrer parmi nous, tu as sollicité, tu as frappé à notre porte. Mais à cause de ta trop grande | jeunesse, et malgré toi, nous t’avons renvoyé à deux années. Au bout de ce temps patiemment rempli, sans contrainte morale, tes prières vives et, qu’il t’en souvienne, tes larmes abondantes t’ont mérité la grâce par toi si longtemps attendue ; et tu as obtenu enfin l’entrée de notre maison, que tu avais gagnée par tes longs ! désirs. Ensuite, après avoir subi, pendant une année entière et v en toute patience, les épreuves régulières ; après t’être maintenu sans difficultés, dans la persévérance de ta vocation, tu as fait ta profession volontaire et libre ; et, pour la première fois alors, tu as rejeté le vêtement du siècle et revêtu l’habit religieux.
O jeune insensé ! qui donc t’a fasciné à ce point que tu veuilles rompre le vœu prononcé par tes lèvres ? N’est-ce pas de ta propre bouche que sortira ta justification ou ta condamnation ? Que t’inquiètes-tu du vœu paternel, quand tu dédaignes le tien, quand tu dois être jugé par tes paroles et non par celles de ton père, quand les vœux de tes propres lèvres, et non des siennes, te revendiquent et te réclament ? À quoi bon te laisser flatter de ton absolution apostolique, alors que ta conscience est liée par la sentence divine ? Personne, dit le Seigneur, n'est propre au royaume de Dieu, qui, après avoir mis la main à la charrue divine, regarde en arrière. Te persuaderont-ils encore que ce n'est point regarder en arrière, ceux qui t’encouragent dans ta résistance ?
Mon fils, dit le saint proverbe, si les pêcheurs te bercent de trompeuses paroles, ne te laisse point aller à leurs suggestions ; et l’évangéliste : Ne vas pas te fier à tous les esprits. Garde beaucoup d'amis, si tu veux, ajoute l’Ecclésiaste, mais qu’un seul entre mille soit ton conseiller. Donc, plus de vains prétextes ; repousse les caresses, ferme l’oreille aux adulations, interroge-toi sur toi-même ; car tu te connais mieux que nul ne te connaît. Consulte ton cœur, approfondis tes intentions, n’écoute que la vérité. Pourquoi t’en es-tu allé ? pourquoi as-tu quitté l’ordre de Cîteaux, tes frères, notre monastère, et moi-même qui te suis attaché par le sang encore moins que par l’esprit ? Que ta conscience te réponde. Si c’est pour vivre avec plus de rigueur, plus de droiture, plus de perfection, sois tranquille ; car tu n’as point regardé en arrière, et tu peux te glorifier et t’écrier avec l’Apôtre : J’ai oublié les choses que je laisse derrière moi, je n'ai de pensées que pour marcher en avant, et conquérir des palmes victorieuses. Mais si tu as fait précisément tout le contraire, ne t’exalte pas follement. Ah ! plutôt tu dois trembler : car souffre que je dise tout ce que tu t’es permis de relâchement dans ta manière de vivre, de superfluité dans tes vêtements, de vanité dans tes paroles oiseuses, de dissipation et de curiosité dans tes courses et dans tes écarts, en comparaison de ce que tu avais promis et observé à Cîteaux ; tout cela, n’en doute point, c’est regarder en arrière, c’est prévariquer, c’est apostasier.
Et je te dis ces choses, mon fils, non pour te confondre, mais pour t’avertir comme l’enfant de ma prédilection. Tu peux avoir plusieurs maîtres en Jésus-Christ, mais tu n’as en Jésus-Christ qu’un seul père. C’est moi qui, par ma parole et par mon exemple, t’ai engendré au sein de la religion. C’est moi qui t’ai d’abord nourri du lait spirituel, seul aliment que pussent recevoir tes premières années ; tout prêt à te donner le pain céleste, si tu avais eu la patience de grandir entre mes mains. Hélas ! que tu as été enlevé vite et déplorablement à mes soins nourriciers ! Ce que j’avais réchauffé de bon en toi par mes tendresses, ce que j’avais fortifié par mes exhortations, consolidé par mes prières, je crains que tout cela ne soit déjà évanoui, dissipé, perdu, et que je n'aie plus qu’à pleurer, moins encore sur l’inanité de mes efforts que sur l’état misérable d’un fils condamné. Veux-tu donc qu’un étranger s’enorgueillisse de toi, qui ne t’a point entouré de ses soins empressés ? Il m’est arrivé ce qu’il advint à cette mère, dont parle Salomon, à laquelle son jeune nourrisson fut enlevé clandestinement par une femme qui avait fait mourir le sien. Toi aussi, tu as été enlevé de mon sein et arraché de mes entrailles. Je pleure sur l’enfant qu’on m’a ravi, je redemande celui qu’on m’a violemment dérobé. Je ne puis oublier mes propres entrailles ; une moitié de moi-même m’a été retranchée : comment l’autre moitié ne serait-elle point désolée ?
Mais dans quel intérêt qui te profite, pour quelle nécessité qui te soit avantageuse, une telle entreprise a-t-elle été concertée contre nous par de faux amis ? Leurs mains sont pleines de mon sang, leur glaive a percé mon cœur, leurs dents m’ont pénétré comme le fer d’une flèche, et leur langue est comme une épée aiguë. Ah ! si jamais je les ai offensés (et je n’en ai point souvenir), ils se sont bien vengés. Certes, à mon égard, ils ont dépassé la loi du talion, et ils n’ont jamais souffert de moi ce que, en cette occasion, ils m’ont fait souffrir ; car, il faut bien que je l’avoue, ils n’ont pas seulement enlevé l’os de mes os, la chair de ma chair, mais la joie de mon cœur, le fruit de mon esprit, la couronne de mon espérance, et, je le sens trop, la moitié de mon âme.
Peut-être dira-t-on qu’ils ont eu pitié de toi, qu’ils ont arraché un jeune aveugle à un aveugle guide, et qu’ils t’ont fait passer de ma garde sous leur garde, pour ne pas te laisser périr sur ma trace. O charité funeste ! ô nécessité cruelle ! ils ne pouvaient donc t’aimer et te sauver qu’en me perdant moi-même ! Il fallait donc absolument me sacrifier pour te préserver ! Et plût à Dieu qu’ils te sauvassent en me perdant ! Plût à Dieu que ma mort assurât ta vie ! Mais quoi ! le salut est-il donc plutôt dans l’opulence des habits et la délicatesse des aliments que dans une nourriture sobre et dans des vêtements modestes ? Si des fourrures douces et chaudes, si des étoffes fines et précieuses, si de longues manches et d’amples capuchons, si de molles couvertures et des lits plus recherchés, composent une vie sainte, que tardé-je, et d’où vient que je ne te suis point ? Mais de telles délicatesses sont bonnes pour caresser les faibles, et non pour armer les forts. Ceux qui se vêtent mollement habitent le palais des rois. Le vin et la fleur de froment, les mets succulents et gras, soutiennent le corps et non point l’esprit. Ce n’est point l'âme, mais la chair, qui s’engraisse de viandes apprêtées. De nombreux moines, et pendant de longs siècles, ont servi Dieu en Egypte, sans manger de poissons. Le poivre, le gingembre, le cumin, la sauge, et mille autres espèces d’assaisonnements, peuvent flatter le palais, mais ils irritent les passions. Et tu veux que je me repose en ces raffinements ! et tu crois que ta jeunesse sera en sûreté au milieu de ces mollesses ! À qui mène une vie prudente et sobre, le sel et l’appétit suffisent pour assaisonnements : lorsque l’appétit manque, il faut bien alors tirer je ne sais quels mélanges et quelles préparations de sucs étranges, qui réveillent le palais, excitent l’appétit, provoquent la gourmandise.
Mais que faire, diras-tu, quand on ne peut vivre autrement ? Soit. Je sais que tu es d’une santé délicate, et que, maintenant accoutumé à ces douces habitudes, tu ne peux supporter un régime plus sévère. Mais que répondrais-tu s’il dépendait de toi de te rendre capable de supporter les privations religieuses ? Me demandes-tu comment ? Lève-toi, prépare-toi, secoue l’oisiveté, exerce tes forces, remue les bras, développe tes mains, livre-toi au travail, et aussitôt tu te sentiras du goût pour ce qui apaise la faim, et non pour ce qui flatte la bouche. L’exercice rendra aux aliments la saveur que leur ôtait la paresse. Ce que, oisif, tu rejetais avec dégoût, tu le mangeras avec désir après le travail : car l’oisiveté engendre le dégoût, et l’exercice la faim ; et la faim rend agréable, d’une façon merveilleuse, ce que le dégoût rend insipide. Les herbes, les fèves, la soupe de légumes, le pain d’avoine mêlé avec l’eau, donnent des nausées aux paresseux, mais paraissent délicieux ù ceux qui travaillent. Déshabitué, peut-être, nos simples tuniques cisterciennes, tu crains de les reprendre, à cause du froid des hivers et de la chaleur des étés. N’as-tu pas lu ces paroles saintes : La neige tombera sur celui qui redoute le brouillard ? Tu redoutes les jeûnes et le travail des mains : mais ces choses semblent bien légères à qui médite sur les flammes éternelles. La pensée des ténèbres infernales fait trouver tolérable l’horreur de la solitude. Si tu songes au compte qu'il nous faudra rendre un jour de nos vaines paroles, le silence te semblera moins dur à garder. Les pleurs éternels et les grincements de dents, si ton esprit te les représente, te rendent tout pareils une natte et un lit de plume. Enfin, si tu te réveilles bien chaque nuit, pour ne pas manquer les chants de psaumes prescrits par la règle, il faudra que ton lit soit bien dur pour que tu ne puisses pas y dormir en paix ; et si, dans la journée, tu te livres au travail des mains autant que ton vœu l’ordonne, il faudra que tes aliments soient bien secs pour que tu ne les manges point avec satisfaction.
Lève-toi, soldat du Christ, secoue ta poussière, et retourne au champ de bataille que tu as déserté, prêt à combattre plus courageusement après ta fuite, et à mériter un plus glorieux triomphe. Il y a beaucoup d’athlètes chrétiens qui ont commencé la lutte avec courage, et, fermes pendant tout le combat, ont fini par être vainqueurs ; mais il en est peu qui, se retournant après avoir d’abord fui, et revenus une seconde fois au péril qu'ils avaient évité, aient mis en fuite l’ennemi qui les avait fait fuir. Par cela seul qu’une chose rare devient plus précieuse, je me réjouirai que tu sois de ceux qui apparaissent d’autant plus glorieux, que l’exemple qu’ils donnent est moins vulgaire. Que si tu es un lutteur timide, pourquoi craindre où il n’y a pas lieu à la crainte, et ne pas redouter le péril le plus réel ? Crois-tu que, pour avoir quitté le combat, tu auras échappé aux mains de l’ennemi ? En fuyant devant lui, tu l’excites à te poursuivre bien plus que si tu lui opposais une défense opiniâtre ; et il te presse plus hardiment par derrière que si tu lui résistais en face. Maintenant tu as jeté bas tes armes, et sans souci tu dors tes matinées, sans songer que c’est le matin que le Christ est sorti du tombeau ! Ignores-tu donc que, si tu parais devant lui désarmé et timide, l’ennemi le bravera ? Une multitude armée entoure ta maison, et tu dors ! elle assiège l’éminence qui te protège, elle disperse les palissades, elle se précipite à travers les portes brisées ; seras-tu plus en sûreté s’ils te surprennent seul que s’ils te trouvaient au milieu de tes compagnons ? Vaut-il mieux être saisi nu et dans ton lit que sur le champ de bataille et tout armé ?
Réveille-toi, prends tes armes, et cours à tes compagnons que tu as laissés en fuyant ; la crainte t’avait séparé d’eux, que la crainte te ramène dans leurs rangs. Pourquoi te soustraire au poids et à la rudesse de tes armes, soldat délicat et débile ? L’ennemi qui te presse et les traits qui volent autour de toi te feront trouver ton bouclier léger, et tu ne sentiras plus ton casque ni ta cuirasse. Celui qui passe brusquement de l’ombre au soleil, du repos au travail, a peine à endurer les commencements d’une tâche pénible : mais dès qu’on s’est un peu déshabitué d’une vie molle, et accoutumé aux rayons du jour et au labeur, l’habitude fait disparaître la difficulté, et ce qui d’abord semblait impossible se trouve presque aisé. Les plus braves eux-mêmes frissonnent d’ordinaire au premier son de la trompette guerrière ; mais dès qu’ils en sont venus aux mains, l’espérance de la victoire, la peur d’être vaincus, les ont bientôt rendus intrépides.
Mais que trembles-tu ? Tes frères armés te feront de leurs corps un rempart unanime, les anges seront à tes côtés ; le Christ, chef du combat, marchera devant toi, animant les siens à la victoire, et criant : Fiez-vous en moi, car j'ai vaincu le monde. Si le Christ est pour nous, qui osera combattre contre nous ? Tu peux combattre en confiance, puisque tu es sûr de la victoire. Oh ! la lutte est vraiment sûre quand on combat avec le Christ et pour le Christ ! Dans cette noble bataille, blessé, tombé, foulé aux pieds, tué mille fois même, s’il est possible, la victoire pourtant ne t’échappera point, pourvu seulement que tu veuilles ne pas fuir ; il n’y a que la fuite qui puisse te dérober le triomphe. En fuyant, tu peux te perdre : tu ne le peux en mourant. Heureux si tu meurs en com battant, car la mort elle-même te couronnera soudain de gloire. Mais malheur à toi si, en refusant la bataille, tu perds à la fois la victoire et la couronne ! Que Dieu détourne de toi ce malheur, ô mon fils très cher, Dieu juste, qui te condamnera plus sévèrement sur cette longue lettre même, s’il trouve qu’elle n’a produit sur ton âme ni changement ni repentir.
Note DD, BERNARD À PIERRE. p. 389
Pouvez-vous bien plaisanter de la sorte ? Vous y mettez sans doute de l’amitié et une intention bienveillante : mais je crains que vous ne poussiez la plaisanterie jusqu’à vous moquer de moi. Que mon langage ne vous surprenne point, votre politesse prévenante et subite est faite pour me donner un tel soupçon ; car je vous ai écrit dernièrement en saluant votre dignité avec tout le respect convenable, et vous ne m’avez pas répondu un seul mot. Peu de temps auparavant je vous avais adressé de Rome une seconde lettre, et je n’ai pas reçu de vous un iota. Etonnez-vous maintenant que je n’aie osé vous envoyer, à votre retour d’Espagne, quelques futiles paroles. Si j’ai eu tort, quel qu’en soit le motif, de ne vous avoir point écrit, certes vous ne serez pas sans tort aussi, non-seulement de n’avoir pas voulu me répondre, mais d’avoir dédaigné de le faire.
Voilà ce que je pourrais vous dire pour vous donner la justification que vous me demandez : mais j’aime bien mieux aller au-devant de vos bonnes grâces qui me reviennent, que d’en retarder le retour par des excuses inutiles, ou en gardant au fond du cœur une rancune que je n’avouerais point : ce que n’admet pas une amitié véritable. Au reste, puisque la charité n’est point soupçonneuse, que tout soupçon disparaisse entre nous. Je me réjouis que vous ayez réchauffé et rappelé à votre souvenir notre vieille amitié, et que vous ayez songé à ramener à vous un ami blessé. Vous me rappelez, je reviens de tout mon cœur. Heureux d’être rappelé, j’ai déjà oublié tout mon ressentiment. Me voilà redevenu, comme auparavant, le serviteur sincère de votre sainteté. Grâces vous soient rendues ! J’ai repris auprès de vous mon excellente place, et, comme vous daignez me l’écrire, je suis rentré dans votre intimité. Si par hasard je me suis refroidi à votre égard, comme vous me le reprochez, vous êtes sûr que mon affection se réchauffera dans les entrailles de votre charité.
Et maintenant j’ai reçu avec un vif empressement ce qu’il vous a plu de m’écrire : j’ai lu avidement votre lettre, je la relis avec joie, et je ne me lasse point de la relire. Vos plaisanteries me charment, je l’avoue ; c’est un délicieux mélange d’agréable esprit et de gravité sévère. Je ne sais comment vous arrangez vos paroles avec assez d’art pour que la plaisanterie ne dégénère jamais en légèreté, et qu’en gardant si bien l’autorité de votre caractère vous ne diminuiez en rien la grâce de votre gaieté. Vous conservez sans doute votre dignité, afin qu’on puisse vous appliquer ce mot d’un saint homme : Si parfois je riais, on ne le croyait pas.
Voilà que je vous ai répondu, et que j’ai acquis des droits, je pense, à une lettre de vous plus longue que vous ne me l’avez promise. Il faut que vous sachiez ce que je fais. J’ai résolu de ne plus quitter Clairvaux, si ce n’est une fois par an, pour me rendre au chapitre général de Cîteaux. C’est à Clairvaux que soutenu par vos prières et consolé par vos bénédictions, je veux finir le peu de jours qui me restent à combattre sur la terre, et attendre mon grand changement. Que Dieu me soit propice, qu’il accueille ma prière et ne me refuse pas sa miséricorde. Mes forces sont brisées, et j’ai une bien légitime excuse de ne plus faire mes voyages accoutumés. Je m’assiérai et je me tairai, dans l’espoir d’éprouver moi-même ce que dit le saint prophète avec la plénitude de sa douceur intime : Il est bon d'attendre le Seigneur en silence. Et pour que vous ne paraissiez pas être seul à plaisanter, je pense que désormais vous n’oserez plus me reprocher mon silence, et Je nommer à votre manière un sommeil : car ce silence est appelé par Isaïe, et fort bien à mon sens, le culte de la justice, et ce même prophète met ces paroles dans la bouche du Seigneur : Vous trouverez votre force dans le silence et dans l’espérance. — Recommandez-moi aux prières de la sainte communauté de Cluny, en lui présentant d’abord, si vous le jugez bon, les salutations de l’humble serviteur de tous.
PIERRE À BERNARD. p. 390
Je réponds tardivement à votre lettre bien amicale, bien agréable et bien gaie, à laquelle j’aurais dû moi-même répondre gaiement et vite. Votre habile sainteté s’en étonnera peut-être, et attribuera, je le crains, ce retard à la négligence ou au mépris. Mais loin de moi l’un et l’autre de ces motifs ! car je ne reçois et je ne lis rien avec autant de plaisir que vos lettres. Le porteur de votre correspondance a été cause en partie du retard. Il arriva à Cluny, ne m’y trouva point ; et quoique je fusse peu éloigné (car j’étais à Marcigny), il laissa à Cluny votre lettre, au lieu de me rapporter ou de me l’envoyer. Je ne veux point faire de reproche à un honnête homme ; je crois que quelques affaires, ou bien la rigueur de l’hiver, l’ont détourné de venir me trouver. Je suis resté à Marcigny un mois, retenu moi-même par mes affaires ou par les neiges, et je ne suis revenu au monastère qu’au commencement de la Quadragésime. Enfin, le sous-prieur à qui votre épître avait été donnée me l’a remise. Mon cœur en a été fort touché ; et tout affectionné que je fusse déjà à votre personne, la chaleur d’affection avec laquelle vous me parlez n’a point permis qu’il restât la moindre froideur dans mon âme. Je fus si touché, que je fis alors ce que je ne me souviens point d’avoir jamais fait, sinon par respect pour la sainte Écriture ; je baisai votre lettre après l’avoir lue. Et pour exciter à vous aimer, selon ma coutume, le plus de frères qu’il m’était possible, je relus à tous les moines qui m’entouraient votre épître, que j’avais déjà lue pour moi seul, et je cherchai, selon mes forces, à redoubler leur attachement pour vous. Aussitôt je serrai votre lettre, et je l’enfermai dans l’aumônière d’argent et d’or que j’ai coutume de porter, suivant l’habitude de mes prédécesseurs, pour la distribution de mes aumônes. J’ai bien raison d'agir ainsi, car votre bienveillance et votre amitié me sont beaucoup plus précieuses que l’or et que l’argent.
Je voulais dès le lendemain vous répondre tout ce que j’avais dans l’âme ; mais empêché par les nécessités de chaque jour et une contrainte continuelle, j’ai gardé le silence. Ce dur maître auquel je ne puis résister, ce soin multiplié d’affaires infinies, m’a forcé de me taire plusieurs jours. Ainsi s écoulèrent quinze jours, un mois entier, plusieurs mois, pendant lesquels je m’efforçais de trouver le temps de vous répondre sans le pouvoir jamais. Je me suis enfin dégagé d’une chaîne importune, et, bien qu’avec peine, je me dérobe pour vous écrire, et comme furtivement, au joug et au commandement du maître impitoyable dont je vous ai parlé.
N’allez point trouver que j’insiste trop longuement sur mon retard à vous écrire ; car c’est vous qui m’avez forcé à m’excuser, quand vous m’avez dit : « Je vous ai écrit dernièrement en saluant votre dignité avec tout le respect convenable, et vous ne m’avez pas répondu un seul mot. Peu de temps auparavant je vous avais adressé de Rome une seconde lettre, et je n’ai pas reçu de vous un iota. Etonnez-vous maintenant que je n’aie pas osé vous envoyer, à votre retour d’Espagne, quelques futiles paroles. Si j’ai eu tort, quel qu’en soit le motif, de ne vous avoir point écrit, certes vous ne serez pas sans tort aussi, non-seulement de n’avoir pas voulu me répondre, mais d’avoir dédaigné de le faire. »
Voilà ce que vous dites, et voilà ce que je réponds. J’avoue que je ne pourrais nier le tort que vous m’imputez, si j’eusse dédaigné de répondre à un ami tel que vous, qui m’eût écrit le premier, et que j’eusse dû vous écrire, si vous m’eussiez fait les avances. Mais, autant qu’il m’en souvienne, lorsque vous séjourniez à Rome, c’est moi qui vous ai écrit le premier, et c’est vous qui ensuite m’avez répondu. Ce n’était plus à moi de vous répondre, puisque je vous avais d’abord prévenu ; mais c’était à vous de me prévenir à votre tour, comme je l’avais fait moi-même. J’aurais pu, sans doute, vous récrire après votre réponse : mais vous répondiez si pleinement et si parfaitement à ma propre lettre, que je devais garderie silence. S’il en est ainsi, le tort, en me quittant, passe de votre côté : car vous avez voulu m’imputer une faute que je n’avais pas commise, et charger du fardeau d’autrui, pour ne pas dire du vôtre, les épaules de votre frère innocent. Vous dites que déjà, dans une autre circonstance, je me suis conduit de la même manière : je ne m’en souviens pas, et ne puis vous répondre ; mais si je pouvais le faire, une excuse suffisante, ou bien une humble satisfaction, ne vous manqueraient point. Mais vous ajoutez : « Voilà pourquoi le bon droit est de mon côté. » Et moi je soutiens, par les raisons que je vous ai données, que la justice est pour moi, puisque l’on ne peut trouver de faute dans ma conduite. Et si je ne voulais vous épargner, j’aurais pu, ce que vous dites de vous-même, prétendre que je suis l’ami offensé, et vous demander la juste réparation de vos torts envers moi. Mais je pardonne, selon ma coutume, et je remets toutes les offenses sans même qu’on m’en prie. Je ne me souviens d’aucune injure, pour emprunter vos propres paroles : et moi qui m'efforce, non pas en riant, mais très-sérieusement, d’arracher du cœur de plusieurs des haines très-connues ; moi qui vous excite à m’aider dans cet apaisement de passions, je veux, le premier, être indulgent envers les autres, et faire d’abord ce que je désire que tous fassent.
Vous direz peut-être encore : « Pouvez-vous bien plaisanter de la sorte ? » Sans doute, mais avec vous, avec vous seul, et non pas avec d’autres : car avec d’autres que vous, je craindrais de sortir des limites de la gravité, et de me laisser aller à d’oiseuses paroles. Mais avec vous je n’ai pas peur de la vanité, et je cherche toujours à conserver la charité affectueuse : c’est ce qui fait qu’il m’est toujours agréable de m’entretenir avec vous, et de maintenir entre nous, par de bonnes paroles, le miel si doux d’une tendre amitié. Je me préserve, autant que possible, d’être de ceux qui haïssaient Joseph au fond de leur cœur, et qui ne pouvaient jamais lui adresser une parole de paix. Plût à Dieu, et je ne le dis pas pour en tirer gloire, que nos frères et les vôtres suivissent mon exemple, et ne s’éloignassent jamais de la ligne de la charité, qui, seule après la foi et le sacrement de baptême, nous rend tous frères, et nous unit par les liens d’une consanguinité spirituelle ! Plût à Dieu qu’ils redoutassent ce mot de l’apôtre : Craignez les faux frères ! Plût à Dieu qu’ils fissent tous ainsi, et qu’ils préservassent leur cœur de toute pensée de tromperie, et leur langue, selon le psaume qu’ils chantent, de toute parole aiguë.
Ces préliminaires semblent vous promettre de grandes choses, et me servir de préparation à l’accomplissement d’un but plus important. Mais, pour qu’on ne m’applique pas ce vers d’Horace : « Qu’est-ce que ce prometteur donnera qui réponde à l’emphase de son début ?» je commence par vous avouer que je n’ai aucun motif, ni grand, ni petit, de vous écrire, si vous ne songez qu’à ces choses estimées grandes et très grandes par les hommes du siècle, et par lesquelles ils cherchent à se grandir, à s’exhausser. Mais il est un sujet important, le plus important de tous, et qui a mérité d’être nommé par l’apôtre : l’affaire par excellence ; et si vous me demandez le nom de cette chose grave, saint Paul la nomme la CHARITÉ. Voilà la raison tout entière, et la seule raison qui me fait vous écrire aujourd’hui.
J’ai la confiance de garder envers vous la charité la plus intacte, et je ne désespère point que, par votre zèle, nos frères et les vôtres ne la gardent entre eux mieux que de coutume. Quant à celle que je vous réserve depuis longtemps dans le plus caché de mon cœur il me semble, pour parler comme le sacré cantique, que les grandes eaux ne pourront l’éteindre, ni les fleuves l’ensevelir. J’en ai fait, je crois, l’expérience en des circonstances graves : car comment les petits ruisseaux de quelques mauvais bruits pourraient-ils éteindre et engloutir les sentiments sincères et brûlants de mon affection pour vous, quand ils n’ont pu être éteints par les grandes eaux des dîmes (1), ni engloutis dans l’impétuosité des fleuves du pays de Langres (2) ? Vous comprenez ce que je veux dire, et je ne le dis ici que pour que votre sagesse, en se rappelant les preuves signalées de mon constant attachement à votre personne, comprenne, que je suis capable, en d’autres occasions, de rester inébranlable dans les mêmes sentiments. Je vois que plusieurs brebis de mon troupeau et du vôtre se sont juré une guerre acharnée, et que des hommes, qui devaient habiter avec un seul cœur dans la maison de Dieu, se sont écartés des devoirs d’une charité mutuelle. Je vois qu’ils appartiennent à la famille du même Seigneur, à la milice du même roi ; qu’ils portent le même nom de chrétiens, le même nom de moines. J’aperçois qu’ils ne sont pas unis seulement par le lien d’une foi commune, mais qu’ils sont en outre soumis au joug de la même règle monastique, et qu’ils cultivent tous le champ du Seigneur avec d’abondantes, mais diverses sueurs. Et lorsque le nom de chrétiens et la profession monastique les unissent, je ne sais quelle pensée secrète de leur esprit et quel coupable dissentiment les séparent, et chassent de leurs âmes cette unité sincère qui devrait tous les rassembler.
(1) Allusion aux dîmes que les Cisterciens payaient à Cluny, et dont ils furent affranchis par le pape.
(2) Allusion à la grande controverse sur l’élection de l’évêque de Langres.
O chose pleine de gémissements, et que ne sauraient assez pleurer des ruisseaux de larmes ! L’orgueilleux archange, autrefois tombé du ciel, y est de nouveau remonté ; et lui, qui ne put s’établir du côté de l’aquilon, a pu s’affermir vers le sud, c’est-à-dire dans la partie la plus splendide du ciel. Et il peut bien s’en vanter, lorsqu’il commande en tyran aux âmes de ceux que leur profession rapproche du ciel, et qui doivent à tous d’éclatants exemples, lorsqu’il chasse de leurs cœurs cet esprit d’amour qui habite les cieux et se complaît dans une paix fraternelle, et non dans des rancunes mutuelles. Mais pourquoi sont-ils ennemis ? pourquoi cherchent-ils à se déchirer, à se détruire les uns les autres ? Que l’on déclare donc les points contestés ; et, s’ils ont réciproquement quelques sujets légitimes de plaintes, que l’équité des arbitres termine toute controverse. O moine ! qu’exiges-tu de ton frère ? Et, pour rassembler sous deux noms tous les dissidents, moine de Cluny, que demandes-tu au Cistercien ; et toi, Cistercien, que veux-tu du Cluniste ? Est-ce des villes, des châteaux, des villages, des fonds de terres, des possessions territoriales grandes ou petites ? Est-ce de l’argent, de l’or, une somme quelconque ? Parle, agis, propose. Il y a des juges d’équité, et non d’iniquité, prêts à prononcer sur de telles prétentions. Il sera facile de rétablir la paix, de guérir les blessures de la charité, dès qu’on saura les véritables causes d’une dissension déplorable. Mais je vois que chacun de vous a rejeté les biens de la terre, et n’a rien conservé des richesses mondaines : je vois que, riches d’une pauvreté divine, vous vous êtes proposé de suivre la pauvreté du Christ. Ce n’était donc pas là cette cause de votre querelle quo je cherche, mais je ne renoncerai point à la trouver, je ne me lasserai pas, je ne me reposerai pas, que je ne sois arrivé jusqu'au fond de la vérité que je poursuis.
Peut-être la diversité de vos coutumes, les observances variées de l’ordre monastique, ont-elles cause vos divisions. Mais si c’est là la vraie cause d’un si grand mal, ô mes très chers frères, c’est un motif bien déraisonnable ; et, permettez-moi de vous le dire sans vous déplaire, c’est un motif bien puéril et bien insensé.
Ne vous paraît-il pas à vous-mêmes plein de déraison, de puérilité et de folie, et indigne de l’approbation de tout homme sage, de tout esprit sain ? En effet, si des usages différents, si la variété infinie des affaires diverses, devaient détourner les serviteurs du Christ d’une charité mutuelle, que resterait-il de paix, de concorde, [d’unité, de foi chrétienne, je ne dis pas seulement entre les moines, mais entre tous les chrétiens ? Et cependant le grand Apôtre a dit : « Aidez-vous les uns les autres à porter votre fardeau : c’est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ. » Si donc la loi du Christ, je veux dire la charité, doit être abandonnée par tous ceux qui suivent différents usages, il ne faut plus la chercher nulle part, car nulle part on ne pourra la trouver, si on la déclare incompatible avec des mœurs diverses. L’univers entier, mes très chers frères, n’est-il pas rempli dès les temps les plus reculés de nombreuses églises ? Eh bien ! dans ces églises presque innombrables, reposant toutes dans la même foi, servant toutes le même Dieu avec la même charité, on trouve autant de coutumes diverses qu’il y a de lieux divers. Les unes diffèrent dans leur chant, d’autres dans les livres de liturgie ; celles-ci dans tout l’office ecclésiastique ; celles-là dans le costume ; plusieurs enfin dans l’observance des jeûnes. Tout cela, selon les temps, les lieux, les nations, les pays, a été établi par les prélats des églises à qui il a été permis, selon l’Apôtre, de faire prévaloir leur sentiment particulier en de tels établissements. Toutes ces églises renonceront-elles donc à la charité, parce que leurs coutumes sont changées ? Cessera-t-on d’être chrétien parce qu’on diffère par des usages ? Le bien suprême, le bien de la paix, périra-t-il entre tous, parce que chacun fait le bien d’une manière différente ? Ce n’était pas l’avis de saint Ambroise, qui, par sa vie et ses ouvrages, fut un grand docteur de l’Église : car il dit, en parlant du jeûne du samedi qu’il avait vu observer à Rome, et qu’il n’avait pas retrouvé à Milan quand il en fut évêque : « Lorsque je suis à Milan, je suis la coutume de cette église, et je ne jeûne pas. Lorsque je suis à Rome, j’observe le jeûne ordonné par l’Église romaine. » C’est aussi pourquoi saint Augustin, le père de l’Église, en racontant la dévotion de sa pieuse mère, dit que, ayant voulu faire à Milan ses offrandes, selon la coutume qu’elle avait vu pratiquer en Afrique, et contre l’observance des églises d’Italie, elle en fut empêchée par saint Ambroise.
Mais pourquoi insister là-dessus ? Il est inutile d’entourer de témoignages et d’exemples une chose si évidente, puisque, surtout, ni chez les anciens la différence d’époque du temps pascal lui-même, ni chez les modernes la différence bien connue du saint sacrifice entre les Grecs et les Latins, n’ont pu ni blesser la charité, ni engendrer aucune espèce de schisme. Les Saints Pères, et les livres approuvés qu’ils ont laissés à l’Église, attestent qu’en Orient et en Occident on célébrait la Pâque à des époques diverses, et que cette diversité se rencontrait dans la même île entre les Anglais et les Écossais, plus anciennement chrétiens que les Anglais. Nous sommes témoins nous-mêmes que, de nos jours, l’église romaine et l’église latine offrent à Dieu le sacrifice du pain azyme ; tandis que l’église grecque et la plus grande partie de l’Orient, non pas des barbares, mais des nations chrétiennes, sacrifient avec le pain fermenté. S’il en est ainsi, il est clair que les anciens et les modernes ne se sont point écartés d’une charité réciproque à cause de ces dissemblances si célèbres et si éclatantes ; parce qu’ils n’ont rien trouvé là qui offensât la foi et la charité. Et pourquoi vous dis-je tout cela? afin que, ô mes frères, si des usages différents ont désuni vos cœurs, si la diversité des coutumes vous a séparés, si l’esprit de paix et de charité languit parmi vous à cause de telle ou telle institution qui vous a été diversement léguée par vos fondateurs, vous reveniez à l’unité, ramenés par les vénérables exemples de tant de Pères, et que vos esprits, délivrés de cette perte de la charité, la plus redoutable de toutes les maladies, reprennent une pieuse vigueur, à l’imitation des Saints qui, se guérissant de leur infirmités humaines, sont devenus forts et courageux pour combattre.
Ici Pierre-le-Vénérable entre dans une grande discussion que je passe, moins à cause de sa longueur que parce que j’ai donné, dans le texte de cet Essai, l’analyse des points capitaux de la controverse et les principaux traits d’une si belle lutte. Puis il conclut ainsi :
Enfin, je reviens à vous, mon très cher ami, à qui cette lettre est adressée, pour mettre fin à mon importune prolixité, par où j’ai commencé. Ce qui m’a porté à vous écrire, je vous l’ai déclaré plus haut, du fond de ma conscience, c’est la seule charité. Je me suis efforcé de la réchauffer entre nous, autant que cela peut dépendre de nous deux, de ranimer notre attachement accoutumé, et de le rendre plus grand encore. C’est à vous, que la suprême Providence a choisi pour être la pure et forte colonne sur laquelle repose l’édifice monastique ; c’est à vous, que Dieu a fait briller de nos jours, comme un astre éclatant, pour servir, par vos exemples et vos paroles, de brillant flambeau aux moines et à toute l’église latine; c’est à vous de donner tout ce que vous pourrez à l’accomplissement de cette œuvre divine, et de ne pas souffrir plus longtemps de fatales dissidences entre les plus renommées congrégations du même nom et du même Ordre. J’ai tâché toujours de maintenir la bonne harmonie entre mes frères et les vôtres, et, s’il était possible, de confondre ensemble tous les cœurs dans une charité parfaite. En public, en particulier, dans nos grandes assemblées conventuelles, je n’ai cessé de travailler à ce but et à effacer cette rouille de jalousie et d’animosité qui ronge secrètement nos entrailles. Joignez vos efforts aux miens, avec toute la grâce que Dieu a mise en vous, pour cultiver le champ commun ; et si nul de nos contemporains n’y a plus que vous jeté de bonnes semences, que nul aussi n’ait employé plus de soin et plus de zèle à y déraciner les plantes funestes. Par votre éloquence sublime et enflammée, que l’esprit de Dieu inspire, chassez de leurs cœurs, pour ne pas parler plus sévèrement, cette jalousie puérile ; de leurs langues, ces sourds murmures ; et, en dépit d’eux-mêmes, remplacez ces faiblesses au fond de leurs âmes, par une affection fraternelle. Que la variété des couleurs et la diversité des usages ne séparent plus désormais votre troupeau du nôtre, et qu’une charité universelle, émanée de l’Unité suprême, réforme ce qui est corrompu, rassemble ce qui est brisé, réunisse ce qui est divisé. Ne convient-il pas que ceux qui ont le même Dieu, la même foi, le même baptême, que la même Église renferme, et qu’attend la même vie éternelle et bienheureuse, n’aient aussi, suivant l’Écriture, qu’un seul cœur et qu’une seule âme ?
PIERRE À BERNARD. p. 398
Les jours de l’homme sont courts : ils fuient et ne reviennent plus, et ne laissent aucune trace derrière eux ; avec eux, l’homme misérable passe comme l’eau qui coule, et se précipite vers un but qu’il ignore. Voilà pourquoi il faut se hâter et ne pas se tromper soi-même. Il est dangereux de rien remettre au lendemain : car nous ne sommes pas libres de retarder, et l’Écriture nous crie : L'homme ne sait pas ce qu'amènera le jour à venir. Obéissons-lui donc, lorsqu’elle nous dit encore ailleurs : Fais de suiir tout ce que ta main peut faire.
À quoi bon ce langage ? mon très cher et très-vénérable frère, je ne parle point ainsi pour stimuler votre activité, comme si vous étiez oisif, vous, dont je connais, avec le monde entier, les nombreuses et saintes œuvres. Je ne parle point ainsi pour vous reprocher quelque négligence, à vous qui vous hâtez avec tant de sueurs vers les choses célestes et éternelles. C’est une folie de dire : courez ! à ceux qui courent dans le stade. Mais ce n’est point folie de leur dire : courez de façon à atteindre le but. Avec l’aide du Seigneur, vous avez jusqu’ici fait bien de glorieuses courses; mais il ne faut pas vous arrêter avant que vous n’osiez-vous dire à vous-même avec confiance : J’ai consommé ma course, et j’ai gardé ma foi au Seigneur. Je sais bien que j’ai l'air, comme on dit, d’enseigner Minerve ; mais je n’ai pas du tout cette intention : seulement je prétends vous avertir de toutes mes forces de mettre vos soins à achever ce que vous avez dans l’esprit; et pour ne plus différer, et ne vous pas tenir plus longtemps en suspens, écoutez où je veux en venir.
Je m’afflige, et depuis longtemps je me suis affligé, avec une sympathie profonde, du triste spectacle que donnent au monde, aux hommes comme aux anges, une foule de chrétiens imparfaits. Faibles, misérables et insensés qu’ils sont à l’égard du Christ ! jusqu’à cette heure ils supportent la faim et la soif, ils souffrent la nudité et le travail des mains, et peu s’en faut qu’ils n’accomplissent dans leur entier les commandements de saint Paul : ce qui est pesant, ils le font ; ce qui est léger, ils ne veulent pas le faire. Nous avons entendu, disait le disciple bien-aimé, les commandements de notre maître, et ils ne sont pas lourds pour nous.
Vous observez les commandements sévères du Christ lorsque vous jeûnez, que vous veillez, que vous travaillez, que vous vous fatiguez ; et vous ne voulez pas garder le plus doux des préceptes, celui de l’amour. À cause des paroles du Seigneur, vous vous maintenez dans les voies ardues, vous les gravissez avec courage ; et vous n’écoutez pas ces mêmes paroles quand il s’agit de marcher dans une voie douce et d’y avancer en paix et en repos. Vous châtiez votre corps, vous le soumettez à la servitude pour ne pas être réprouvé : et vous ne redoutez pas d’être repoussé de Dieu, pour avoir refusé de vous nourrir et de vous fortifier avec le lait et le miel de la charité ! À quoi bon vous consumer dans les macérations, si tous ces supplices corporels sont rendus inutiles par l’absence de charité ? À ce grand péril de vos frères, à cette dangereuse maladie des âmes, vous pouvez apporter remède, ô très cher Bernard, si vous savez, avec un art digne d’éloges, unir à notre communauté la congrégation de Clairvaux, ces brebis du Christ qui se reposent entièrement sur vous, et pour qui, après Dieu, vous êtes ce qu’il y a de mieux dans l’univers. Vous vous étonnez peut-être que je me sois servi de cette expression : avec un art. Mais n’en soyez pas surpris : j’emploie une locution accoutumée. Le gouvernement des âmes est l’art par excellence ; et cet art vous est nécessaire, si vous voulez mener à fin une œuvre si louable, si salutaire, si agréable à Dieu. Quel est cet art, me direz-vous ? votre sagesse n’ignore pas que le nombre des insensés est infini, et que celui des hommes sages est petit et limité. Vous n’ignorez pas qu’il y a un œil de l’esprit aussi bien qu’un œil de la chair. Vous vous souvenez qu’il est écrit : L’homme animal n’a pas la perception de ce qui appartient à l’esprit de Dieu. Or, voilà où tendent mes paroles. Des couleurs différentes, des habitations diverses, des coutumes dissemblables s’opposent à l’amour et sont contraires à l’unité. Le moine blanc jette les yeux sur le moine noir et le regarde comme une chose monstrueuse. Le moine noir regarde le moine blanc et le tient pour un informe prodige. Les nouveautés irritent un esprit enraciné à d’autres habitudes ; il est difficile qu’il approuve ce qu’il n’a pas coutume de voir. Telle est l’impression qu’éprouvent ceux qui s’attachent aux choses extérieures, et qui ne font pas attention à ce qui se passe au fond des âmes. Mais l’œil de la raison, l’œil de l’esprit ne voit pas de la même manière : il aperçoit, il reconnaît, il comprend que la diversité des couleurs, des usages, des habitations, n’est de rien parmi les serviteurs de Dieu, puisque, suivant l’Apôtre, il ne s’agit plus de circoncision et de prépuce, mais du renouvellement de la créature, et qu’il n'y a plus de juif ou de Grec, de mâle ou de femelle, de barbare et de Scythe, d'esclave et d’homme libre, et que le Christ est tout et dans tout.
Voilà ce que les hommes de l’esprit voient, reconnaissent et comprennent clairement ; mais tous ne sont pas ainsi ; il est peu d’hommes à qui soit donnée cette vue intellectuelle. Il faut, à mon avis, se mettre au niveau des inférieurs, et se conduire avec eux avec une sorte de précautions distributives, selon celui qui a dit : Je me suis fait tout à tous, afin de les gagner tous. Je ne dis pas cela pour que les couleurs se confondent en une seule, c’est à-dire, que l’on passe du blanc au noir, ou du noir au blanc. Je ne dis pas cela pour que les vieux usages s’échangent avec les usages nouveaux, ou les nouveaux avec les anciens ; je ne dis rien de tout cela, bien qu’assurément je pusse le dire en grande partie avec beaucoup de raison. Mais je crains, si je disais, à cet égard, tout ce que je pense d’irriter mes adversaires, de répandre mes paroles dans le vide, et, au lieu de calmer réciproquement les deux partis, de ne faire que les aigrir par de désagréables paroles. Que chacun donc conserve la couleur qu’il a choisie, et les coutumes auxquelles il s’est voué avec foi et charité ; que les maisons, du moins, soient unies, et que la variété des couleurs, des usages, des habitations, devienne indifférente ; que, parmi les serviteurs de Dieu, la charité soit ainsi excitée et nourrie, et que l’injustice, si contraire à la charité, soit réprouvée et bannie. Cette amélioration pourrait avoir lieu, sinon entièrement, au moins en gronde partie, selon moi, si, lorsque les moines de l’ordre ancien viennent dans les monastères et dans les demeures des moines nouveaux, ils n’étaient pas exclus de l’Église, du cloître, du dortoir, du réfectoire, et du reste des appartements conventuels. Si le moine qui arrive recevait un logement et l’hospitalité dans l’habitation commune des hôtes, le scandale serait enlevé de son cœur, et sa bouche n’aurait plus sujet de se plaindre et de médire. Il ne pourrait plus répéter ce qu’on a coutume de l’entendre dire tous les jours : est-ce que je suis un juif ? Je me croyais chrétien, et l’on me traite comme un païen ; je me croyais un moine, et l’on me traite comme un publicain ; je me croyais un concitoyen, et je suis exclu comme un Samaritain. Certes je reconnais bien à présent que les juifs ne vivent pas avec les Samaritains.
Et qui pourrait rappeler toutes les plaintes médisantes, semblables à celle-ci, et excitées par les mêmes causes ? Que la charité donc, telle que je la conçois, ferme la bouche de ceux qui éclatent en ces discours mécontents, pour ne pas dire injustes : songeons aux infirmes dont le Christ s’est nommé le médecin. Préservons du scandale les petits ; redoutons la meule de moulin, tournée par un pauvre âne, qui jette dans la mer les passants qui n’y prennent garde.
Et qu’on ne redoute pas ce que je me suis entendu dernièrement objecter, à Clairvaux, par quelques frères avec qui j’en conférais ; ils prétendaient qu’il était à craindre que, s’ils accueillaient, dans l’intérieur de leurs cloîtres, les moines étrangers, ceux-ci, effrayés de la rigueur de la règle et de l’insolite sévérité des aliments, prissent en haine une hospitalité aussi dure, et aimassent mieux désormais ne pas entrer dans de tels cloîtres, que de s’assujettir à de telles coutumes. À cela je réponds encore ce que j’ai déjà répondu: qu’on supprime seulement le scandale de refuser l’entrée des cloîtres, mais que l’hospitalité accordée reste conforme à votre règle; que votre demeure soit partagée par les moines étrangers, et que vos services leur soient offerts comme on les pratique parmi vous; que ceux qui voudront entrer au milieu de vous se contentent des coutumes qu’ils y trouveront établies, et suivent, en cela même, l’usage des apôtres, l’usage des disciples du Christ, à qui leur maître a dit : Buvez et mangez ce qui sera près de vous. S’ils ne veulent pas se conformer à cette loi, il ne leur restera rien à objecter ou à dire ; ils ne pourront plus désormais se plaindre que des moines soient chassés des cloîtres des moines ; ils ne pourront plus déplorer la charité blessée et le schisme des moines, tandis que les cloîtres devraient rester ouverts à tous, et leurs maisons prêtes sans cesse a recevoir leurs hôtes.
Et quand j'admets que ceux qui sont reçus dans vos cloîtres doivent se conformer, selon la règle, à la coutume du lieu, c’est que je veux bien oublier, et je supposé que vous ne l’avez pas oublié vous-même, ô mon révérend frère, ce que dit la règle sur la réception des hôtes : car, après avoir prévu ce qui concerne l’adoration, la prière, la lecture, cette règle ajout e: En outre, qu’on témoigne aùcù hôtes toute l'humanité possible. À mon sens, ces paroles commandent de montrer plus d’humanité encore envers l’hôte qu’envers l’habitant de la maison, envers l’étranger qu’envers l’indigène, envers le pèlerin qu’envers l’homme du sol ; et cependant la règle ne se borne pas à recommander, avec moi, Seulement plus d'humanité, mais toute humanité. Cette dernière, à mon sens, ne consiste pas à donner le superflu, mais le nécessaire ; et aussi ne se borne-t-elle point à ne faire que ce qui se fait chaque jour pour les gens de la même maison ; mais elle se conduit généreusement et presque extraordinairement, comme on a coutume d’agir en pratiquant, envers les étrangers, le devoir de l’hospitalité. Il me semble donc que toute sorte d’humanité doit être montrée , celle que je l’entends, non seulement aux clercs et aux laïques du dehors, mais aux moines mêmes qui pénètrent dans l'intérieur de vos cloîtres. Et, que dis-je, aux moines mêmes ? C'est surtout aux moines que vous devez de pareils égards, bien plus même qu’aux clercs et aux laïques. Si, en effet, ce précepte est juste : Faisons le bien envers tous, et surtout envers les serviteurs de la foi, il faut faire le bien à tous les clercs et à tous les laïques, et surtout aux serviteurs du même ordre monastique. L’Apôtre, dans les paroles que je viens de citer, préfère les serviteurs de la foi, c’est-à-dire les chrétiens, aux juifs et aux païens : et moi, par analogie, je mets les moines avant les autres chrétiens. Donc, les moines, pour remplir les préceptes d’humanité, ne doivent pas faire, dans l’intérieur de leurs cloîtres, au moine, leur hôte, une réception moins douce et moins complaisante qu’au clerc et au laïque, reçus par eux hors des cloîtres. Mais je ne veux pas insister là-dessus ; que seulement les moines, tant qu’ils demeureront vos hôtes, partagent vos cloîtres ; qu’ils se contentent, si c’est votre désir, de votre nourriture quotidienne, de vos règlements, de votre institut. S’ils veulent entrer près de vous, qu’ils supportent, comme je l’ai dit, ce que vous faites, ce qui se pratique parmi vous ; car, s’ils refusent d’entrer, ils cesseront du moins de se plaindre ; que si leurs plaintes continuaient, le tort serait de leur côté, et la charité du vôtre.
Et ce que je dis ici, je me dois cette justice, j’ai commencé par le pratiquer, et j’ai prêché d’exemple avant de prêcher en paroles. Il y a plus de quinze ans que j’ai admis et que j’ai ordonné d’admettre tous les frères de votre Ordre dans les cloîtres de ma dépendance, excepté à Cluny. Malgré mille instances contraires qui m’ont été faites, je n’ai eu nul souci des couleurs blanches et noires mêlées ensemble dans nos couvents. Je vous avertis donc, en toute assurance, de faire ce que j’ai fait, et d’ouvrir à nos frères, sans exception, vos habitations conventuelles, comme j’ai ouvert à vos frères tous nos monastères, hors un seul. Si vous agissez ainsi, je lèverai même l’exception que j’ai faite de mon principal cloître, et j’ordonnerai qu‘il vous soit accessible comme tous les autres. Que les frères de nos deux ordres apprennent peu à peu parla fréquence de leur cohabitation, mieux que par nos discours, qu’il est puéril de distinguer les couleurs, et qu’entre moines que la même foi et la même charité doivent rendre de véritables frères, il ne faut pas se séparer pour des variétés de coutumes.
Je vous écris cela à la haie, ô mon très cher, afin de pouvoir vous l’envoyer plus promptement, et avant le jour indiqué, m’a-t-on dit, à la Toussaint prochaine pour une réunion d’abbés de votre Ordre. Entre autres choses qui se traiteront dans votre chapitre, soumettez-leur ma proposition, et amenez-les à partager ma pensée, qui, je le crois, est aussi la vôtre. Mettez-la de suite en pratique parmi tous les frères de Cîteaux : que partout elle soit promulguée et exécutée. Citez-leur les paroles de Dieu : Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur vous-même. S’ils veulent entrer dans nos cloîtres, qu’ils ne nous ferment point les leurs. S’ils exigent des autres les services que prescrit la charité, qu’ils rendent la pareille, à l’exemple de celui qui dit : Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. S’ils veulent qu’on les serve à leur tour, qu’ils servent aussi leurs frères, c’est-à-dire les membres du Christ, afin de remplir ce précepte : Que la charité vous porte à vous servir mutuellement. Que tout soit commun à tous, nourriture et habitation. C’est ainsi que des cœurs d’abord séparés pourront se réunir, et que, voyant qu’il n’y a plus entre eux aucune distinction, de désunis, pour ne pas dire d’ennemis qu’ils étaient, ils apprendront, par l’inspiration de celui qui inspire ce qu’il veut, à ne plus former ensemble qu’un seul cœur.
Note EE, BERNARD À INNOCENT II. p. 404
Tandis que j’étais à Rome, j’y vis arriver aussi l’archevêque de Lyon, et bientôt après, le doyen de l’église de Langres, Robert, et le chanoine Olric, demandant pour eux et pour le chapitre de Langres la permission d’élire un évêque : car le pape leur avait écrit de ne point procéder à cette élection sans le conseil des hommes religieux. Ils désirèrent et sollicitèrent mon entretien pour réussir dans cette négociation. Je ne consens à vous aider, leur dis-je, que si je sais, que si je suis sûr que votre intention est de choisir un homme probe et digne. Ils me répondirent qu’ils s’en remettaient à ma volonté sur le but et le résultat de l’affaire, et qu’ils ne feraient rien sans mes conseils. Us m’en donnèrent leur promesse formelle. Mais, comme je n’avais pas en leur parole assez de confiance, l'archevêque se joignit à eux pour me persuader, et prit le même engagement. Il ajouta que, si le clergé de Langres entreprenait d’agir autrement, quoi qu’il fit, il n’obtiendrait pas la ratification archiépiscopale. Le chancelier de l’archevêque fut appelé en témoignage. Ces précautions ne nous suffirent pas. Nous nous présentâmes devant le pape, pour que nos conventions fussent confirmées par sa bienveillance et son autorité. Mais auparavant, nous nous étions longtemps entretenus ensemble de l’élection à faire, nous avions indiqué plusieurs personnes, et, dans le nombre, deux enfin à l’égard desquelles nul d’entre nous ne manifesta de répulsion, quelle que dût être celle que préférerait l’élection. Le pape ordonna l’exécution immuable de notre accord. L’archevêque et les clercs de Langres sanctionnèrent l’arrangement. Ils partirent, je demeurai à Rome quelques jours de plus, et dès que je pus obtenir du Saint-Père la permission de partir moi-même, je me mis en route pour Clairvaux.
Après avoir traversé les Alpes, j’appris que le jour était proche où l’on devait solenniser le sacre de l’élu au siège de Langres. Plût à Dieu que nous eussions recueilli sur son compte de meilleures choses et de plus dignes renseignements ! Je ne veux pas répéter ce que j’ai appris malgré moi. Que dirai-je ? Quelques hommes pieux, qui étaient venus à ma rencontre pour me saluer, me persuadèrent de passer par Lyon, si cela m’était possible, afin d’empêcher, par ma présence, l’accomplissement d’une chose funeste. Malade et fatigué, je n’avais pas dessein d’allonger ma route par ce détour ; d’autant plus que je n’ajoutais pas, je l’avoue, une foi entière aux bruits qui couraient. Qui pouvait croire, en effet, qu’un homme aussi éminent qu’un archevêque pût agir avec assez de légèreté pour imposer les mains à une personne entachée, au mépris de sa propre promesse et d’un ordre pontifical ? Je me rendis cependant aux sollicitations pieuses, et me dirigeai vers Lyon. Là, tout ce que j’avais entendu dire, je le vis. On apprêtait, je ne dirai pas la fête, mais la fatale cérémonie. Et cependant le doyen, et, si je ne me trompe, la plus grande partie du chapitre de Langres, réclamaient ouvertement, et avec persévérance : des rumeurs honteuses et déplorables s’élevaient de tous côtés, s’accroissaient sans cesse et remplissaient la ville Que faire ? Je vais trouver l’archevêque, je lui rappelle avec respect et la promesse qu’il a faite et l’ordre pontifical qu’il a reçu. Il ne nie rien, il rejette la cause de cette prévarication sur le fils du duc de Bourgogne, et m’assure que, s’il n’a pas tenu la parole donnée, c’est en contemplation de la paix, et pour ne pas irriter le prince bourguignon. Enfin, il proteste que désormais il ne se conduira que selon ma volonté. Je le remercie alors : Non, lui dis-je, que ce ne soit pas ma volonté qui prévale, mais bien celle de Dieu. Pour que la volonté divine soit connue, exposez l’affaire dans le conseil des évêques et des autres ecclésiastiques qui, sur votre convocation personnelle, sont déjà à Lyon ou vont y venir pour solenniser le sacre. Si, après avoir invoqué l’Esprit-Saint, l’assemblée est unanime pour achever ce que vous avez commencé, continuez et accomplissez le sacre ; s’il y a dissidence, suspendez la cérémonie, selon le conseil de l’Apôtre : Ne vous hâtez jamais d'imposer les mains à qui que ce soit.
Mon conseil parut bon à suivre. Cependant on annonce l’arrivée de l’élu, il descend dans une hôtellerie, et non au palais archiépiscopal. Il arrive le jeudi soir, il repart le samedi matin. Ce n’est pas à moi de dire pourquoi il ne s’est pas présenté à l’archevêché, but évident de son long voyage. On aurait pu croire d’abord que c’était par humilité monastique, et par mépris pour les honneurs, si la suite n’eût démenti ces présomptions favorables. Et, en effet, quels ne durent pas être mes soupçons quand l’archevêque, au retour d’une entrevue avec lui, protesta publiquement qu’il ne consentait à rien, et résistait directement à toute conciliation !
Enfin l’archevêque, par l'intermédiaire de quelques chanoines de Langres qui se trouvaient alors à Lyon, et par des lettres qui existent encore, ordonna de recommencer l’élection. Ces lettres sont présentées et lues au chapitre de Langres ; puis immédiatement, ô honte ! on donne lecture d’autres lettres de tout point contraires aux précédentes, assurant que la consécration est seulement différée, et non point retractée, assignant le lieu et le jour à la décision de l’affaire dont les autres lettres annonçaient ln conclusion. On aurait cru que ces lettres étaient non-seulement de personnes différentes, mais de personnes parlant et discutant l’une contre l’autre, si la même image empreinte sur la cire du cachet, et le même nom signé au bas des lettres, n’eussent clairement appris à tous que ce qu’elles contenaient de bon ou de fatal émanait de la même source. On tient entre ses mains les lettres contradictoires : quelle que soit la lettre à laquelle on obéira, on sent qu’on sera forcément rebelle. Car si vous admettez la première lettre, la seconde vous condamne ; si vous vous conformez à la dernière, la première s’élève contre vous. Et plût à Dieu que la seconde lettre, comme elle a pu détruire la première, pût elle-même se défendre contre une troisième ! Mais voilà lettres et contre-lettres, ordre et contrordre ; de sorte qu’il ne faut plus dire avec Isaïe : Ordonne et perdate, mais ordonne et rétracte-toi.
Dans ces entrefaites, celui qui avait fui la consécration, et refusé réfection nouvelle, court en hâte auprès du roi. Il obtient, on sait par quels moyens, l’investiture royale, Bientôt par des lettres directes on change le lieu indiqué, on devance le jour, afin que, en leur enlevant la convenance de jour et de lieu, on enlève aux contradicteurs la liberté d’agir, et qu’on escamote, pour ainsi dire, le jour de la consécration aux appelants futurs.
Au reste, il n’y a point de dessein qui puisse prévaloir contre le dessein de Dieu, qui a décrété, dans sa providence, qu’il ne manquerait, dans cette grave circonstance, ni contradicteurs ni appelants. L’appel a été tranché par Faicon, doyen de l’église de Lyon ; par Pontius, archidiacre de Langres ; par Bonami, prêtre et chanoine de l’église de Langres, et enfin par nos frères Brunon et Geoffroi ; tous ignorant certes de qui vient la prédisposition de leur cœur, mais intervenant, sans aucun doute, par la prévoyante volonté de Dieu. Car le délai fut si court, qu’à peine, en apprenant le jour fixé, ai-je en quatre jours pour dépêcher un message et tâcher de pré venir, non le sacre, mais le sacrilège. Mon messager lui-même a protesté, et cité celui qu’on allait consacrer et le consécrateur lui-même au tribunal pontifical. Le messager était encore un chanoine de Langres. Voilà la vérité, je ne mens sur rien. Je ne dis rien en haine de personne ; je dépose de tout avec franchise et par l’amour seul de la vérité que j’atteste.
BERNARD À INNOCENT II. p. 407
Je crie encore vers vous, je frappe encore aux saintes portes romaines, sinon avec des paroles retentissantes, du moins avec des pleurs et des gémissements. L’injustice opiniâtre des hommes perdus qui persistent] dans leur iniquité me force à renouveler mes cris. Ils se sont rassurés eux-mêmes en commettant prévarication sur prévarication, iniquité sur iniquité, et leur orgueil monte toujours. Leur fureur n’a fait que grandir, et la honte et la crainte de Dieu se sont évanouies. Celui qu’ils n’ont pas craint d’élire contre votre disposition prudente et sage, ô très Saint-Père, ils ont osé le consacrer malgré notre appel à Rome. Et cette coupable audace a été partagée par l’archevêque de Lyon, l’évêque d’Autun, l'évêque de Mâcon et leurs amis les Clunistes ! Hélas ! quelle multitude d’hommes pieux seront désolés, s’ils sont condamnés à subir un pareil joug et si effrontément imposé ! Ce sera pour tous un supplice égal à celui d’être forcés de courber les genoux devant Baal, ou, pour parler avec le prophète, de faire un pacte avec la mort et de contracter une alliance avec l’enfer. Que deviennent, je le demande, le droit, la loi, l’autorité des saints canons et le respect de la majesté catholique ? L’appel qui profite au plus humble des opprimés, l’appel lui-même ne m’a servi de rien. Oh l’or commandait, l’argent rendait la sentence. Les lois et les canons restaient muets, la raison et l’équité hors de saison, et, ce qui est plus insupportable encore, les mêmes traits menacent d’assiéger la citadelle apostolique. Menace ridicule ! car elle a été fondée sur la pierre solide.
Mais que fais-je ? mon affliction m’emporte hors des bornes, je l’avoue. Il ne m’appartient pas d’accuser ou de reprendre qui que ce soit, il me suffit de montrer ma douleur. Lorsqu’il plut enfin à votre sérénité de me permettre de revenir au milieu de mes frères, après de longs délais et de nombreux travaux supportés au service de l’Église romaine, bien que mes forces fussent abattues comme si j’eusse fait le mal, cependant, joyeux de rapporter dans mes mains l’étendard de la paix, je suis rentré heureusement dans mon monastère. J’ai cru que je passais du labeur au repos, et qu’il m’était permis enfin de réparer ce que mes voyages ont interrompu de mes études spirituelles et de mon repos pieux : et voilà que les tribulations et les angoisses reviennent encore me trouver ; voilà que, étendu sur mon lit, une douleur d’âme, plus forte que celle du corps, vient m’assaillir : car ce n’est point un ennui temporel que je déplore. Il s’agit du salut de mon âme, et ce salut est dans mes mains. Voulez-vous que je confie mon âme à l’homme qui a perdu la sienne ? Je sais que vous ne le voudrez pas. Eh bien ! je vous Pai dit, il vaut mieux, pour mon salut éternel, que je fuie le diocèse de Langres, que de consumer le reste de mes jours dans la tristesse, et de risquer encore ma ruine spirituelle. Mais que plutôt Dieu vous inspire un parti meilleur î Souvenez-vous, je vous en supplie, de ce que j’ai fait pour vous : jetez les yeux de votre miséricorde sur votre enfant, voyez son affliction, et délivrez-le de ses angoisses. Ah ! n’oubliez pas tout ce que Dieu a fait pour vous et pour sa gloire, et, comme par reconnaissance de ces dons, anéantissez tout le mal que je déplore.
BERNARD À INNOCENT II. p. 409
Très miséricordieux Saint-Père, n’avez-vous pas ordonné qu’on élût pour chef de l’église de Langres un homme religieux et capable, et, de l’avis de votre humble fils, l’archevêque de Lyon n’a-t-il pas lui-même, en personne, recueilli cet ordre de votre bouche apostolique, et promis de l’exécuter fidèlement ? Cette promesse n’a-t-elle pas été confirmée et réitérée de la manière la plus solennelle ? N’a-t-il pas engagé sa parole ? Comment a-t-il donc osé changer ce qui a été arrêté devant vous avec maturité de conseil et pour le bien de la religion ? Comment a-t-il été assez présomptueux que d’entreprendre une chose inconvenante, au mépris de votre majesté, au scandale de votre faible serviteur ? Comment un homme de bien n’a-t-il pas rougi de dire oui et non dans la même affaire, et d’essayer d’imposer un joug indigne à une multitude d’hommes religieux et de fidèles enfants de l’Église romaine, contre votre saint décret et sa promesse personnelle ? Informez-vous, très Saint-Père, informez-vous de quelle réputation est entouré, auprès des étrangers comme auprès de ceux avec lesquels il vit, cet homme que l’archevêque se hâte de consacrer ; car la pudeur me défend de dire ce que la renommée répète sur lui, ce que la diffamation la plus retentissante a révélé à tous. Que vous dirai-je ? mon âme est triste jusqu’à fuir. Et déjà j’aurais fui, si je n’eusse été retenu par l’espérance des consolations que j’attends de vos miséricordieuses entrailles. Je voulais vous faire dans ses lamentables développements le récit de nos misères : mais ma main se sèche de tristesse, ma pensée s'obscurcit, ma langue a horreur de raconter l’odieuse fraude, les manœuvres, la témérité, l'infidélité, la perfidie dont nous sommes victimes. Qu’est-il besoin de parler davantage ? Votre fils, l’archidiacre Pontius, qui, dans cette affaire, s’est toujours conduit avec autant de fidélité que de constance, vous racontera, très Saint-Père, et tout le mal consommé que nous déplorons, et tout ce que nous vous supplions de faire à l’avenir. Croyez en lui comme en moi-même. Quant à moi, je ne puis que vous adresser ces dernières et seules paroles : si une si criminelle et si entreprenante audace n’est point vaincue, je n’aurai plus, je le sens bien, qu’à terminer ma vie dans la douleur, et ce qui me reste d’années dans les gémissements.
BERNARD AUX ÉVÊQUES ET CARDINAUX DE LA COUR ROMAINE p. 410
Vous n’ignorez pas, si vous daignez en garder la mémoire, quelle a été ma conduite à votre égard dans les temps mauvais ; que de voyages, de démarches j'ai entrepris pour votre cause ; combien de fois j’ai invoqué pour vous l’appui du roi de France, avec quelle persévérance je n’ai cessé de m’associer à vos épreuves ; si bien qu’après avoir enfin rendu la paix divine à l’Église, mon corps était tellement brise, que j’ai eu à peine la force de retourner dans ma patrie. Et si je vous rappelle ce que j’ai fait, ce n’est pas pour en tirer une vaine gloire ou vous le reprocher, mais pour invoquer et solliciter, avertir et implorer vos affections miséricordieuses qui me sont dues. La nécessité me force à demander à tous ceux qui me doivent quelque chose. Mais si j’ai fait autrefois ce que j’ai dû, je ne m’en déclare pas moins, selon la parole du Christ, un serviteur inutile. Pourtant, si j’ai fait ce qu’il fallait faire, ce qu’il était, bon de faire, ai-je donc mérité d’être maltraité un jour ? Et voilà qu’à mon retour de Rome j’ai trouvé la tribulation et la douleur ; j’ai invoqué le nom du Seigneur, et cela n’a servi de rien : j’ai invoqué le vôtre, et votre nom n’a pas eu de crédit. Car les dieux de la terre, l’archevêque de Lyon et l’abbé de Cluny, sont devenus forts et enorgueillis ; confiants en leur puissance, et fiers de la multitude de leurs richesses, ils se sont approchés de moi, et se sont élevés contre moi ; et non seulement contre moi, mais contre une immense foule de serviteurs de Dieu, contre vous aussi, contre eux-mêmes, contre Dieu, contre toute équité, contre toute probité.
Enfin, ils ont placé au-dessus de nos têtes, ô honte ! un homme dont les mauvais se rient, et que les bons détestent : par quels moyens, par quelles voies insolites ! que Dieu le voie et le juge ; que la cour romaine le voie aussi, qu’elle le voie et qu’elle pleure, qu’elle soit émue de pitié, et s’arme pour punir les méchants et glorifier les bons. Eh quoi ! maîtresse du monde, loi que Dieu a établie au-dessus de tous pour punir dans ta colère, et pour juger dans ta miséricorde, voudras-tu laisser l’impie s’enorgueillir, tandis que ton humble serviteur se consume de chagrin ; ce serviteur, qui, n'ayant point de richesses à dévouer à ton service, t’a du moins sacrifié tout son sang ? Te paraîtra-t-il bien de jouir en paix du repos que je t’ai donné, et de ne prendre nul souci de mes tourments, et de ne point partager tes consolations avec celui qui a partagé tes peines ? Si j’ai trouvé grâce à vos yeux, saints Evêques et Cardinaux romains, arrachez ma faiblesse des mains des puissants, sauvez-moi, sauvez un pauvre moine des persécutions des ravisseurs. Autrement, je gémirai dans ma peine, je me nourrirai nuit et jour de mes larmes, et je vous citerai ces saintes paroles : Celui qui n'a plus pitié de son ami ne craint plus le Seigneur ; et ces autres : Tous mes amis m'ont abandonné ; et ceci encore : Ceux qui étaient près de moi se sont éloignés ; ceux qui recherchaient mon affection m’ont maltraité.
À LOUIS LE JEUNE, ROI DES FRANÇAIS. p. 411
Quand l’univers entier conjuré voudrait me faire attenter à la majesté royale, je demeurerais dans la crainte de Dieu, et je n’oserais jamais m’élever témérairement contre le roi que Dieu a consacré lui-même. Je sais bien où j’ai lu ces mots : Résister au pouvoir, c'est résister à l’ordre de Dieu, Mais je sais aussi combien un chrétien doit éviter le mensonge, et à plus forte raison un homme lié comme moi à la profession monastique. Je dis donc la vérité, la plus pure vérité ; c’est contre mon espérance, contre ma pensée et contre celle des évêques français, que le prieur de Clairvaux a été choisi pour évêque de Langres. Mais Dieu trouve toujours le moyen de vaincre les résistances humaines ; il domine à son gré les volontés les plus rebelles et les asservit à ses desseins. Comment n’aurais-je pas redouté, pour un homme que je chéris comme moi-même, les périls de l’épiscopat que j’ai tant redoutés pour moi ? Comment n’aurais-je pas fui avec effroi la société de ceux qui imposent aux autres de graves et insupportables fardeaux qu’ils n’osaient pas eux-mêmes toucher seulement du doigt ? Cependant ce qui est fait est fait. Rien contre votre autorité, tout contre moi. Le bâton sur lequel s’appuyait ma faiblesse est brisé ; la lumière de mes yeux m’a été dérobée ; mon bras droit m’a été enlevé. Je suis tombé dans un abîme et les flots m’ont englouti tout entier. De tous côtés les inimitiés m’environnent, et nulle part la voie ne m’est ouverte pour me soustraire à leur colère. Où je fuis les charges accablantes, là même je les subis malgré moi et avec amertume ; je résiste en vain au fatal aiguillon qui me presse. Peut-être vaudra-t-il mieux céder volontairement, que de m’épuiser dans une volonté rebelle.
Mais je me soumets à celui qui en a autrement ordonné, à celui contre lequel il n’est ni prudent, ni possible à moi, ou même au roi des Français, de lutter en pensée ou en action : car il est quelquefois terrible pour les rois de la terre, et il serait horrible même à vous, ô roi ! de tomber entre les mains du Dieu vivant. Oh ! qu’il m’a été cruel d’apprendre que votre conduite a été si opposée à votre éducation religieuse ! Oh ! que le chagrin de l’Église serait amer, si, après s’être reposée jusqu’ici avec espérance sur vos qualités heureuses, comme sur un bouclier solide, elle allait être (ce que Dieu éloigne !) trompée dans sa confiance ! Déjà, hélas ! l’église de Reims est veuve et ruinée, et nul ne la relève ; l’église de Langres tombe en ruines, et personne ne lui tend la main. Que la bonté divine détourne de votre cœur et de votre esprit la volonté d’ajouter à notre douleur, et de mettre, par des tristesses nouvelles, le comble à nos tristesses ! Qui me donnera de mourir, pour ne pas voir un jeune roi de bonne renommée et de haute espérance s’efforcer de s’élever contre les desseins de Dieu, irriter contre lui-même la colère du souverain Juge, mouiller les pieds du Père céleste des larmes des orphelins affligés, faire retentir le ciel des cris des malheureux, des prières des saints, et des justes plaintes de la très chère épouse du Christ, l’église du Dieu vivant ? Non, non ; nous gardons un meilleur espoir, nous attendons mieux de vous. Dieu n’oubliera point d’être clément, et sa colère ne retiendra pas le trésor de ses miséricordes ; il ne laissera pas contrister son église par le roi qui l’a tant de fois réjouie ; il sauvera, par sa patience, celui qu’il nous a donné pour souverain dans sa bonté. Si votre sentiment s’éloigne de la bonne route, il vous révélera lui-même votre devoir, et il enseignera la sagesse à votre cœur. Voilà ce que, nuit et jour, nous demandons dans nos prières ; voilà notre pensée sincère et celle de nos amis. Nous demeurerons fermement attachés à la vérité divine, mais respectueux aussi envers la dignité royale, et dévoués aux intérêts du royaume.
Nous vous remercions de la réponse favorable et bienveillante que vous avez daigné nous faire. Mais tout retard nous épouvante, nous qui voyons le diocèse en proie à la rapine et à la dévastation. Cette terre est la vôtre, et dans sa ruine nous voyons et nous pleurons le déshonneur de votre règne ; et si personne n’y défend l’honneur de la royauté, c’est à nous que vous en avez, avec raison, confié la garde. Et en quoi la majesté souveraine recevrait-elle une atteinte dans ce qui s’est passé à Langres ? L’élection s’est faite selon les lois ; un homme fidèle a été élu. Il ne serait pas fidèle s’il eût, contre votre consentement, tenté d’usurper vos droits. Mais il n’a pas étendu la main sur ce qui vous appartient ; il n’est pas entré encore dans votre ville ; il ne s’est encore mêlé de quoi que ce soit, malgré l’invitation du clergé et du peuple, malgré l’affliction des opprimés et les vœux ardents des gens de bien. Puisqu’il en est ainsi, il faut, vous le voyez, mettre de la maturité dans votre décision, non moins pour votre honneur que pour nos intérêts. Et si votre sérénité ne renvoie pas, par le même message, une réponse favorable à l’attente d’un peuple qui est votre peuple, vous irriterez contre vous, chose fâcheuse, les cœurs d’une foule de religieux dévoués à votre personne, et vous apporterez, nous le craignons, en ce qui touche l’église de Langres, de graves dommages à vos droits régaliens.
PIERRE À BERNARD. p. 413
Je revenais dernièrement du Poitou, lorsque des chanoines de Langres arrivèrent au-devant de moi, et m’annoncèrent, sans que j’en eusse le moindre soupçon, qu’ils avaient élu canoniquement et avec accord, pour évêque, un de nos frères de Cluny, du consentement de tout le clergé et du peuple, et d’après les conseils du métropolitain de Lyon, qui a confirmé leur choix. Ils insistèrent de toutes leurs forces auprès de moi ; ils me supplièrent ardemment, en me montrant les ordres et les lettres de l’archevêque de Lyon, pour que je confirmasse moi-même l’élection qu’ils avaient faite d’un moine qui dépendait de moi. J’hésitai quelque temps, car je ne voulais pas priver Cluny d’un utile personnage ; mais je cédai à la fin, vaincu par l’importunité de leurs prières. Quand ils eurent ainsi obtenu de moi ce qu’ils demandaient, ils allèrent, après la fête de la mère de Dieu, trouver au Puy la cour du roi, où je me rencontrai aussi, non pas volontairement, mais par la nécessité de mes affaires ; et là, ils demandèrent et obtinrent que le seigneur, roi des Français, confirmât leur élu, en ce qui dépendait de la dignité royale. En apprenant cette élection, et en voyant le candidat qui était alors venu auprès de moi par hasard, le roi approuva ce que l’église de Langres avait fait, et lui donna de sa propre main, selon l’usage, l’investiture des droits régaliens. Les suffrages du clergé, du peuple, du métropolitain et du prince lui-même, s’étant ainsi réunis sur le même élu, j’appris bientôt que, sur je ne sais quels bruits, votre volonté avait détourné la volonté de quelques personnages lyonnais, en les irritant contre ce qui s’était accompli. Dès que je découvris votre opposition, je songeai d’abord à conférer avec vous de vive voix sur cette affaire, plutôt que de vous confier nia pensée par correspondance. Mais votre éloignement et le nombre de mes affaires inachevées m’empêchant de vous voir, je fais ce que je puis, parce que je ne peux faire ce que je voudrais.
Certes je ne m’étonne point, et il n’est pas étonnant qu'un homme de bien, Aeï que vous, ait éprouvé un vif déplaisir, quand de mauvaises rumeurs lui sont arrivées : pourtant il était juste de réfléchir que, si ces bruits pouvaient être vrais, ils pouvaient aussi être faux. Avant d’être éclairé sur la certitude des faits, il ne fallait donc pas les dénoncer aux tribunaux des juges et aux cathédrales des prélats. Il fallait alors songer (ce que je dis confidentiellement aux oreilles d’un ami, en le grondant avec familiarité) que l’évêque élu de Langres est moine de votre église de Cluny, et le fils d’un abbé que vous aimez. Il fallait réfléchir que les personnes de qui vous teniez ce qui vous a ému ont déclaré et fait la guerre à Cluny depuis quelque temps avec une telle animosité, que leurs langues n’ont pu s’abstenir d’injures, ni leurs mains de sacrilèges. Il fallait enfin faire attention s’il convenait à votre prudence d'ajouter foi aux paroles malveillantes de ceux dont la bouche a parlé avec vanité, en mentant avec impudence, et dont la main s’est montrée la main de l’iniquité, en frappant sans respect des moines innocents. Voilà pourquoi il était indigne de vous, aussi bien que de tout honnête homme, de croire les paroles de nos ennemis si ardents et si manifestes. Croyez plutôt ceux qui sont de votre maison que les étrangers ; les hommes connus que les inconnus ; les amis sincères que les ennemis malveillants. Croyez â moi, qui suis fier d’être connu de vous, et de prendre le nom de votre familier et de votre ami : croyez à moi, qui puis bien n’être pas affranchi complètement du mensonge universel, puisque tout homme est menteur, mais qui du moins cherche à m‘en garantir toutes les fois que cela m’est possible.
Averti par la rumeur dont j’ai parlé, je suis allé moi-même trouver l’évêque élu ; je lui ai déclaré tout ce qu’on disait à son sujet ; je l’ai averti, je l’ai prié, je l'ai adjuré paternellement de ne point me cacher la vérité ; je lui ai dit que je faisais un appel à sa conscience, non comme un perfide scrutateur de mystères, mais comme un fidèle gardien du secret qu’il me confierait ; que je ne voulais point me jouer des blessures de son âme qu’il m’ouvrirait, mais bien y porter remède. J’ai ajouté tout ce que j’ai pu trouver d’efficace à la découverte de la vérité ; je ne lui ai pas même dissimulé que je cherchais, par mes interrogations perçantes, à sonder jusqu'au fond la muraille. À tout cela, il a répondu qu’il n’avait jamais pour moi couvert ou voulu couvrir son cœur du voile du mensonge ; qu’il savait bien que mentir à moi c’était mentir à Dieu ; qu’il ne doutait point de ma fidélité à garder un secret ; mais qu’il était tellement innocent des choses qu'on répandait sur son compte, qu’il était prêt, si je le voulais, à se purger sans crainte, par serment, de toutes ces accusations.
Je sais moi-même pourquoi, comment et de quelles personnes sont venues ces paroles qui, grossies et répandues, vous ont si fort scandalisé. S’il m’eût été permis d’avoir avec vous une libre conférence, je vous aurais tout complètement expliqué ; je vous aurais fait voir clairement quelle œuvre infernale et ténébreuse a cherché à couvrir des nuages du mensonge la pénétrante clairvoyance de votre esprit. Dès que je le pourrai, je le ferai. En attendant, je vous prie, par l’étroite amitié que je tiens à conserver avec vous, je vous conjure, par les sentiments communs qui nous unissent dans la maison de Dieu, de ne pas vouloir, je dis plus, de ne pas permettre qu’on souille des taches du mensonge la congrégation de Cluny : car la honte d’une imputation criminelle ne s’arrêterait point à un seul homme qu’on attaque ; elle rejaillirait sur nous tous et sur moi-même. Quand un seul membre se plaint, tous les membres se plaignent avec lui ; et lorsqu’un seul membre souffre, tous les autres partagent sa douleur.
Que votre sainteté n’aille pas penser que je dis cela pour défendre les honneurs épiscopaux déférés à un de mes moines. Il n’y a rien de nouveau, il n’y a rien d’étonnant pour moi, de voir les moines de Cluny devenir évêques ; et vous savez vous-même combien de religieux de mon monastère ont brillé et brillent encore à la tête des églises chrétiennes. Si donc je parle, c’est qu’un véritable enfant d’Israël ne peut ni diffamer, ni laisser diffamer le nom d’une fille d’Israël. Que si un grand nombre de clercs séculiers, dont la religion et la science n’avaient rien de remarquable, ont été vus sur le siège épiscopal de Langres, non seulement avec l’approbation de l’Église, mais avec les louanges de l’Église, qu’y a-t-il d’inconvenant qu’un homme de la religion monastique, un moine savant et lettré, ait été choisi pour pontife de Langres dans un couvent d’où sont sortis tant d’évêques, d’archevêques, de patriarches, et jusqu’aux prélats suprêmes de l’Église romaine apostolique, le sommet de toutes les églises ? Et, pour vous dire enfin toute ma pensée, les moines redoutent les moines, les religieux redoutent les religieux, les Cisterciens redoutent les Clunistes : tous se défient précisément le plus de ceux à qui ils devraient se fier davantage. Que ces soupçons disparaissent, et que chacun apprenne de la nature elle-même à aimer son semblable et à s’y attacher de préférence. Si Dieu a mis cet instinct jusque dans les animaux, pourquoi ne le ferait-il pas prévaloir aussi dans les hommes et chez les moines ? Si, un moine devient évêque de Langres, il devra donc chérir les frères de Cîteaux et tous les autres moines ; car il gagnera tout à les aimer, et ne pourra que perdre en les haïssant. Et notre moine de Cluny n’osera pas faire en cela autrement qu’il ne nous verra agir nous-mêmes en nous aimant.
PIERRE À BERNARD. p. 417
Il a plu à votre sainteté de demander mon humble avis sur l'élection du frère Henri, votre fils, et si vous y deviez donner ou refuser votre consentement. Vous n’avez pas besoin de mes conseils, vous qui êtes plein de l’esprit de prudence et de la crainte de Dieu ; et vous n’avez point à demander à un homme tel que moi ce que, par une grâce divine toute particulière, vous avez coutume de donner à d’autres et à nous-même avec abondance. Si cependant vous voulez savoir ce que je pense, je vous le dirai en peu de mots. S’il s’agit des mérites de l’élu, ils sont grands. Et comment ne le seraient-ils pas, lorsque, de si élevé qu’il était, il s’est fait si petit ; lorsqu’il a foulé aux pieds l’orgueil du sang royal avec une humilité si forte ; lorsqu’il a échangé le luxe et toutes les délices du monde qui abondaient pour lui contre d’innombrables tourments et mille morts corporelles ; lorsqu’il a dédaigné le monde qui lui souriait de toutes parts, et que, renonçant à lui-même et portant sa croix, il a suivi le Christ mourant ? Si donc l’élection est unanime (car on dit qu’il n’y a aucun dissentiment dans tout le clergé et le peuple de Beauvais) ; si le métropolitain et les suffragants y consentent ; si, comme je l’ai appris, les prières de tous vous sont adressées fréquemment pour que vous confirmiez une opération si sacrée ; si, de plus, m’a-t-on dit, la volonté du pape s’est fait connaître directement à cet égard, dans une lettre à l’évêque de Reims ; que vous reste-t-il donc à faire, homme vénérable, sinon de joindre votre volonté à la volonté de Dieu qui se révèle par tant de marques, et de ne point laisser plus longtemps l’église de Beauvais dans une attente pénible, et s’épuisant dans d’onéreuses et inutiles dépenses de voyage ? Si vous vous défiez de la capacité et de l’expérience de l’élu, songez que Dieu, qui a fait pour lui tant de choses, pourra bien faire plus encore en cette occasion. Ainsi, autant que je puis en juger, il ne faut pas différer, il ne faut rien remettre au lendemain; mais lorsque les graves personnages de votre pays viendront prochainement vous parler de cette affaire, comme on m’a rapporté qu’ils en ont le projet, recevez-les avec joie, écoutez-les avec bonté, et à cause de celui qui comble de biens les désirs de ceux qui l’aiment, exaucez promptement, et selon la justice, le désir qu’ils ont depuis si longtemps, la demande qu’ils ont tant de fois recommencée.
BERNARD À PIERRE. p. 418
Vous n’ignorez pas, j’en suis persuadé, combien il est loin de ma volonté de faire quelque chose qui puisse vous être désagréable. C’est pourquoi je n’hésite pas à vous demander ce que je crois bon et vrai. Je désirerais que vous vous conduisissiez, au sujet du monastère de Saint-Bertin, avec moins d’ardeur que vous ne l’avez fait dans le principe. Vous pourriez sans doute, et sans contestations, persister à l'assujettir à Cluny : mais je ne vois point ce que vous y gagneriez ; car je ne pense pas que vous soyez flatté d’un vain honneur qui entraîne pour vous tant de désagréments. Et puisque vous ne pouvez revendiquer Saint-Bertin sans grands soucis et le conserver sans grands troubles, vous avez aujourd’hui, selon moi, un excellent prétexte de vous tenir en repos, la crainte de soulever mille inquiétudes contentieuses.
BERNARD À PIERRE. p. 418
J’ai éprouvé une grande joie à recevoir votre lettre, bien que je n’aie eu qu’un instant pour la lire. J’avais alors, ô mon très aimé père, autant d’occupation que vous le savez, ou que vous pouvez le savoir. Je me suis pourtant dérobé, je me suis arraché aux demandes et aux réponses de tous, pour m’enfermer avec le frère Nicolas, si cher à votre cœur. J’ai lu et relu votre lettre, votre excellente lettre, pour moisi remplie de douces paroles. Votre affection qui éclatait dans votre épître me touchait profondément. Je regrettais de ne pouvoir vous répondre de suite avec tous les sentiments qui m’affectaient en cet instant ; mais les mille embarras du jour m’en empêchaient. Une foule immense de presque toutes les nations qui sont sous le ciel s’était assemblée à Cîteaux, Il me fallait répondre à tous ; car, pour mes péchés, je suis venu au monde destiné à être rongé, dévoré d’une multitude de soucis et d’affaires. Je vous envoie ces quelques lignes, à vous qui êtes mon âme: mais dès que j’aurai le temps, je dicterai avec plus de soin une lettre qui vous fasse mieux connaître ce que je suis pour vous.- Relativement au testament du baron que vous nous avez envoyé, je vous l’écris en toute vérité, nous l'avons reçu de vous comme un bienfait, et non comme une chose qui nous fût due. — Je me réjouis de connaître la vérité sur l’élection de Grenoble ; mon cœur s’est échauffe, sachez-le bien, aux paroles que m’a rapportées de votre part notre fils commun, Nicolas. Je suis tout disposé, sans que j’en éprouve aucun embarras, à faire ce que vous désirez, partout où je le pourrai. — Au chapitre général de Cîteaux, il a été fait mention de vous, notre maître, notre père, notre ami très cher, et de tous vos frères, tant vivants que morts. L’évêque élu de Beauvais vous salue en ami, et il l’est en effet.
PIERRE À BERNARD. p. 419
S’il est permis de se plaindre d’un ami, et d’un ami tel que vous êtes, je me plains de vous. Je vous adresse le reproche qu’on fît jadis à un autre grand personnage : « Mon père, votre ami vous demandât-il une chose très grave, il était certainement de votre devoir de la lui accorder. » À combien plus forte raison deviez-vous être complaisant envers celui qui, tantôt par lettre, tantôt de rive voix, vous a dit, vous a prié, vous a presque ordonné avec la hardiesse de la familiarité, d’envoyer à Cluny Nicolas, votre secrétaire ! J’avoue que c’était exiger de vous un grand sacrifice : mais du moins le voyage n’est pas long. Si vous m’eussiez écrit vous-même seulement une fois de vous adresser tel ou tel de mes frères, ou plusieurs ensemble, qu’eussé-je fait, sinon ce que j’ai coutume de faire ? N’ai-je pas l’habitude de céder non seulement à vos prières, mais d’obéir à votre commandement ?
Vous me demandez la raison que je puis avoir de désirer Nicolas. Voir un homme qui vous est cher, n'est-ce pas là une raison suffisante ? Vous l’aimez, mais je l’aime aussi. Ne vous est-il point agréable que j’aime ce qui vous appartient ? Ne vous est-il point agréable que je donne aussi ma vive affection à celui que vous aimez, entre tous vos amis, je le crois, avec le plus de tendresse ? Quelle meilleure preuve d’amitié peut-on donner que d’aimer ce qu’aime son ami ? J’aime donc votre secrétaire à cause de vous ; mais je lui suis encore attaché pour lui-même : à cause de vous, parce qu’il est plein de zèle à votre égard ; pour lui-même, parce qu’il le mérite par les services qu’il m’a rendus dès le temps de l’évêque de Troyes. Jusqu’ici je n’ai rien reconnu de ce qu’il a fait pour moi, si ce n’est en le chérissant sincèrement. Mais comme chacun aime à rendre complaisance pour complaisance, service pour service, ne paraîtrais-je point ingrat outre mesure, si, sans qu’il m’en coûte rien, sans aucun sacrifice personnelle n’accordais pas à tout le moins ma bienveillance à celui qui m’aime ? Et pour que l’attachement que je lui porte ne se prouve pas seulement en paroles, est-il donc étonnant que je cherche à le voir du moins une fois chaque année, à lui parler, à m’entretenir avec lui dans le Seigneur et avec délices sur les saintes Écritures et sur les livres de philosophie dont il est excellemment rempli ? Si parler de Dieu, des choses divines, du souverain bien des âmes, est chose vaine, c’est une chose vaine aussi que l’arrivée de Nicolas auprès de nous. Si c’est chose vaine que de graver dans le cœur de nos frères l'amour de votre personne, rendre précieux à tous nos moines les intérêts de votre Ordre, unir enfin la communauté de Cîteaux à celle de Cluny par tous les liens de la charité, l’arrivée de Nicolas à Cluny est encore chose vaine. Il n’est pas de jour que Nicolas ne me parle avec ardeur de vous et des vôtres, qu’il ne cherche à faire le bien de votre congrégation, et à obtenir tout ce qui peut contribuer à la paix de Jérusalem ; voilà les amusements, les occupations frivoles et oiseuses de votre secrétaire auprès de nous. Pourquoi donc, ô mon très cher ami, ne me l’accordez-vous pas au moins une fois par mois, lorsque je vous ai cédé, non pas par pour un mois, mais pour toujours, Pierre et Robert, qui vous étaient attachés parles nœuds du sang ; Garnier et bien d’autres qui se sentirent attirés par leur affection pour vous ? Vaincu par vos lettres ou par vos conseils, que d’abbés, que de moines n’ai-je pas cédés à d’autres Églises, pour ne pas dire à des Églises étrangères ! Je ne me repens pas d’avoir fait ces sacrifices à un ami à qui je suis prêta en faire beaucoup d’autres encore. Mais il est juste qu’il me paye de retour, et qu’après avoir tant obtenu de moi, il me concède aussi quelque chose. Et en cela même, votre Ordre trouvera son avantage plus quo le nôtre : car, après vous, homme vénérable, est-il un interprète plus efficace, un défenseur plus persuasif de vos intérêts ? Est-il quelqu’un qui puisse pêcher avec plus de bonheur et plus d’adresse dans la mer ou dans le fleuve de Cluny ?
Mais je me souviens que, dernièrement, votre sainteté, séjournant à Cluny, me dit : Pourquoi me demandez-vous, Nicolas ? et que je répondis : Je n’en ai pas un grand besoin. Je l’avoue, mon cher ami, pardonnez-moi si j’ai eu tort : mes paroles furent alors plutôt l’expression du mécontentement que de la vérité. Je ne fus pas sincère, je ne sais par quel hasard, mais enfin, ce qui m’arrive bien rarement, je déguisai complètement ma pensée ce jour-là. Ma langue disait une chose et j’en gardais une autre au fond de mon cœur. Voici sans doute ce que je pensais en secret : « Pourquoi avouerais-tu tant de fois ce que tu désires ? Peut-être, après avoir été déjà refusé une première et une seconde fois, subirais-tu un troisième refus. Tu as demandé, et tu n’as pas été exaucé : à quoi bon supplier encore ? » J’ai voulu répondre ce que répondit aux Pharisiens l’aveugle de naissance : Je vous ai parlé, et vous m'avez entendu. Que voulez-vous que je vous dise encore ? Cette réponse que j’avais l’intention de vous faire, je ne l’ai point faite, je l’avoue ; tenez-moi compte de mon aveu. Tenez-moi compte de ce que je n’ai pas couvert la vérité du voile du mensonge. Tenez-moi compte de ce que, pour être fidèle à ce précepte qu’entre amis tout doit être à découvert, j’ai mis à nu devant vous la petite ruse que j’avais recelée au fond de mon âme. Sachez-moi gré de ma franchise. Mais vous demandé-je une part quelconque de l’or et de l’argent de votre trésor, si votre trésor est plein ? Non, je ne vous demande que de m’envoyer Nicolas, et je garderai envers vous, en d'autres occasions, la même réserve qu’aujourd’hui : je prendrai garde de jamais vous rien demander que vous soyiez en droit de me refuser, ou qui puisse être préjudiciable, je ne dis point à moi, mais à vous-même. Faites donc pour moi ce que je sollicite, faites que Nicolas célèbre à Cluny avec nous la Pâque prochaine, et que, après nous avoir apporté, selon sa coutume, les témoignages de votre cœur, il vous reporte, en retournant à Clairvaux, toute l’affection de nos âmes Combien il y a de respect et d’amour pour vous dans les replis les plus cachés de mon cœur, vous le savez, vous que je vénère et que j’embrasse. J’étais déjà le même, alors que votre absence m’envia et me cachait votre personne : car déjà votre renommée, plus rapide que votre corps, représentait aux yeux de mon esprit, aussi bien qu’elle le pouvait, la physionomie de votre âme bienheureuse. Mais depuis que j’ai obtenu ce qui m’avait été si longtemps refusé, et que les illusions de mes rêves se sont évanouies devant la vérité, mon âme s'est attachée à vous et n'a pu dès lors s’en séparer. Votre affection s’est tellement emparée de moi tout entier dans la suite ; j’ai été tellement ravi par vos vertus et vos mœurs illustres, qu’il ne m’est rien demeuré qui ne fût à vous, et que rien de ce qui vous touche ne m’est resté étranger. Depuis ce temps, cette affection inébranlable ne m’a point quitté : et plaise à Dieu que, vous aussi, vous vous mainteniez dans ces sentiments que la cause du Christ a fait naître entre nous ! Car c’est cette affection seule, cette affection impérissable, qui a sauvé nos excellentes relations. Mais si je garde en mon cœur, comme dans le trésor le plus caché, mon attachement pour vous ; s’il m’est plus cher que tout l’or du monde et que les pierres les plus précieuses, je suis étonné de n’avoir pas reçu de vous, depuis si longtemps, et autant que je le voudrais, des marques de l’amitié que vous m’avez gardée vous-même. Je dois vous remercier sans doute de ne m’avoir pas tout à fait oublié, et de m’avoir souvent fait saluer par diverses personnes ; mais je me plains que jusqu’ici vous ne m’ayiez pas donné dans vos lettres des preuves plus certaines de votre intimité. Je dis des preuves plus certaines : car ce qui est écrit sur le papier ne change point, tandis que la langue de ceux qui parlent altère souvent la vérité par des additions ou des retranchements. Je recommande donc avec confiance à votre amitié les messagers que j’envoie au pape : vous êtes un soldat choisi, toujours prêt au jour du combat ; vos deux mains sont disposées à défendre l’Église de Dieu dans ses périls, et les armes de la justice qui vous couvrent vous font mépriser le danger. Vous donc, qui soutenez les causes qui vous sont étrangère vous ne pourrez manquer aux nécessités de vos frères. Dites à mes envoyés, mois surtout écrivez-moi, pour me rendre te repos, l’époque de votre retour, et l’état dans lequel se trouve le pape. Plût à Dieu, comme je l’ai toujours souhaité, que nous fussions affranchis, vous des fatigues de la cour romaine, moi des soucis d’une affaire chanceuse ; que le même lieu nous rassemblât à jamais, que la même charité nous unit, et que le même Dieu nous accueillit dans sa bonté !
PIERRE À BERNARD. p. 423
Je vous ai écrit dernièrement une longue lettre ; aujourd’hui je vous en adresse une plus brève : celle-ci vous dira peu de chose, parce qu’elle compte sur la langue de celui qui la porte. Ma lettre n’a donc pas d’autre objet que d’engager celui qui la lira à s’adresser au porteur, et à lui demander ce que mon billet passe sous silence. Quand donc vous aurez pris connaissance de ceci, demandez au porteur de vous dire ce que ne contient pas mon épître, et apprenez de lui ce que ni moi ni ma lettre ne pouvons vous apprendre. Celui que je vous envoie est Gabuinus, tout à fait connu de vous et de moi, et, je le crois, aussi cher à vous qu'a moi-même.
BERNARD À PIERRE. p. 423
Que le Très Haut vous visite, ô saint homme ! vous qui êtes venu me visiter sur la terre étrangère, et me consoler dans le lieu de mon exil, vous avez fait une bonne action, en comprenant et en remplissant le vicie de mon âme. J’étais absent, et absent pour de longs jours, et vous vous êtes souvenu de mon nom, grand homme, préoccupé à de grandes choses. Béni soit votre ange qui a suggéré tant de bienveillance à votre cœur ! béni soit notre Dieu qui a mis en vous cette bonne pensée ! Oh ! je les tiens dans mes mains vos lettres dont je m’enorgueillis auprès des étrangers ; ces lettres où vous avez épanché votre âme dans la mienne. Je me glorifie d’avoir gardé une place non-seulement dans votre souvenir, mais dans votre affection ; je me glorifie d’être privilégié dans voire amitié, et je suis comblé de la douce effusion de votre cœur pour moi ; je me glorifie encore, au milieu de mes tribulations, d’avoir été trouvé digne de souffrir pour l’Église : car voilà ma vraie gloire, et ma joie véritable, le triomphe de l’Église. Si nous avons partagé le travail, nous partagerons aussi la consolation. Il fallait bien prendre part aux douleurs et aux peines de notre mère commune, de peur qu’elle ne nous adressât cette plainte : Ceux qui étaient près de moi se sont éloignés, et ceux qui m'aimaient autrefois m'ont maltraitée sans mesure.
Grâces soient rendues à Dieu, qui lui a donné la victoire, qui l’a honorée dans ses peines, et mis un terme à ses travaux ! Notre tristesse s’est changée en joie, et notre deuil en chants d’allégresse. L’hiver est passé ; la saison des pluies a disparu ; les fleurs ont de nouveau jonché la terre ; le temps de tailler les arbres est venu. Il faut couper toute branche inutile et pourrie. Celui qui faisait pécher Israël, l’homme d’iniquité, n’est plus (l’antipape Anaclet) : l’enfer l’a dévoré. Il avait fait, comme dit le prophète, un pacte avec la mort, un contrat avec l’enfer ; et c’est pour cela, selon la parole d’Ézéchiel, qu’il a couru à sa perte, et qu’il est mort pour l’éternité. Nous avons encore été délivrés d’un autre de nos ennemis (Gérard, évêque d’Angoulême), le plus dangereux et le pire de tous, peut-être ; c’était un ancien ami de l’Église, mais de ceux dont elle a coutume de se plaindre et de dire : Mes amis et mes proches se sont élevés, et ils ont marché contre moi. Si quelques ennemis nous restent encore, ils auront, j’en ai l’espérance prochaine, le même sort et la même condamnation. Je ne tarderai pas à revenir auprès de mes frères, si ma santé le permet, et je compte passer par Cluny. En attendant, je me recommande à vos saintes prières. Nous saluons votre camérier, le frère Hugues, et toute la multitude pieuse qui vous entoure.
BERNARD À PIERRE. p. 424
À la lecture de votre lettre, je me suis réjoui qu’un homme aussi éminent que vous ait pris la peine de prévenir un pauvre frère par ses douces bénédictions. Mais, puisque vous daignez trouver bon de nous voir et de causer ensemble, quand rencontrerons-nous un temps, un lieu, une occasion convenable ? En attendant, je ne rends que peu de paroles à vos paroles brèves ; bien disposé à vous en écrire davantage, quand je saurai que mes longues lettres ne vous importuneront point. Et comment encore l’oserai-je, moi si petit devant vous, si votre humilité ne daigne rapprocher de votre grandeur ma petitesse ?
PIERRE À BERNARD. p. 425
Si cela m’eût été permis, si les desseins de Dieu n’en eussent autrement ordonné, si l’homme était le maître de choisir sa voie, j’eusse aimé mieux m’unir par des liens indissolubles à votre très chère béatitude, que de commander ailleurs et même de régner parmi les hommes. Quoi donc ! habiter avec vous, dont les saintes relations ne sont pas seulement agréables aux hommes, mais aux anges mêmes, n’est-ce point préférable à toutes les royautés terrestres ? Si je vous nomme le concitoyen des anges, bien que cette divine espérance ne soit point réalisée encore, c’est que je suis sûr que la miséricorde de Dieu ne me donnera point un démenti. S’il m’eût été donné de demeurer près de vous ici-bas jusqu’à ma dernière heure, peut-être il m’eût été donné aussi d’être avec vous à jamais là ou vous serez dans l’éternité. Vers qui m’empresserais-je, sinon vers vous, attiré que je me sens par les parfums de vos vertus ? Et, si je ne puis toujours jouir de votre présence, oh ! plaise à Dieu que j’en puisse souvent jouir ! Et puisqu’enfin cela même ne m’est pas accordé, plaise à Dieu du moins que je voie souvent les messagers que vous m’envoyez ! Mais vous m’adressez encore de trop rares messages ; je veux donc que votre sainteté me visite prochainement, par l’intermédiaire de Nicolas, votre secrétaire, et qu’il demeure avec moi jusqu’à l’octave du Seigneur. En lui est une part de votre esprit ; en lui mon esprit tout entier repose. Je vous verrai en lui, ô saint frère, je vous entendrai par lui ; et par lui je vous manderai les secrets que je veux confier à votre sagesse. À votre âme sainte et à tous ceux qui servent Dieu tout puissant sous votre commandement, je me recommande, ainsi que tout mon monastère, avec la piété la plus profonde et les supplications les plus ardentes.
BERNARD À PIERRE. p. 426
Que faites-vous, ô saint homme ! Vous louez un pécheur, vous béatifiiez un misérable. Il ne vous reste plus qu’à prier Dieu qu’il me préserve d’un tel aveuglement. Que, charmé par vos excessives louanges, je commence à me méconnaître moi-même, et me voilà aveuglé. Et peu s’en est fallu que je succombasse à cette faiblesse, à la lecture de votre lettre où votre béatitude me béatiûe. Oh ! que je serais à présent bienheureux, s’il suffisait pour cela de vos paroles ! Et, cependant, j’aime à me dire bienheureux, non de vos louanges, mais de votre bienveillance : bienheureux d’être aimé de vous, et de vous aimer moi-même ! Et encore n’osé-je pas me livrer pleinement à cette douce pensée. Pourquoi ? dites-vous avec étonnement. C’est que je ne vois rien en moi qui mérite une si grande affection, surtout delà part d’un homme si éminent ? Je sais qu'il n’est pas juste de vouloir être aimé plus qu’on n’en est digne. Qui me donnera la force d’imiter, autant que je l’admire, votre remarquable humilité ? qui me donnera de jouir de Votre sainte et désirée présence, non point toujours, non pas même souvent, mais seulement une fois chaque année ? Ah, je ne reviendrai jamais vide de vos pieux entretiens. Je ne contemplerais pas en vain un modèle de vertu, l’abrégé de la discipline monastique, un miroir de sainteté ; et ce que j’avoue n’avoir point encore appris assez à l’école du Christ, je l’apprendrais de vous, en voyant de mes propres yeux combien vous êtes doux et humble de cœur. Mais si je continue à vous louer, moi qui me plains d’être loué par vous, bien que je vous parle en toute sincérité, je ne serai point cependant d’accord avec ce divin précepte : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait à vous-même. Je viens donc à la petite demande qui termine votre lettre. Celui que vous m’ordonnez de vous envoyer n’est pas à Gain aux, mais auprès de l’évêque d’Auxerre, et si malade qu’on assure qu’il ne peut même venir jusqu’ici sans inconvénient grave.
BERNARD À PIERRE. p. 427
Votre fils, le frère Gaucher, est devenu notre fils, suivant ce précepte : Tout ce qui m'appartient est à toi, et tout ce qui t'appartient est à moi. De ce qu’il devient commun entre nous, ne rainions pas moins pour cela : mais au contraire, qu’il devienne s’il est possible, et plus précieux et plus cher à mes yeux, parce qu’il est à vous, et aux vôtres, parce qu’il est à moi.
BERNARD À PIERRE. p. 427
Oh ! plût à Dieu que je pusse vous envoyer mon âme comme je vous envoie cette lettre. Vous liriez clairement alors tout ce que le doigt de Dieu a écrit d’amour pour vous dans mon cœur, a gravé de tendresse pour vous jusqu’au fond de mes entrailles. Mais à quoi bon me recommander encore à votre affection ? Dès longtemps mon âme est liée fortement à la vôtre ; et l’égalité de notre attachement mutuel a fait de nous un seul cœur en deux personnes. Qu’eût été mon humilité à côté de votre grandeur, si vous n’eussiez daigné vous abaisser jusqu’à moi ? Aussi s’est-il fait entre nous un mélange, de ma bassesse avec votre grandeur, si bien que je ne puis être humble sans vous ; ni vous, être grand sans moi. Je vous dis cela, parce que Nicolas, mon fils et le vôtre, m’a tout ému, en m’assurant lui-même, avec émotion, qu’il avait vu une de mes lettres directement à votre adresse, et renfermant d’amères paroles. Croyez-en un homme qui vous aime : ce n’est pas dans mon cœur qu’a pu naître, ce n’est pas de ma bouche qu’a pu sortir ce qui a blessé vos bienheureuses oreilles. Accusez-en la multitude de mes affaires ; accusez-en mes secrétaires qui ne retiennent pas toujours parfaitement le sens de mes paroles, aiguisent leur style outre mesure, sans que je puisse revoir ce que j’ai ordonné d’écrire. Que cette excuse m’obtienne mon pardon. Désormais, quoi qu’il en puisse être, je relirai moi-même mes lettres à votre adresse, et je n’en croirai qu’à mes propres yeux et à mes propres oreilles. Notre très cher fils Nicolas vous dira de vivo voix, mieux et plus pleinement, ce qui me reste à vous dire. Vous l’écouterez comme moi-même : car il vous aime, non en parole et en vaines apparences, mais en œuvres et en vérité. Saluez pour nous la multitude sainte que vous gouvernez, et recommandez-moi, comme un de leurs enfants, à leurs prières.
PIERRE À BERNARD. p.428
Que vous dirais-je ? moi qui d’ordinaire trouve sans peine mes expressions, je demeure maintenant muet. Pourquoi ? C’est que vos lettres, qui devraient m’inspirer d’abondantes paroles, m’ont rendu muet : car elles renferment tant de choses en peu de mois, que, si je m’efforçais de répondre avec développements, j’aurais plutôt encore l’air d’être trop court que de trop parler. Mais je m’adresse à un homme grave et religieux. Il faut donc procéder selon la gravité de la circonstance, et comme le demande l’Ordre auquel vous appartenez, bien qu’il ne soit pas le mien. En vérité, je le répète, votre lettre est brève, mais elle prête à ma réponse une ample matière. Si je dis des choses inconvenantes, supportez, je vous prie, ma déraison : car l’amitié véritable doit non seulement accueillir les discours raisonnables d’un ami, mais encore adoucir et tolérer ses injustes paroles.
J’ai reçu de votre part des lettres bien remarquables, des lettres qui me témoignent plus d’amitié et d’honneur que je n’en mérite. Vous me nommez très vénérable ; vous m’appelez votre père, votre très cher ami ; mais tout en honorant l’esprit de vérité, qui, du Christ, a passé dans vous, permettez-moi de contester les deux premiers noms que vous me donnez, et de ne reconnaître que le troisième. J’ignore que je sois vénérable : je nie que, par rapport à vous, je sois digne du nom de père ; mais que je sois votre ami, et votre ami très cher, ma bouche le proclame avec joie, et mon cœur est d’accord avec elle.
Mais je ne veux rien dire de ces titres de très vénérable et de très cher ami, dont je rejette l’un, et dont j’accepte l’autre. Laissez-moi seulement vous citer, à propos du nom de père, ce que m’écrivait autrefois un moine bien illustre en son temps, la fleur éclatante de la religion, Guigue, prieur des Chartreux. Je lui écrivais fréquemment : nous avions ensemble de nombreux entretiens, sa correspondance familière me charmait, et dans mes lettres je le nommais mon père. Il supporta cela d’abord, persuadé que cela ne durerait point ; mais quand il vit que je persistais à lui donner un tel titre, et à le répéter dans des lettres géminées, le saint homme éclata enfin dans une lettre qui, entre autres choses, contenait ce qui suit :
« Par cette affection qui échauffe vos entrailles pour nous qui n'en sommes pas digne, nous vous supplions, lorsque votre sérénité daignera écrire à notre petitesse, de songer assez à votre propre édification, pour ne point enfler notre faiblesse d’un périlleux orgueil. Nous vous supplions, par-dessus toutes choses, et les genoux attachés à la terre, de ne plus estimer notre bassesse digne de recevoir le nom de Père. C’est bien assez, et plus que je ne vaux, si vous appelez votre frère, votre ami, votre fils, celui qui n’est pas même digne de se nommer votre serviteur. »
Ce que le chartreux m’écrivait, je vous l’écris moi-même. C’est bien assez, c’est trop peut-être, si je m’honore en vous donnant et en recevant de vous le titre de frère, d’ami et d’ami très cher, ou tel autre nom pareil que je puisse convenablement vous adresser ou accueillir.
Mais après vous avoir dit ma pensée sur le titre dont vous me saluez, que dirai-je des paroles suivantes de votre lettre : « Oh ! plût à Dieu que je pusse vous envoyer mon âme comme je vous envoie cette lettre ! Vous liriez clairement alors tout ce que le doigt de Dieu a écrit d’amour pour vous dans mon cœur, a gravé de tendresse pour vous au fond de mes entrailles !» Ah ! je l’avouerai, sans que je veuille profaner les paroles consacrées d’un plus grand mystère, ces paroles ont coulé sur ma tête comme les parfums qui, de la barbe d’Aaron, ont coulé sur sa tunique, et comme la rosée d’Hermon, descendant sur la sainte montagne de Sion : jamais des flots plus doux n’ont baigné une montagne, jamais le lait et le miel n’ont abreuvé plus délicieusement une colline.
Ne vous étonnez pas que j’attache tant de prix à vos paroles, et que je les retienne si religieusement ; car je sais qu’elles ne sont pas sorties d’une bouche ordinaire, mais de la bouche de celui qui n’a jamais su parler que du fond d’un cœur pur, d’une conscience sans tache et d’une affection sincère. Je sais, et le monde entier le sait comme moi, que vous n’êtes pas de ceux dont parle le psaume : Ils ont adressé à leur voisin de vaines paroles ; je sais que vous n’êtes pas de ceux qui ont l’air de parler du cœur, quand ils ne parlent qu’avec de trompeuses lèvres. Aussi, toutes les fois qu’il plaise à votre sainteté de m’écrire, je ne lis pas vos lettres aven négligence et comme en passant : je les prends, je les lis, je les embrasse avec empressement, avec affection. Et qui ne lirait point, qui n’embrasserait point avec autant de zèle que de tendresse, vos paroles que j'ai citées tout à l’heure, et celles-ci encore : « Dès longtemps mon âme est liée fortement à la vôtre ; et l’égalité de notre attachement mutuel a fait de nous un seul cœur en deux personnes. Qu’eût été mon humilité à côté de votre grandeur, si vous n’eussiez daigné vous abaisser jusqu’à moi ? Aussi s’est-il fait entre nous un mélange de ma bassesse avec votre grandeur ; si bien que je ne puis être humble sans vous, ni vous être grand sans moi, »
Peut-on lire négligemment de pareilles choses ? ne sont-elles pas faites pour fixer les regards, ravir le cœur, emporter l’affection de celui à qui elles s’adressent ? Vous seul, mon très cher, vous seul qui les avez écrites, vous pouvez connaître le sens que vous y attachez. Pour moi, je n’en puis comprendre que le sens littéral, que ce qui a été exprimé par un homme si grand, si véridique et si saint. Et d’ailleurs, comme vous me le dites en parlant de vous-même, ce n’est pas d’aujourd’hui que je commence à me recommander à votre affection. Tout jeunes encore, nous avons commencé à nous aimer dans le Christ : est-ce lorsque nous sommes déjà vieux, ou presque vieux, que nous douterons d’un attachement si long et si sacré ? Non, croyez-en celui qui vous aime, non (pour me servir de vos expressions), ce n’est pas dans mon cœur que pourra naître, ce n’est pas de ma bouche que sortira jamais le moindre doute sur vos protestations si amicales et si sérieuses. J’embrasse donc, et je garde en mon âme ce que vos lettres m’expriment. On m’enlèverait plutôt mille talents d’or que de m’arracher du cœur ce qu’elles contiennent.
Assez sur ce point. Voici maintenant à quel propos votre prudence a pu penser que j’étais indisposé contre vous. Dans une affaire qui vous est bien connue, au sujet d’un abbé d’Angleterre, une de vos lettres contenait ceci : « Toute équité est donc détruite ! toute justice a donc péri dans l’univers ! il n’y aura donc personne qui arrache le faible aux mains du plus fort, le pauvre et le nécessiteux à l’avidité du spoliateur ! » Mais, vous pouvez m’en croire, je n’ai pas été ému de cette vive apostrophe autrement que le prophète (bien que je ne sois nullement prophète), qui dit en pariant de lui-même : Moi, pareil à un sourd, je ri entendais rien : pareil à un muet, je ri ouvrais pas la bouche ; et ailleurs : Je suis devenu comme un homme qui ri entend pas, et dont la bouche ne trouve rien à répondre.
Je n’ai donc pas été blessé de votre vivacité ; et quand je J’aurais été, vous m’avez offert une réparation plus que suffisante en me disant : « Accusez-en la multitude de mes affaires, accusez-en mes secrétaires qui ne retiennent pas toujours parfaitement le sens de mes parles, aiguisent leur style outre mesure, sans que je puisse revoir ce que j’ai ordonné d’écrire. Que cette excuse m’obtienne mon pardon. Désormais, quoi qu'il en puisse être, je relirai moi-même mes lettres à votre adresse, et je n’en croirai qu’à mes propres oreilles. » Ainsi, je vous pardonne, et je vous pardonne sans peine. Même quand j’ai été offensé gravement, je puis le dire en toute humilité, il m’a toujours coûté très peu d'admettre des excuses et de pardonner à ceux qui m’en priaient. Que si j’oublie aisément de graves injures, n’y a-t-il pas encore moins de difficulté pour moi, y a-t-il même aucune difficulté pour moi, d’effacer de légers torts ?
Quant aux dernières volontés que le baron romain, sous-diacre, a manifestées en mourant en faveur de l’église de Clairvaux et de Cîteaux, au sujet des sommes qu'il avait déposées à Cluny, il a été fait selon ce que m’ont écrit plusieurs personnes qui déclarent avoir reçu les intentions du mourant. Je veux cependant que vous sachiez que, au dire de plusieurs témoins que je crois dignes de foi, la bienveillance de l’abbé de Cluny vous a donné plus que ne l’eût fait le testament du baron. Je ne suis pas assez étranger à la science des lois divines et humaines, pour ignorer qu’on peut confirmer des legs et des fidéi-commis à cause de mort dans un testament postérieur. Mais je lis cependant ailleurs : « Rien n’est aussi conforme au droit naturel que de maintenir la volonté du propriétaire qui ordonne que sa chose soit transmise à un autre. » Je dis cela, parce que, de l’aveu des témoins que j’ai cités, le baron avait donné à Cluny tout ce qu’il y avait déposé, à moins qu’avant de mourir il ne se décidât à le reprendre. Pourtant, je n’ai pas voulu user de ce privilège ; et cela même que je croyais m’appartenir, au dire des mêmes témoins, je l’ai abandonné à vous et à vos frères, l’ai confié à votre fidèle et à mon très cher Nicolas, pour qu’il vous le révèle soigneusement, ce que je pense de l’élection de l’évêque de Grenoble contre laquelle s’élèvent nos frères les Chartreux. Écoutez-le, et croyez, sans la moindre hésitation, à ce qu’il vous rapportera de ma part. Si j’ai oublié quelque chose d’utile à vous apprendre, je l’écrirai, quand cela me reviendra à l’esprit, à mon très cher ami dans le Christ. Je finis en vous priant, en vous suppliant, comme je vous l’ai déjà mandé par quelques frères de votre Ordre, de vous souvenir de moi au milieu de la grande assemblée capitulaire des saints personnages qui se sont réunis à Cîteaux, et de recommander instamment à leurs prières moi et le corps entier de la congrégation de Cluny.
BERNARD AU PAPE EUGÈNE. p. 432
Il paraît insensé de vous écrire en faveur de l’abbé de Cluny, et de vouloir le placer en quelque sorte sous mon patronage, lui dont tout le monde ambitionne la recommandation. Mais j’écris, non parce que ma lettre lui est nécessaire, mais pour contenter mes affections ; non pour d’autres, mais pour lui. Si je ne puis accompagner corporellement mon ami, je veux du moins le suivre de cœur dans son voyage. Rien ne peut nous séparer, ni la hauteur des Alpes, ni les neiges glacées, ni la longueur du chemin. Dans cette lettre même je suis avec lui, je suis à ses côtés. Nulle part il ne pourra être sans moi. Je suis bien reconnaissant envers lui de m’avoir jugé digne d’une telle faveur. Et cette faveur même m’acquitte d’une dette ; et c’est moins une complaisance de ma volonté que l’accomplissement d’une nécessité du cœur.
Honorez donc un tel homme, comme un des plus honorables membres du corps du Christ. C’est, si je ne me trompe, un vase plein d’honneur, de grâces, de vérité, et de toutes sortes de vertus. Renvoyez-le-nous avec joie : car son retour nous réjouira tous. Daignez le combler de toutes vos faveurs les plus grandes : il les mérite toutes, et les répandra sur nous, dans leur plénitude, quand il reviendra en Bourgogne. S’il vous demande quelque chose au nom de Jésus-Christ, qu’il n’éprouve de vous aucune difficulté : car, si vous l’ignorez, sachez que c’est lui qui a étendu ses mains vers les pauvres de notre Ordre : c’est lui qui, avec les biens de son église, autant que ses moines lui permettent nous entretient souvent avec largesse et de bon cœur. Écoutez pourquoi je viens de vous dire : S'il vous demande quelque chose au nom de Jésus-Christ, c’est que je crains et je soupçonne qu’il vous sollicite de lui permettre de s’affranchir de ses fonctions d'abbé. Une telle demande, pour qui le connaît bien, ne serait pas une de celles qui se font au nom de Jésus-Christ. Ou je me trompe ou, depuis que vous ne l’avez vu, il est devenu plus que jamais défiant de lui-même, et plus parfait encore : car tout le monde sait que, dès le commencement de sa dignité abbatiale il a apporté mille améliorations à l’Ordre de Cluny ; par exemple, dans l'observance des jeûnes, du silence, et dans la réforme des habits rares ou précieux.
Retour à l'Histoire de l’abbaye de Cluny par Prosper Lorain (1845)
