L'abbaye de Saint-Rigaud à Ligny-en-Brionnais
Source : Abbé François Cucherat, l'abbaye de Saint-Rigaud dans l'ancien diocèse de Mâcon, ses premiers temps, son esprit, sa fin, ses abbés, Annales de l'Académie de Mâcon, tome II (1851), BNF/Gallica
I. EUSTORGE QUITTE ISSOIRE ET VIENT EMBRASSER LA VIE ÉRÉMITIQUE DANS LA FORÊT D'AVAISE, VERS L'AN 1060.
Le X° siècle avait été une époque de relâchement dans la discipline monastique ; le XI° fut un siècle de réforme générale. Cette réforme se produisit de bonne heure et eut pour promoteurs d'illustres personnages. Mais, comme il arrive dans toutes les réactions, même les plus saintes, il y eut d'admirables exagérations de piété et de pénitence, en dehors de la congrégation de Cluny que la force providentielle de son institution et la sagesse de ses chefs surent maintenir alors entre les deux extrêmes. On ne s'en tenait plus à la règle de saint Benoît. Les jeûnes absolus, ou au pain et à l'eau, les disciplines rudes et fréquentes accompagnant la récitation du Psautier tout entier plusieurs fois le jour, l'usage habituel des chaînes de fer sur la chair faisaient la base de cette volontaire flagellation par laquelle on se proposait d'imiter celle du Sauveur et d'avoir part aux grâces qu'il nous a ainsi méritées (1).
(1) Pour tout ce préambule, voir les Annales Bened. de Mabillon, t. IV, p. 559, 633, 560 et 561.
Réginon, abbé de Pruim, Guy de Pomposa et Poppon de Stavélo avaient honoré cette nouvelle forme de vie religieuse par l'éclat de leur savoir et de leurs vertus.
Mais nul ne la mit plus en relief et en vogue dans les monastères que saint Dominique l'encuirassé qui lui dut son surnom, et saint Pierre Damien, son ami et son maître dans la vie spirituelle. Ces grands personnages ne savaient rien donner à l'ostentation. Il leur fallait la solitude du cloître ou l'enfoncement des forêts. C'est là qu'ils jouissaient à l'aise des célestes douceurs de leur sanglante passion, sous les yeux de Dieu seul.
Ce genre de vie eut ses contradicteurs parmi les sages, mais surtout parmi ceux dont il faisait mieux ressortir l'indiscipline et l'inconduite. Une ardente polémique s'engagea, et saint Pierre Damien écrivit des pages éloquentes pour justifier et propager l'esprit de pénitence dans sa plus vive expression. On sait les tentatives qu'il fit auprès de saint Hugues pour introduire à Cluny même une discipline plus austère (1). Ce qu'il ne devait point obtenir à Cluny, il le vit bientôt adopté avec ardeur sur un autre point du diocèse de Mâcon, et mis en pratique par le fondateur de Saint-Rigaud.
Alors vivait à Issoire, dans un monastère consacré à saint Austremoine (2), apôtre de l'Auvergne, un religieux nommé Eustorge, homme simple et craignant Dieu. Plein de l'esprit de sa vocation, il se sentait, de plus, un attrait particulier pour la solitude absolue et les rigueurs de la vie érémitique. Cette aspiration n'était point chose nouvelle et irrégulière chez un moine. Saint Benoît l'a prévue au chapitre 1er de sa Règle, et il approuve qu'il y soit donné suite en certains cas. Cette possibilité, jointe à tout ce qu'il entendait raconter souvent des saintes austérités de l'école de Dominique et de Pierre, enflammait de plus en plus ses désirs.
(1) Bibl. Clun. col. 461-462.
(2) Le monastère d'Issoire avait été fondé à l'occasion de la translation en ce lieu du chef de saint Austremoine. (Ann. Ben., t. II, p. 203 et 204.)
Mais les voies extraordinaires ne doivent être suivies que sur des preuves extraordinaires de la volonté céleste, et elles doivent toujours passer par l'épreuve de l'obéissance. Aussi Eustorge, n'en doutons pas, dut soumettre longtemps à l'examen de ses supérieurs cette vocation divine, devenue à la fin si manifeste qu'il fallut céder à ses instantes prières et le laisser, comme autrefois Abraham, s'éloigner des lieux qui l'avaient vu naître à la vie religieuse. Eustorge, muni de la bénédiction de ses supérieurs, s'arrache donc aux larmes des Frères et dirige ses pas vers le nord-est.
En suivant cette direction, il devait arriver, après trois ou quatre jours de marche, dans le Brionnais, aux confins de la Bourgogne, du côté de l'Auvergne et du Forez. Eustorge revenait-il au lieu de son origine, comme le veut Courtépée ? Était-il amené, sans le savoir, par l'ange de Dieu dans le Brionnais ? Ou bien y était-il attiré par ce qu'il en avait ouï dire ? Nous ne savons. Mais là se trouvaient alors une étendue considérable de pays, couverts, en grande partie, de magnifiques forêts, traversés du midi au nord par la Loire et sillonnés en tous sens par des collines, des vallons et des rivières qui viennent aboutir au grand fleuve : lieux vraiment choisis pour les âmes contemplatives, lesquels avaient été déjà témoins des vertus de saint Hugues d'Anzy et de ses religieux (dès 930) (1) ; où venait de naître, à la voix de saint Hugues de Semur, le pieux et illustre asile de Marcigny (1056) (2), et où s'élèveront bientôt les monastères de Saint-Lieu (Sept-Fons 1132) (3), et de Bénisson-Dieu (1138) : Bénisson-Dieu qui devra le choix de sa position et son nom angélique à l'enthousiasme de saint Bernard pour ces sites admirables (4).
(1) Mabil., Acta SS. Ordinis S. Bened., t. VII, p. 89.
(2) Bibl. Clun., col. 420. Ann. Ben., t. IV, p. 612. Fondé, suivant les Mss. de Marcigny, en 1056, ce monastère ne fut régulièrement constitué que l'an 1061, date sous laquelle Mabillon parle de l'origine de Marcigny.
(3) Gallia Christ., t. IV, p. 499.
(4) Gallia Christ., t. IV, p. 305. Tradition locale.
Eustorge, qui précède saint Bernard de près d'un siècle, pénètre plus avant dans la solitude. Car, nous l'avons dit, il était conduit par l'attrait de la vie érémitique, et il lui fallait un lieu plus sévère, plus retiré du monde et plus éloigné du grand fleuve.
Il arrive dans la forêt d'Avaise, située à deux heures de chemin et à l'orient de la Loire. Cet endroit dépendait de la paroisse de Ligny, alors du diocèse de Mâcon et dans l'archiprêtré de Charlieu. Ligny est aujourd'hui une des plus importantes communes du canton de Semur-en-Brionnais. Là, dans l'enfoncement de la forêt, Eustorge crut reconnaître le lieu de son repos : Haec requies mea in seculum seculi, hic habitabo quoniam elegi eam.
Mais quelle demeure ! Un lieu sauvage et inhabité, sans abri contre la rigueur des saisons, sans ressource pour les besoins de la vie ! Eustorge y arrive seul, muni de sa foi et de sa ferveur, du livre de la prière et de son cœur. Le voilà au comble de ses désirs. Il est seul avec Dieu dans la terre de promission.
II. LE BRUIT DES VERTUS D'EUSTORGE SE RÉPAND DANS LA CONTRÉE. AGANON ÉVÊQUE D'AUTUN. EUSTORGE ADMET QUELQUES DISCIPLES.
Arrêtons-nous à l'entrée de l'ermitage d'Eustorge. Laissons aux anges de Dieu le secret et l'appréciation d'une vie que le monde ne connaît pas, qu'il ne pourra jamais concevoir. Et toutefois, l'homme que les mauvaises passions ne dominent pas, ne peut se défendre d'un religieux respect pour ces nobles enfants du désert. Il ne peut s'empêcher de voir en eux les amis de Dieu. Il ne peut leur refuser une confiance dont il ne sait pas toujours se rendre compte. Il aime à se ménager leur amitié ; il sent qu'il s'honore en la méritant, qu'il s'enrichit en l'obtenant.
S'il en est ainsi dans notre siècle, c'était bien autre chose en ces siècles de foi, où nous avons reporté nos pensées, où nous rencontrons notre vénérable Eustorge, Alors, les solitudes les plus retirées ne réussissaient pas à cacher ceux qui venaient leur demander le secret et l'oubli du monde.
Aussi, le bruit se répandit bientôt de l'arrivée de l'homme de Dieu dans la contrée. Sa présence fut regardée comme une bénédiction pour notre Brionnais. Les populations venaient lui demander ou des prières, ou des consolations, ou des conseils. Les grands le respectaient, et l'évêque d'Autun, Aganon, dont le diocèse touchait à la retraite d'Eustorge, s'empressait de contracter avec le pieux solitaire les liens d'une intime et sainte amitié. Bientôt on ne s'en tint plus seulement au sentiment de l'admiration ; plus d'un homme, touché de l'esprit de Dieu, répétait le mot célèbre d'Augustin : Eh ! Quoi, ne pourras-tu pas ce que peut celui-ci ? Et ils voulaient embrasser, sous la conduite d'Eustorge, le même genre de vie parfaite.
Eustorge, sans doute, gémissait de cet éclat qui commençait à le trahir. Il était venu de si loin chercher la solitude et l'oubli ! Ce n'était pas pour se remettre si tôt à converser avec les hommes, même avec les hommes de Dieu. Il les avait quittés à Issoire pour n'avoir plus de conversation que dans les cieux. Nous pensons donc qu'il dut opposer de la résistance aux demandes qui lui étaient adressées. Mais aussi, comme il arrive en pareilles circonstances, les désirs ne firent que s'accroître par les refus, et les vocations que se confirmer par l'épreuve. L'évêque d'Autun intervint, car il voyait là une nouvelle voie de salut offerte à ses diocésains, et il joignit ses sollicitations à celles des postulants. L'évêque de Mâcon voyait avec bonheur ce nouveau Carmel s'élever dans son diocèse. Eustorge ne put résister davantage. Il admit quelques disciples à habiter près de lui sous la tente, à mener avec lui la vie érémitique.
C'est alors, pensons-nous, que ce lieu fut mis sous la protection de la souveraine et indivisible Trinité, de la sainte mère de Dieu, et du glorieux confesseur saint Rigaud, dont il reçut le nom. Or, quel est ce saint personnage ! Nous l'ignorons, dit Mabillon (Ann. Bened., t. IV, p. 669) ; il n'en est fait mention aucune dans les martyrologes, pas même dans le martyrologe gallican. Il est honoré comme martyr, le 7 d'octobre, dans le monastère qui lui est dédié. Nous voyons dans nos manuscrits que cette fête se célébrait avec octave.
La Règle de saint Benoît fut adoptée pour la congrégation naissante. Mais Eustorge, fidèle à sa seconde vocation, et comptant sur la ferveur de ses disciples, y ajouta des pratiques plus austères, de la nature de celles que saint Pierre Damien avait voulu introduire à Cluny. Nous lirons, en effet, plus loin, dans une bulle d'Innocent IV à Geoffroi, abbé de St.-Rigaud : « Cum observantia tui ordinis ab ipsa institutione sui multum sit rigida et difficilis ad ferendum. » Aussitôt il fallut s'occuper des édifices réguliers, construire une église et pourvoir à la subsistance des Frères. Nous touchons au côté matériel du nouvel établissement. Celui qui a dit : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît, va y pourvoir avec amour.
III. DONATIONS D'ARTAUD DE NÉRONDE ET D'ÉTIENNETTE SA FEMME.
Les choses en étaient là, et déjà une congrégation de moines servaient le Seigneur à Saint-Rigaud, selon les expressions de la charte, lorsque, en l'an 1065 (1), Artaud de Néronde (près Roanne) donna le premier titre que nous trouvions en faveur de Saint-Rigaud.
(1) La date de cette charte que nous donnons aux pièces justificatives, aussi bien que la bulle d'Alexandre II du 16 mars 1071, constate l'anachronisme de Courtépée qui fait fonder Saint-Rigaud en 1171. (2° édition, t. IV, p. 439)
Artaud concède aux moines du lieu toute la terre, les prés, forêts, champs cultivés et incultes, depuis la rivière de Suppléon jusqu'à celle d'Osière, tels qu'il les avait reçus de son père. Etiennette, sa femme, applaudit à cette donation, et promet d'y ajouter de son côté, par testament, une terre qui lui appartenait et qui était proche de celle dont Artaud faisait don actuellement.
Or, quel est ce seigneur qui nous apparaît comme le père nourricier de la nouvelle famille bénédictine ? A quelle maison illustre appartient-il ? Il nous semble que, en complétant, la charte à la main, un texte mal cité par Mabillon (Ann. Bened., t. IV, p. 668), et en rapprochant l'une de l'autre deux paroles d'Artaud lui-même, nous devons arriver à la vérité. Mabillon, en effet, dit à l'endroit que nous venons d'indiquer que Saint-Rigaud est la fondation « cujusdam Artaldi filii Bosonis ». Il y a, dans la charte manuscrite : « Filii quondam Bosonis ». Sans doute, ce quondam n'est ni clair, ni élégant comme du latin de Cicéron. Une vieille traduction française que j'ai sous les yeux est digne de l'original, lorsqu'elle dit : Artaud, fils de jadis Boson. Ce quondam, ce jadis a pourtant ici une haute importance pour notre histoire locale, et nous aide à concilier ce que dit, d'une part, Artaud de Néronde : Constat me Artaldum filium quondam Bosonis, avec ce que le même Artaud nous dit dans la charte de donation de Crozan : Ego Artaldus ... pro remedio animae meae et patris mei Archibaldi. Archibaut, ou mieux Archambaud, était le véritable père d'Artaud. Boson était un de ses ancêtres. Dans les différentes chartes qui nous restent d'Artaud, on voit qu'il met un soin tout particulier à rappeler la mémoire de ses ancêtres divers et à leur appliquer une part au mérite de ses bonnes œuvres : Scilicet pro redemptione animarum nostrarum, vel pro parentum antecessorum nostrorum ; ailleurs : Vel omnium illorum de quorum parentela progenitus sum. S'il cite nommément Boson, c'est qu'il s'en glorifie comme du plus illustre. Dès lors, nous sommes autorisés à croire qu'Artaud descendait du comte Boson, l'aïeul maternel, sinon le père de Boson, roi de Provence (1). Le comte Boson, qui avait possédé de vastes domaines dans la contrée, était le fondateur du monastère de Charlieu, où l'on voyait son tombeau (2). Il fallait bien que la position comme la naissance d'Artaud fut princière, pour qu'un évêque se déplaçât et entreprit le voyage de Mâcon à Roanne, dans le but d'assister à ses derniers moments la veuve de ce seigneur, comme nous le verrons bientôt (3).
(1) Dunod, Hist. du Comté de Bourgogne, t. II, p. 85. Papon, Hist. gén. de Provence, t. II, p. 127 ; LA NOTE.
(2) Severtii, Episc Matisc. , édit. 2.a, p. 46 , et saint Julien de Balleure.
(3) Ci-après, page 17.
La consécration de l'église abbatiale de Saint-Rigaud eut lieu, selon Severt, le 18 décembre 1067. Cette solennité fit éclater à la fois les sentiments de religion et la générosité des seigneurs voisins, surtout de la famille d'Artaud. Heureux de voir prospérer son œuvre, Artaud abandonne, en ce jour, au monastère de Saint-Rigaud de nouveaux droits, quelques terres et églises, sur les confins du diocèse d'Autun, à Crozan, Gibles, Matour, Melay, St.-Jean et St.-Sernin. Au bas des diverses chartes données en cette occasion, nous trouvons les signatures d'Aganon, évêque d'Autun ; des moines Eustorge et Hugues, de Hugues Leblanc, frère d'Artaud ; de Letbald de Vernet, Durand de Montmelard et Foulques son frère, de Théotard de Vichy, de Girard des Perrières, etc., etc. Au même temps, Hugues Leblanc donnait à Saint-Rigaud Saint-Julien-de-Barez, au diocèse d'Auvergne. Ces dispositions terrestres servent à nous faire admirer le zèle et la piété d'Artaud, le vrai fondateur pour le temporel de l'établissement de Saint-Rigaud, où il mérita d'avoir son tombeau près de l'autel principal et du côté de l'Evangile, avec cette simple inscription : Artaud de Néronde, fondateur de ce lieu. Nous les avons groupées ici, pour n'y point revenir.
Artaud, à une époque que nous ignorons, mais qui était proche de sa fin, appropinquante sibi morte, avait encore donné au Seigneur et à Saint-Rigaud toute la terre qu'il possédait le long de la rivière de Bourbe, et une autre qui en dépendait. Signé Etienne, évêque d'Auvergne, et douze autres témoins, parmi lesquels Vicart de Bourbon.
Etiennette, qui avait applaudi à tout le bien que faisait son époux, et qui avait promis d'y ajouter elle-même, convola à de nouvelles noces, après la mort d'Artaud, et ne songeait plus à sa promesse. Une maladie grave la lui rappela. Elle fit venir à Roanne le prieur Eustorge et le moine Hugues, les conjurant de lui procurer la visite de Drogon, évêque de Mâcon. Ce prélat vient à Roanne, entend Etiennette, lui adresse des paroles sévères, lui enjoint une pénitence et veut que, selon sa promesse, elle ordonne que, après sa mort, on l'enterre à Saint-Rigaud, auprès de son premier époux (1).
(1) De la charte n° 1, aux pièces justificatives.
Etiennette fait en effet son testament, confirme les donations d'Artaud, y ajoute la terre de Fressy, sur le territoire d'Oyé, et l'église qu'elle possède au-delà de la rivière, à Ligny, avec toutes ses dépendances. Cette charte porte les signatures du prêtre Benoît, de Bernard de Centarbens, de Girin de Bonnefont et de Hugues son frère. Drogon donne à son tour une charte confirmative de celle d'Etiennette, et menace des peines canoniques ceux qui oseraient y porter atteinte. Plus tard, l'évêque Landry confirma toutes ces donations faites au monastère de Saint-Rigaud, situé dans son diocèse de Mâcon. Il les a renouvelées, pour qu'elles subsistent et aient leur effet à jamais.
IV. EUSTORGE MET LA COMMUNAUTÉ NAISSANTE SOUS LA PROTECTION DU SAINT-SIÈGE. BULLE D'ALEXANDRE II.
Cependant, il fallait mettre un sceau encore plus sacré au nouvel ordre de choses, et en assurer la perpétuelle durée. La piété éclairée d'Eustorge ne pouvait hésiter à s'adresser directement à la plus haute autorité qui fût au monde. Enfant adoptif du Brionnais, il n'ignorait pas la glorieuse réaction commencée par saint Hugues de Semur, abbé de Cluny, contre les abus sacrilèges dont les princes du monde se rendaient alors coupables, en usurpant les droits les plus imprescriptibles et les prérogatives les plus sacrées de la sainte Eglise. Nous avons exposé ailleurs (Cluny au XI° siècle, 3° partie) la part principale que saint Hugues et, sous lui, la Congrégation de Cluny ont prise dans la lutte séculaire, dont le résultat fut la restitution par l'Empire des droits du sacerdoce.
Eustorge, dans sa sphère modeste, voulut aussi donner au Saint-Siège la preuve de son dévouement, et c'est pour cela qu'il porta aux pieds d'Alexandre II la soumission parfaite de sa communauté. Il priait le Pontife de vouloir bien l'adopter et la prendre sous la garde de l'Eglise romaine. Sa demande était appuyée par l'évêque d'Autun, qui semble s'être associé définitivement à toutes les joies et à toutes les espérances d'Eustorge et des siens.
Alexandre accueillit avec consolation ce témoignage de piété filiale, et y répondit en accordant à la congrégation de Saint-Rigaud toute la tendresse, tous les sentiments d'intérêt et d'affection du meilleur des pères. Nous traduisons littéralement (Voir aux pièces justificatives, n° 3) :
« Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à la congrégation établie au monastère de Saint-Rigaud d'Avaise, à perpétuité. Nous devons accueillir et favoriser les religieux désirs avec une tendresse et une bienveillance telles, que ceux qui se sont proposé la ferveur de la dévotion aient à se féliciter du fruit de leur avancement, et puissent jouir des faveurs méritées qui les aideront à marcher dans le chemin de la perfection. C'est pourquoi notre vénérable Frère Eustorge, religieux du monastère de Saint-Austremoine d'Auvergne, devenu ermite dans la forêt d'Avaise au diocèse de Mâcon (lieu où il n'y avait pas eu encore de monastère, et où, grâce à la divine miséricorde et au pieux concours des âmes fidèles, il a cultivé les germes d'une toute petite congrégation), s'étant adressé directement à notre autorité apostolique, et appuyé par les prières de notre frère Aganon, évêque d'Autun, nous ayant supplié instamment de recevoir le susdit monastère sous la juridiction apostolique, de lui accorder le privilège de la garde particulière du Saint-Siège, afin que ce lieu, entouré de respect, muni et fort de la protection spéciale et de la garde de l'Eglise, mère de toutes les autres, put croître plus heureusement dans le bien, et se maintenir toujours dans sa ferveur, au milieu des épreuves humaines ; nous ne pouvions nous refuser à sa prière, sans nous rendre coupables de mépris pour la piété et la justice. Que tous les fidèles sachent donc à jamais que nous avons accordé le privilège de la protection apostolique à notre Frère et très cher fils Eustorge, à ses frères et à tous leurs successeurs ; voulant et ordonnant expressément que le monastère de Saint-Rigaud d'Avaise et tout ce qu'il possède de droit, comme tout ce que la piété divine lui accordera dans la suite, soit tellement sous la juridiction et dépendance de la Majesté apostolique, que nul, soit empereur ou roi, duc ou marquis, évêque ou comte, abbé ou tel personnage que ce soit, ecclésiastique ou laïc, grand ou petit, n'ose l'envahir, le molester ou l'inquiéter en quelque chose, ou troubler son repos, sous quelque prétexte et par quelle exigence que ce soit. Nous voulons, en outre, que nul ne puisse être institué abbé de ce monastère autrement que par l'élection, conformément à la règle de Saint-Benoît, et que l'évêque de Mâcon, sur le diocèse duquel il est situé, pourvu qu'il veuille le faire gratuitement et sans salaire, donne la consécration abbatiale à l'élu des Frères, et mette la communauté sous son gouvernement ; que s'il exigeait un salaire pour cette consécration, ou faisait quelques tentatives pour empêcher l'élection canonique des Frères, ceux-ci viendraient demander au siège apostolique l'installation et la consécration de leur abbé. Si quelqu'un ose porter une criminelle atteinte à ce décret d'institution et de confirmation et ne s'amende pas, qu'il craigne de se voir excommunier et retrancher de la société des fidèles, par l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul et par la nôtre. Que celui, au contraire, qui s'y montrera religieusement fidèle, reçoive la grâce et la consolation de la bénédiction apostolique, et arrive un jour, par la miséricorde de Dieu, à la récompense éternelle. Donné à Latran, le seize des calendes d'avril (16 mars), par le ministère de Pierre, cardinal de la sainte Eglise romaine, l'an dix du pontificat du pape Alexandre II, de l'Incarnation du Seigneur 1071, » indiction IX. »
Ce cardinal Pierre est l'illustre saint Pierre Damien, arraché à la vie érémitique qu'il avait embrassée, pour le service de l'Eglise et par la volonté du Souverain Pontife. Il n'ignorait sans doute pas les dispositions et l'esprit d'Eustorge et des siens. Avec quelle consolation et quelle effusion de cœur il dut écrire cette bulle en faveur d'un ordre naissant, qui adoptait ses idées en matière de vie spirituelle, et qui allait se dévouer au culte effectif de la croix du Sauveur, de façon à mériter d'en lever un jour l'auguste étendard à la face et aux applaudissements du monde entier.
V. ESPRIT PRIMITIF DE SAINT-RIGAUD. COMMENT IL S'EST CONSERVÉ.
En provoquant auprès d'Alexandre II cet acte si glorieux pour lui et les siens, Eustorge, avons-nous dit, ne songeait qu'à donner au Saint-Siège une preuve de sa soumission et de son dévouement à la cause de la chaire de Pierre. Les pensées d'orgueil ou de vanité n'étaient pour rien dans sa démarche. Aussi le vénérable fondateur et ses enfants ne cherchèrent-ils jamais à se prévaloir d'un acte aussi solennel et aussi flatteur pour accroître leur congrégation et son influence. C'est que toujours Saint-Rigaud fut fidèle à son esprit primitif, qui était l'esprit de pauvreté et de foi, de paix et d'espérance, d'humilité et d'amour, de silence et de componction. Cluny au XI° siècle brillera comme le soleil ; son éclat sera comme un reflet de la grandeur et de la puissance divine. Jamais Saint-Rigaud ne se produira dans le monde ; il n'aura point dans l'histoire de l'Eglise un de ces rôles brillants qui font les réputations et captivent l'admiration de la postérité. Cluny et Saint-Rigaud nous ramènent, chacun à sa façon, au pied de la Majesté divine, également adorable dans sa grandeur et dans ses abaissements, également honorée par la vertu, soit qu'elle vienne de haut, soit qu'elle s'élève, parfumée comme la violette, d'une humble condition. La mission de Saint-Rigaud semble avoir été d'honorer, en l'imitant, la vie cachée de la sainte famille de Nazareth. C'est là sa fin dernière en ce monde, c'est là sa gloire aux yeux de la foi. Gloire touchante ! Fin sublime ! Exemple plein de paix et de bonheur qu'un siècle insatiable de jouissances sensuelles et fou d'orgueil aurait grand besoin de comprendre et de suivre ! Jamais aussi vocation ne fut peut-être mieux remplie.
Saint-Rigaud naît d'un modeste ermitage. Son saint patron est inconnu, même des âmes pieuses. Son premier chef est un homme qui s'est voué à l'oubli du monde, et qui a quitté son pays et sa famille spirituelle pour aller au loin conquérir cet oubli. Nous verrons bientôt St.-Rigaud, mis en émoi par le bruit des révolutions et des affaires du siècle, s'ébranler, nous devrions dire se disloquer, par amour pour la paix ; nous verrons ses religieux, comme de timides colombes que la tempête a dispersées, s'en aller, l'un jusqu'aux régions orientales, les autres jusque sur les îlots de l'Océan occidental, chercher des contrées plus amies du silence et de la contemplation, ou plutôt remplir, sans y songer et non sans un touchant reflet de gloire, les vues providentielles de celui qui aime à faire servir à ses plus grands desseins les plus faibles instruments. Et encore, à l'heure marquée, ces hommes apparaîtront brusquement au monde, qui ignorera presque le lieu d'où ils lui sont venus pour être les sauveurs de l'avenir et les précurseurs du progrès. La charte commémorative des bienfaiteurs de Saint-Rigaud, rédigée à l'approche des calamités auxquelles nous faisons allusion, constatera officiellement que l'esprit d'humilité et de pauvreté est l'esprit principal de St.-Rigaud : Hoc pauperiale cœnobium. Et si nous remontons plus haut encore, nous serons frappés des paroles apostoliques d'Alexandre II, acceptant la protection particulière de la toute petite congrégation de Saint-Rigaud : Aliquantulae congregationis, expression qui renferme plus de grâce et autant d'abnégation que les noms illustres, quelques siècles plus tard, des Frères Mineurs et des Minimes. Depuis cette époque antique, Saint-Rigaud s'est toujours souvenu de son humilité. Il subsistera jusqu'à la révolution de 1789 avec le titre et les prérogatives de chef d'ordre ; mais il n'aura jamais sous sa juridiction que quatre ou cinq prieurés sans nom et sans richesse. Il ne révélera guère à l'histoire que la nomenclature incomplète de ses abbés ; et pour toute séduction terrestre, il ne pourra offrir à son titulaire qu'un faible revenu de 1,800 francs, alors que l'abbé de Cluny en aura 50,000, et celui de Citeaux 120,000 (1).
(1) Courtépée (2° édit., tom. IV, p. 439) élève à 3,600 fr. le revenu de Saint-Rigaud. Sur ces 3,600 fr., l'abbé, dit-il, est obligé d'entretenir les religieux et de payer les charges. Ainsi, il doit lui rester peu de chose. Il restait à l'abbé commanditaire 1,800 fr., selon l'Almanach ecclésiastique pour l'année 1761, p. 140.
VI. EUSTORGE FAIT PROCÉDER A L'ÉLECTION D'UN ABBÉ. ÉLECTION ET BÉNÉDICTION DE HUGUES.
Saint-Rigaud existe de droit à l'état de congrégation et de chef d'ordre. La suscription de la lettre apostolique d'Alexandre II était celle-ci : A la congrégation de Saint-Rigaud d'Avaise. Mais le fait ne s'était pas encore réalisé. On n'avait point encore procédé à l'élection d'un abbé. Eustorge ne prenait toujours que l'humble titre de prieur, et c'est sous ce nom que nous le voyons reconnu et béni par Alexandre II. Sans doute, la pensée du Pontife ne voulait pas mettre en question la supériorité du fondateur de Saint-Rigaud dans un acte surtout qui n'était que la récompense de ses vertus et de son mérite. L'ordre pontifical, relatif à l'élection de l'abbé, ne pouvait avoir un effet rétroactif et n'engageait que l'avenir.
Mais, jaloux d'édifier les Frères, de laisser un salutaire exemple aux générations futures, et surtout, pensons-nous, toujours possédé du besoin de la retraite et de la solitude avec Dieu, Eustorge ne se servit de son autorité que pour mettre de suite à exécution les dispositions de la lettre apostolique. Il espérait réussir à faire passer sur un autre la dignité et les sollicitudes de la charge abbatiale. Son âge l'avertissait de penser à lui-même après avoir travaillé pour les autres. Nommer un autre religieux serait un hommage rendu aux ordres du Souverain Pontife et une preuve que la communauté jouissait de cette parfaite liberté avec laquelle Alexandre II entendait que chacun put se prononcer et donner son suffrage. Ils n'avaient qu'à consulter l'esprit de Dieu et à s'inspirer du désir du plus grand bien, pour reconnaître parmi eux celui que Dieu avait choisi et prédestiné à devenir leur guide et leur père.
Enfin Eustorge fit si bien de son coté, et les Frères, du leur, procédérent avec tant de simplicité et de désintéressèment, qu'ils se laissèrent persuader et consentirent à accorder à Eustorge la retraite qu'il leur avait demandée avec tant d'instance. On élut abbé le moine Hugues, l'an 1072. Eustorge, toutefois, tant qu'il vécut, lui fut toujours associé dans la confiance et l'affection des religieux, dans l'estime et la considération des séculiers. Artaud, dans un acte de donation de l'an 1073, donné entre les mains des moines Eustorge et Hugues, ne les sépare pas ; non plus que l'épouse de ce seigneur, laquelle se voyant malade à Roanne de la maladie dont elle mourut, fait venir auprès d'elle le Prieur Eustorge et Hugues : convocavit monachos Eustorgium priorem et Ugonem. Hugues était abbé depuis longtemps ; l'acte de sa consécration est de l'an 1072, du vivant du premier mari d'Étiennette. Il est touchant de voir, dans les actes publics, ce saint abbé s'effacer devant le vénérable Eustorge, ne paraître qu'après lui et omettre son titre abbatial en conservant à Eustorge celui de prieur.
Cependant Drogon, évéque de Mâcon, avait promis avec empressement de consacrer le premier abbé de Saint-Rigaud, conformément à l'ordre apostolique ; mais il mourut sur ces entrefaites. C'est pourquoi, à son défaut, on pria l'archevêque de Lyon, en sa qualité de métropolitain, de vouloir bien prendre sa place et présider à cette touchante cérémonie. Le procès-verbal en a été conservé ; nous le traduisons (Charte n° 4) :
« L'an 1072 de l'Incarnation de N. S. J. C., par l'autorité et en vertu du privilège d'Alexandre, vénérable pape de la sainte Église romaine ; conformément aux dispositions du seigneur évêque de Mâcon, Drogon, mort sur ces entrefaites ; avec l'assistance et l'assentiment des chanoines de ladite Eglise, avec le généreux concours d'Aganon, évêque d'Autun ;
Nous, humble communauté de moines, vivant au monastère consacré sous le vocable de Saint-Rigaud, à l'honneur de la souveraine et indivisible Trinité, et de la sainte mère de Dieu, Marie, et du glorieux confesseur que nous venons de nommer ; Avons élu, pour nous gouverner, un de nos plus anciens Frères, du nom de Hugues ; élevé dès l'enfance sous la règle de saint Benoît, homme d'une haute doctrine, d'une rare prudence, de mœurs bien réglées, dont la vie a toujours été chaste, affable à tout le monde, catholique par la foi, habile dans les lettres, instruit dans la loi du Seigneur, familiarisé avec les matières ecclésiastiques. Donc, à défaut de l'évêque de Mâcon, dans le diocèse duquel nous vivons, et auquel nous nous déclarons soumis, selon les saints canons ; avec l'assentiment des chanoines de cette église, nous présentons au seigneur Humbert, archevêque de Lyon, notre élu à consacrer, désirant qu'il nous gouverne utilement, et lui promettant en même temps obéissance selon l'institut de notre père saint Benoît.
Sceau d'Humbert, archevêque de Lyon ;
Sceau d'Armand, évéque de Vienne;
Sceau de Guichard, abbé d'Ainay ;
Sceau de Bladin, doyen ;
Sceau de Hugues, grand-chantre et camérier ;
Sceau de Rothald, archi-chapelain ;
Sceau de Pulcherius, procureur ;
Sceau d'Odon, doyen de Mâcon ;
Sceau d'Auserard, secrétaire ;
Sceau de Ragnulfe, grand-chantre et chancelier ;
Sceau d'Eudelin, archidiacre ;
Sceau de Geoffroy ;
Sceau d'Odon ;
Sceau d'Etienne. »
La présence des archevêques de Lyon et de Vienne nous persuade que la bénédiction de Hugues de Saint-Rigaud eut lieu à Lyon. La signature des dignitaires de l'abbaye d'Ainay nous confirme dans ce sentiment et nous porte à croire que la cérémonie se fit dans l'église de cet illustre monastère. Le chapitre de Mâcon, le siège vacant, y est dignement représenté. Geoffroy, Odon et Etienne sont, sans doute, trois religieux de Saint-Rigaud. L'âge d'Eustorge, ses infirmités et le soin de la communauté ne lui auront pas permis de se transporter à Lyon. Voilà pourquoi sa signature ne paraît pas au bas de cet acte.
VII. CHARTE DES BIENFAITEURS DE SAINT-RIGAUD.
Nous ne connaissons de la vie de Hugues premier, de ses qualités et de ses vertus, que ce qu'en dit l'acte qu'on vient de lire. Son gouvernement se passe, comme celui d'Eustorge, à faire le bien dans l'ombre et le silence, et se termine l'an 1087, suivant Severt et les auteurs du Gallia Christiana. C'est, par conséquent, sous le gouvernement de Hugues et dans les dernières années de saint Grégoire VII, mort en 1085, que fut faîte la charte des bienfaiteurs de Saint-Rigaud. Nous y voyons que ce grand pontife, encore vivant alors, avait donné à nos humbles ermites un gage d'estime et d'affection semblable à celui qu'ils devaient déjà à la tendre sollicitude d'Alexandre II. C'est probablement dans cet acte qu'il donnait la sanction de son autorité aux austérités nouvelles de Saint-Rigaud, et y ajoutait encore quelques pratiques, selon la teneur d'une bulle d'Innocent IV, que nous donnerons en son lieu. Malheureusement, nous n'avons pu retrouver cet acte pontifical qui eût été pour nous d'un si haut intérêt.
La charte des bienfaiteurs de Saint-Rigaud nous a été conservée par J. M. de la Mure, dans son Histoire ecclésiastique du diocèse de Lyon. Cette pièce ancienne, dit-il, est curieuse, conçue en un style de latinité à demi barbare, et intitulée, aux archives de cette abbaye, Carta benefactorum monasterii Sancti Rigaldi, et m'a été communiquée par noble et révérend messire Laurent de Gaspard du Sou, abbé de cette abbaye. Elle doit avoir ici sa place ; nous en donnons la traduction aussi littérale que nous avons pu la faire, en nous préoccupant constamment de la fidélité bien plus que de l'élégance du style (Charte n° 6, ci-après).
« Nous devons, passagers que nous sommes ici-bas, faire savoir à tous ceux qui désirent l'apprendre, comment, par ordre de qui, et sur quel fondement affermi déjà par plusieurs princes, ou enfin sur l'avis de qui, ce lieu, bien que situé au désert, a été choisi et consacré à l'honneur de la très-sainte Trinité, de la glorieuse mère de Dieu et toujours vierge Marie, de St. Rigaud et de tous les saints ; afin que l'ayant appris de ceux qui servent présentement le Seigneur en ce lieu, les moines qui viendront s'y fixer dans l'avenir sachent en rendre raison avec certitude et vérité, et s'opposer à ce qu'un homme quel qu'il soit, se faisant illusion à lui-même, puisse leur causer un injuste préjudice.
Qu'on sache donc que plus d'une fois, au vu et su de plusieurs personnes qui vivent encore, et d'un plus grand nombre qui ne sont plus, le pontife romain Alexandre, que la volonté du Seigneur a rappelé de ce siècle périssable, a élevé la voix et rendu un décret en faveur de ce lieu ; qu'en outre, le souverain pontife Grégoire, actuellement vivant, a confirmé ce décret, et entouré de la protection divine tout ce qui appartient à ce monastère. Que si quelqu'un ose y toucher, ils le déclarent excommunié par l'autorité de N. S. J.-C., et privé des délices du paradis destiné aux hommes justes auxquels le Tout-Puissant, à la fin des siècles, adressera cette parole : Venez les bénis de mon père.
Après les autorités que nous venons d'invoquer, et qui ont charge de confirmer la vraie loi, leurs frères dans la charge pastorale, je veux dire l'archevêque Humbert, de Lyon , et l'évêque de Mâcon, qui se nommait alors Drogon, de concert avec l'évêque d'Autun et un grand nombre d'autres dont les noms ne sont point inscrits dans cette charte, ont déclaré ennemis de Dieu les ennemis de ce lieu. Leurs louanges font la gloire de ce monastère voué à la pauvreté, sous l'invocation de la Très-sainte Trinité, et dont ils ont anathématisé les ennemis, de concert avec ceux que nous avons nommés dans le paragraphe précédent, après avoir invoqué les saints anges et les glorieux patriarches, les apôtres et tous les martyrs, les confesseurs et toutes les saintes vierges.
« De même que les chefs de la sainte Eglise sus-nommés, se montrant favorables à l'établissement de Saint-Rigaud et à ses habitants voués, sous l'invocation du Saint, à la milice du Seigneur, l'ont honoré de leurs éloges ; ainsi, peut-on dire (et vous, qui lirez cette charte, sachez que c'est la vérité), ainsi, peut-on dire que tous les grands de ces contrées, voyant ce lieu entouré de la bienveillance de ceux qui approchent davantage du Seigneur, ont voulu aussi lui être favorables. Tels sont Humbert de Bourbon et Dalmace, Hugues, comte de Chalon ; Guy, comte de Mâcon ; Guillaume, comte de Forez ; Hugues Leblanc et Artaud son frère ; Archambaud, neveu de ce dernier et fils de Hugues ; puis Geoffroy de Semur, de concert avec son fils, Humbert de Beaujeu, et son frère. Parmi ces riches seigneurs, il en est, comme nous l'avons dit plus haut, qui ont concédé et donné à cette congrégation, instituée en l'honneur de la sainte Trinité, un champ ou une vigne, une église ou une terre et une portion de leurs redevances, et nous en conservons l'acte authentique.
Nous devons leur adjoindre Girard de Perreux et ses frères Artaud et Dalmace. Touchés de cette parole de l'Ecriture : Celui qui édifie la maison du Seigneur se prépare une place au royaume du Seigneur, ils nous ont montré le même intérêt, ainsi que Dalmace de Roanne, Hébert de Sésériat et ses frères, tous ensemble souscrivant à la pensée d'Artaud de Néronde, dont le corps repose en ce lieu. Or, quelle est-elle ? La voici en toute vérité.
Artaud, personnage puissant par les richesses terrestres qu'il possédait, eut un jour la pensée que Dieu pourrait être servi convenablement en ce lieu. Plein de cette idée, il destine une partie de sa terre à la construction d'un monastère, puis se met en devoir d'exécuter la parole qu'il avait donnée, l'engagement qu'il avait pris, disant : Qu'ils soient séparés du Dieu tout-puissant et privés de le voir, fussent-ils de ma race ou de toute autre, les ennemis et les détracteurs de ce lieu que je fonde solennellement en l'honneur de la sainte Trinité et dont je pose ainsi la première pierre ! Que ceux, au contraire, qui seconderont mon entreprise goûtent avec les anges les délices du paradis !
A côté de ces puissants seigneurs favorables à St.-Rigaud, il faut placer Gérunda et ses fils : car elle lui a fait donation de tout ce qu'elle a pu acquérir sous le gouvernement de ses enfants ; et Bourbon-Archambaud, Ildin le jeune avec son fils de même nom, Theotard de Vichy, Hugues d'Ecolles, Foulques de Galène.
On voit avec joie figurer dans cette charte tous les plus illustres personnages du Brionnais et des contrées voisines, à cette époque. La plupart assuraient à St.-Rigaud l'appui de leur protection plutôt qu'une portion de leurs biens. Quant aux églises soumises à St.-Rigaud et à la nomination de l'abbé, c'était moins un avantage qu'une charge honorable et une onéreuse responsabilité. D'ailleurs, elles furent toujours en bien petit nombre. Aussi maintenons-nous la pensée exprimée dans notre épigraphe et développée au n° V de cette notice, où nous représentons l'esprit de pauvreté comme l'esprit principal de St.-Rigaud, et la pauvreté effective, comme sa condition normale et fidèlement gardée dans tous les temps. En cela, nous l'avons dit, nous sommes d'accord avec les traditions locales et avec la lettre même de la charte :
Pauperiale hoc cœnobium. Hélas ! Une protection si multipliée et si solennelle ne sera pas longtemps assez efficace pour assurer à St.-Rigaud la paix et la sécurité !
VIII. ETIENNE, ABBÉ, ET ERMÉNALDE, PRIEUR. AGITATIONS, ÉMIGRATIONS, FONDATION DE GRAVE.
Après Hugues vient un nouvel abbé qui dut être un homme de vertu et de mérite, comme tous les ordres en ont eu au commencement de leur institution, au temps de leur plus grande ferveur ; mais l'histoire, dit Severt (Chron. Hier., p. 115), ne nous a pas même conservé son nom.
Enfin apparaissent à la fois Etienne, abbé, et Erménalde, prieur de Saint-Rigaud. C'est l'époque des grandes tempêtes et des pérégrinations auxquelles nous avons plus haut fait allusion. C'est pour la consécration de l'abbé Etienne que les religieux de Saint-Rigaud, l'an 1087, s'adressent à l'évêque Landry de Mâcon. Cette supplique, si honorable pour celui qu'elle concerne, est presque conçue dans les mêmes termes que l'acte d'élection de Hugues, que nous avons donné plus haut (Charte n° 8, ci-après).
Etienne et Erménalde nous disent eux-mêmes que, voulant d'un commun accord se soustraire au tumulte orageux des affaires du siècle, ils abandonnèrent leur monastère de Saint-Rigaud, et allèrent s'établir, avec l'agrément de l'abbé de Cluny, sur le rocher de Cordouan (N.B. Le phare de Cordouan, situé à l'entrée de l'estuaire de la Gironde, est l'héritier de fanaux médiévaux entretenus par des ermites et installés à des dates anciennes sur l'îlot de Cordouan).
Que se passait-il donc alors dans le Brionnais ? Quelles sont ces agitations séculières, ces contestations irritantes et longues qui inquiétaient nos humbles solitaires et les poussaient à aller si loin chercher le repos et le silence que leurs prédécesseurs avaient trouvé sous notre ciel, à l'ombre de nos forêts ?
Par les expressions que nous avons soulignées plus haut, nos religieux veulent-ils faire allusion aux incursions des Normands qui, à la même époque, avaient parcouru le Brionnais, précédés de la terreur que leur nom inspirait, et laissant après eux, comme à Semur, les traces de l'incendie et de la dévastation ?
Ou bien, sommes-nous en face de sanglantes querelles locales ? Saint-Rigaud se trouvait au point de contact des souverainetés féodales du Brionnais, du Bourbonnais, du Forez, du Beaujolais et du Mâconnais. En cas de guerre, sa tranquillité pouvait facilement être compromise.
Faut-il restreindre tout ce bruit et ce tumulte à des querelles suscitées pour des questions d'intérêt privé, de la part des héritiers des premiers fondateurs ? L'histoire le laisse ignorer. Mais il est permis de croire que ces trois causes se réunirent à la fois pour faire prendre à Etienne une résolution si extrême. La dernière, en particulier, nous semble insinuée dans une charte écrite au verso de la fondation de Crozan, et qui porte la signature du prieur Erménalde. Bertheline et son fils Gérard confirment aux religieux de Saint-Rigaud quelques biens, de telle sorte que, dorénavant aucun de ses héritiers n'ose en disputer la jouissance : Ut nullus molestiam deinceps faciat ex nostris heredibus (Charte n° 2, vers la fin). Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, voici le récit simple et officiel que nos pèlerins ont laissé eux-mêmes de leur pérégrination et de leur nouvel établissement :
« Etienne, abbé de Saint-Rigaud, et Erménalde, prieur du même monastère, faisons savoir à tous que voulant, par amour pour la paix, nous soustraire au tumulte orageux des affaires du siècle, nous sommes arrivés, sous la protection divine, dans un îlot de l'Océan occidental. Comme nous avions résolu de nous y fixer à cause de sa solitude profonde, nous apprîmes que cette île appartenait à l'église de Cluny. Nous écrivîmes aussitôt à l'abbé Hugues, pour lui demander son consentement ; et, peu après, nous reçûmes une réponse remplie des paroles les plus douces et les plus encourageantes, avec l'autorisation de bâtir un monastère consacré aux apôtres Pierre et Paul, et soumis à l'abbé de Cluny. Or, il était venu là, dans le dessein de s'y fixer avec nous, un religieux de Cluny, nommé Guillaume, mon frère à moi Etienne, homme laborieux, habile à la pêche, et sachant se faire à tous les genres d'occupations. Il faisait des filets, construisait des poissonnières, et nous procurait ainsi au centuple l'abondance des promesses divines. Les habitants des contrées voisines, entendant parler de la vie que nous menions, aspiraient comme à une consolation, à jouir de nos entretiens. Mais comme on ne pouvait aborder sans péril de faire naufrage, nous étions dans des transes continuelles, craignant de voir quelques-uns de ces braves gens périr en s'exposant ainsi à cause de nous. Désireux d'écarter ce péril, de l'avis des moines et sur les instances des princes, nous passâmes de cette île en un lieu qui en est peu éloigné et dont le nom est Grave. Là, avec la permission de ceux auxquels le lieu appartenait, nous construisîmes, comme nous pûmes, un oratoire et des cellules. Or, avant que l'oratoire ne fût commencé, nous eûmes le bonheur de voir arriver au milieu de nous le seigneur Amat, légat du siège apostolique et archevêque de Bordeaux, qui voulut manger à notre table, passer la nuit avec nous, célébrer la messe, bénir l'eau, consacrer le cimetière ; et, ne se contentant pas d'approuver et de louer le dessein où nous étions de bâtir avec ardeur un monastère, il nous en fit même un devoir, en vertu de l'obéissance. Considérant donc que le fruit de notre travail et les revenus de l'île, dont nous avons parlé plus haut, nous mettaient dans une grande aisance, et désirant voir des moines réguliers nous succéder en ce lieu, nous fûmes tous d'accord de soumettre à l'Eglise de Cluny et nos personnes, et nos biens tels quels, présents et à venir. Que tout le monde sache encore que, longtemps avant de venir en ce lieu, à savoir du jour où nous reçûmes la réponse du seigneur Hugues, avec la permission de nous fixer dans l'île de Cordouan, nous avons concédé, comme nous concédons de nouveau au susdit abbé de Cluny, tout ce qui nous appartenait, tout ce que nous pourrions bâtir ou acquérir un jour, en ce lieu ou ailleurs. (1) »
(1) Ci-après, charte n°5. Elle se trouve imprimée dans les Ann. Ben. t. V, p. 647, inappendice.
Nous ne pouvons rien ajouter à ce récit plein de grâce et de naïveté. Le monastère de Grave nous apparaît, à son origine, sous les mêmes auspices que celui de St.-Rigaud. C'est le même amour de la solitude et de la paix, de l'humilité et de la subordination. C'est le même esprit de détachement et de pauvreté. Frère Guillaume est habile et infatigable pêcheur, il devient le père nourricier de la communauté ; et voilà que nos bons religieux s'estiment déjà trop riches du fruit de ses pêches qui, sans être miraculeuses, leur assuraient le nécessaire. Et, dès lors, ils songent à communiquer leur bien à ceux qui en manquent ; ils ouvrent un asile à ceux qui voudront venir embrasser la vie religieuse. N'oublions pas aussi que le seigneur abbé de Cluny, qui se montre si empressé à favoriser ces fervents religieux, est notre cher saint Hugues de Semur. Il fallait donc que le monastère de Grave eût une origine toute brionnaise. Aussi fut-il béni jusque dans les derniers temps ! La révolution a fermé, comme tant d'autres, cet asile pieux dont le souvenir doit nous être cher. Grave, nous l'avons dit ailleurs, n'est plus connu aujourd'hui que par les vins fins et recherchés que produisent les coteaux défrichés jadis et plantés par nos utiles et intelligents solitaires.
IX. PIERRE L'ERMITE.
Tandis qu'Etienne et Erménalde prenaient la route de l'Occident, un autre enfant de Saint-Rigaud s'en allait jusqu'en Orient chercher la paix au milieu des infidèles, et quelques consolations au tombeau du Sauveur. Pierre l'Ermite suivait la voie que lui avait tracée plus d'un pèlerin rendu ensuite à notre Brionnais. Nous dirons ailleurs les vertus d'Evrard qui, après avoir passé sept ans aux Lieux-Saints, s'en était revenu édifier, le reste de ses jours, le prieuré d'Anzy-le-Duc, alors florissant sous la discipline de saint Hugues, son premier prieur [avant 930] (1).
Noble enfant de la Picardie, Pierre avait d'abord porté les armes ; et c'est peut-être dans ses expéditions lointaines qu'il s'était approché de Saint-Rigaud, et avait appris à connaître son esprit et ses pratiques. Peut-être aussi, est-ce son premier état qui explique la préférence qu'il donna à Saint-Rigaud sur Cluny, alors à l'apogée de sa gloire et de sa ferveur. Aujourd'hui encore, l'homme de guerre qui quitte le monde, embrasse volontiers la solitude et les austérités de la Trappe. D'après le portrait que Guillaume de Tyr nous a laissé de Pierre l'Ermite (2), il devait être plus propre à la milice religieuse qu'à celle de la féodalité. Il était de petite taille, et n'avait extérieurement rien de remarquable. Mais, sous des dehors obscurs, il cachait une grande âme et un génie profond. Son regard était doux et pénétrant. Une éloquence persuasive coulait naturellement de ses lèvres, indice certain d'une sensibilité exquise. Eloigné de Saint-Rigaud par la tempête qui avait jeté Etienne et Erménalde sur le rocher de Cordouan, il aima mieux suivre le courant de l'opinion, ou plutôt de la piété chrétienne, à cette époque, et dirigea son pèlerinage vers Jérusalem.
(1) Notice inédite sur le prieuré de l'église d'Anzy-le-Duc.
(2) Cité par Mabillon, Ann. Bened., t. V, p. 324.
Hélas ! Comme le dira bientôt le souverain Pontife, se faisant, au concile de Clermont, le sublime écho de notre ermite, Pierre ne rencontre partout que la désolation, la persécution et la mort (1).
(1) Binii Conc. Gen., t. III, partis 2°, p. 418 et suivantes.
Le berceau du Sauveur, son sépulcre glorieux, tous les lieux consacrés par ses pas et ses mystères sont profanés par les Musulmans et déshonorés à l'envi par ces infidèles. Les rares serviteurs de Dieu sont condamnés à apostasier ou à mourir. L'orgueil des Musulmans s'accroît avec le succès ; leur ambition a déjà résolu l'envahissement des régions occidentales et la substitution partout du croissant à la croix.
Un jour que Pierre était en prière dans le temple auguste de la Résurrection à Jérusalem, le Sauveur se communiqua à lui d'une manière sensible et lui donna la mission d'aller susciter jusqu'au fond de l'Occident un généreux et unanime effort, dont la France serait l'âme et le point d'appui. (Guill. de Tyr cité par Binius, t. III, p. 2, p. 418.) Il fait part de sa vision au patriarche Siméon, et reçoit de ce pontife des lettres suppliantes pour le Pape et pour les princes d'Occident. La guerre sacrée ! Voilà le cri universel qui répond aux communications de l'homme inspiré. Bientôt Urbain II franchit les monts avec lui, et expose à Clermont les maux de l'Orient et les périls qui menacent toute la chrétienté dans un prochain avenir. Plusieurs d'entre vous, dit-il en terminant, ont vu de leurs propres yeux, la désolation de Jérusalem, et nous en avons le témoignage authentique dans cette lettre que nous tenons et qui nous a été apportée par le vénérable Pierre, ici présent. On sait la réponse unanime de l'assemblée : La croix ! La croix ! Et la croix reparaîtra au Calvaire.
Mais notre tâche n'est pas terminée. Nous avons affirmé, il faut prouver maintenant que Saint-Rigaud est bien la solitude ou Pierre l'Ermite était venu se confiner. Cette gloire de Saint-Rigaud est généralement ignorée. Aucune histoire locale, aucune statistique départementale n'en fait mention.
« J'ai appris quelque part, dit Guibert de Nogent, que Pierre avait embrassé la vie solitaire, sous l'habit monastique, dans je ne sais quelle partie supérieure de la Gaule. (1) »
Ce que cette expression a de vague et d'indécis se trouve expliqué et déterminé dans la chronique du chanoine de Laon, citée avec éloge par Mabillon et par Ducange (2). Il y est dit que « Pierre l'Ermite, du territoire d'Amiens, fut d'abord moine à Saint-Rigaud en Forez ; puis que, ayant embrassé le ministère de la prédication, il se vit bientôt environné d'une grande multitude de peuple, doué des dons du ciel et préconisé comme un saint, à tel point que les plus anciens ne se rappelaient pas d'avoir vu un homme aussi honoré de son vivant. »
Saint-Rigaud d'Avaise touche au Forez. Cette circonstance explique l'erreur géographique qui le place dans cette province. D'ailleurs, les limites de nos vieilles provinces étaient souvent indéterminées, contestées entre les seigneurs et sujettes à subir bien des variations. Charlieu et Bénisson-Dieu, après avoir appartenu primitivement au Brionnais, en étaient distraits à l'époque du chanoine de Laon. Il s'agit, du reste, du Saint-Rigaud fondé par Eustorge d'Issoire au diocèse de Mâcon. La question, dès lors, est résolue, et le sévère Mabillon ne craint pas d'écrire que c'est de ce Saint-Rigaud que Pierre l'Ermite partit pour les Lieux-Saints, d'où il ne revint que pour exposer leur déplorable situation au pape Urbain.
(1) Ann. Bened., t. V, p. 324, lin. 4.a
(2) Ann. Bened., t. V, p. 324, lin. 4.a
Ce que dit Guibert de Nogent, que Pierre embrassa la vie solitaire ou érémitique, sous l'habit monastique, est très remarquable dans son obscurité, et confirme admirablement la thèse que nous établissons. En effet, Saint-Rigaud aima toujours à se glorifier de son origine, à se qualifier du simple nom d'Ermitage. Dans la bulle d'Alexandre II, nous lisons : « Igitur Eustorgius ... in sylvd ... in Episcopate Matisconensi Eremum inhabitaverat. » Longtemps après la fondation de Saint-Rigaud, dans la charte des bienfaiteurs de cette congrégation, nous retrouvons la même pensée, les mêmes termes : Hic locus, quamvis in eremo positus. Jean Fustallier écrivait à son tour, au XVI° siècle : « Sub Drogonis praesulatu Eustorgius sancti Austrimonii apud Arvernos cœnobita, in Eremum silvae Ancisae in Matisconensi provincia secedens, cœnobii quod Sancti Rigaudi dicitur fundamenta jecit, anno altero et septuagesimo supra millesimum (1). Eustorge, nous l'avons dit, avait embrassé avec ardeur les pratiques et observances propagées par saint Pierre Damien. Or, les religieux qui s'y étaient soumis s'appelaient Ermites de saint Pierre Damien, Monachos eremitas institutionis sancti Petri Damiani (2). Enfin, les religieux de Saint-Rigaud sont eux-mêmes expressément appelés Ermites, dans la charte n° 11 de l'an 1180. Une donation y est faite à leur monastère, pour que « praedictum (Velnei) locum edificet et teneat eo pacto quo priores Heremite tenuerant. » De là, le nom d'Ermitage, Eremus, que Saint-Rigaud a conservé comme un souvenir de son institution primitive ; de là le surnom d'Ermite donné à Pierre et l'explication des paroles de Guibert de Nogent.
(1) Deurbe et antiquitatibus Matisconensibus. Edidit N.Yemeniz, Lugduni, L. Perrin, 1846. Tiré à petit nombre et non mis en vente.
(2) Binii Conc. Gener., t. III, partis 2°, p. 420, 2° col.
C'est donc, en vérité, du silence et de la paix de Saint-Rigaud que sont partis ces bruits de guerre sacrée qui, pendant près de deux siècles, remplissent le monde avec des phases diverses, sous des noms illustres sur la terre et au ciel. C'est de Saint-Rigaud qu'est sorti le promoteur des Croisades, c'est-à-dire le sauveur de la civilisation chrétienne et le fléau de la race musulmane, à laquelle il a fixé des limites et dit, de la part de Dieu : Tu viendras jusque-là ; tu ne passeras pas outre. Nous nous arrêtons aussi à ces quelques réflexions. L'histoire des Croisades et leurs influences diverses ne peuvent entrer dans notre dessein. Qu'il nous suffise d'avoir admiré les voies de Dieu qui afflige et qui console ; qui envoie la tribulation, et qui fait que la tribulation produise des fruits de salut pour ceux qui souffrent et pour le monde. Il a fallu, dans les desseins de Dieu, les afflictions, les alarmes, la dispersion des enfants de Saint-Rigaud, pour envoyer Pierre l'Ermite aux Lieux-Saints, provoquer sa prédication et décider ce gigantesque effort de l'Occident menacé contre l'Orient envahisseur ; mouvement sublime, que saint Grégoire VII chercha vainement à donner pour aliment à l'humeur belligérante et intraitable de la féodalité ; sources fécondes et régénératrices, d'où sont sortis l'ordre nouveau et les institutions modernes. C'est encore de l'imprévu que sortira le salut des sociétés contemporaines. Dieu n'abdique jamais ; son esprit plane sur un autre chaos. Il saura, comme au premier, lui imposer l'ordre, lui faire accepter la vie, lui faire produire des vertus. Patience et foi ! Deus dabit his quoque finem (1).
(1) Ecrit un mois avant le glorieux coup d'Etat de Décembre 1831.
X. MITIGATION DES OBSERVANCES DE SAINT-RIGAUD. BULLE D'INNOCENT IV (1251)
La secousse qui avait précipité le départ d'Etienne et d'Erménalde et le pélerinage de Pierre l'Ermite fut terrible et longue à se calmer. Au milieu de cette nuit effroyable, nous perdons pendant près d'un siècle la trace des abbés de Saint-Rigaud ; et lorsque, vers l'an 1200, nous en retrouvons la série, elle s'ouvre tout d'abord par les noms connus des Dalmaces et des Geoffroys, appartenant peut-être à l'illustre maison de Semur qui aurait ainsi présidé à la restauration de Saint-Rigaud.
Cependant, le régime intérieur de la congrégation subissait, sous l'abbé Geoffroy, une modification importante. Nous l'avons vu, dès l'origine, plus austère que saint Benoît, ajouter à la règle du maître les rudes observances mises en honneur par saint Dominique l'encuirassé et par saint Pierre Damien. Le souverain pontife Grégoire VII avait sanctionné de son autorité apostolique cette rigide observance. Les légats apostoliques, le métropolitain et l'évêque diocésain n'avaient rien négligé pour maintenir Saint-Rigaud dans sa première ferveur, et, dans cette vue, ils avaient multiplié les pratiques extérieures. Il fallut s'arrêter dans cette voie où la nature finit par succomber. Le pape Innocent IV, par une bulle du 21 novembre 1251, permit de dispenser les religieux de Saint-Rigaud des austérités particulières auxquelles ils s'étaient voués, tout en leur enjoignant de garder avec fidélité la règle primitive.
L'original de cette bulle inédite est aux archives de la préfecture de Mâcon. Le plomb intact est attaché avec un cordon de soie jaune et rouge. On y lit, d'un côté : Innocentius PP. IIIIS ; il porte, de l'autre, l'effigie de Saint-Pierre avec son chiffre S. PE., et, en face, l'effigie de Saint-Paul ayant aussi en chef le monogramme de l'apôtre des nations, S. PA. Entre deux, une croix dont le sommet ressemble à la garde d'une épée.
Voici la traduction littérale de la bulle dont nous parlons :
« Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre cher fils (Geoffroy), abbé du monastère de Saint-Rigaud, ordre de saint Benoît, au diocèse de Mâcon, salut et bénédiction apostolique. Nous avons reçu la supplique par laquelle vous appelez notre sollicitude paternelle sur les observances de votre Ordre, dès l'origine déjà bien difficiles à suivre ; plus tard, aggravées encore par notre prédécesseur d'heureuse mémoire, le pape G., ou par les évêques métropolitain et diocésain, et les légats du Saint-Siège, qui y ont ajouté des statuts austères et des préceptes sanctionnés par divers genres de punition. Considérant donc qu'il ne faut ni casser le roseau agité, ni briser le vase en voulant ôter la rouille, nous cédons aux instances de votre dévotion, et, par l'autorité des présentes, nous vous accordons, à vous et à vos successeurs, la faculté de dispenser, à votre gré, les moines présents et futurs de votre monastère et des membres qui en dépendent, de l'observance des statuts et préceptes qui n'appartiennent point essentiellement à votre règle ; n'exceptant que les cas dont la règle interdit formellement la dispense. En vertu du pouvoir que nous vous accordons, vous pourrez, vous et vos successeurs, dispenser vos subordonnés des susdites punitions et des irrégularités qu'ils auraient encourues jusqu'à ce jour ou viendraient plus tard à encourir, et aussi les absoudre des interdits, suspenses et excommunications qu'ils auraient encourues ou encourraient par la violation des mêmes statuts ou préceptes, en leur enjoignant une pénitence salutaire après l'absolution. Nous accordons, en outre, par l'autorité des présentes, à votre Prieur et à ses successeurs, le pouvoir de vous appliquer à vous-même et à vos successeurs le bénéfice de cette dispense et absolution, si vous le jugez à propos, nonobstant toute lettre (contraire) adressée à votre évêque métropolitain ou diocésain, ou à tout autre, par le siège apostolique ou ses légats et ablégats, quelle qu'en soit la teneur ; nonobstant aussi les procédures qui ont eu lieu à ce sujet (et qu'il faudrait peut-être mentionner ici), eussent-elles été confirmées par le siège apostolique, et celles qui pourront avoir lieu à l'avenir. Que personne n'ose donc violer la teneur de cette concession, ou seulement y contredire témérairement. Si quelqu'un est assez hardi pour y porter atteinte, qu'il sache que l'indignation de Dieu tout-puissant et de ses bienheureux apôtres Pierre et Paul fondra sur lui. Donné à Latran, le XI des calendes de décembre, l'an onze de notre pontificat. » [21 novembre 1251.] (Charte n° 10, ci-après)
XI. LE PRIEUR DE MURARD. ORDONNANCE DE Mgr DE LINGENDES. UN DERNIER MOT SUR SAINT-RIGAUD.
Saint-Rigaud, tombé en commande, par autorité royale, dès le XVI° siècle, eut à souffrir, au XVII°, une épreuve plus cruelle et plus dangereuse que l'absence même de ses abbés. La dignité de prieur fut envahie par un soi-disant moine, du nom de J.-B. de Murard, homme incapable, qui avait surpris la confiance des supérieurs. Mgr de Lingendes, évêque de Mâcon, obtint un bref d'Alexandre VIII, qui l'autorisait à remédier à ce mal, et, par une ordonnance sévère, en date du 3 mai 1662, il substituait, à l'indigne intrus, Ennemond Germain, prieur de Joux au diocèse de Lyon, à la condition que ce digne religieux viendrait résider et prendre le gouvernement intérieur de l'abbaye de Saint-Rigaud, sous l'abbé L. de Gaspard du Sou (Charte n° 13, ci-après).
Grâce à cette vigilance active de l'autorité épiscopale, Saint-Rigaud se maintint jusqu'à la fin dans la régularité. Nous en avons la preuve authentique dans une ordonnance de Mgr de Tilladet, évêque de Mâcon (décembre 1700), confirmée par Mgr de Valras, dans sa visite pastorale du 21 juillet 1746. Ces deux prélats, par une faveur spéciale, attribuent à l'église et à l'abbaye de Saint-Rigaud les droits et les fonctions curiales sur une portion de la paroisse de Ligny. Il leur était permis d'administrer le sacrement de pénitence dans leur église abbatiale, de visiter les malades dans le territoire de Saint-Rigaud, de leur porter le viatique et l'extrême-onction, de faire les enterrements audit Saint-Rigaud, d'en tenir le registre, d'en percevoir les droits de casuel, de faire le catéchisme aux enfants et de leur faire faire la première communion. La messe du dimanche était considérée comme paroissiale, pour les habitants de Saint-Rigaud, et le pain béni y était offert. Tels sont les propres termes du procès-verbal de la visite pastorale de Mgr de Valras. (Mss. en ma possession.)
Le nombre des religieux, à l'époque de cette visite, était extrêmement réduit. Ils suffisaient à peine aux offices de la communauté, qui étaient ceux de grand-prieur, de sacristain, de chambrier et de chantre. L'abbé commandataire ne résidait pas. Il était remplacé par le grand-prieur. L'abbaye, néanmoins, était chef-d'ordre, comme nous l'avons déjà dit, et avait sous sa dépendance plusieurs prieurés. C'étaient ceux de Saint-Thibaut, près Sainte-Reine, ancien diocèse d'Autun, aujourd'hui de Dijon ; de Saint-Just-en-Chevalet, diocèse de Lyon ; de Saint-Julien-de-Barez, diocèse de Clermont ; de Varenne-Saint-Agnan. L'abbé de St.-Rigaud avait aussi le droit de patronage sur les églises de Melay, alternativement avec le prieur du Bois-de-Donzy, archiprêtré de Roanne ; de Croysel, archiprêtré de Néronde (diocèse de Lyon), et de Ligny. (Visit. past. de Mgr de Valras. Mss. La Mure, Hist. eccles. du Dioc. de Lyon, p. 234 et 235.)
L'ordre suivait la Règle de saint Benoît. « Attendu leur petit nombre, les religieux récitaient à deux chœurs, dans l'église, l'office du Bréviaire des Bénédictins de Saint-Maur, savoir : Matines, Laudes et Prime, sur les six heures en été, et sur les sept heures en hiver. Leur messe conventuelle se disait les jours ouvrables, à voix basse. Avant, l'on récitait Tierce, et après, Sexte. L'après-midi, sur les trois heures, l'on récitait None, Vêpres et Complies. » (Du même procès-verbal.) Le reste du temps devait être consacré à la méditation, à l'étude et au travail manuel. Comme réminiscence des premiers jours de Saint-Rigaud, les religieux vivaient isolés l'un de l'autre, comme de vrais ermites. « Chacun avait son logement et son ménage particulier », dit expressément le procès-verbal de la visite pastorale de 1746.
Ce même acte officiel nous donne tout le détail de l'ameublement commun. Il se réduit à quelques vases sacrés en argent, à un peu de linge pour l'autel, à un petit nombre d'ornements d'étoffe commune. Les édifices réguliers étaient en rapport avec cette simplicité. Il n'en reste plus qu'un faible échantillon dans la porte d'entrée, protégée par deux tourelles couvertes en forme de cône. On entrait dans une vaste cour, sur laquelle donnaient, près de la porte, la maison du grand-prieur ; au fond, le palais abbatial ; à gauche, l'église qui communiquait avec le cloître, et à droite, d'autres constructions pour le service de la communauté.
L'église sortait seule de la modestie traditionnelle de Saint-Rigaud. Animés de l'esprit de saint Benoît, stimulés par les beaux monuments religieux de Semur, d'Anzy, de Châteauneuf et de Charlieu, les enfants de Saint-Rigaud ne pouvaient oublier ou négliger la gloire de la maison de Dieu. Aussi, les souvenirs de notre enfance sont pleins encore des merveilles qu'on nous disait du temple élevé au Seigneur à Saint-Rigaud. Il nous semblait voir toujours debout ses trois nefs si élevées, son chœur spacieux à deux rangs de stalles, et le sanctuaire couronné d'une coquille aérienne. Partout des voûtes solides sur lesquelles reposaient immédiatement des tuiles creuses. Au-dessus des quatre piliers du chœur, une tour carrée, animée par trois belles cloches et surmontée d'une flèche octogone couverte en ardoise. Cette flêche s'élevait du fond de la vallée à une grande hauteur, comme une aspiration vers le ciel. La foudre, signal du grand orage, l'atteignit et la consuma, le 25 mars 1778. La main des Vandales modernes a fait le reste. Saint-Rigaud n'attend plus que la croix du tombeau. Et cette croix qu'il a porté si haut, cette dernière consolation, dont il a rempli le monde, il ne l'a même pas (1) !
(1) Avant la révolution de 1789, une croix en fer immense et magnifique signalait l'entrée du monastère de Saint-Rigaud. Longtemps après que la croix eut disparu, on en contemplait encore le piédestal durci par les siècles et semblant ne former qu'un seul bloc. Si ce n'était un monument, c'était au moins un digne souvenir des Croisades. La place d'une croix monumentale n'est-elle pas marquée aujourd'hui encore à Saint-Rigaud ?
XII. CATALOGUE DES ABBÉS DE SAINT-RIGAUD.
(Rédigé d'après le Gallia Christiana, et Le Laboureur, dans ses Masures de l'Ile-Barbe, et complété à l'aide des manuscrits de la Préfecture de Mâcon et autres)
I. EUSTORGE, religieux de Saint-Austremoine d'Issoire, vient embrasser la vie érémitique dans la forêt d'Avaise, au diocèse de Mâcon, vers l'an 1060. Il consent à admettre quelques disciples et jette les fondements d'une petite congrégation, sous la protection de Saint-Rigaud, vers l'an 1065. Donations d'Artaud de Néronde, etc. (1065, 1067, 1073.) Alexandre II prend sous la protection du Saint-Siège la congrégation naissante et lui assure, par une bulle de l'an 1071, la libre élection de son abbé. Eustorge, qui ne prit jamais que l'humble titre de prieur, obtient sa retraite et fait élire un abbé à sa place, en 1072.
II. HUGUES Ier, élu abbé de Saint-Rigaud, reçoit la bénédiction abbatiale des mains de Humbert, archevêque de Lyon, le siège de Mâcon vacant. C'est du temps et par les soins de cet abbé que fut rédigée la charte qui nous fait connaître les plus illustres bienfaiteurs de l'abbaye.
III. HUGUES Ier meurt ou se démet de sa dignité, à l'exemple de son pieux prédécesseur. (Gallia Christ.) Il est remplacé, l'an 1087, par un abbé dont le nom ne nous a pas été conservé. (Severtii, Chron. hist., p. 115.)
IV. ETIENNE, abbé de St.-Rigaud, et frère Erménalde, prieur, avant l'an 1100, fidèles à l'esprit d'Eustorge, quittent des contrées trop agitées, et s'en vont chercher la paix et le silence jusque sur le rocher de Cordouan, dépendance de Cluny. Plusieurs religieux de cette congrégation se joignent à eux. (Gallia Christ.) Les périls de l'Océan, auxquels ils voient exposés les pèlerins qui venaient en grand nombre les visiter, attirés par l'éclat de leurs vertus, les décident à venir se fixer à Grave, sur le continent. Ils y reçoivent la visite et les bénédictions d'Amat, de Bordeaux, légat du Saint-Siège. Leur œuvre s'élève et grandit dans la suite des siècles. Cependant, Pierre l'Ermite s'en allait de Saint-Rigaud visiter le tombeau du Sauveur, d'où il revenait bientôt prêcher et déterminer les Croisades.
V. Intervalle de près d'un siècle, où nous perdons la trace des abbés de Saint-Rigaud.
VI. DALMACE Ier était abbé en 1200, suivant Le Laboureur. (Masures, t. I, p. 158.)
VII. GEOFFROY, l'an 1230, contracte des liens de société spirituelle avec Guillaume de Jareys, abbé de l'Ile-Barbe. « Or, en vertu de la société accordée par dom Guillaume, abbé de l'Ile-Barbe, et son couvent, à dom Geoffroy, abbé de Saint-Rigaud, et à ses moines, ceux-ci sont reçus chez nous comme des Frères ; et lorsque le susdit abbé et ses successeurs viendront à mourir, pendant trente jours on dira pour eux l'office entier, l'oraison à la messe matutinale, et l'on servira au réfectoire leur portion (qui était destinée aux pauvres). Et lorsque le nécrologe des Frères défunts nous arrivera, on fera pour eux l'office, et pendant sept jours on dira l'oraison à la messe de Matines, et on servira de même leur portion au réfectoire. L'abbé de Saint-Rigaud et ses moines nous ont accordé les mêmes faveurs dans leur monastère. » (Voir cet acte latin dans Le Laboureur, Masures, t. I, p. 159.) Un grand changement dans le régime de St.-Rigaud signale le gouvernement de Geoffroy. Cet abbé, en 1252, obtenait d'Innocent IV une bulle qui mitigeait l'austérité des observances propres à St.-Rigaud.
VIII. DALMACE II, l'an 1260, de concert avec Henri de Cousance, chevalier, bailli de Mâcon, termine le différend qui s'était élevé entre Yves, abbé de Cluny, et le prieur et couvent de Charlieu, d'une part, et de l'autre les bourgeois de Charlieu. Pérard fait aussi mention de cet abbé, en le désignant seulement par son initiale D., au mois d'octobre 1265. (p. 507.)
IX. JEAN Ier. Le Gallia Christiana ne fait point mention de cet abbé. Le Laboureur, qui le compte, ne donne point son nom ; nous l'avons trouvé dans un titre de l'an 1279, conservé aux archives de la Préfecture de Mâcon. Un autre titre de l'an 1292, également conservé aux archives de Mâcon, constate que Saint-Rigaud avait ses poids et mesures propres, et il en fixe l'étendue et la valeur.
X. GIRARD DE JANTES, frère de Rainaud de Jantes, seigneur de Château-Thiers dans le comté de Mâcon (anciennement Château-Thiard en Beaujolais), mourut en 1300.
XI. GUILLAUME DU BOIS (de Bosco). Le Gallia Christiana place Guillaume après Jean du Bois qui suit, laissant ainsi un intervalle vacant de 1300 à 1306. Nous pensons que Le Laboureur, qui place Guillaume avant Jean, a raison. En effet, d'après un acte conservé aux archives de Mâcon, c'est en 1306 que Guillaume du Bois se démet de son titre entre les mains du pape Clément V. Guillaume du Bois doit être le même que Geoffroy que nous trouvons avec le titre d'abbé de Saint-Rigaud, dans un acte manuscrit du mois de décembre 1305. Ni Le Laboureur, ni le Gallia Christiana, ne font mention de ce Geoffroy. L'initiale aura été cause de la confusion. L'acte où nous avons trouvé le nom de Geoffroy est intitulé : Littera de duobus bichetis seliginis censualibus ab Hugone Bonino.
XII. JEAN II DU BOIS (de Bosco), en 1306. C'est le premier du nom dans le Gallia Christiana, mais à tort, comme nous l'avons établi un peu plus haut.
XIII. HUGUES II, en 1320. D'après une charte du roi de France Philippe VI de Valois, donnée en 1320, l'abbé de Saint-Rigaud, alors Hugues II, avait ou prétendait avoir ab antiquo, dans la forêt d'Avaise, le droit paisiblement mis et maintenu en usage scindendi, capiendi et apportandi ligna pro usu calefagii ... et œdificiorum dicti monasterii, necnon dandi et vendendi ea cuicumque pro libito suœ volontatis, ac ibidem venandi et fera animalia capiendi sole et in solis ... et de feris animalibus captis ibidem caput et pedes et alia usagia consueta a venatoribus hujus modi elevandi, et etiam forestandi ibidem ac forestarios habendi et tenendi ... et bannum seu forestale levandi et exigendi a quibuscumque personis ligna capientibus seu animalia sua mittentiuns in quamdam partem nemoris ... La charte remet la décision à intervenir sur ces divers droits, et maintient, en attendant, à l'abbé et aux religieux de Saint-Rigaud usum utilem et necessarium dumtaxat. Actum Parisiis in parlamento nostro, XI die aprilis, anno Domini MCCC vigesimo.
XIV. JEAN III, en 1340.
XV. XVI. Suivent, dans Le Laboureur, deux anonymes dont le Gallia Christiana ne fait aucune mention. L'un de ces deux abbés est Gérald, que l'on trouve dans un titre de l'an 1352, aux archives de la Préfecture de Mâcon.
XVII. RAOUL PERIERE, des seigneurs du Banchet, paroisse de Châteauneuf, l'an 1409, est nommé juge subdélégué par l'abbé de Tournus, conservateur perpétuel du monastère de Cluny. On le trouve encore en 1410, excommuniant le prieur de Saint-Thibaut.
XVIII. THOMAS PERIERE, neveu du précédent, se trouve dans le catalogue des abbés de Saint-Rigaud, aux années 1445, 1450 et 1456. En cette dernière année, il autorise, comme délégué du pape Calixte II, l'abbé et les moines de Cluny à percevoir une portion de dîme sur des terres dépendantes de Saint-Rigaud, nouvellement défrichées par des Clunistes, sans doute. (Bibl. Clun., col. 215.)
XIX. CLAUDE DE LA MAGDELAINE, dès l'an 1471. En 1492, nous le retrouvons avec les titres de docteur en droit canon, abbé de Saint-Rigaud et prieur de Saint-Thibault-en-Auxois. L'an 1494, il y ajoute encore celui de juge et conservateur des privilèges de l'ordre de Cluny, et, en cette qualité, il lance un moniloire contre ceux qui portaient atteinte aux droits de Cluny. Cette pluralité de bénéfices sent l'abbé commendataire, qui ne résidait pas et défendait bien mal les devoirs de la régularité monastique. Saint-Rigaud trouva heureusement son salut dans la pauvreté. Cependant le pauvre lui-même a besoin de se mettre en garde contre les cruelles atteintes de la cupidité, et nos pauvres moines, dès longtemps, avaient dû élever autour de leur habitation de hautes murailles et creuser de larges fossés. Aux années 1441 et 1468, nous trouvons deux chartes intéressantes et inédites, concernant « les réparations des murailles fortes et le curement des fossés de l'Abbaye de Saint-Rigaud ». Une autre charte de 1497, et par conséquent du temps de Claude de la Magdelaine, a pour titre : « Acquiescement et consentement de plusieurs habitants de Saint-Rigaud à une sentence rendue au profit du seigneur abbé dudit Saint-Rigaud, concernant le curement des fossés de la maison forte dudit Saint-Rigaud. »
XX. JEAN IV DE LA MAGDELAINE DE RAGNY était abbé de Saint-Rigaud en 1507. Dès l'année 1504, il avait été institué prieur de la Charité. Il devint aussi grand-prieur de Cluny, prieur de Charlieu et de la Magdelaine de Charolles. Enfin, il fut élu abbé de Cluny en 1518. En 1528, il avait donné sa démission d'abbé de Cluny, et il mourait au prieuré de la Charité-sur-Loire, le 17 avril 1537.
C'est Jean IV de la Magdelaine ou son prédécesseur immédiat qui, le 14 des calendes de mai 1503, fut chargé, par le pape Alexandre VI, de terminer, conjointement avec l'abbé de Saint-Sulpice, diocèse de Bourges, les difficultés qui s'étaient élevées entre l'abbé de Cluny et les religieuses de Marcigny, qui ne voulaient point admettre la réforme monastique. Ils réussirent dans leur délicate mission, et, depuis cette époque, le monastère de Marcigny a suivi, jusqu'à la fin, la stricte observance bénédictine. (Mss. de Marcigny, recueillis par l'auteur de cette notice.)
XXI. CLAUDE II DE LA MAGDELAINE, neveu de Jean, était abbé de Saint-Rigaud en 1518, selon une bulle de Léon X qui lui est adressée, et encore en 1528, selon Le Laboureur. Il était aussi prieur de Charlieu.
XXII. MARTIN DE BEAUNE, frère de Rainaud, archevêque de Bourges, maître des requêtes, évêque du Puy et abbé commendataire de Saint-Rigaud, en 1540.
XXIII. MARC DE LESPINASSE, frère du seigneur de Lespinasse, 1555.
XXIV. JEAN V DU MAS, 1560 (alias Dumas).
XXV. GASPARD DU VERNAY, dit DE LA GARDE, abbé de Saint-Rigaud et prieur de Clépey-sur-Loire, en 1567.
XXVI. ANTOINE D'AMANZE, doyen de l'Eglise de Lyon et grand-vicaire de Mgr l'archevêque, en 1578. Le P. Anselme, dans son Palais de l'honneur (p. 323), lui donne le prénom de Claude. Il était fils de Jean III d'Amanzé et de Béatrix de Chevrières. Trois de ses frères périrent sur les champs de bataille, au service de la France : Jean, à Pavie (1525) ; Guillaume, à Renly (1554), et un autre Jean, colonel au régiment de Piémont, à Saint-Quentin (1557). Il se démet de son titre, en faveur du suivant, en octobre 1577.
XXVII. MICHEL DE VILLECOURT, 1577, se démet, comme le précédent, en 1602.
XXVIII. CLAUDE III DE GASPARD, frère de M. de Beauvais, en Beaujolais, etc., 1602-1619.
XXIX. LAURENT DE GASPARD DU SOU, neveu de Claude, succéda à son oncle n'étant encore que tonsuré. En 1644, il obtenait à Rome un extra tempora, pour recevoir les ordres sacrés du diaconat et de la prêtrise. Une ordonnance de 1648, commençant par ces mots : Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, etc., dit l'abbaye de Saint-Rigaud de fondation royale. Le monastère était tombé en commande ; voilà pourquoi il est dit de fondation royale. Nous retrouvons L. de Gaspard dans un acte du 15 octobre 1665. C'est du temps de cet abbé que Saint-Rigaud fut affligé d'un grand-prieur nommé J.-B. de Murard, homme incapable et dont la position était douteuse. Par autorité du Saint-Siège, il fut révoqué canoniquement et remplacé par Ennemond Germain, moine bénédictin de Joux, au diocèse de Lyon, Le Laboureur termine, à Laurent de Gaspard du Sou, le catalogue des abbés de Saint-Rigaud, qu'il devait à son obligeance. L'abbé du Sou fit quelques fondations en faveur de son abbaye. (Procès-verbal de 1746.)
XXX. JACQUES DE CHARAMANDE, doyen des chanoines de Saint-Just de Lyon, était abbé commendataire de St.-Rigaud, en 1674.
XXXI. ETIENNE DU SAUZAY, clerc tonsuré, est nommé par le roi, abbé commendataire de Saint-Rigaud, le 25 novembre 1671. Cette nomination est signée Louis (XIV). Une ordonnance du 31 mai 1673 lui accordait un délai de six mois pour obtenir ses bulles en cour de Rome, et ce n'est qu'en 1683 qu'il reçoit l'institution canonique des mains de l'évêque de Mâcon. Les démêlés entre la cour de Rome et celle de France, au sujet du droit de régale, avaient commencé entre Innocent XI et Louis XIV, dès le 10 février 1673, pour ne se terminer qu'après 1681. C'est là, sans doute, mieux encore que l'extrême jeunesse d'Etienne du Sauzey, la cause du retard si prolongé de ses bulles. Le 14 octobre 1721, il présentait à l'évêque de Mâcon, pour la cure de Ligny, Pierre Jobert, qui eut des démêlés avec l'abbé de Saint-Rigaud, au sujet des droits curiaux conférés à l'abbaye sur le territoire de Saint-Rigaud.
XXXII. N. DE CLERMONT-TONNERRE est nommé abbé commendataire de Saint-Rigaud, à la fin d'août 1727 (D'après le site de la famille Clermont-Tonnerre, il s'agit d'Antoine, né le 17 mars 1703).
XXXIII. PIERRE-FRANÇOIS D'ESTERNO était, abbé de Saint-Rigaud, au mois de juillet 1746.
XXXIV. N. D'ESPIARD, successeur de M. d'Esterno, était mort ou remplacé le 26 avril 1771. Nous le trouvons dans plusieurs actes inédits et conservés aux archives de Mâcon. C'est sous le gouvernement de cet abbé, le 23 juillet 1767, et par ordonnance de Mgr l'évêque, confirmée par une sentence du roi, que les manses de Saint-Rigaud furent unies au séminaire de Mâcon, auquel appartint depuis la prévôté de Fressy (paroisse d'Oyé). (Mss. de Mâcon. Courtépée, 1re éd., t. IV, p. 227.) Nous avons vu la terre de Fressy donnée à Saint-Rigaud, dès l'origine, par le testament d'Etiennette de Néronde. Nous avons entendu les recommandations et les menaces des souverains pontifes, des évêques et des seigneurs. Quand de pareilles autorités, quand des droits six fois séculaires ne sont pas respectés, on court au pillage universel. Il paraîtrait que, dans les premières années du XVIII° siècle, Saint-Rigaud aurait été agrégé de quelque manière, par le pouvoir royal, à la congrégation de Cluny. Dans une lettre patente du roi, datée du 17 août 1759, et conservée aux archives de Mâcon, nous lisons : « Louis, par la grâce de Dieu, à nos bien-aimés les prieur et religieux de l'abbaye royale de Saint-Rigaud, diocèse de Mâcon, ordre de saint Benoît, congrégation de Cluny, » etc. Dans ces derniers termes, faut-il ne voir qu'une erreur ou bien une prétention demeurée sans effets ?
XXXV. JEAN-BAPTISTE DEVILLE DE VILLETTE, abbé commendataire de Saint-Rigaud, se trouve dans des titres inédits des années 1777, 1779.
XXXVI. N. DROUAS DU BOUSSEY, vicaire-général d'Autun, était, en outre, abbé de Saint-Rigaud le 29 avril 1784. Sa signature se trouve, avec cette double qualité, à la suite des actes du synode d'Autun, datés comme ci-dessus. Nous le retrouvons dans l'Almanach chorographique, etc., du pays et comté du Mâconnais, 1786. Il est probable qu'il n'a pas eu de successeurs. L'orage était trop près d'éclater.
L'abbé de Saint-Rigaud avait son représentant dans la chambre diocésaine de Mgr l'évêque de Mâcon. (Alman. chorog., 1786, p. 36.) II était le quatrième parmi les convoqués de l'Eglise aux Etats du Mâconnais. (Ibid., p. 93.) Il avait rang parmi les élus des Etats de Bourgogne, suivant un titre des archives de la Préfecture de Mâcon.
Ces prérogatives temporelles dataient de l'époque des commendataires. L'abbé non résidant en jouissait en temps et lieu ; chaque année, il y ajoutait ses 1,800 fr., prélevés sur les 3,600 fr. de revenus nets. Restaient donc 1,800 fr. pour les cinq ou six religieux qui, dans les derniers temps, servaient le Seigneur à Saint-Rigaud, ignorés du monde, comme leurs ancêtres spirituels ; comme ceux-ci, n'ambitionnant que les célestes conversations, élevant vers le ciel leurs mains et leurs cœurs, pour appeler les bénédictions de Dieu sur la France et sur le monde ... Mais la mort est aussi passée là. Il ne reste plus de Saint-Rigaud qu'une poussière méconnaissable. Puisse son esprit se reposer sur nous !
Pièces justificatives sur l'abbaye de St-Rigaud, chartes 1 à 13