La Commanderie de Mâcon au temps des chevaliers de Malte (1)
Les ordres de chevalerie ont pris naissance au moment des Croisades (2). L'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, fondé en 1100 et celui du Temple, postérieur d'une vingtaine d'années, sont restés particulièrement ancrés dans nos souvenirs classiques, en raison des luttes glorieuses qu'ils soutinrent contre les Infidèles pour la défense des Lieux Saints. C'étaient des ordres monastiques semblables à ceux de Saint-Benoît, de Saint-Bernard ou de Saint-François, mais dont la règle religieuse adoucie se mitigeait d'actes essentiellement laïcs comme l'action militaire.
1. Présenté à la séance du 5 avril 1962.
2. Rappelons qu'entre 1095 et 1270, c'est-à-dire en 175 ans, il y eut huit croisades.
Bien que le rôle des Chevaliers fût de combattre en Palestine, on confia tout d'abord à ceux d'entre eux que leurs vœux n'obligeaient pas à rejoindre immédiatement l'armée des barons de Syrie, la mission d'améliorer la circulation des routes de l'Occident empruntées habituellement par les caravanes des Croisés combattants. Les bénéficiaires de ces aménagements routiers furent, à n'en pas douter, les pèlerins bénévoles qui, à une cadence de plus en plus accélérée, se répandaient, à la suite des guerriers, sur les chemins de Jérusalem.
À l'intention des uns et des autres, les Chevaliers de Saint-Jean et du Temple édifièrent le long des voies de communication les plus fréquentées des établissements analogues aux mansiones (gîtes) et aux stationes (haltes) dont les Romains avaient autrefois jalonné la Gaule pour les besoins des voyageurs. Dans ces asiles on hébergeait les passants ; on leur offrait l'abri et le repos.
Les asiles tenus par les Templiers reçurent le nom de Temples ; ceux des Chevaliers de Saint-Jean s'appelèrent Hôpitaux ou Hospices.
Les Temples et les Hospices étaient généralement distants de trois milles en trois milles (4 km 500). Ils constituaient des postes de secours, des sortes d'infirmeries de routes, placés dans les endroits dangereux, déserts et boisés, où la sécurité des passagers réclamait une vigilance plus grande. En outre, sur ces mêmes routes, des gîtes d'étapes plus importants, espacés de 30 à 40 kilomètres, étaient réservés aux blessés et aux malades obligés d'interrompre leur randonnée. Sur la voie d'Agrippa, entre Lyon et Chalon, s'échelonnaient quatre gîtes d'étapes : Anse, Luna (Belleville), Mâcon et Tournus.
L'institution des Templiers et des Hospitaliers de Saint-Jean ne se limitait pas au territoire français ; elle s'étendait aux divers pays où les pèlerins entreprenaient de quitter leurs demeures pour se lancer sur les routes de pèlerinage qui venaient d'être ouvertes en Terre Sainte à la dévotion des fidèles. Des équipements hospitaliers identiques existaient en Angleterre, en Aragon, Castille, Italie, Allemagne. Les ordres de chevalerie ne s'en tenaient donc pas à une œuvre purement nationale ; ils formaient un maillon d'une grande chaîne internationale. Plutôt associés que rivaux, ils menaient une collaboration également efficace dans leurs fonctions de police routière, d'autant que leur champ d'action se partageait ordinairement entre des régions distinctes.
Mâcon, dès l'origine, fit partie du patrimoine de l'Ordre de Saint-Jean.
Les ressources des moines chevaliers provenaient des innombrables offrandes que leur dispensaient sous toutes sortes de formes (argent, terrains, immeubles) les hauts personnages du Royaume, soit sous l'impulsion de leur foi, soit en reconnaissance de services rendus, soit même comme aumônes expiatoires, dans le but de soulager leur conscience quand ils la sentaient trop lourdement chargée. Les gens du peuple aussi, mus dans un même élan de piété, s'associaient pleinement à cette œuvre charitable.
Mais il arrive que les événements les plus imprévus viennent s'interposer dans le fonctionnement des organisations où on les attendait le moins. En 1312, au Concile de Vienne, le pape Clément V, sur les Instigations du roi Philippe le Bel, supprima brusquement l'Ordre des Templiers. Les Templiers étaient le plus riche des ordres de chevalerie. Ils avaient bénéficié, plus que les autres, des donations considérables que leur avaient faites princes, évêques et autres grands seigneurs. Ils réunissaient des privilèges exceptionnellement étendus, et administraient dans l'ensemble du pays une grande partie des domaines foncier.
Leur condamnation fut-elle la conséquence de l'ombrage porté à la Monarchie et à la Papauté par les Grands Maîtres qui les gouvernaient et qui se croyaient omnipotents du fait de leur richesse ? Ou bien fut-elle causée par une série d'opérations financières louches et hautement répréhensibles ? Ou même, comme on l'a dit, par des mœurs dissolues et hérétiques ?
Notre collègue, M. Raymond Oursel, s'est expliqué sur ce sujet dans un travail fort pertinent sur le Procès des Templiers (Club du Meilleur Livre). Pour nous, ce qui, dans cette affaire, nous intéresse surtout, c'est qu'après la disparition des Templiers, les Hospitaliers de Saint-Jean, c'est-à-dire ceux qui exerçaient dans notre région, ceux qu'on a appelé plus tard les Chevaliers de Malte, reçurent leurs dépouilles. La majorité des biens du Temple leur fut dévolue. L'Ordre de Saint-Jean en sortit sensiblement plus puissant, et il sut pendant longtemps conserver la faveur royale, comme le prouve une pièce des archives de Saône-et-Loire (B 1301, n° 12) qui contient un Arrêt du Conseil d'État de décembre 1716 confirmant tous les avantages qu'on lui avait octroyés.
Les Chevaliers Hospitaliers avaient adopté, en France, une organisation particulière qu'il importe de rappeler.
À l'échelon inférieur, les hôpitaux-hospices dont nous avons parlé, infirmeries ou postes de secours auxquels s'adjoignaient les nombreuses propriétés qui en dépendaient (celles-ci provenant de libéralités, de legs pieux, etc.) composaient les Commanderies, à la tête desquelles se trouvait un chef dénommé le Commandeur. Ces circonscriptions de base étaient rattachées hiérarchiquement à des groupements plus larges dits Grands Prieurés. Il y avait trois Grands Prieurés sous l'autorité souveraine d'un Grand Maître : le prieuré de Provence, établi à Saint-Gilles, puis à Toulouse, avec 72 commanderies ; le prieuré d'Auvergne, fixé d'abord à Bourganeuf, Montferrand et en dernier lieu à Lyon, avec 56 commanderies ; le Grand Prieuré de France, comprenant 26 diocèses en France et en Belgique, et renfermant le prieuré d'Aquitaine, chef-lieu Poitiers, et le prieuré de Champagne, chef-lieu Dijon (voir Léopold Niepce, Le Grand Prieuré d'Auvergne).
Le prieuré de Champagne englobait toute la Bourgogne, sauf le Mâconnais avec les diocèses de Langres, d'Autun et de Chalon-sur-Saône.
Le Mâconnais et la Commanderie de Mâcon étaient rattachés à Lyon, par conséquent au Grand Prieuré d'Auvergne.
Contrairement à ce que l'on pourrait supposer, les propriétés rurales dépendant d'une commanderie n'étaient pas agglomérées en corps de domaines, mais disposées dans un certain rayon, souvent à une grande distance du chef-lieu autour de la commanderie. Ils formaient ce qu'on appelait des membres ou des annexes.
À chaque chef-lieu d'une commanderie un château servait en principe de résidence au Commandeur. Dans beaucoup de membres et d'annexés s'élevait une chapelle.
Nous retrouverons toutes ces particularités dans la description de la Commanderie de Mâcon, dont nous allons maintenant donner l'inventaire pour 1769, le plus récent, d'après l'itinéraire des chevaliers visiteurs qui venaient de temps en temps contrôler la gestion de leurs domaines. Mais il faut bien convenir que depuis environ l'année 1291, depuis la chute du Royaume latin de Jérusalem, les Hospitaliers avaient perdu leur principale raison d'être. Si beaucoup de chevaliers, malgré la pression des Infidèles triomphants, n'oubliaient pas cette chevalerie militaire qu'ils avaient illustrée en Terre Sainte pendant deux siècles, si bon nombre d'entre eux s'obstinaient encore à lutter à Chypre contre les Turcs, en Espagne contre les Maures, d'autres, des indifférents, des dissidents, des profiteurs même, las de tant de fatigues, aspiraient à rejoindre en France les collègues qu'ils y avaient laissé s. De retour dans leurs foyers, les exploits guerriers qui justifiaient le but qu'ils avaient volontairement assumé les préoccupèrent moins que le profit des biens qu'ils avaient retrouvés. Ils abandonnèrent leur vieil idéal chrétien, se départirent de leurs sentiments chevaleresques, perdirent leurs qualités gentilhommières pour devenir des paysans rustauds peu aptes aux besognes campagnardes. Et l'on vit trop souvent, à la tête des Commanderies, des frères sergents de qualité inférieure, incompétents, inexpérimentés, qui avaient banni toute noblesse.
Ceci expliquera la décadence rapide de l'Ordre de Saint-Jean et la désagrégation progressive de ses biens.
Sur le plan militaire, le même déclin se traduira par un changement d'épithète dans l'appellation de la confrérie, qui deviendra successivement l'Ordre de Rhodes, puis l'Ordre de Malte, à mesure que l'avance des Turcs les contraignit à se réfugier dans ces îles de la Méditerranée.
Les possessions de l'Ordre de Malte dépendant de la Commanderie de Mâcon d'après la visite générale faite le 9 août 1769 par le Frère Louis-Marie-Antoine Dugarric (Arch. du Rhône, H 170)
La cellule mère de la Commanderie de Mâcon, son centre administratif et religieux fut d'abord la petite île Saint-Jean (commune de Saint-Jean-le-Priche), située sur la Saône, proche les murailles de la ville et la tour de Marandon. Il y avait là une discrète chapelle, dédiée à Saint-Jean-Baptiste, patron de l'Ordre, dont il ne reste plus, depuis longtemps, aucun vestige ni apparence.
La seigneurie de l'île Saint-Jean était très modeste. Elle comprenait au début du XVIe siècle plusieurs maisons sises rue du Bourgneuf. Un terrier de reconnaissance, au profit du frère Louis de La Roche, commandeur, est en effet passé en 1502 par six habitants de Mâcon pour ces maisons. Toutefois le Commandeur touchait en outre les deux tiers des dîmes de Chaintré. Ces dîmes étaient exigibles sur tous les grains qui s'y récoltaient à la douzième gerbe ; sur le vin à la seizième partie ; et sur les légumes à la vingt et unième partie. L'autre tiers des dîmes appartenait au curé de Chaintré.
Enfin des redevances, en la terre du Lys, se percevaient sur l'hôpital Dacier (alias Saint-Jean d'Assye), à Charbonnières, membre dépendant de la Commanderie.
Cet ancien chef-lieu de l'île Saint-Jean fut transféré, à une date qui nous est inconnue, à Espinassy, en Charolais (peut-être pour des motifs de commodité et parce que l'île fut attribuée, en 1210, par le comte Guillaume II à l'abbaye de Saint-Philibert de Tournus). Sans abandonner son titre de chef, Mâcon le partagea désormais avec la localité charolaise.
Espinassy.
Espinassy (ou Epinassy) représentait un ensemble mieux adapté que Mâcon pour remplir les fonctions de chef d'Ordre. Inutile de chercher maintenant Epinassy sur une carte. Ce n'est plus qu'un petit hameau situé sur le territoire de Changy, à 5 km de Charolles. De ce hameau, autrefois plus favorisé, dépendait une chapelle, un château, des granges, des écuries, un pigeonnier, un étang couvert en pré, des terres, prés, bois - le tout s'accompagnant de plusieurs droits et devoirs seigneuriaux, cens, rentes, justice haute, moyenne et basse.
En 1769, on constate que la chapelle est assez bien conservée. Elle mesurait 40 pieds de long sur 24 de large. Le chœur était voûté et prenait jour, à l'extérieur, par cinq vitraux grillagés. La nef était lambrissée. L'autel, en maçonnerie, s'encadrait de deux statues, l'une représentant saint Jean-Baptiste, l'autre la Sainte Vierge. Au milieu, une croix de bois noir supportait un Christ blanc. Des tuiles creuses recouvraient la toiture, au-dessus de laquelle émergeait un pavillon où pendaient deux cloches, du poids d'environ 300 livres les deux, bien sonnantes et garnies de leurs gongs et cordes.
À quelques pas de la chapelle se dressait le château, résidence du Commandeur, qui avait plutôt les allures d'une maison bourgeoise que d'une demeure seigneuriale. Ni fossés, ni tourelles. Il était pourvu, au rez-de-chaussée, d'une grande cuisine cadettée, autrement dit pavée de dalles en pierre, avec pierre d'évier et large cheminée en pierre de taille, à laquelle cuisine confinaient trois autres locaux accessoires ou salles de débarras. Au-dessus, à l'étage, se trouvaient trois chambres, dont la plus spacieuse était celle du Commandeur, éclairée au midi par une baie vitrée protégée par un contrevent. On y voyait une cheminée peinte en plusieurs couleurs, sur laquelle un prédécesseur avait gravé ses armes. Ladite chambre était boisée et garnie d'une alcôve. Elle communiquait avec une autre pièce, dite des Archives, par une double porte fermant à clef. Là reposaient dans un coffre, rangés en bon ordre, scellés et numérotés, les terriers, plans et autres papiers de la Commanderie et de ses membres.
Le corps du bâtiment se complétait de greniers et d'une cave. Une cour, alimentée d'un puits, la séparait de l'habitation du fermier, des bâtiments d'hébergeage, de plusieurs écuries et d'un fournier.
Mais le compte rendu de la visite signale assez fréquemment des portes disjointes, des murs détériorés, des carreaux brisés... Ce qui prouve que la demeure restait pendant un assez long temps inhabitée. En fait, le Commandeur n'y apparaissait qu'à de rares occasions. Tous les biens de la Commanderie étaient confiés à un fermier général, dont la gérance et la surveillance s'étendaient non seulement sur le hameau d'Espinassy, mais sur de nombreux membres ou annexes disséminés dans les environs plus ou moins proches.
À cette Commanderie ressortissaient en effet :
une tuilerie située à Monchalon (cne d'Ozolles) ;
deux cures, l'une appelée Baudemont (à 3 km de La Clayette), l'autre à Montagny-sur-Grosne, près de Dompierre-les-Ormes ;
une ancienne chapelle à Neuglisois (cne de Montagny, con de Matour) ;
une autre chapelle à Bois-du-Lin (cne de Dompierre, con de Matour) ;
des bois et rentes à Rhodes (cne de Château, con de Cluny), à Ventrigny (hameau de Chauffailles), à Launay (hameau de Sainte-Foy, con de Semur-en-Brionnais), à Genouilly (à 12 km du Mont-Saint-Vincent).
En plus de la garde des bâtiments, le fermier avait la charge de percevoir, dans ces localités, les rentes, bénéfices, dîmes, etc., inscrites sur les terriers dont le Seigneur Commandeur lui laissait la responsabilité. - Toutes les annexes ou membres ci-dessus énumérés n'offraient, en dehors du maigre produit de leurs revenus, rien qui puisse retenir l'attention.
Ainsi se délimitait l'aire de la Commanderie d'Espinassy, qui comprenait toutes les dépendances de l'Ordre de Malte dans le Charolais. Plus au nord, elle se heurtait au Chalonnais et au Grand Prieuré de Champagne.
Mais la Commanderie de Mâcon, qui continuait à garder son titre de chef, ne se cantonnait pas à Espinassy et au Charolais. Elle se prolongeait aussi sur une partie de la région sud de Mâcon, et même sur le Lyonnais. Ses possessions n'y étaient guère mieux groupées. Nous les mentionnerons puisqu'il faut être complet ; mais nous les passerons très rapidement en revue afin d'éviter une énumération fastidieuse.
Membre de Belleville.
À Belleville-sur-Saône (arrondissement de Villefranche) l'Ordre, en 1769, possédait, proche la porte appelée Duvivier, un enclos entouré de murs de toute part, au milieu duquel s'élevait une maison et quelques vieilles masures. Cet emplacement portait le nom de jardin de la Commanderie. Placé sous le vocable de sainte Catherine, il était probablement une survivance de l'Ordre des Templiers. Une note de 1642 y mentionne des ruines de « beaux bâtiments » (Arch, du Rhône, H 143).
À un petit kilomètre du bourg, il y avait également une métairie composée d'une chambre, d'une cuisine, d'un hangar, d'un fournier et de deux écuries.
L'Ordre possédait encore un pré de 18 coupées dans l'île de Montmerle, des terres notamment à la Gravelière et à la Garenne, des dîmes sur les paroisses de Belleville, Saint-Jean-d'Ardières, Taponas, Dracé, Capannoux, et, à 2 km de Belleville, le moulin de Saint-Jean-d'Ardières, avec un bâtiment renfermant un petit four et une écurie de chevaux.
Temple de Peyzieux-en-Dombes.
À une lieue de Belleville, dans le canton actuel de Thoissey, les Hospitaliers entretenaient une chapelle dédiée à saint Ennebond, dite Temple de Peyzieux, au milieu d'une vaste prairie. Ici encore le terme de Temple indique qu'elle provenait de la succession de l'Ordre des Templiers, Ceux-ci l'avaient en euet acquise en 1236. Elle mesurait 8 mètres de longueur sur 5 de largeur. L'autel était dépourvu de décorations et l'on n'y officiait jamais. Mais le fermier avait ordre de la maintenir en bon état parce que, dans le terrier la concernant, il était dit que c'était à cause d'elle que le Commandeur touchait des dîmes sur les villages de Peyzieux, Genouillet, Valleins, Saint-Trivier, Chaneins, et que ces dîmes étaient portables dans ladite chapelle. Probablement le Commandeur se souvenait-il aussi qu'en 1614 le procureur général du Parlement des Dombes avait fait saisir les revenus du membre de Peyzieux pour forcer l'Ordre de Malte à réédifier la chapelle, qui tombait en ruines.
Membre de Saint-Jean-des-Essartz.
Enfin, à Saint-Jean-des-Essartz, en Lyonnais, paroisse de Pouilly-le-Monial, à trois lieues de Belleville, existait une chapelle en bon état, carrelée et couverte d'un toit en tuiles creuses. Les ornements avaient été envoyés aux archives de l'Ordre à Lyon, dans la crainte qu'ils ne fussent volés. À ce membre étaient attribuées une dîme et une rente noble. La dîme se percevait, tant en blé qu'en vin, audit Clos des Essartz et dans les paroisses de Thézé et de Pouilly. La rente, consignée dans un terrier relié en basane brune, contenait 77 reconnaissances.
Voilà maintenant terminé notre tour de la Commanderie de Mâcon. Nous avons indiqué le détail de ses morcellements, tels qu'on pourrait les percevoir dans les cartons d'une étude de notaire.
Au total, ses biens se rassemblaient essentiellement autour de trois centres : le Charolais, le Mâconnais et le groupe de Belleville, avec une densité variable et un rendement subordonné à la présence de bâtiments, à la nature et à l'étendue des terrains exploités, aux droits seigneuriaux (cens, dîmes, etc.) prélevés dans les villages d'alentour.
Nous sommes assez bien fixés sur la valeur des revenus de chacun d'eux par les baux qui étaient répartis entre les différents fermiers de la Commanderie pour l'espace de cinq ans et pour une somme annuelle.
En 1769, le sieur Prudon détenait le fermage général des membres d'Espinassy pour le prix de 5 000 francs
Le sieur Dupré détenait le fermage de Mâcon pour 1 400 francs
La veuve Dépinan, l'annexe de Belleville pour 550 francs
Le sieur Dépinay, l'annexe de Peyzieux pour 500 francs
Le sieur Durand, le membre de Saint-Jean-d'Ardières pour 260 francs
Le sieur Augras, le membre de Saint-Jean-des-Essartz pour 170 francs
Défalcation des dépenses, il restait net au Seigneur Commandeur : 6 768 francs.
L'inventaire de la Commanderie de Mâcon confirme ce que nous disions au début sur l'éparpillement des biens afférents à ces sortes de circonscriptions administratives créées par les Ordres sous le nom de Commanderies.
Nous nous serions volontiers représenté une Commanderie comme une seigneurie placée au centre d'un vaste domaine d'un seul tenant, comme un château dominant des terres et des bois groupés autour de lui, à la façon des bâtiments qui accompagnaient d'habitude, au moyen âge, les grands fiefs seigneuriaux.
C'est au contraire, en Mâconnais du moins, un assemblage domanial fait de champs exigus et dispersés. Nulle part on ne trouve de grandes exploitations. Dans la Commanderie d'Epinassy, par exemple, si quelques pièces de terres (comme le Grand Pré) atteignent une contenance évaluée à 20 ou 30 chars de foin ; si les bois de haute futaie, appelés « les Grands bois de la Commanderie » atteignent 166 arpents ; si la terre des Epardeaux produit 18 à 20 bichets - à côté de cela, combien de terres ne figurent que pour une contenance de deux ou trois bichetées seulement.
Ce morcellement ne doit pas nous étonner. Il provenait de la façon dont s'étaient constitués les biens de la Commanderie. Rappelons-nous que ceux-ci résultaient de libéralités des fidèles, et que ces legs pieux étaient souvent l'aumône de petites gens, car les donations des grands personnages n'étaient pas la règle commune et n'affluaient pas en toutes contrées.
Nous aurions pu aussi, en parcourant la Commanderie, nous attendre à y retrouver les vestiges de vieilles demeures féodales, peut-être même (pourquoi pas ?) des maisons fortes avec tourelles et poivrières, donjons et échauguettes, témoignages d'une ancienne splendeur. Il n'en est rien. Nous ne voyons guère qu'une série de bâtiments désuets, des logis consistant le plus souvent en un unique rez-de-chaussée aux murs délabrés. Et si nous constatons par hasard la présence d'un château, comme à Espinassy, il nous apparaît sous l'aspect d'une simple demeure campagnarde.
Quant aux chapelles que l'Ordre avait primitivement édifiées dans la plupart de ses annexes - chapelles où les frères visiteurs ne manquaient pas de venir s'agenouiller à chacune de leur tournée d'inspection - elles étaient ordinairement hors de service ou mal entretenues. À Neuglisois, il n'existe plus en 1760 qu'une « mazure de chapelle autour de laquelle il n'y a que des buissons qui ont crû avec ladite mazure ». À Launay, la chapelle est enfouie au milieu d'un bois appelé « de Serve », pénétré par les broussailles. La chapelle de l'île Saint-Jean de Mâcon ne nous a même pas conservé la date de sa disparition.
En définitive, la Commanderie de Mâcon ne nous laisse pas une impression de richesse et de puissance. Disons qu'il en est de même de beaucoup d'autres Commanderies du Royaume, à part quelques exceptions telles que la Commanderie voisine du Temple Sainte-Catherine de Montbellet que nous a décrite notre confrère M. G. Jeanton, et dont il reste encore une chapelle du XIIIe siècle, un des rares spécimens du style gothique de notre région.
En réalité, l'âge d'or de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem s'est épanoui dans le premier tiers du XIVe siècle, lorsqu'il hérita des biens des Templiers (1313). Mais s'il échappa pour son propre compte à la vindicte royale, s'il en retira des bénéfices immédiats, il ne subit pas moins par la suite de cruelles vicissitudes. Les circonstances heureuses qui avaient tout d'abord favorisé l'expansion des Croisés à travers toute l'Europe et l'Asie méditerranéenne eurent un terme. Les chevaliers du Christ durent finalement s'incliner devant la résistance puis l'offensive des Infidèles. Dès lors l'Ordre commença à se désintégrer. Ses ressources s'épuisèrent rapidement, principalement pendant le siège de Rhodes par les Turcs (1520) qui se prolongea pendant plusieurs années. En vain le pape Innocent VIII s'évertua de rétablir ses finances en lui annexant des ordres secondaires qui s'étaient fondés en même temps que lui, comme ceux du Saint-Sépulcre ou de la milice de Saint-Lazare de Bethléem et de Nazareth. Tous ces petits ordres accessoires s'évanouiront sans remettre à flot les Hospitaliers qui, refoulés peu à peu avec l'amertume d'une armée en repli, furent obligés de se réfugier dans l'île de Malte.
C'est le 24 octobre 1530 que Philippe de Villiers de l'Isle Adam débarqua à Malte avec ses chevaliers et ses archives. Ils y séjournèrent de 1530 à 1798. Après quoi ils se fixèrent à Rome. Pendant de nombreuses années les propriétés dont ils étaient possesseurs sur la terre de France avaient été entretenues avec régularité ; les réparations s'effectuaient selon les besoins. Mais les échecs successifs de leurs troupes avaient rompu leur cohésion, entraîné l'arbitraire et le libertinage. Leurs richesses, si prospères au temps de la féodalité, ne firent plus l'objet que de soins insuffisants. Cette négligence prolongée entraîna la dislocation de leurs biens, l'effritement de leurs bâtiments, la disparition de leurs champs. À telle enseigne que bon nombre de lieux-dits inscrits dans leurs terriers se sont effacés et sont maintenant ignorés des appellations locales et des plans cadastraux. - Puis la Révolution passa sur ces débris, emportant les derniers privilèges qui pouvaient les rattacher à l'ancien état de choses.
Et pourtant les Hospitaliers (on plutôt l'Ordre de Malte puisque c'est ainsi qu'on le désigne aujourd'hui) maintiennent encore leur existence. Car la Révolution n'a pas submergé tous les pays, et même en France la propriété rurale ne fut jamais abolie puisque les confiscations ne visaient que les émigrés de fraîche date. Après la tourmente, l'Ordre s'efforça de ressaisir dans la mesure du possible ses anciens biens fonciers. Il les vendit pour la plupart. Ses ressources présentes ne sont, paraît-il, pas négligeables. Il les emploie aux mêmes fins que jadis, à des œuvres d'assistance sociale, à l'entretien des hôpitaux, de crèches, d'orphelinats, de dispensaires, et fait vivre des centaines d'institutions de bienfaisance dans le monde entier. Son comportement est toujours celui d'un Ordre souverain, d'un État indépendant qui groupe 19 associations et 6 000 membres. De 1807 à 1879, il était dirigé par un lieutenant général. Son dernier Grand Maître, le prince Chigi, est mort en 1951.
Ce regain d'activité ne va-t-il pas lui attirer de nouveaux accès de malveillance et d'envie ? Un silencieux conflit l'a déjà brouillé avec l'Église entre 1849 et 1954. On prétend que de hauts prélats de l'entourage du Vatican avaient songé à réduire son indépendance, à s'approprier sa gestion administrative et financière, bref à l'absorber. L'équité du pape a fait jusqu'à présent échouer cette campagne où ne furent épargnées, dit un auteur tendancieux (Roger Peyrefitte), ni les menaces ni les injures. En 1961 une nouvelle constitution de l'Ordre a été approuvée par le Souverain Pontife. Dans les milieux officieux on laisse entendre que la principale modification apportée à cette constitution consisterait en l'abolition de la commission des cardinaux nommés par Pie XII pour veiller à l'esprit religieux de l'Ordre. Elle serait remplacée par un cardinal protecteur.
Les choses en sont là pour le moment.
Dr Léon Laroche, Membre titulaire.