À propos de la voie romaine entre La Tour-du-Pin et Aoste,
le Chemin des Nourrices
Voie romaine et table de Peutinger autour de Vienne - Cliquez sur une carte pour l'agrandir
[Source : Pierre de Saint-Olive, Revue Évocations, AD38, PER970/1, 1945-1948]
Tout au long de la route de La Tour-du-Pin à Aoste, mais à une distance d'un demi-kilomètre environ plus au nord, court un vieux chemin parallèle.
Son tracé suit les dernières pentes du plateau de Saint-Jean-de-Soudain et de La Chapelle-de-la-Tour ; tantôt à la limite de la vallée de la Bourbre, tantôt s'élevant de quelques mètres sur les cônes de déjection des ravins qui sculptent le flanc des coteaux. Jamais il ne s'égare dans le bas-fond de la vallée.
Par la montée de Revolette, il gagne le hameau de Bellefontaine, emprunte la route de La Tour-du-Pin à Faverges qu'il a rencontré en atteignant le plateau. Il s'en sépare bientôt au hameau de Balatière. Une descente douce qui traverse les lieux-dits des Mouilles, du Chatanet, du Bourg, l'amène à la vallée sèche suivie par la route nationale de Chalon à Sisteron. Il la coupe transversalement sous le château de Faverges et s'engage dans le vallon d'Arlacot pour gagner Aoste par Croix-Chevillate.
C'est une voie large de cinq à six mètres. La pente est régulière autant que le terrain s'y prête. La chaussée souvent creusée à mi-talus ou en tranchée, a exigé un terrassement important. En dépit de l'abandon dans lesquels les municipalités la laissent sur une bonne partie de son parcours, elle résiste victorieusement aux intempéries et au passage des chars ou des tombereaux.
La Tour-du-Pin et Aoste exceptées, elle ne dessert aucune agglomération importante. Mais on rencontre à maintes reprises ces vieux logis ruraux du XVIIIe siècle qui se substituèrent aux chaumières des âges antérieurs et qui sont si reconnaissables à la pente aigüe de leurs toits, aux chambranles de bois des ouvertures, aux petits carreaux des fenêtres, à l'entablement solide de la porte d'entrée et surtout à certaines proportions de l'ensemble qui ne sauraient tromper un œil averti de chez nous.
En somme, un très vieux chemin, une voie morte, à demi abandonnée sous ses vieux chênes et ses talus de genêts, herbeuse et pittoresque à souhait, telle que les peintres de l'époque romantique aimaient à les crayonner ! Elle fut fréquentée, puisque ses abords attiraient l'habitat. Elle ne l'est plus.
On l'appelle le « Chemin des Nourrices ».
Comme je m'enquérais de ce nom, il y a quelques une quarantaine d'années environ, auprès d'un vieillard de Faverges, Pierre Fragnon, qui avait connu la Révolution de 1848, il me dit tenir de son père « qui vivait avant les chemins de fer » que celui-ci avait vu passer sur cette route, dans son enfance, les Savoyardes s'en allant à Lyon, à chaque saison, chercher les nouveau-nés que les habitants de la ville leur confiaient. Elles poussaient devant elles les petites voitures d'osier à trois roues, munies d'une capote de toile, dans lesquelles elles ramenaient l'enfant.
L'explication est plausible.
Le « Chemin des Nourrices » est une voie de trafic très ancienne. Plus exactement, il constitue un tronçon de la voie romaine de Vienne (Vienna ou Vigenna) à Aoste (Augustum), à Chambéry (Lemincum), et au col du Petit-Saint-Bernard.
Deux voies reliaient aux premiers siècles la capitale de l'Allobrogie à la capitale de l'empire. La première en date passait par Grenoble (Cularo) et le col du Mont Genèvre. L'autre sortait de Vienne par la rive droite de la Gère, gagnait Septème (la septième borne milliaire), Oytier (la huitième), Diémoz (la douzième) et par Bourgoin (Bergusium), gagnait Aoste. Après quoi les avis diffèrent sur le point de savoir par quel tracé elle atteignait Chambéry. Laissons ce soin aux érudits savoyards ; car il faudrait préalablement définir en quel lieu et par quel moyen le Guiers était franchi. À ma connaissance, cette précision n'a pas été fournie.
D'ailleurs, si les points de départ et les aboutissements de cette voie sont fixés depuis longtemps, notamment par la Table de Peutinger, son emplacement exact sur le terrain ne semble pas avoir été reconnu.
J'essaye donc de préciser les motifs qui me poussent à identifier avec le « Chemin des Nourrices » sur le parcours de La Tour-du-Pin à Aoste.
Dans La Tour-du-Pin, le tracé de la voie romaine est connu. C'est le chemin de l'Extra, c'est-à-dire la via strata, la voie ferrée, aujourd'hui l'avenue Victor Hugo. Le docteur Dénier y a trouvé plusieurs documents intéressants. Le creusement d'un puits pour l'usage de l'une des villas en bordure au midi a rencontré et traversé à 1 m. 20 de profondeur le dallage de la voie. Un poids de tisserand en terre cuite avec empreinte du potier, une jarre romaine, des débris de tuiles en furent retirés. Lors de la construction de la villa Varnet, le sol a rendu de nombreux tuyaux de poteries et une pièce à l'effigie de Constantin II. Enfin dans une tranchée des égouts, une meule en grès pour moudre le blé à la main, percée en son centre, fut recueillie et se trouve chez le docteur Dénier.
La zone située à la base de la colline de Saint-Roch sur l'axe de la voie romaine était donc habitée. Cet habitat en plein midi semble préférable au site actuel de la ville dans un double fond de vallée assez humide. Le choix d'un site défensif sur les flancs de la colline de l'église et sous les murs du château delphinal ne s'imposait pas au IVe siècle.
Au surplus l'ancienne route royale, héritière de la voie romaine, est indiquée par les belles bornes du XVIIIe siècle qui avoisinent la villa Cateland et dont l'inscription limite la charge des prestations entre les communautés de Cessieu, de Toirin et de La Chapelle. Elle semble suivit au plus près l'ancien tracé de la voie.
La largeur de la chaussée, sa facture, son emplacement à l'abri des divagations d'une Bourbre non canalisée, son tracé rectiligne constituent des arguments favorables. Des tranchées importantes à la base de Revolette, établies dans le seul but de ménager la pente tout en conservant cette ligne chère à l'administration romaine marquent nettement qu'il ne s'agit pas d'une voie d'exploitation locale. Les propriétaires riverains ne se seraient pas adonnés à un tel travail qu'un léger détour rendait inutile.
Il y a cependant des arguments plus probants.
À Passeron sur la commune de Saint-Clair-de-la-Tour, en bas de la montée de Revolette, en 1928, une borne milliaire a été découverte. Elle est formée d'un fût de colonne de 1 m. 70 de haut et de 0 m. 35 de large qui porte l'inscription suivante :
IMP. CAES. | FL. VAL. | CONSTANTINO | P.F. | AUG.| DIVI | CONSTANTI | AUG. | PII FILIO
Imperatori Caesari Flavio Valerio pio felici Augusto, divi Constanti pii filio.
À l'Empereur César Flavius Valérius Auguste Constantin le pieux, l'heureux, fils du divin Constance le pieux.
Cette borne a été transportée devant le mur sud de l'église de Saint-Clair.
Le texte épigraphique est connu. Il se rencontre sur d'autres bornes milliaires, notamment à Vienne et à la Guillotière.
L'empereur auquel il est dédié est Constantin le Grand, fils de Constance Chlore, qui reconnut le christianisme et instaura la liberté religieuse par le célèbre édit de Milan. Grâce à son nom, on peut dater l'inscription de 307 à 337 après Jésus-Christ. Notre région jouit pendant son règne d'une longue prospérité. Vienne était alors la capitale officielle des sept provinces s'étendant de l'Atlantique aux Alpes : la Viennoise, la Narbonnaise première ; la Narbonnaise deuxième ; la Novempopulanie, l'Aquitaine première ; l'Aquitaine deuxième et les Alpes Maritimes. Constantin fut l'un des empereurs qui développèrent et jalonnèrent les voies romaines. En revanche, les arts étaient déjà en pleine décadence. Le tracé de l'inscription en est une preuve après tant d'autres. Il est fort grossier, à fleur de surface ; les lettres irrégulières ne respectent pas l'horizontalité de la ligne. Travail d'apprenti ou d'incompétent qui a omis d'indiquer au bas du texte, le kilométrage si j'ose dire, ou plutôt le nombre de pas romains, millia passuum, habituel sur ces petits monuments.
Cette colonne se trouvait enfouie dans le sol à quatre mètres de profondeur : elle en fut retirée par le propriétaire du terrain, M. Reymond. Il trouva en même temps de la poterie vinaire qui fut brisée et de larges dalles de mollasse.
Le site est d'ailleurs propice à un établissement de l'époque gallo-romaine. Légèrement surélevé à la base d'un vallon qui descend de l'église de La Chapelle, irrigué par un ruisseau propice aux ablutions, il mériterait des fouilles plus approfondies. Au voisinage immédiat dans une gravière ouverte lors de la construction du château de M. Baland, vers 1900, on rencontra des tombes formées de larges dalles contenant des squelettes et des armes.
Dans la même région, à en croire une tradition locale, on aurait trouvé jadis une mosaïque romaine. Fait plus étrange : les Autrichiens qui occupèrent le pays en 1815, cherchaient les restes d'une ville d'après une ancienne carte. Il est possible qu'une telle découverte ait eu lieu jadis. J'ai recueilli moi-même l'écho de la découverte de cette mosaïque, sans pouvoir en préciser l'emplacement. J'incline à croire que l'Autrichien recherchait plutôt Bergusium ou Augustum consignés sur la Table de Peutinger conservée à Vienne (Autriche).
Le tracé de la voie romaine continue par l'ancienne montée de Bellefontaine. Elle se développe en rampe forte, mais régulière, au long d'unes tranchée inconcevable si l'on ne fait intervenir le souci de la ligne droite. Elle a exigé une main-d'œuvre considérable pour creuser les bancs de gravier et les mollasses bleues qui enchâssent les couches de lignite. Des détours légers, réduisant la pente et le travail, s'imposeraient à l'heure actuelle, mais ils auraient allongé sans utilité un parcours fréquenté surtout par des cavaliers et des piétons.
La voie romaine accède ainsi au plateau de Saint-Martin, au sommet de la combe du même nom qu'emprunte la route de Faverges à Saint-Clair. Ce nom religieux provient d'une chapelle dédiée à ce saint et aujourd'hui détruite.
En 1355, le lendemain de la Saint-Michel, les représentants du Dauphin et du Comte de Savoie se réunissent en ce lieu pour tenir une diète « in capella seu juxta capellam » dans la chapelle ou à côté (Archives de l'Isère : B. 3865, folio 176).
Pourquoi choisir ce lieu sinon parce qu'il est précisément sur l'antique route à la limite des domaines respectifs des deux princes ? À la date indiquée, l'échange des possessions qui doit fixer au Guiers la frontière définitive du Dauphiné et de la Savoie, se discute, mais l'accord n'est pas encore conclu.
Aujourd'hui encore, la voie romaine forme limite entre les communautés de La Chapelle-de-la-Tour et de Saint-Clair-de-la-Tour.
Toujours sur le plateau, elle accède au hameau des Charbonnières qui prend son nom des exploitations de lignite. Le combustible était tiré tantôt à tranchée ouverte, tantôt par des puits, dont la profondeur n'excédait pas dix mètres Ce travail pratiqué par les propriétaires du sol pendant l'hiver fut abandonné après 1918 ; la maison Grammont, de Pont-de-Chéruy, termina l'extraction.
Et nous arrivons à la Croix des Trois Termants déjà signalée en 1380. C'est le point de jonction des communes de Saint-Clair, de La Chapelle, de Faverges et de La Bâtie-Montgascon. Pourquoi trois termes et non quatre ? Sans doute, parce qu'antérieurement, à la Révolution, les groupements de La Chapelle et de Saint-Clair étaient rattachés à celui de La Tour-du-Pin, comme celui de Faverges ressortait à Corbelin. La croix, actuellement en place, est un fort beau travail de fer forgé. Elle porte à son centre la date de 1779. Les bras et le sommet se terminent par des fleurs de lys. Elle se trouvait autrefois au sommet du clocher de l'ancienne église de Faverges ; elle remplaça une vieille croix de bois, rongée par le temps en ce carrefour vénérable.
La voie romaine se sépare maintenant de la route de Faverges en arrivant aux maisons de Balatière. Le nom de ce hameau semble une déformation de Maladière. Une maladière destinée à l'isolement des lépreux est signalée à Faverges en 1372. Chacun sait ces établissements, ainsi que les hospices étaient situés sur les voies antiques. L'érudit lyonnais, G. Guigues a pu préciser le tracé de ces routes en le jalonnant par les lieux dits « Maladière » ou « Maladrerie » et par les « hospitice » (hôtellerie) du moyen-âge. Ainsi en est-il à Faverges ; quand la lèpre a rétrogradé, le souvenir de la Maladière a disparu. Le nom a persisté tout en se déformant, car il n'évoquait plus aucune idée précise.
Par un chemin de terres en pente, à travers le plateau désert des Mouilles, la voie romaine descend le versant oriental de la commune de Faverges. Au long du ravin de Buat, des souvenirs romains apparaissent.
Au hameau du Chatanet, à 100 mètres au sud du Chemin des Nourrices, dans la terre de Monsieur François Durand, la charrue a retourné vers 1910 les cendres d'un foyer gallo-roman. Un fond de poterie noire fut trouvé au milieu d'autres débris. Il porte le mot Noster, disposé en relief et en cercle ; je l'ai conservé.
NOSTER (Lenôtre) est le nom bien connu d'un potier d'Aoste. Cette agglomération était alors un vicus important et un centre industriel qui inonda de sa vaisselle à bon marché toute la région du Sud-Est. Genève, Aix, Annecy, Bassens, Gilly en Savoie, Champagne en Valromey ont fourni des tessons portant le nom de NOSTER.
Cette fabrication antérieure à la poterie rouge, doit dater du premier siècle de notre ère.
À deux cents mètres de ce foyer et en contrebas du Chemin, dans la pente du ravin, il existe une source fluant sur la mollasse qui porte le nom « Fontaine Bénite ». Rien ne permet de justifier à priori cette appellation religieuse. Cependant j'ai recueilli, il y a environ quarante ans une tradition selon laquelle ou aurait trouvé en y faisant des travaux « des petits bronzes comme des sous ou des statuettes ». Ces objets auraient passé entre les mains d'un sieur Alexandre, de La Bâtie-Montgascon. J'ai essayé sans succès de les rechercher chez ses héritiers. Ce fait prend son importance si l'on se souvient que les Romains avaient coutume de jeter de telles offrandes dans les fontaines pour se concilier les bonnes grâces de la nymphe de la source. Il existe encore dans la ville de Rome une fontaine où le menu peuple jetait encore récemment des pièces de cinq ou de dix centimes à l'effigie du roi d'Italie. L'appellation de la Fontaine Bénite se trouve donc ainsi justifiée.
En parvenant à la Route Nationale des Abrets à Morestel, le Chemin des Nourrices présente un décrochage d'un demi-hectomètre environ. Au premier abord, cette bizarrerie du tracé pourrait à elle seule faire contester l'existence de la voie romaine. Jamais le praefectus fabrum, c'est-à-dire l'ingénieur en chef des travaux publics n'eût toléré un pareil itinéraire. Cependant le fait peut être expliqué et l'explication confirme l'hypothèse.
Le 18 mars 1843, M. A. Marion, alors maire de Faverges et propriétaire du château, demande au Conseil Municipal de sa commune l'autorisation de déporter à ses frais et jusqu'à l'emplacement actuel, le chemin qui aboutit chez lui afin d'incorporer à son domaine une maison et une pièce de terre qui se trouvent en deçà. Le travail est autorisé et Monsieur Marion établit son propre portail à la rencontre du Chemin des Nourrices et de la route de Morestel.
Passé le Bourg, hameau de Faverges, le tracé de la voie romaine se continue à l'est par le vallon situé entre les hameaux du Molard et d'Arlacot (Ari-la-côte=derrière la côte).
Au Molard, au-dessus d'Évrieu, il existe un aqueduc très ancien qui amenait et amène encore l'eau dans une citerne à fleur du sol de deux mètres de large et de quatre mètres de profondeur. Elle est alimentée par deux bras tendant l'un au levant, l'autre au couchant. Le premier est presque comblé ; mais le second pouvait encore être parcouru jadis par un homme à demi baissé. La longueur de l'un et de l'autre peut être évaluée à quarante ou cinquante mètres.
Non loin de là, à Bressan, des substructions importantes avec des caveaux ont été mises à jour, il y a environ quatre vingts ans. Elles comportaient des grandes dalles de pierre.
Le Chemin des Nourrices nous conduit ainsi à Croix-Chevillatte. Il devient dès lors plus malaisé de l'identifier avec la voie romaine.
De ce point en effet, trois tracés se détachent. Le premier, à gauche, descend à Boland par une tranchée profonde et pourrait être considéré comme étant la voie s'il ne dessinait plusieurs courbes peu logiques. Le second, à droite, constitue incontestablement le prolongement du Chemin des Nourrices dans la direction de Chimilin et du Pont-de-Beauvoisin.
Reste un troisième tracé qui s'embranche, à peu de distance dans la fourche formée par l'un et l'autre. Je serais tenté d'y reconnaître la voie antique.
Cependant le débat doit être élargi. Les archéologues admettent unanimement qu'Aoste était un carrefour très important. Outre la voie venant de Bourgoin et tendant à Chambéry, une autre se dirigeait vers Genève ; il faut y ajouter le compendium d'Aoste, chemin non carrossable qui, par Vézeronce et Genas, accédait à Lyon.
On revient ainsi à la question initiale : sur quel point le Guiers était-il franchi ? par un passage guéable ? par un pont ? on ne sait. Le site du Pont-de-Beauvoisin dont on ignore le nom romain est particulièrement favorable à un pont. Mais la route de Genève aurait fait, dans ce cas, un singulier détour vers le sud. Un gué eût été à la merci des fantaisies du torrent, quand bien même l'absence de digues eût permis la divagation des hautes eaux dans les oseraies.
Au surplus, ce tronçon de la voie romaine est entré depuis de longs siècles dans les limbes de l'histoire. Il n'a jamais fait partie du Chemin des Nourrices. Les nourrices savoyardes du XVIIIe siècle franchissaient le Guiers à Saint-Genis sous les golibets des gardes-frontières. Fidèles aux antiques traditions elles poussaient devant elles les voiturettes des nourrissons lyonnais sans se douter que leur pas tranquille et lent foulait les traces des fils de la Louve.
Et il en fut ainsi jusqu'aux jours du Second Empire où la voie ferrée plongea dans la torpeur nos campagnes si vivantes avant que de les dépeupler au profit des villes.
Notes additionnelles
1° La voie romaine et la voie royale :
En décrivant la voie romaine dans le voisinage de La Tour-du-Pin, j'ai tiré argument de la persistance de la voie royale sur le même tracé antérieurement à la Révolution.
En fait la voie royale qui semble bien se confondre avec la voie romaine sur le parcours de Bourgoin à la Tour-du-Pin, sur le flanc bas des collines de Rochetoirin et de Cessieu à quelque deux cents mètres au nord de la route actuelle s'en écartait ensuite dès l'entrée de La Tour-du-Pin. Elle gagnait le Pont-de-Beauvoisin, par le gué de la Bourbre (Saint-André-le-Gua) et par les Abrets.
À quelle date ce tronçon a-t-il été substitué à la voie romaine ? Certainement avant le XIVe siècle et probablement après le IXe. En octobre 890, Barnoin archevêque de Vienne, convoque Bernard, évêque de Genève à un concile provincial qui se tiendra à Aoste le dimanche après la Saint-Martin et qui jugera le cas dudit Bernard canoniquement L'affaire est d'importance, car l'archevêque de Vienne et les évêques de Valence et de Grenoble interviennent auprès de Rodolphe, roi de Bourgogne, pour que celui-ci use de son autorité à l'égard de Bernard. Si Aoste avait été ruiné, il est peu probable que cette localité ait été choisie comme siège du Concile.
Il faut donc admettre que l'établissement d'un pont à Beauvoisin est postérieur.
Le resserrement des deux rives abruptes du Guiers facilitait évidemment la création d'un nouveau lieu de passage à l'abri des crues et des divagations du torrent. Mais il entraînait la correction du tracé de la voie ; il aurait été illogique de faire un détour par Aoste pour gagner La Tour-du-Pin. Le gué solide de Saint-André au milieu de la vallée marécageuse de la Bourbre justifiait cette rectification.
Quoiqu'il en soit tous les voyageurs qui nous ont laissé des relations depuis le XVe siècle font allusion à l'itinéraire par le Pont de Beauvoisin. C'est la grande route d'Italie, la seule utilisée par le commerce. Comtes et ducs de Savoie l'entretiennent avec soin sur leurs terres, car elle leur vaut des péages somptueux.
Néanmoins, la route d'Aoste subsiste. On retrouve l'une et l'autre sur la carte du Dauphiné, tracée en 1771 par Bonne, hydrographe du Roi.
2° En quel point la voie romaine franchissait-elle le Guiers ?
Si l'on se reporte à la carte de Peutinger, on constate qu'Augustum est le carrefour des voies tendant à Genève et à Chambéry. On doit admettre logiquement que le croisement réel se trouve sur la rive savoyarde du Guiers. Car il est difficile de supposer l'existence de deux points de passage de la rivière distants de quelques kilomètres à peine.
D'autre part, nous savons que la voirie romaine recherche le tracé en ligne droite plus court et plus avantageux que tout autre pour piétons, cavaliers et animaux de bât quand bien même il comporterait un accroissement des dénivellations.
Nous savons en outre qu'elle a l'horreur des zones marécageuses et des fonds de vallée inondables. Or, de la rive du Guiers, pour gagner Genève par Etana (Yenne en Savoie ou plutôt Etain, à cinq kilomètres au nord d'Yenne où M. Morel de Domène a découvert vers 1936 une villa romaine très importante) deux itinéraires sont plausibles.
L'un suit le val du Rhône et la gorge de la Balme. De tous temps à peu près inhabité, il est soumis aux divagations du fleuve : c'est le tracé actuel. Le Rhône l'inonde partiellement à chaque crue un peu forte.
L'autre gravit les pentes de mollasse du Petit Bugey Savoyard. Il passe au col de Crusille et par le vallon du Fion, il redescend sur Yenne. Sur son parcours, nous rencontrons de part et d'autre du col, Sainte-Marie d'Alvey et Saint-Pierre-d'Alvey. Ne faut-il pas traduire Alvey = ad latus (illisible), à côté de la voie ? Ce tracé ne comporte ni marais ni torrent. Il est peuplé de bout en bout. Il semble préférable, à condition de faire abstraction des différences de niveau.
Quant à l'embranchement de Chambéry, partant du carrefour supposé sur la rive droite du Guiers, il gagne le Labiscone de Peutinger qui devient Lepin, par le vallon du Tier, et de là, le col d'Aiguebelette.
Nombreux sont les érudits savoyards qui préfèrent cet itinéraire d'Aiguebelette en ligne droite d'ouest en est à la variante beaucoup plus longue des Échelles ; car on évite deux passages scabreux : celui de la Grotte des Échelles et celui des Gorges de Chailles. En tout cas, il ne présente aucune difficulté à un agent voyer de l'empire romain.
Revenons maintenant à Aoste.
Une notice de cette commune a été rédigée au milieu du XIXe siècle par l'un de ses habitants, M. Morel, et publiée dans le journal « Le Dauphiné ». Elle contient l'indication suivante : « L'une d'elles (des voies romaines) a été découverte en 1848 par Étienne Dubois, du hameau d'Oncinet. Cette voie romaine formée d'un ciment dur, portait encore l'empreinte des ornières sur lesquelles roulaient les chars et les chariots ». M. Morel décrit ce qu'il a vu.
D'autre part, G. Pérouse qui fut archiviste départemental de la Savoie étudiant le même problème dans ses « Causeries Dauphinoises », croit que la voie franchissait le Guiers entre Belmont et Romagnieu. Quelques lignes auparavant, il parle « des décemvirs qui percevaient à Aoste les droits d'une douane intérieure sur les marchandises qui transitaient entre la province de Vienne et celle de Lyon ».
Cependant si l'on reporte sur la carte de l'État-major la découverte du tronçon d'Oncinel, hameau situé au levant d'Aoste qui a fourni des amphores, des dolia, des jarres à huile, des monnaies nombreuses, on s'aperçoit que la voie se dirige vers le Guiers entre Belmont et Romagnieu, comme G. Pérouse le supposait. Elle suivait sans doute le chemin dit « de Saint-Pierre à Romagnieu » sur le plan cadastral de cette commune exécuté en 1838. Saint-Pierre, à un kilomètre du centre actuel d'Aoste, comporte encore le cimetière du village et se trouve à l'emplacement de l'agglomération gallo-romaine.
Il y a mieux : le Guiers franchi, à peu de distance de la rivière on ne peut manquer de remarquer le lieu-dit le Publay, en latin, ad publicanos, autrement dit la douane. Il se trouve sur la commune de Belmont exactement au carrefour théorique que nous avons admis pour le tracé des routes d'Yenne et de Chambéry.
La coïncidence est curieuse. Elle n'emporte pas la certitude. On peut du moins admettre une probabilité sérieuse.
Ainsi la voie romaine aurait franchi le Guiers entre Oncinet et le Publay, au hameau dit Sous-Boutey, sur Romagnieu.
P. S.-O.
Complément :
Table de Peutinger (BnF/Gallica)
Borne milliaire de Constantin à Saint-Clair-de-la-Tour - Cliquez pour agrandir