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Au pays où "pousse" le bifteck après-guerre

Rosa Bonheur, Labourage nivernais

Rosa Bonheur - Labourage nivernais (musée d’Orsay) - Cliquez pour agrandir

Source : Paris-presse du 22-23 août 1948.

Cet hiver, vaches maigres ou ... moins maigres.

Au pays où "pousse" le bifteck, on ne croit pas à la baisse. Les éleveurs ont assez de fourrage pour garder leurs bêtes au lieu de les jeter sur le marché.

Saint-Christophe-en-Brionnais, de notre envoyé spécial François Charbonnier

De la viande, il y en a. C’est même pourquoi nous manquons de beurre et de lait, pourquoi aussi le pain quotidien nous est si mesuré. Depuis vingt ans, la superficie des pâturages et des cultures fourragères s’est développée aux dépens des terres à blé. Et, à l'élevage des vaches laitières, les producteurs préfèrent celui des bêtes de boucherie.

Je suis allé, en Charolais, voir « pousser » nos biftecks. Un spectacle réconfortant : les prairies grasses, les bêtes aussi. S'il existe encore des vaches maigres on les cache bien.

Tout le monde savait que le cheptel, sauf dans les départements ravagés de la Normandie et de la Lorraine, était largement reconstitué. Mais, récemment encore, les professionnels déclaraient avec le plus grand sérieux que, si le nombre des têtes de bétail était aussi élevé qu'avant la guerre, elles étaient loin de peser le même poids. Et d'invoquer la sécheresse, la pénurie d'engrais, le manque de fourrage.

Dans un rapport très documenté et rédigé avec une objectivité à laquelle on ne peut que rendre hommage la confédération nationale de l'élevage vient, cependant, de reconnaître que la production française de viande en 1947, s'élevait à quelque 1.800.000 tonnes, donc égalait à peu près celle d'avant-guerre.

Depuis, favorisée par les conditions atmosphériques, l’herbe a poussé dru et le bétail, bien nourri, n'a cessé d'engraisser. Il montre, aujourd’hui, une obésité de bon aloi.

Le Charolais est, avec le Limousin, la terre d'élection de l'embouche. J’y suis arrivé un jeudi, jour de la foire de Saint-Christophe-en-Brionnais, une des plus célèbres de France.

Fiefs de l’entrecôte

Entre La Clayette et Saint-Christophe, deux des plus nobles fiefs de l'entrecôte et du bifteck — les bêtes y étaient déjà renommées au XVIIIe siècle pour la qualité de leur viande — la route est bordée de vergers et de pâturages, où paissent les fameux bœufs blancs que peignit Rosa Bonheur. Les prés sont recouverts d’une herbe épaisse, les bêtes sont magnifiques.

À peine franchi le passage à niveau de La Clayette, je croise, venus de Saint-Christophe, des camions chargés de bétail qu’on expédie vers les centres d'abattage de Paris de Lyon et du Midi. Une bonne douzaine de camions.

M. Raquin, maire de Saint-Christophe n’hésite pas à reconnaître que, dans la région, l'embouche est en pleine prospérité. On peut le croire sur parole.

En fait, la consommation de viande atteint, maintenant, son niveau d'avant-guerre.

— Depuis le mois de septembre 1947, me disait M. Bernard, secrétaire de la confédération générale de l’Élevage, la population de la Seine a consommé, par semaine de 3.500 à 6.000 tonnes, sans compter quelques centaines de tonnes de frigo. C'est-à-dire que chaque Parisien mange son kilo de viande dans la semaine et même plus. La moyenne serait même plus forte si les arrivages étalent plus importants. Le fait qu’on ait pu, l’automne dernier, à la Villette, écouler chaque lundi, 6.000, 7.000, voire 8.000 bêtes, à des prix relativement élevés est même assez troublant.

Cet appétit s’explique, il est vrai, par la pénurie des autres denrées. Privé de sucre, de beurre, de riz, de pâtes, le consommateur se rabat sur la viande.

Mais il commence à s'essouffler : la hausse des prix réduit chaque jour son pouvoir d’achat. La spéculation s’en mêlant, on a pu voir, depuis une quinzaine de jours, le kilo de bœuf grimper à 550 et même 580 francs le kilo.

Faute d’argent, le consommateur devra-t-il se serrer la ceinture et maigrir en pleine période de vaches grasses ?

Le champ de foire de Saint-Christophe est entouré d’un mur de pierre devant lequel emboucheurs et marchands de bestiaux ont coutume de traiter leurs affaires. Les uns et les autres sont revêtus de la traditionnelle blouse.

Le marché venait de se terminer. Je m'approchai d’un emboucheur.

— Et la baisse ? demandai-je.

— La baisse, me répondit-il, il y a beau temps qu’elle serait déclenchée si les achats prioritaires n'avaient pas faussé le marché.

— Plusieurs marchands de bestiaux ont été échaudés. Les uns ont réduit leurs achats et la pénurie a provoqué la hausse. Les autres, pour s'assurer contre le risque, ont augmenté leurs prix.

— Si le gouvernement prolongeait encore un mois le régime de la liberté, les prix diminueraient.

— Ils sont très élevés.

— Oui, mais ils ne se maintiendront pas. À la fin de la saison d’embouche, les producteurs devront se défaire de leurs bêtes. À ce moment les cours doivent s’effondrer.

J’aurais voulu terminer sur cette note optimiste. Par malheur, je suis allé déjeuner.

Le restaurant était plein : éleveurs, maquignons, emboucheurs, tous larges d'épaules, hauts en couleurs et parlant fort, on s'interpellait d'une table à l'autre. J'écoutais.

— Il y a trop de bétail, disait un gros marchand assis près de moi. Je me demande ce que nous ferons de toutes ces bêtes. Nous allons à la catastrophe. En octobre, en novembre au plus tard, il y aura sur les marchés plus de viande qu'on n'en pourra manger.

Son voisin haussa les épaules :

— Pas de danger ! Il y a trop de fourrage. Rien n'empêchera, cet hiver, les éleveurs de garder leurs bêtes à l'étable au lieu de les vendre. Elles prendront du poids, leur valeur augmentera et c'est plus sûr pour eux que des billets de mille. Les prix ne baisseront guère.

Les autres approuvaient. Le raisonnement est logique.

En regagnant la Clayette, par la route, j'ai revu les bœufs que j'avais admirés le matin. L'abondance était là sous mes yeux. Mais il y a loin des yeux à la fourchette. Aussi loin que du producteur au consommateur.

Si loin que, dans les milieux gouvernementaux, on se demande s'il ne serait pas bon de prévoir, comme l’hiver dernier, un « plan de congélation ».

Pour éviter la disette au sein de l'abondance.

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