
Description de l'église romane de Charlieu par Jean Virey (1891)
Porche du narthex de l'église du prieuré de Charlieu - Cliquez pour agrandir
Source : L’architecture romane dans l’ancien diocèse de Mâcon par Jean Virey, Mémoires de la Société éduenne, 1891 (BnF-Gallica)
L’abbaye de Charlieu (1), mentionnée dès le neuvième siècle (2), devenue simple prieuré par son affiliation à l’abbaye de Cluny en 946 (3), possédait une magnifique église romane qui fut détruite pendant la Révolution, et dont il ne reste actuellement que le porche et les amorces de la première travée des trois nefs. Ces débris, si peu considérables qu’ils soient par leur masse, sont d’un prix infini au point de vue artistique : c’est bien, suivant l’expression de Viollet-le-Duc, le chef-d’œuvre de l’architecture bourguignonne au douzième siècle. (4)
Contrairement à notre habitude, nous allons commencer par décrire l’extérieur.
L'église de Charlieu était bien orientée. En avant de la façade est un porche à deux étages, à trois nefs d'une seule travée chacune : cette construction occupe toute la largeur de la façade. On y avait accès de l’extérieur par une porte placée dans le mur latéral nord. Occupons-nous d’abord de cette face. Elle est limitée à droite et à gauche par deux contreforts montés d’un seul jet jusqu’à la naissance des rampants du pignon qui la termine : on y distingue deux étages, le rez-de-chaussée percé d’une porte et d’une fenêtre, et le premier étage percé d’une fenêtre placée au milieu du mur. Ces deux étages sont séparés par une élégante corniche supportée par une série de petites arcatures en plein cintre, et composée d'une ligne de petits disques formant la partie inférieure d'une moulure assez saillante protégée par un glacis avec larmier.
Le rez-de-chaussée est percé, avons-nous dit, d’une porte et d'une fenêtre ; la porte est encadrée à droite et à gauche par deux pilastres qui vont, à leur partie supérieure, rejoindre la corniche ; l'un, le pilastre de gauche, est orné d’une grecque d’un beau dessin ; l’autre, celui de droite, est orné d’un galon festonné bordé de perles.
La baie proprement dite est de forme rectangulaire : elle est amortie par un linteau reposant à ses deux extrémités sur des pilastres munis de chapiteaux ; ces pilastres sont entièrement sculptés : ce sont des oves et de magnifiques rinceaux de feuillages ; le chapiteau du pilastre de gauche est orné dans le prolongement des arêtes du pilastre de deux anges aux ailes déployées ; sur les parois, une femme, représentant la luxure, a un serpent enlacé autour d’elle et un crapaud qui lui dévore le sein. Au-dessous sont de petits médaillons richement encadrés, où se voient des animaux monstrueux. Le linteau supporté par ces pilastres est entièrement couvert de personnages assis : c’est le Christ, au milieu, ayant un ange à sa droite et un ange à sa gauche ; puis de chaque côté sont assis six apôtres. Lors de la Révolution toutes les têtes ont été mutilées.
Au-dessus du linteau est un tympan où l’on voit sculpté, au centre le Christ dans une gloire en forme d’amande, la tête encadrée par le nimbe crucifère, assis, la main droite levée pour bénir, la main gauche appuyée sur le Livre de vie. La figure est également mutilée, comme toutes celles qui sont représentées sur cette porte. Le Christ est assis sur un trône demi-circulaire, découpé à jour, et ses pieds reposent sur un tabouret à claire-voie. Deux anges soutiennent la gloire qui encadre le Christ ; ils sont d’un beau mouvement et s’appuient sur le lion et le bœuf, tandis que les deux autres symboles des quatre évangélistes sont figurés à la partie supérieure du tympan, sous la forme d’un homme ailé et d’un aigle. Ce tympan encadré par un chapelet de disques est bien conçu dans le style bourguignon : des sculptures analogues se voient en effet aux environs de Charlieu, à l’église de Semur-en-Brionnais et à celle de Saint-Julien-de-Jonzy. Toutes ces sculptures, comme celles de Saint-Vincent de Mâcon, portaient encore il n'y a pas longtemps des traces de peinture polychrome.
Le tympan est encadré par trois archivoltes d’un goût parfait. La première est couverte de rinceaux de feuillages d’un dessin exactement semblable à celui qu'on voit à la porte latérale de l’église de Châteauneuf. Les sommiers de cette archivolte portent sur un tailloir ou corniche dont la sculpture est d'une pureté antique. Les pieds-droits sont des pilastres ornés de rinceaux de feuillages et décorés à leur partie supérieure de deux figurines portant l’étole qui peuvent être Ratbert, archevêque de Vienne, et son frère le roi Boson, fondateurs de l'abbaye. Tous ces pilastres sont munis de bases du douzième siècle, dans lesquelles le tore inférieur est sensiblement plus saillant que le tore supérieur. La seconde archivolte, taillée en biseau, est couverte de damiers ; elle repose sur deux montants assez minces en forme de pilastres, ornés de feuillages sculptés, et présentant chacun à leur partie supérieure une statue : à droite, c’est le roi David, qui a son nom gravé près de lui REX ; en regard est un saint Jean-Baptiste qui a aussi son nom indiqué IOHES BAPT. ; il tient un ruban sur lequel on lit encore : Ecce agnus Dei. La troisième archivolte est ornée de quatrefeuilles inscrits dans des cercles bordés de petits anneaux ; au sommet de cette archivolte se détache l’agneau pascal ; les dernières voussures près de l’imposte sont ornées de chaque côté par des anges, chaussés de brodequins et tenant tous deux des instruments à cordes, de forme différente. Cette archivolte est portée par deux colonnes libres, d’un petit diamètre, surmontées de volumineux chapiteaux à feuillages ; le fût de ces colonnes est coupé dans la hauteur par trois bagues ornées de feuillages. Autour de cette dernière archivolte est une petite frise de volutes saillantes, que l’on a imitées à la porte de Saint-Julien-de-Jonzy.
À droite de cette superbe porte, et de l’autre côté du pilastre galonné, est une fenêtre également amortie par un linteau soutenu par des pilastres ; la sculpture de ce linteau est très mutilée : on ne peut l’interpréter que par des hypothèses sans aucune certitude. Au-dessus du linteau est un tympan représentant les noces de Cana. L’archivolte qui encadre le tympan est portée sur de simples montants en pierres d’appareil : cette archivolte présente en demi-relief le Christ, et auprès de lui les apôtres, dont les noms sont gravés ainsi auprès de chacun : S. IACOBS, S. IOHS, IHS, S. MARCS, S. PETRVS. Un peu au-dessus de cette archivolte est incrusté dans le mur même de la façade un petit bas- relief, portant un personnage à demi sorti des nuages, et tenant dans ses mains un objet difficile à identifier.
Les pilastres qui supportent le linteau de cette fenêtre ont des chapiteaux : sur celui de gauche est sculptée une tête grimaçante, probablement celle du diable ; en face, sur le chapiteau de droite, sont représentées les trois personnes de la Trinité, assises et se tenant par la main.
Au-dessus de la corniche qui sépare le rez-de-chaussée du premier étage, on voit une fenêtre en plein cintre, percée au milieu du mur. Cette fenêtre est encadrée par une archivolte dont l’intrados est sculpté en damier et repose sur deux colonnettes dont les chapiteaux sont ornés de feuillages. La partie supérieure de cette façade, le haut des contreforts et la toiture ont été refaits à neuf en 1852-1854 et 1865.
Si maintenant nous examinons la face occidentale de ce porche, nous y trouvons indiquée la division intérieure en trois nefs. La partie centrale présente, au rez-de-chaussée, deux grandes baies en plein cintre, géminées, dont les archivoltes sont doublées ; l’arc intérieur retombe sur des colonnettes engagées dont les chapiteaux ont l’aspect corinthien ; un pilastre nu soutient de chaque côté la voussure extérieure. Les deux fenêtres sont séparées l’une de l’autre par une colonne cannelée avec un chapiteau à feuillages. L'archivolte de ces baies est ornée de damiers. Au premier étage est une grande baie en plein cintre encadrée à sa partie supérieure par un cordon de billettes qui, à la hauteur de l’imposte de l’arc, se recourbe horizontalement pour couper la partie de la façade qui correspond à la nef. Latéralement cette partie est limitée : à gauche par un contrefort, à droite par la tourelle, qui contient l’escalier voûté en berceau rampant qui fait communiquer le rez-de-chaussée du porche avec la belle salle du premier étage. La partie de façade correspondant au collatéral méridional est masquée par une construction. La façade correspondant au collatéral Nord est ornée au rez-de-chaussée d’une grande fenêtre en plein cintre analogue aux fenêtres voisines, et au premier étage par une fenêtre en plein cintre encadrée dans une archivolte décorée de billettes et reposant sur deux colonnettes à chapiteaux à feuillages.
Coupe sur le narthex de l'église du prieuré de Charlieu
Pénétrons maintenant dans l’intérieur. Nous y trouvons les trois nefs voûtées d’arêtes, séparées par des arcades en cintre brisé ; des colonnes engagées soutiennent les retombées de ces arcades. Dans le collatéral méridional, près du mur de la nef, est une porte en plein cintre donnant accès dans le cloître ; dans l’axe de la porte de l’église et regardant celle-ci, entre les deux grandes baies géminées, est un pilastre cannelé présentant une figure sculptée si mutilée qu’on ne peut guère dire qui elle représente.
Dans l’axe du porche s’ouvre la porte de l’église, dont la baie rectangulaire est amortie par un linteau sculpté reposant sur de simples montants en maçonnerie. On voit, sur le linteau, les douze apôtres représentés assis de face, chacun dans un petit encadrement en plein cintre, comme à la porte latérale de l’église de Châteauneuf. Le tympan représente le Christ dans une gloire en forme d’amande soutenue par deux anges aux ailes déployées, comme à Saint-Julien-de-Jonzy, à Anzy-le-Duc, à Perrecy, etc.
Quatre archivoltes, dont deux reposent sur des colonnes, encadrent le tympan : ces archivoltes sont en plein cintre.
Si nous franchissons la porte de l'église (5) nous trouvons les restes d'une travée à trois nefs : la voûte principale, qui était évidemment en berceau, n’existe plus ; les collatéraux sont voûtés d’arêtes et éclairés chacun par une fenêtre en plein cintre. Les grandes arcades sont en plein cintre et doublées ; l’arc intérieur retombe sur des demi-colonnes. Les compartiments d’arêtes qui voûtaient les collatéraux étaient séparés entre eux par des doubleaux en plein cintre retombant sur des pilastres. Le plan des piliers est cruciforme ; toutes les faces, sauf celle qui regarde le bas-côté, sont cantonnées de colonnes engagées ; on peut constater que c’était une construction excellente et remarquablement appareillée.
En revenant sur nos pas nous nous engageons dans le petit escalier en spirale à gros noyau, voûté par un beau berceau rampant, qui conduit au premier étage de la construction du porche. Nous nous trouvons dans une belle salle composée d’une travée à trois nefs voûtées d’arêtes et séparées par des doubleaux en cintre brisé reposant sur des colonnes engagées. Cette salle est éclairée au couchant par trois fenêtres en plein cintre ; au nord par une fenêtre en plein cintre, au sud également. Au levant, c’est-à-dire du côté de la nef (6), dans l’axe de chaque collatéral et au-dessus de la voûte qui le couvre, est percé un oculus. Quant à la nef principale, dont la voûte était sans doute bien plus élevée, on y avait vue par une grande fenêtre en plein cintre encadrée par quatre archivoltes. De chaque côté de cette immense baie, vers le porche et vers l’église, est une grande arcature aveugle en plein cintre reposant sur des colonnettes.
C’est là tout ce qui subsiste d’un magnifique ensemble dont la décoration était tout à la fois d’une grande richesse et d’une grande pureté ; il faut encore nous estimer heureux d’avoir conservé ce magnifique porche dont la sculpture est si belle et témoigne d’un tel progrès sur celle d’Anzy-le-Duc et du porche d’Autun. À notre avis, l'église de Charlieu devait appartenir à la seconde moitié du onzième siècle, et la construction du porche a suivi d'assez près ; nous ne l'estimons pas postérieure de beaucoup à la première moitié du douzième siècle.
Plan du narthex et de la première travée de l'église du prieuré de Charlieu
Références
(1) Charlieu, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Roanne (Roanne).
(2) L'abbaye fut fondée en 872, et la charte de fondation fut signée par l'archevêque de Lyon et les membres du concile assemblé à Pont-sur-Yonne, le 21 juin 876 (Severt, Chron. hist. archiantistum Lugdunensis archiepiscopatus, 1626, p. 186).
(3) C'est en 930 que la cession de Charlieu à Cluny fut obtenue du pape Jean XI, et c'est en 946 qu'elle fut confirmée par le roi Louis d'Outremer (Bibliotheca Cluniacencis, col. 274).
(4) Les ouvrages à consulter sur Charlieu sont les suivants :
Desevelinges, Histoire de la ville de Charlieu depuis son origine jusqu'en 1789, Lyon, 1856, vol. in 8°.
Aug. Bernard, Histoire de la ville de Charlieu (addition au livre précédent), Paris, 1857, in-8° de 46 pages.
Et spécialement au point de vue archéologie :
Archives de la Commission des monuments historiques, Paris, 4 vol. in-f°, t. I, notice historique accompagnée de belles planches.
Bulletin monumental. Description de Charlieu, par M.A. Barthélemy, t. VII.(1841), p. 587-594- Description extérieure.
Et en dernier lieu la substancielle notice de M. André Barban, parue dans le Roannais illustré, Roanne, in-4°, 1ère série, 1884-1885, sous le titre de : Le porche de l'église abbatiale de Charlieu, p. 10-13 et 21-25.
Dans le Congrès archéologique de France de 1885, une excursion a éte faite à Charlieu le 1er juillet.
(5) Nous tirons les lignes suivantes de la notice écrite par M. André Barban : « L’église abbatiale paraît avoir été construite quelques années plus tard, probablement vers le milieu du onzième siècle, car elle ne fut consacrée qu’en 1094 (Mémoire ms. des Bénédictins ; Desevelinges, p. 21.) Cet édifice dont il ne reste plus que les deux premières travées, se composait d’une nef centrale et de deux collatéraux. (La destruction totale de cette partie de l’ancienne église était imminente, lorsqu’en 1878, sur l’initiative de la Société archéologique de la Diana, des travaux importants de consolidation y furent exécutés aux frais de l’Etat, et sous l’habile direction de M. Selmersheim, architecte du gouvernement. Cette restauration, qui a assuré la conservation de ces précieuses ruines, nécessita une dépense de 11,283 francs.) Sa forme était celle d’une croix latine dont les branches s’étendaient au nord et au midi, et dont le sommet figuré par l’abside était tourné à l’est. Les grandes arcades, qui supportent les murs de la nef et la font communiquer avec les bas-côtés, sont formées d’une large archivolte composée d’un double rang de claveaux, dont le sommier repose sur des piliers épais cantonnés de colonnes engagées et de retraits angulaires. La paroi supérieure des bas-côtés, construite en blocage, était formée de voûtes d’arêtes à plan carré, suivant le mode romain, divisées par des arcs doubleaux à plein cintre portant sur les saillies des piliers, du côté de la nef, et de l’autre sur des pilastres adossés aux murs latéraux.
Un double tailloir rectangulaire, d’un relief assez fort, couronne les pilastres et les chapiteaux des colonnes. Quelques-uns de ces chapiteaux nous ont été conservés : variés de formes et de détails, décorés d’ornements et de figures, tous présentent un grand intérêt et mériteraient une étude spéciale. Nous nous bornerons à citer deux des types principaux de leur ornementation.
Le premier est caractérisé par des chapiteaux historiés, portant sur leurs bases des cannelures ciselées en éventail et simulant la feuille d’acanthe corinthienne ; au-dessus, des lions affrontés tenant sous leurs griffes une tête humaine ou des personnages accroupis et nus. Le second, d’un style plus pur et d’une exécution plus achevée, présente des chapiteaux fleuris, décorés de feuilles striées, découpées nettement et retombant en volutes sur leurs angles. L’un et l’autre appartiennent à l’école bourguignonne-clunisienne et paraissent remonter à la deuxième moitié du onzième siècle.
D’après un plan dressé en 1769 par un commissaire à terrier, l’église abbatiale » avait environ 50 mètres de longueur sur 16 mètres de largeur dans œuvre, et le transept 5 mètres de saillie sur les collatéraux. Les bas côtés se prolongeaient autour du chœur et formaient un déambulatoire concentrique, sur lequel s’ouvraient cinq chapelles rayonnantes, dont une plus grande, au milieu, était dédiée à la Vierge. Le milieu du transept, ouvert en coupole, supportait un clocher central que surmontait une flèche d’une grande élévation, détruite en partie par La foudre, le 8 mai 1638. Suivant M. Desevelinges, deux autres tours s’élevaient également à chaque extrémité des bras du transept.»
(6) Il s’agit ici de la façade de l’église proprement dite. Cette façade est-elle contemporaine de la construction de l’église ou bien de celle du porche ? Nous la croyons en majeure partie contemporaine de celle du porche, sauf la porte de l’église qui parait bien être la porte primitive, mais tout le reste a été remanié au douzième siècle.
