Tourisme à Mussy-sous-Dun en 1904, l'hôtel du Viaduc
[Source : Revue mensuelle du Touring-club de France, pp. 462-464, octobre 1904.]
Voyage en Beaujolais et Charolais : La vallée de l'Azergues et le pays de Dun.
Le train dans lequel nous montons à la gare de Lyon-Perrache, par cette après-midi surchauffée d'un été africain, forme un ensemble amusant et qui semble attester la fraternité des grandes compagnies de chemins de fer français. Il se compose d'une superbe voiture à couloir de première classe de l'Orléans, étiquetée Lyon-Bordeaux, d'une autre voiture mixte, première et deuxième classe, de la même compagnie, portant la pancarte Lyon-Nantes, d'une voiture de l'État Lyon-La Rochelle, et enfin de quelques voitures du P.-L.-M., sans doute pour nous rappeler que nous sommes sur ce réseau.
Cela n'a l'air de rien et pourtant c'est le résultat, auquel le Touring-Club est heureux d'avoir contribué, de plusieurs années d'efforts, de démarches des Chambres de commerce, des pouvoirs publics et des particuliers. Naguère encore, il semblait que Paris seul existât en France au point de vue du voyage : tous les calculs d'horaires, tous les établissements de facilités de transport, tous les services de voitures directes étaient calculés de Paris et pour Paris, comme si tout devait converger là et en diverger. On oubliait qu'il existe en France de très grandes villes qui ont entre elles des relations d'affaires excessivement importantes, que ces relations nécessitent des déplacements : et, quand un Bordelais devait se rendre à Lyon, quand un Lyonnais était appelé à Nantes ou à la Rochelle, il fallait combiner des itinéraires si savants et si compliqués, subir tant de transbordements à des heures impossibles que beaucoup de ces malheureux provinciaux ainsi sacrifiés au minotaure parisien, se décidaient, en désespoir de cause, à passer par Paris ; ils faisaient quelques centaines de kilomètres de plus, mais ils arrivaient plut tôt et plus commodément, ce qui tendait à prouver par l'absurde que la ligne droite n'est pas le plus court chemin d'un point à un autre.
Nous n'en sommes plus là, Dieu merci ! Mais il y a encore beaucoup à faire dans ce sens, et nous y aiderons.
Pendant que je fais ces réflexions et que j'échange quelques politesses avec un Espagnol, lequel m'apprend que les chemins de fer de son pays vendent maintenant des carnets kilométriques, ces fameux kilomètres que nous réclamons depuis si longtemps et vainement en France - caramba ! Il serait plaisant que le progrès, la lumière et les réformes nous vinssent maintenant de la fière Castille et de la nonchalante Andalousie - le train a parcouru le long tunnel qui relie les gares de Perrache et de Vaise, et nous longeons, au pied des coteaux couverts de villas du Mont-d'Or, la Saône aux eaux abondantes, en dépit de la grande sécheresse, cette Saône qui baigne, suivant un dicton,
De Villefranche à Anse
La plus belle lieue de France.
Nous la laissons à regret pour nous élever vers Lozanne, où nous changeons de train pour prendre la nouvelle ligne de Paray-le-Monial, si curieuse, si accidentée et que bien peu de touristes parcourent. Je sais qu'elle n'est pas très bien desservie ; j'avoue que le matériel qui y est affecté mériterait de figurer à une exposition rétrospective des chemins de fer ; mais il ne faut pas perdre de vue que cette voie si capricieusement tracée, et qui fait honneur au talent des ingénieurs aux prises avec un terrain tourmenté, n'est pas, à proprement parler, une ligne de voyageurs, elle a pour destination de dégager les lignes si surchargées de la Bourgogne et du Bourbonnais, elle sert surtout au transport des marchandises, et il y passe de nombreux et énormes trains de primeurs et de denrées. Trafic fort intéressant, du reste ; mais il ne faudrait point oublier qu'il y a là une région charmante à ouvrir au tourisme, et qu'il y aurait le plus grand intérêt à faire circuler entre Lyon et Paray-le-Monial quelques trains à allure modérée, composés de voitures d'un modèle récent, qui permettraient de voir le paysage. Tout le monde ne fait pas fi du plus élémentaire confort ; tout le monde n'est pas, comme je le suis à cette heure, soutenu par l'esprit d'aventure, stimulé par la pensée qu'on va découvrir une terre nouvelle.
Il me faut bientôt déchanter ; à peine avons-nous franchi le souterrain qui débouche dans la vallée de l'Azergues, dès la première gare, dès Châtillon-d'Azergues qui s'étage à droite aux flancs d'une colline couronnée par un château que dore le soleil sur son déclin, je m'aperçois que j'ai été devancé : voici des robes claires, des chapeaux blancs, des corsages roses, des enfants débarbouillés, des messieurs en veston et en gilet blanc, des fleurs à la boutonnière, des familles en villégiature.
Est-il besoin de le dire ? Ce sont des Lyonnais. Bien avant les Parisiens, les Lyonnais ont découvert la France, la France du Sud-Est, sur laquelle règne sans conteste la cité des « soyeux », et, à l'encontre des Parisiens, qui, grands enfants, s'amusent à célébrer les localités qu'ils chérissent, les grands et les petits trous qui les hébergent l'été, à y attirer du monde de partout, les Lyonnais gardent pour eux leurs villégiatures, n'en crient pas par-dessus les toits et à travers les gazettes les beautés et les avantages ; et c'est ainsi que dans le Jura, dans l'Ain, dans le Beaujolais, dans la Savoie, dans le Dauphiné, jusque dans le massif des Maures, sur la côte méditerranéenne, il y a des coins dont la clientèle est presque exclusivement lyonnaise. Ce ne sont pas de grands paysages, des clous à grosse réclame ; au contraire, ce sont en général des coins discrets, calmes et doux, où les Lyonnais se complaisent entre eux et qu'ils conservent et surveillent jalousement.
Ce qu'ils ont fait ailleurs, les Lyonnais l'ont fait ici et cette ligne récente était à peine ouverte qu'ils l'exploraient, s'arrêtant à chaque gare, choisissant les sites les plus charmants, y suscitant la création d'hôtels modestes mais propres - car la propreté est une vertu lyonnaise, - s'y établissant entre familles amies et se gardant bien, les malins ! d'en dire les mérites et les grâces, de crainte d'y attirer la badauderie cosmopolite et de ne plus s'y trouver chez eux.
Qu'ils ont raison, les Lyonnais, et que je les admire et que souvent j'ai envié leur discrétion de bon ton, leur retenue un peu britannique, étrange chez un peuple qui vit aux portes de l'exubérant Midi ! Ce sont des qualités de plus en plus rares en France et qu'on se plaît à trouver ainsi précieusement gardées et transmises de père en fils.
Figurez-vous bien que j'ai été plusieurs jours à tourner ma plume entre les doigts et à n'oser écrire cet article, de peur que les Lyonnais ne me pardonnent point d'avoir divulgué une contrée qu'ils ont faite leur et dont, par la conspiration du silence, ils défendent victorieusement les approches. Je m'y décide pourtant, certain que ce pays joliet, sans autre distraction que l'air pur, les eaux courantes, les bosquets ombreux, les chatoyants horizons et les petites promenades, n'attirera pas la foule des oisifs, la tourbe assommante des désœuvrés à la recherche de plaisirs pimentés. Non, cette nature est bourgeoise, elle est calme, elle est reposante, et elle demeure l'apanage de ceux - si rares ! - qui apprécient les choses moyennes, douces, sans heurts, pour qui montagne ne signifie pas absolument précipice, pour qui océan n'est pas nécessairement synonyme de tempête.
Ouais ! Quels grands dadais nous sommes ! Je reviens de Suisse, où il y a du monde partout, non seulement au pied des glaciers et dans les stations de haute altitude, mais même à 300 ou 400 mètres, dans des villages dont aucun lac ne reflète la verdure, où s'élève tout simplement, à la lisière d'un bois, au bord d'un ruisseau, une pension proprette, un hôtel modeste, où il fait bon vivre quelques semaines dans une tranquillité complète, que rien ne trouble ni n'altère. Ces sites, nous en avons des milliers en France, et personne n'y songe, et personne n'y va ; s'ils étaient en Suisse ou en Belgique, ou dans la Forêt Noire, les Français y foisonneraient. Et on nous reproche notre chauvinisme ! II me paraît surtout consister à nous dénigrer et à admirer l'étranger.
Grâces donc soient rendues à ces Lyonnais qui peuplent des coins de France et les organisent pour eux. Je les loue sans réserve et leur pardonne ma déconvenue d'avoir trouvé ce Beaujolais si peu connu, exploré et colonisé par des Lyonnais anonymes, qui eurent soin de ne pas le faire savoir et de négliger à dessein d'emboucher les trompettes de la Renommée !
Délicieuse, cette vallée de l'Azergues, ou plutôt des deux Azergues, celle de Poule et celle de Claveisolles, dont la réunion forme le mince filet d'eau, circulant dans les roches primitives, granits, gneiss, micaschistes, schistes, que notre train longe par cette fin tiède d'une torride après-midi d'été. Le tracé de la voie est extrêmement sinueux. Nous n'étions qu'à 216 mètres à la gare de Châtillon-d'Azergues ; nous voici à 246 mètres à celle de Bois-d'Oingt, que précède Chessy, dont les mines de cuivre sulfaté, aujourd'hui presque épuisées et abandonnées, appartinrent au XV° siècle à Jacques Cœur, l'argentier du roi.
Ternand se montre à gauche, sur la hauteur, au-dessus de prés verts et de coteaux chargés de vignes ; des pastourelles et des chevrières gardent leurs vaches et leurs chèvres, des chèvres grises et des vaches à robe blanche qui appartiennent déjà à la race charollaise, car nous ne sommes pas loin de ces prés d'embouche, séparés par des murs de pierre, où s'engraissent les superbes bœufs de la race justement célèbre et si prisée par la boucherie.
De courbe en courbe, de tunnel en tunnel, nous atteignons 357 mètres à Grandris, où l'hôtel du Pont est un séjour d'été fréquenté. La voie est bordée de talus tapissés de genêts ; on dirait un coin d'Armorique. On s'élève toujours ; l'altitude est de 388 mètres à Lamure-sur-Azergues et de 433 mètres à Claveisolles, où deux hôtels reçoivent de nombreux pensionnaires que nous voyons se promener dans les bouquets d'acacias et de pins.
Voici la maîtresse courbe de la ligne, cette boucle de Claveisolles qui rappelle en petit le Gothard ; au sortir d'un tunnel, on domine la gare et la section que l'on vient de parcourir. Bientôt la voie atteint son culmen, 519 mètres, à la gare de Poule, d'où elle troue, par un tunnel de 4,153 mètres de longueur, le massif des Écharmeaux, sous le col de ce nom, ouvert à 718 mètres, et occupé par les auberges du hameau des Écharmeaux, patrie du sabotier Molette, sculpteur plus encore que sabotier ; on lui doit, outre le lion en pierre qui orne sa maison, les statues de Napoléon Ier et du Christ en croix avec les Évangélistes, ainsi que la statue de la Vierge, érigée sur la crête, à 757 mètres d'altitude.
Nous descendons maintenant, en vue d'immenses horizons qu'embrasent les rayons du soleil couchant. Le ciel est violet, avec des rayures rouges sur fond doré, et quelque chose d'énorme se détache de ce lointain lumineux : une rangée de pyramides d'un bleu sombre, foncé, presque noir, qui paraissent reposer sur un socle invisible et dont les têtes hautaines se profilent dans la nue. Sont-ce des nuages, sont-ce des montagnes ? C'est la chaîne des Puys, dressant au loin ses cimes, ses cônes éteints au-dessus de la plaine de Limagne, fertilisée par ses laves ; et quel spectacle si tout à coup les vieux volcans, réveillés, crachaient du feu et vomissaient des braises ! Quelle vision, à cette hauteur et à cette distance !
Il n'en sera rien toutefois, et nous n'aurons pas la satisfaction malsaine de Néron regardant brûler la Rome impériale ; les derniers feux du ciel s'éteignent, et les monts et les nues, dans la même ombre plongés, sont confondus quand nous arrivons à Chauffailles.
Nous passons à toute vapeur sur la grande œuvre d'art de la ligne, le viaduc de Mussy-sous-Dun, long de 561 mètres, haut de 60 mètres, et dont les dix-huit arches sont jetées sur le vallon de Mussy, affluent du Sornin, en région de roches dures, granits, porphyres et serpentines. Ce viaduc, élégant et hardi, qui ne représente pas moins de 75,000 mètres cubes de maçonnerie et une dépense de 3 millions de francs, a été commencé en février 1892 et terminé en août 1895.
Pendant les travaux, on avait édifié pour les ingénieurs et le haut personnel, au pied du viaduc, une maison qui devenait sans utilisation, la ligne une fois terminée. Un restaurateur, originaire du pays, et qui avait fait à Paris une petite fortune, M. Delphin, acheta l'immeuble et le transforma en hôtel-pension, sous le nom d'hôtel du Viaduc. C'est une maison simple et très bien tenue ; la cuisine y est excellente et le prix de pension, tout compris, n'est que de quatre francs par jour. Aussi la clientèle a-t-elle afflué, clientèle lyonnaise qui revient fidèlement chaque été prendre le frais sous le gros tilleul de l'accueillante hôtellerie, savourer les plats sains, délicats et abondants que prépare avec amour le propriétaire de l'hôtel, un maître-queux distingué. Et c'est plaisir à voir que cet hôtel qui ne ressemble pas à un hôtel, mais à une maison de campagne habitée par une grande famille, tant est complète l'intimité entre les hôtes et leurs pensionnaires.
On peut faire de Mussy-sous-Dun de nombreuses promenades. La principale est celle de la montagne boisée de Dun, qu'on atteint de l'hôtel en une heure et demie de marche, et d'où la vue est immense et merveilleuse. Là s'élevait jadis la cité romaine de Dunum ; puis, sur la colline de 708 mètres d'altitude, fut construite au moyen âge la forteresse de Dun-le-Roi, détruite par Philippe Auguste en 1187. De tout cela il ne reste que quelques débris romains et une chapelle des XI° et XII° siècles, restaurée et réédifiée par M. le comte de Rambuteau, propriétaire de la montagne, qui permet gracieusement l'accès de ce belvédère, l'un des plus beaux de la France centrale.
HENRI BOLAND.
Renseignements pratiques. - Nous rappelons à nos camarades que tous les billets circulaires du P.-L.-M., passant par le Bourbonnais, permettent d'emprunter la ligne de Paray-le-Monial à Lyon par Lozanne. Pour le viaduc de Mussy et la colline de Dun, il faut descendre à la halte de Mussy-sous-Dun (409 mètres d'altitude) ; de la halte, une bonne route descend en 10 à 15 minutes au viaduc et à l'hôtel Delphin.
Les routes de la région sont bonnes pour la bicyclette et pour l'automobile ; celle qui passe par le col des Écharmeaux et met en communication la vallée de l'Azergues avec celle du Sornin, le Beaujolais avec le Charolais, offre de superbes horizons et des points de vue très variés.
Guide. - La vallée de l'Azergues et le pays de Dun sont décrits en détail, ainsi que les régions voisines, dans le Guide-Joanne : Bourgogne, Morvan, Jura, Lyonnais (7 fr. 50 ; 25 % de réduction pour nos sociétaires, en adressant les demandes à notre Secrétariat général).
Complément : Jean-Marie Delphin, né à Mussy le 16 juin 1838, est cité comme maître d'hôtel aux Bajards lors des recensements de 1901 et 1906.