La communauté des marchands fréquentant la Loire et la navigation dans le Brionnais aux XV-XVIe siècles
(Extrait d'une communication de M. P. Tézenas du Montcel, "La communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et la navigation dans le Brionnais aux XV° et XVI° siècles", pages 230-257.)
Le troisième arrêt, rendu par le parlement deux ans plus tard - le 19 août 1587 - met fin à des difficultés survenues entre les marchands fréquentant la rivière, d'une part, et François de Savary (1), escuyer, seigneur de Brèves, d'Artais, de Montlévrier (ou Maulevrier) et du péage et port de Marcigny, et encore le doyen, les chantres et chanoines du chapitre de l'église de Saint-Hilaire de Semur en Brionnois, d'autre part.
François de Savary, seigneur d'Artaix, de Brèves, de Montlevrier et du péage et port de Marcigny sur la rivière de Loire « à prendre du bout de Sornin jusques au saux du Picart » s'était vu enlever par un arrêt rendu par défaut contre lui le 12 juillet 1570 les droits de péage - 2 sols 6 deniers - qu'il prétendait percevoir sur chaque bateau montant ou descendant la Loire dans l'étendue de sa seigneurie. Quinze années plus tard - le 11 mai 1585 - il présente requête pour obtenir le rétablissement de ces droits. Les marchands fréquentant la rivière et le procureur général s'opposent à l'intérinement de cette requête et les doyens, chantres, chanoines et chapitre de l'église de Saint-Hilaire de Semur interviennent au procès (2). La raison de cette intervention était la suivante. Le chapitre était bénéficiaire d'une rente annuelle de vingt livres tournois qui lui avait été concédée par l'un de ses fondateurs, Jean de Semur, dans l'acte même de fondation (avril 1274). Cette rente qui devait être perçue sur les revenus de la châtellenie ou de la baronnie de Semur avait été affectée par l'un des successeurs de Jean de Semur, J.-B. André de Langeron marquis de Montlévrier, « sur son péage et port d'Artais ». Si ces droits de péage étaient supprimés, le chapitre pouvait craindre de voir son revenu disparaître : c'est pour cela qu'il intervenait au procès.
Celui-ci se termina par une transaction.
Aux termes de l'accord mentionné dans l'arrêt de 1587, les marchands fréquentant la Loire renoncent à leur opposition : ils consentent à payer « les deux sols six deniers de péage prétendus par ledit Savary sur chacun batteau montant et avalant le long de la dite rivière de Loire en l'étendue du destroict de sondit péage », mais François de Savary s'engage de son côté d'abord à mettre « en lieu éminent » un poteau sur lequel seront inscrits les droits à payer, puis à « faire les balizements, nettoyements et haulsérées (3) de ladite rivière au dit destroit ». De plus il est entendu que les droits ne seront perçus que sur les bateaux qui chargeront ou déchargeront du grain vendu « en et au dedans lesdit destroit d'Artais et Marcigny » et non pas « sur les batteaux chargez de grain qui ne feront que passer et repasser le long de la dite rivière ».
Arrêt est rendu en ce sens par le parlement. Le défendeur, François de Savary, « est maintenu et gardé en possession et saisine de prendre et percevoir par luy, ses gens et serviteurs, commis ou ses fermiers, le droit de péage de deux sols six deniers sur tous les batteaux chargez de marchandises montans ou dévalans le long de ladite rivière de Loire, à prendre du bout de Sornin jusques au saux du Picart, mais seulement sur les « bateaux qui seront chargez ou déchargez de grain, vendu en et au dedans l'estendue desdits ports d'Artais et Marcigny ». L'arrêt ordonne en outre l'apposition du poteau et de la pancarte réclamés, l'exécution des « balizements, nettoyemens et haulsérées de ladite rivière, suivant les Edits et Ordonnances » et dit enfin que les membres du chapitre de Saint-Hilaire de Semur sont « aussi maintenus et gardez, à prendre par chacun an sur l'émolument et revenu dudit péage les vingt livres t. de rente à eux assignés ».
Notes :
(1) François de Savary, comte de Brèves, marquis de Maulevrier, baron de Semur, ambassadeur d'Henri IV à Constantinople.
(2) Sur le chapitre de l'église Saint-Hilaire de Semur on nous permettra de puiser les détails qui vont suivre encore dans le Bulletin de la société d'études du Brionnais qui a publié dans ses derniers numéros de 1925 le titre contenant érection et fondation de ce chapitre et dans ses sept premiers numéros de l'année 1926 une « Etude au point de vue financier sur le Chapitre de l'Eglise Collégiale de Saint-Hilaire de Semur-en-Brionnais » de P. Boussand.
Le chapitre avait été fondé l'an 1274, au mois d'avril, sous le règne du fils de saint Louis, Philippe le Hardi, par Girard de Beauvoir, évêque d'Autun, et Jean, seigneur de Châteauvilain, Luzy et Semur-en-Brionnais. Il était composé à l'origine de treize chanoines et avait été d'abord richement doté. Jean, seigneur de Semur, lui avait donné et concédé à perpétuité « la pleine licence et libre faculté d'acquérir et de s'étendre » dans la moitié occidentale de la première enceinte fortifiée de sa ville. Il lui avait donné et concédé de plus « vingt livres tournois de revenu annuel à prendre sur Notre ville, sur Notre Châtellenie ou sur notre Baronnie de Semur-en-Brionnais... » la liberté d'acquérir et de s'étendre sur tous ses domaines jusqu'à la somme de deux cent livres tournois de revenu annuel et enfin « le droit de pêcher soit par eux-mêmes, soit par leurs domestiques, pour leur usage et celui de leurs hôtes dans le fleuve de Loire sur toute l'étendue de notre juridiction... nous réservant toujours le gros poisson, comme c'est notre droit de seigneur ».
De son côté, l'évêque « pour répondre au don si pieux et si généreux du seigneur Jean et pour en assurer mieux les effets » avait donné et concédé au doyen et aux chanoines du chapitre « non seulement l'église Saint-Hilaire, mais encore celle de Saint-Martin-la-Vallée, sise au dessous du camp de Semur ». Il avait uni les deux églises « de sorte que l'église de St-Martin ne sera plus qu'une chapelle du territoire de Semur et dépendante de l'église Saint-Hilaire, à qui la desserte en appartiendra entièrement ». Enfin il avait attribué au chapitre « les revenus, rentes, pensions et biens des clercs de Semur, tant ceux qui leur ont été donnés par générosité, que ceux acquis par eux en commun ».
Malheureusement ces ressources ne permirent au chapitre de vivre paisiblement que pendant moins d'un siècle, jusqu'à l'époque des grandes guerres qui désolèrent la France. En 1360, et dans les années qui suivirent, les invasions des routiers ; en 1373 l'invasion anglaise qui pilla l'église de Semur ; plus tard, les incursions des bandes d'Écorcheurs qui sillonnèrent quatre fois le pays de 1435 à 1445 ; enfin les guerres de religion, au cours desquelles - le 6 février 1576 - 4000 reîtres commandés par Casimir et le prince de Condé s'emparèrent de Semur, pillèrent et incendièrent la ville et l'église, achevèrent de détruire peu à peu complètement les revenus du chapitre. Une pièce de cette époque, analysée par P. Boussand montre sa misère : chacun des treize chanoines ne disposait plus (en adoptant pour l'époque considérée le rapport de 5 à 1 de la livre à notre franc d'avant la guerre) que de 415 francs par an, pour ses vêtements, linge et chaussures, achat d'épices et de viande... Aussi, en 1620, réduisit-on le nombre des chanoines, ou du moins, sur les treize chanoines titulaires y en eut-il quatre, cinq, six et jusqu'à neuf qui étaient en même temps curés d'une paroisse des environs, si bien que ce n'était plus un chapitre véritable. Joignez à cela les mauvaises récoltes des dernières années du XVIe siècle... la misère était grande.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIII°, la situation s'améliora : les récoltes furent meilleures et si le coût de la vie augmenta les revenus augmentèrent aussi. Malheureusement la faillite de Law vint atteindre et diminuer de la façon la plus sérieuse les revenus de nos pauvres chanoines. Un relevé de ces revenus dressé vers 1775 établit que le chapitre dut consentir une réduction de moitié sur une bonne partie des rentes dont il disposait parce que les débiteurs de ces rentes entendaient rembourser celles-ci en « billets de la Banque Royale ». Messire Marc-Hilaire de Thenay, chevalier, comte de Saint-Christophe, débiteur de 47 livres, 4 sols, 4 deniers, André Moreau, laboureur à Treval, paroisse de Saint-Julien de Cray, débiteur de 13 livres, 5 sols de rente, Sr Gilbert Tillard de Tigny, châtelain royal de la ville de Charlieu, débiteur de 10 livres de rente obtinrent ainsi une réduction de 50 % sur leur dette.
Une requête du sacristain du chapitre du 20 juin 1733 nous apprend aussi que dès cette époque le relâchement des mœurs et des difficultés de l'ordre spirituel s'étaient joints aux embarras de l'ordre temporel pour rendre difficile l'existence des chanoines de Saint-Hilaire. Aussi par décret de Mgr de Marbœuf, évêque d'Autun, du 30 décembre 1775, confirmé par lettres patentes données à Versailles au mois de mars 1776, le chapitre de Semur qualifié par ses membres de « chapitre le plus pauvre du royaume » fut-il supprimé après cinq siècles d'existence.
(3) Haulserée. « Action de hausser, de tirer sur une rivière de grands bateaux, à force de mains d'hommes » Colgrave. (Lacurne de Sainte-Palaye, Dictionnaire de l'ancien langage François). Le terme de haulserée signifie en réalité chemin de halage.