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Ville et abbaye de Cluny illustrées par Émile Sagot (1833-1835)

Vue générale de Cluny d’après une gravure d'Émile Sagot Anciennes portes extérieures de l'abbaye de Cluny d’après une gravure d'Émile Sagot

Vue générale de Cluny (BnF-Gallica) et anciennes portes extérieures de l'abbaye de Cluny - Cliquez sur une gravure pour agrandir

Restes de l'abbaye de Cluny, gravure d'Émile Sagot Fragments d'un tombeau byzantin à Cluny - Gravure d'Émile Sagot

Restes de l'abbaye de Cluny et fragments d'un tombeau byzantin

Source : Voyage pittoresque en Bourgogne, ou Description historique et vues des monuments antiques, modernes et du moyen âge, dessinés d'après nature par différents artistes. 2e partie, Département de Saône-et-Loire. Texte de Charles-Hippolyte Maillard de Chambure (BnF-Gallica)

L’histoire de la ville de Cluny, comme celle de toutes les anciennes villes abbatiales, est un vivant témoignage de la salutaire puissance du clergé dans le moyen-âge. Les richesses de l’abbaye célèbre qui, pendant tant de siècles fut l'âme et la vie de cette cité, ont été pillées, mises à l’encan ; les murs de son église ont été démolis ; mais ni l'esprit irréligieux qui dirigea ces dévastations, ni l’ingrate indifférence des habitants qui vint en aide aux démolisseurs, n'ont pu effacer l'indélébile empreinte dont ces lieux gardent toujours la trace. Tout rappelle encore à Cluny l'imposant souvenir du puissant monastère qui fut l'un des principaux centres des études et des intérêts monastiques dans les siècles passés.

Cluny n’était qu'une pauvre bourgade des temps de Charlemagne ; d'immenses forêts, des marais et des montagnes stériles l'entouraient de tout part quand Leduard, évêque de Mâcon, le reçut en don de l'empereur. Plus tard, en 825, Hildebralde, l’un des successeurs de Leduard, céda ce village à Varin, comte de Mâcon, dont la femme, appelée par les chroniqueurs Ève ou Albane, la légua à Guillaume, dit le Pieux, duc d'Aquitaine. Ce fut ce prince qui à l'instigation de Bernon, abbé de Gigny, et de Hugues, abbé de Saint-Martin d'Autun, jeta, en 909, les premiers fondements de l'abbaye, dont l'éclat devait rendre à jamais célèbre le nom de ce lieu ignoré. On voit dans l'acte de fondation, doté de la onzième année du règne de Charles-le-Simple, que Guillaume et sa femme Ingelberge, « donnent et livrent aux saints apôtres Pierre et Paul tout ce qu'ils possèdent à Cluny, fermes, eaux, esclaves, bois, terres, etc., pour l’amour de Dieu, pour l’âme du roi Eudes, leur seigneur, pour l’âme de leurs pères et mères, pour les leurs propres, et pour celles de leurs proches, à la condition qu'un monastère régulier, sous la règle de saint Benoît, sera construit à Cluny, pour devenir une maison de prière, un refuge pour les pauvres, un asile pour les étrangers et les pèlerins. » Les pieux fondateurs placent ensuite la naissante abbaye sous la protection spéciale du souverain pontife, la relevant de toute juridiction laïque, même de celle du roi, et terminent cet acte par les formules d'imprécations accoutumées contre tous ceux qui tenteraient d’envahir la moindre partie de la donation faite au monastère, ou de diminuer quelques-uns de ses privilèges. Le duc alla chercher à Rome la ratification de ses libéralités, et Bernon se hâta d'établir douze moines dans le nouveau monastère soumis à sa discipline. À sa mort, qui arriva dix-sept ans après, il désigna pour lui succéder à Cluny, saint Odon, son disciple bien-aimé, l’un des moines les plus savants et les plus pieux de l’illustre abbaye de Saint-Martin de Tours. Ce fut sous la direction de ce saint homme, que les lieux incultes qui entouraient l'abbaye furent défrichés, avec un zèle, auquel s'associa celui des populations reconnaissantes, qui marchaient guidées par les moines, et rétablissaient au nombre de quatre-vingts paroisses, comme autant de colonies, dans ce pays jadis désert. Obéissant en même temps à la grande impulsion que les études avaient reçu du génie de Charlemagne, Cluny ouvrait ses écoles déjà célèbres, et que saint Odon dirigeait lui-même avec un soin particulier. De tous côtés aussi le renom du nouveau monastère se répandait avec honneur et attirait sur lui les libéralités des princes et des grands ; le nombre des religieux qui venaient soumettre à sa règle était si considérables, qu'il fallut reconstruire le monastère, qui ne suffisait plus à loger tous ses habitant. Les cartulaires de Cluny, retrouvés dans les greniers de l’abbaye, en 1836, par l'auteur de cette notice, font foi de la grande et utile influence que saint Odon exerça sur les destinées de l’abbaye ; on y voit un grand nombre de chartes, accordées à sa prière par les papes, les rois et les princes, pour l’augmentation des privilèges et des richesses de l’ordre. Après l’avoir élevé au niveau des plus grands établissements monastiques, il se retira à Saint-Martin de Tours, d’où il était sorti, et y termina sa vie laborieuse dans la pratique des vertus qui en avaient marqué le cours.

Après lui, Aymard travailla avec un égal succès à soutenir les intérêts de l’abbaye ; Maïeul, qui vint ensuite, étendit l’autorité de Cluny sur les plus riches monastères de la France et des pays étrangers ; Saint-Marcel de Chalon, Saint-Bénigne de Dijon, Saint-Germain d’Auxerre, Saint-Pierre d’Auvergne, Marmoutier, Lérins, Saint-Maure-les-Fossés, Payerne en Suisse, Saint-Jean à Parme, Saint-Pierre à Pavie, etc.

On voit dans la vie de saint Odon, cinquième abbé de Cluny, les preuves du crédit dont il jouit près des papes et des rois qui le prirent souvent pour arbitre dans les affaires les plus importante (1). Il vit entrer dans les rangs de ses moines plusieurs illustres évêques, et un roi (Casimir, fils de Nicolas II), en sortir pour gouverner la Pologne. C’est lui qui institua la fête des morts, cette touchante solennité du catholicisme, qui répond si bien aux besoins comme aux sentiments du cœur humain ; c’est lui aussi qui, durant la famine de 1030, vendit, pour nourrir les pauvres, les riches joyaux de l'abbaye, « préférant de la sorte, comme le dit sa chronique, le salut du troupeau à la fortune du pasteur. »

(1) La vie de saint Odilon, mort en 1049, fut écrite par son disciple Jotraldus, et Pierre Damien, cardinal-évêque d'Ostie ; elle forme la troisième partie d’un manuscrit in-4. vélin, du treizième siècle, que j'ai trouvé à Cluny, et qui renferme également : la vie de saint Hugues, sixième abbé de Cluny, mort en 1109, écrite par Rainauld, abbé de Vézelay, neveu de saint Hugues, et promu plus tard à l'archevêché de Lyon ; la vie le sainte Adélaïde, par saint Odilon, des sermons par le même, et quelques autres opuscules contemporains.

C'est un fait digne de remarque dans l’histoire de Cluny, que les premiers abbés de ce monastère, qui devaient, par leur influence personnelle, décider son avenir, se trouvèrent tous, bien que par des moyens différents, à la hauteur du rôle qu’ils avaient à remplir. Saint Hugues, qui succéda à saint Odon, se montra digne de le remplacer. Ami et condisciple de Grégoire VII, il fut l'une des lumières des conciles de Reims et de Mayence (1049), de Rome contre Bérenger (1050), d'Autun en 1055, d’Avignon, de Clermont, et enfin de la plupart de ceux qui se tinrent en France, où l’affection de Grégoire VII l'avait investi d’une autorité sans rivale, durant la mémorable lutte de la cour de Rome contre l’empire. En même temps, et comme pour mettre le comble à la gloire de Cluny, deux, de ses moines se succédaient sur le trône pontifical, Urbain II et Pascal II, qui tous deux accordèrent de nouvelles faveurs au monastère dont ils se regardaient comme les fils.

C’est vers cette époque que commença, entre l’abbaye et l’évêque de Mâcon, une lutte sourde d’abord, mais qui devait plus tard armer les unes contre les autres des populations nombreuses. Les immunités et franchises accordées à l’abbaye par les papes, étaient considérées en secret par l'épiscopat comme autant d’invasions sur ses propres droits, et il en supportait l’exercice avec trop d’impatience, pour ne pas essayer d’en secouer bientôt le fardeau. Drogon, évêque de Mâcon, voulut en tenter la chance ; mais traduit au synode de Chalon, en 1063, il se vit condamné à une rude pénitence, et fut contraint de se soumettre, tandis que l’abbé Hugues recevait des ambassades de tous les rois de l'Europe, jugeait leurs différends, et semblait user de faveur en admettant, au nombre de ses moines, le fier duc de Bourgogne, Hugues I, qui venait de conquérir le royaume d'Aragon et de le donner à don Sanche. Toutefois, cette conversion privait la chrétienté d'un si puissant secours, que Grégoire VI, malgré son affection pour l'abbaye de Cluny, ne put la voir sans peine. Il écrivit à l’abbé pour se plaindre de ce qu’il avait enlevé le duc de Bourgogne, et ôté par là à cent mille chrétiens leur unique protecteur : « Si vous ne vouliez pas exécuter mes ordres, qui vous le défendaient, au moins eussiez-vous dû être touché des gémissements des pauvres, des larmes des veuves et des cris des orphelins. »

Les réclamations du pontife restèrent sans résultat et le duc, devenu moine, vécut encore vingt-cinq ans à Cluny dans les exercices de la pénitence.

C'est l'abbé Hugues qui commença, en 1089, sur les dessins du moine Hezelon, la construction de l'immense basilique de l'abbaye, à l'aide des sommes considérables qu'il obtint d'Alphonse VI, roi de Castille (2), et de plusieurs autres princes chrétiens. Les dernières années de sa vie s’écoulent dans cette grande entreprise et dans le gouvernement de l'ordre. Quand il mourut, en 1109, plus de deux mille moines suivaient la règle de Cluny, qui s'était étendue sur les principales abbayes de France, devenues de simples prieurés, ce qui avait fait surnommer saint Hugues le casseur de crosses.

(2) Courtépée l'appelle à tort Alphonse IV.

Le successeur de saint Hugues, Pontius de Melgueil, se distingua par la protection qu'il accorda aux études ; il fut l'ami de Calixte II, et après s'être momentanément démis de sa prélature, on le vit en Palestine marcher avec honneur dans les rangs des croisés. Durant son absence, un autre abbé avait été élu ; à son retour en Europe, cette nouvelle enflamma, dit la chronique, la colère du soldat et la vengeance du moine. Réunissant à la hâte quelques troupes, il tomba à l'improviste sur l'abbaye, en enleva les trésors et se retirait en triomphe, quand les foudres pontificales l'arrêtèrent dans sa fuite. Enfermé à Rome dans une étroite prison, il succomba bientôt à ses ennuis, après avoir persévéré, jusqu'à la fin, dans ses prétentions et dans sa révolte.

Pierre-le-Vénérable fut son successeur. Cet homme, qui put devenir illustre entre Suger et saint Bernard, signala son avènement par le jugement qu'il rendit entre Anaclet et Innocent II, tous deux élus papes ; et dès lors on put comprendre que le siège de saint Hugues n'avait jamais été plus dignement occupé.

Innocent II, en reconnaissance du service qu'il devait à Pierre, voulut consacrer en personne la somptueuse basilique de Cluny ; les pompes que l'abbaye fit briller dans cette circonstance, attestent combien étaient grandes ses richesses et sa puissance. Cependant, entraîné par une activité immense comme son zèle, Pierre se mêlait à toutes les grandes affaires qui ont marqué le cours du douzième siècle. En même temps qu'il essaie vainement de racommoder Abélard avec l'abbé de Cîteaux, on le trouve à Rome, à Pise, à Latran, à Burgos, assistant aux conciles, traitant avec les rois des plus grands intérêts de la chrétienté, et répandant partout avec son renom la gloire de Cluny. Comme à l'envi l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, Venise, accordaient à l'abbaye des terres et des sommes considérables qui lui permirent d'établir de nouvelles maisons jusques dans la Terre-Sainte et à Byzance même. Ce fut le temps de la plus grande splendeur de l'abbaye ; depuis lors, elle tint encore un rang considérable parmi les monastères les plus riches et les plus puissants ; mais le monde était emporté dans des voies nouvelles où l'autorité monastique devait céder le pas à l’esprit chevaleresque et guerrier.

Cluny eut à souffrir, vers 1170, une cruelle épreuve de la part du comte de Chalon, qui depuis longtemps convoitait une partie de ses domaines. Son fils, à la tête d'une armée aguerrie, attaqua et défit les troupes de l'abbé ; le monastère fut pillé, et plusieurs moines payèrent de leur vie leur courageuse résistance. C'en était fait peut-être de cette célèbre abbaye, quand Louis-le-Jeune, informé de ces excès, arriva inopinément en Bourgogne, à la tête d'une armée considérable, qui n'eut pas de peine à châtier l'audace du comte de Chalon, et à faire rentrer l'abbé de Cluny dans la paisible possession de ses domaines.

Peu de temps après, l'abbé Thibaut de Vermandois, obéissant à l'impulsion générale qui faisait chercher près des communes un appui nouveau, fit fermer de murailles et de fortifications les habitations qui s'étaient élevées déjà en grand nombre sous la protection des tours de l'abbaye. Ce fut le commencement de la ville de Cluny, dont la destinée était de survivre au puissant monastère, à l'ombre duquel avait grandi son enfance.

Cette cité, à peine naissante, fut ravagée à peu d'années d'intervalles par deux incendies considérables, en 1208 et 1233 ; cependant, quelques années après (1245), les traces de ces fléaux étaient entièrement effacées, et l'abbaye put recevoir avec magnificence Innocent IV, Saint-Louis, l'empereur d'Orient, dix-sept évêques, les patriarches d'Antioche et de Constantinople, ainsi qu'une foule considérable de princes, de prélats et de barons, que l'hospitalité fastueuse de l'abbé frappa d'étonnement. Cette illustre assemblée, réunie à l’occasion des démêlés du pape Innocent IV et de l'empereur Frédéric II, devint l'occasion d'entreprises multipliées contre l'abbaye, excitées par la jalouse cupidité de ses voisins, et l'envie de ses propres vassaux. Longtemps ces attaques se bornèrent à des chicanes de droit ; mais enfin les mécontents en vinrent aux voies de fait, et dans les premières années du quatorzième siècle, il fallut que l'abbé se servît, pour la défense de ses privilèges, du pouvoir qu'il tenait de Rome de fulminer l'excommunication. Cet acte de rigueur les fit rentrer dans le devoir, mais en leur révélant le secret d'une force dont ils devaient abuser plus tard.

Dès lors, la vie tranquille et uniforme des abbés ne fut plus troublée que par le retentissement éloigné des vicissitudes dont la France fut agitée durant ces siècles reculés. L'âge grandiose et poétique du pouvoir monastique était fini ; ses luttes, comme ses triomphes, se réduisirent aux proportions de ces chicanes mesquines qu’un même jour voit naître et mourir. Il faut traverser trois siècles et atteindre la grande époque des Huss, des Luther et des Calvin, pour voir se réveiller, au vent de la réforme, l'esprit monacal endormi dans sa quiétude.

Jean de Bourbon, qui gouverna l'abbaye de Cluny de 1456 à 1485, et que la chronique qualifie de solidus, verax et simplex, sembla vouloir ressusciter les plus beaux jours du monastère. Il rebâtit une partie de la maison, introduisit dans l'administration des biens une économie sévère, enrichit l'église de statues précieuses (celles de saint Pierre et saint Paul, en argent, étaient du poids de deux cent vingt marcs), et dota la bibliothèque de riches volumes, in pergameno bene et decenter scripta et illuminata et religata, aut in papyro impresso. En même temps il embellit l'hôtel de Cluny, résidence presque royale des abbés à Paris, qui appartenait à l'ordre depuis l'acquisition faite par Pierre de Châtelus vers 1340 ; et pour prévenir de lui-même les critiques auxquelles l'esprit des novateurs ne trouvait que trop de sujets dans les cloîtres, il introduisit dans toutes les maisons qui obéissaient à sa discipline, une réforme rigoureuse qu'il eut le mérite d'entreprendre et le bonheur d'accomplir.

Mais la famille de Lorraine, dont l'ambition fut si funeste à la France, ne tarda guère à étouffer ce réveil momentané de l'ancien esprit monastique, en s'emparant de la riche abbaye dont les opulents revenus ne pouvaient échapper à sa convoitise. Quatre Guise, Jean, Charles, Claude et Louis, se succédèrent au siège abbatial. Sous de tels chefs, l'abbaye devait entrer tout entière dans le parti de la ligue. Elle ne fit pas défaut à la Sainte-Union, et subit toutes les conséquences de son adhésion à ce parti. Dès la première guerre civile, en 1562, les protestants s'emparèrent de la ville, et pillèrent l'abbaye. Les richesses inestimables, que depuis des siècles la piété des princes de toute la terre avait accumulées dans le trésor, la bibliothèque et les archives, furent saccagées et détruites en peu d'heures, tandis que les moines retirés ailleurs échappaient ainsi à un massacre presque certain. En 1565, Cluny fut encore attaqué par les huguenots, et obligé de capituler. En 1570, la ville fut plus heureuse, et força l'amiral et le prince de Condé à lever un siège de quelques jours. Mais la pire catastrophe fut celle de 1574 ; le château-fort de Lourdon avait servi, dans tous les temps de troubles, de retraite aux moines de Cluny, qui, dès les premiers symptômes de guerre civile, y faisaient transporter leurs trésors. Une conspiration, tramée par des protestants clunisois, réussit à faire tomber entre les mains de leurs gens cette forteresse, dont trois moines et quelques valets formaient toute la garnison. Tout ce qu'elle renfermait de précieux fut pillé et détruit ; les vases, châsses, ornements en or et en argent furent envoyés à Genève, où on les fondit en lingots. Des marchands de cette ville rachetèrent, moyennant cent mille écus, une partie des pierreries trouvées dans ce pillage, qui coûta plus de deux millions de livres à l'abbaye. Une perte encore plus sensible que celle de ces richesses, fut celle des archives et de la bibliothèque qui furent livrées à la plus complète dévastation. Lourdon resta entre les mains des huguenots jusqu'à la paix de 1576. En 1593, Cluny ayant prêté serment aux Seize, l'abbé s'enferma, avec ses meilleurs et plus vaillants moines, dans sa citadelle de Lourdon ; les troupes de Henri IV vinrent mettre le siège devant ce vieux manoir ; l'abbé, Claude de Guise, se montra digne du nom qu'il portait, et en soutint si bravement l'honneur, qu'il força les assaillants à se retirer, non sans avoir perdu beaucoup de monde. Henri fut si offensé des prouesses de ce guerrier mitré, qu'après son entrée à Paris, il le fit destituer par un arrêt qui constata sa rébellion ; toutefois sa colère se passa vite, quand il sut quel brave compagnon cachait la robe de l'abbé, et ses bienfaits réparèrent, autant qu 'il était possible, les désastres que les guerres civiles avaient causé à l'abbaye.

Toutefois, l'éclat dont avait brillé cette illustre maison était éteint à jamais. Après les Guise, qui furent l'occasion sinon la cause de sa ruine, Richelieu, cet autre maîtriseur de la royauté se nomma abbé de Cluny, dont les revenus méritaient encore cet honneur. Il ne tarda guère à anéantir jusqu'aux dernières traces des privilèges qui, pendant plusieurs siècles, avaient fait l'indépendance et la puissance de l'ordre. Pour achever son abaissement, les fortifications de l'abbaye et celles de la forteresse de Lourdon furent démantelées en 1632, par ordre du roi. On tenta même de réunir, sous une même discipline, la congrégation de Cluny et celle de Saint-Maur ; mais à la mort de Richelieu, cette alliance forcée fut rompue, et Cluny put mourir libre du moins. Sa vie politique s'éteignit entre les mains de Mazarin, qui l'unit à la congrégation de Saint-Vannes, comme Richelieu avait tenté de l'unir à celle de Saint-Maur, jusqu'à ce que, par une même conséquence, cette union fut rompue dès que la mort eut frappé la main qui l'avait formée.

Le reste de l'existence de l'abbaye se passa dans d'obscures chicanes, entre des abbés qui ne se souciaient plus que des revenus de l'abbaye, et des moines qui n'avaient guère de commun avec leurs devanciers, que l'esprit d'indépendance et la robe.

Quand l'heure fatale à tous les établissements religieux sonna en France, Cluny ne comptait plus que trente religieux. Cependant, à l'approche d'une bande d'incendiaires qui s'avançaient au nombre de quatre mille hommes, pour consommer la ruine de cette antique gloire de la Bourgogne, les habitants de la ville s'émurent d'un dernier sentiment de reconnaissance, pour les bienfaits et la protection que leurs ancêtres avaient reçus de ces vieux murs, chargés d'ans et d'illustration. Ils sortirent en armes, battirent les insurgés le 20 juillet 1789, et firent trois cents prisonniers, dont sept furent incontinent pendus pour l'exemple. Les décrets de l'assemblée nationale ne tardèrent pas à changer ces dispositions favorables, en appelant à la curée des richesses ecclésiastiques tous les hommes qui voulaient en profiter. Les débris de la bibliothèque, des archives et du trésor de l'abbaye, furent disséminés et vendus à vil prix. Ses riches domaines furent morcelés, et du moins leur partage profita à ceux qui se les firent adjuger.

Quant aux immenses bâtiments de l'abbaye et à sa magnifique église, une pensée conservatrice suggéra au maire de Cluny le projet d'y établir une succursale des invalides. Mais cette sauvegarde fut refusée à l'abbaye, et 1793, qui arriva dans l'entrefaite, vit commencer l'œuvre de sa destruction. Une troupe de fanatiques, détachée, dit-on, de l'armée révolutionnaire, mais qui se grossit d'une portion considérable de la population de Cluny, s'acharna pendant plusieurs mois sur cette belle création du moyen âge. Le fer et le feu furent employés avec acharnement, comme si rien ne pouvait en détruire assez vite jusqu'aux derniers vestiges, et pour que nulle ignominie ne manquât à cette profanation, ces pierres même, consacrées par tant de siècles et de souvenirs, furent mises à l'encan, et trouvèrent des acheteurs qui s'empressèrent à l'envi d'arracher leur portion de la commune proie.

Pour effacer entièrement du sol un édifice comme l'église de Cluny, il fallait plus d'une année. Cependant le pouvoir avait changé de mains ; le premier consul fit suspendre la destruction : mais il fallut renoncer à tout espoir d'une restauration à jamais impossible, et la démolition continua. Les années 1810 et 1811 virent tomber les tours et la grande nef. Quelque recoin, oublié par le marteau révolutionnaire, reçut une honteuse destination par l'établissement d'un haras… Et à part quelques pans de murs qui menacent incessamment de s'écrouler, voilà ce qu'il est advenu de cette puissante abbaye, qui a laissé de si grands souvenirs dans l'histoire des premiers siècles de la monarchie française.

Ajoutons cependant qu'une histoire de Cluny, aussi remarquable par l'esprit qui l'a dictée que par celui qui a présidé à son exécution, vient de rappeler l'intérêt public sur les débris de ce monument. Cette pieuse oraison funèbre, à laquelle nous sommes redevables de plusieurs faits curieux, a paru par fragments dans la Revue des Deux Bourgognes. Il est à souhaiter que son auteur, M. Prosper Lorain cède aux vœux du public en réunissant les parties séparées de cet excellent ouvrage.

La description de l'abbaye, telle qu'elle existait au temps de sa splendeur, pourrait seule faire comprendre l'étendue et l'importance de ce vaste édifice. Pour en donner quelque idée, nous emprunterons à l'auteur que nous venons de citer, le détail sommaire des diverses parties dont l'église se composait.

Elle était précédée d'un portique roman, et de plusieurs rampes d'escaliers que dominaient les tours d'un portail chargé d'ornements multipliés avec profusion. Une première église se présentait d'abord, qui servait comme d'atrium à la basilique, et qui n'avait pas moins de 110 pieds de longueur, sur 81 pieds de largeur et 100 pieds de hauteur. Le grand vestibule était orné de riches vitraux et d'élégantes colonnes aux chapiteaux historiés. C'était au fond de cet édifice, dont il est difficile aujourd'hui de déterminer la première destination, que s'ouvraient les portes de l'église, entourées de statues et de bas-reliefs dont la perte est à jamais regrettable. Ce temple, construit en forme de croix archiépiscopale, avait 410 pieds de longueur ; sa largeur, distribuée en cinq nefs, était de 110 pieds. Trente-deux piliers, de sept pieds et demi de diamètre, supportaient les voûtes percées de plus de 300 fenêtres cintrées. La longueur totale de l'édifice était ainsi de 555 pieds ; vingt pieds de moins que Saint-Pierre de Rome. Le chœur était orné de statues et de colonnes de marbres précieux, de boiseries artistement travaillées, et de riches tapisseries. Dans la coupole de l'abside se voyait une fresque dont les personnages étaient de grandeur colossale, et dont le fond était d'or. Un grand nombre de chapelles entouraient les bas-côtés de l'église, la chapelle de Jean de Bourbon se faisait remarquer, entre toutes les autres, par son élégance et la profusion des ornements que ce riche abbé y avait accumulés.

C'est dans une chapelle voisine de celle-ci que, durant le séjour de Saint-Louis à Cluny, et pour le passe-temps du bon roi, furent tenues des conférences entre les plus savants des moines de l'abbaye, et plusieurs rabbins qui se laissèrent prendre au piège tendu à leur amour pour la controverse. Un bon vieux chevalier voulut aussi s'essayer dans cette lutte toute théologique, avec l'aide, toutefois, de deux moines plus exercés que lui. « Maître, dit-il au rabbin avec qui il devait argumenter, croyez-vous à la Vierge Marie, qui porta Notre Seigneur Jésus-Christ dans ses flancs et sur ses bras ? Croyez-vous qu'elle ait enfanté dans un état de virginité ? Croyez-vous qu'elle soit mère de Dieu ? » — Non, certes, fit le rabbin. — « Donc êtes-vous fou ?» s'écria le sire, en déchargeant sur la tête du juif un si rude coup du lourd pommeau de son épée, qu'il l'étendit à ses pieds. Et comme l'abbé et les spectateurs semblaient peu édifiés de ce genre d'argumentation ; « quand un chevalier, reprit-il, entend médire de la Vierge, il doit défendre la chose non de paroles, mais à bonne épée tranchante, et en frapper les médisants et les mécréants à travers du corps, tant qu’elle y pourra entrer. »

On voit à Cluny, dans la chapelle de l'Hôtel-Dieu, deux tombeaux ornés de statues en marbre blanc, représentant le duc de Bouillon, frère de Turenne, et sa femme, Éléonore de Bergh.

Les étrangers visitent encore, sous les murs de la ville, le lieu rendu célèbre par le combat des trois champions de Cluny contre ceux des troupes protestantes. Coligny ayant investi la place, le 18 juin 1570, les magistrats lui proposèrent de faire dépendre la reddition de Cluny, d'un combat entre trois hommes de chaque parti. Antoine Pelletrat, Pierre Fournier, et un troisième dont on a oublié le nom, se dévouèrent pour leur patrie et sortirent vainqueurs du combat. L'armée ennemie tint sa promesse et se retira ; quant aux généreux citoyens qui avaient sauvé la ville, ils y rentrèrent en triomphe et furent comblés d’honneurs par leurs concitoyens.

La ville de Cluny est un des chefs-lieux de canton de l'arrondissement de Mâcon ; Elle est située à deux myriamètres cinq kilomètres de Mâcon, et quatre myriamètres six kilomètres de Chalon.

M. DE C.

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