Les démêlés avec la justice de Mr Narbaud, coiffeur-dentiste à Chauffailles (1897)
La boutique du coiffeur-dentiste sur la place de l'église à Chauffailles - Cliquez sur la photo pour l'agrandir
Jugement du tribunal correctionnel de Charolles du 11 décembre 1897,
Ministère publique contre Narbaud.
Attendu qu'il résulte des dépositions des témoins et des autres documents de la cause la preuve certaine : 1° que Narbaud, depuis 1886 jusqu'au moment des poursuites engagées contre lui a exercé à Chauffailles la profession de dentiste, sans aucune interruption ; 2° qu'il a exercé cette profession d'une façon honorable et habile, à la satisfaction de ses clients qui n'ont jamais porté la moindre plainte contre lui : qu'il est estimé de tous ses concitoyens et jouit à Chauffailles d'une bonne réputation à tous les points de vue ; 3° que, depuis 1886, la devanture de son magasin a toujours porté comme enseigne les mots « Coiffeur-Dentiste », Narbaud exerçant dans le même local la profession de coiffeur en même temps que celle de dentiste ; 4° que, s'il n a pas été inscrit à la patente de dentiste au 1er janvier 1892, ce n'est incontestablement pas sa faute : qu'il a fait avant cette date, à plusieurs reprises, toutes les diligences nécessaires pour être inscrit à ladite patente, à la mairie de Chauffailles, auprès du commis du percepteur de cette ville, auprès de ce percepteur et auprès du contrôleur de Charolles, M. Variol ; qu'il lui a été invariablement répondu que cette inscription était inutile puisqu'il payait déjà la patente de coiffeur et qu'il exerçait ses deux professions dans le même local ; qu'un inspecteur des contributions directes a même eu à s'occuper de la situation de Narbaud et que, s'il ne l'a pas fait imposer à la patente de dentiste, il paraît constant que c'est pour le même motif ; qu'en un mot, si toutes les démarches de Narbaud ont été vaines, et s'il n'a pas été inscrit à la patente de dentiste le 1er janvier 1892, cette omission est uniquement le fait de l'administration des contributions directes ; qu'ainsi c'est dans ces circonstances, absolument favorables pour Narbaud, que le tribunal est appelé à rechercher s'il est juridiquement atteint et convaincu d'avoir, depuis moins de trois ans, n'étant muni ni du diplôme de docteur ni du diplôme de chirurgien-dentiste, et n'ayant pas été inscrit au rôle des patentes comme dentiste le 1er janvier 1892, exercer illégalement l'art dentaire ;
Attendu que le prévenu n'étant muni ni du diplôme de docteur en médecine ni de celui de chirurgien-dentiste, la question est simplement de savoir s'il a le droit de réclamer le bénéfice de l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892 ;
Or attendu, à cet égard, que s'il est certain qu'avant cette loi l'exercice de l'art dentaire était tout à fait libre, il est non moins constant qu'en voulant réglementer par ladite loi cet exercice, le législateur a entendu qu'elle n'aurait point d'effet rétroactif, que la possession d'état et les droits acquis seraient respectés pour la période transitoire ; que l'examen des travaux préparatoires de la loi du 30 novembre 1892 ne saurait laisser aucun doute à cet égard ; que, dans la discussion qui a eu lieu tant à la Chambre qu'au Sénat, les expressions dont s'agit ont été constamment employées ; que, spécialement devant cette haute assemblée, M. Brouardel commissaire du gouvernement, s'est exprimé dans les termes suivants au sujet de l'article 32 de cette loi : « Aujourd'hui, il n'est plus question que d'une variété de dentiste, ce sont ceux qui, par mesure transitoire, se trouvent autorisés parce qu'ils ont la possession d'état à continuer l'art dentaire » ;
Attendu, dès lors, que Narbaud, d'après l'exposé des faits ci-dessus, ayant sans contredit la possession d'état de dentiste au 1er janvier 1892, doit d'après l'esprit de ladite loi bénéficier des dispositions transitoires de son article 32, c'est-à-dire avoir le droit de continuer à exercer l'art dentaire, et n'a pas commis le délit qui lui est imputé ;
Attendu, il est vrai, que le texte de l'article 32 porte que le droit d'exercer la profession de dentiste est, par disposition transitoire, maintenu à tout dentiste justifiant qu'il est inscrit au rôle des patentes au 1er janvier 1892, d'où l'on pourrait conclure, ce semble, que ceux-là seuls doivent pouvoir continuer à exercer la profession de dentiste qui auront été inscrits à la patente au 1er janvier 1892, et que ceux qui n'auront pas été inscrits à la patente à cette date ne pourront plus continuer à exercer l'art dentaire, quand bien même ils auraient la plus longue possession d'état de dentiste ; qu'en un mot la seule preuve de la possession d'état de dentiste est l'inscription à la patente au 1er janvier 1892 , que telle est bien l'interprétation donnée au texte de l'article 32 par le ministère public ;
Attendu qu'il est impossible de s'arrêter à une pareille interprétation, étant donnés surtout les travaux préparatoires sus-énoncés ;
Attendu, en effet, tout d'abord qu'il importe de faire remarquer que l'article 32 ne dit nullement que l'inscription à la patente sera le seul mode de preuve de la possession d'état de dentiste ; d'où l'on peut inférer que le législateur n'exclut pas les autres modes de preuve ordinaires consacrés par la loi ; qu'il est donc permis juridiquement de prouver sa possession d'état comme l'a fait Narbaud ;
Attendu, d'ailleurs, que l'interprétation restrictive dont il s'agit, viole ouvertement l'esprit de la loi, le législateur n'ayant sûrement pas voulu subordonner le maintien du droit d'exercer l'art dentaire au seul paiement d'une patente au 1er janvier 1892, les discussions auxquelles l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892 a donné lieu n'ayant jamais eu trait à un mode quelconque de preuve de la possession d'état de dentiste, et cette possession d'état ayant toujours été considérée tant à la Chambre qu'au Sénat, comme la condition essentielle et unique du maintien du droit d'exercer l'art dentaire :
Attendu, au surplus qu'il échet de noter qu'en interprétant le texte de l'article 32 de ladite loi d'une façon littérale, on arriverait à faire des agents des contributions directes de véritables dispensateurs de brevets de dentiste au moyen de l'inscription à la patente en faveur de personnes absolument étrangères à l'art dentaire : qu'une pareille conséquence démontre bien qu'il ne faut pas s'attacher au texte littéral de l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892, mais admettre tous les modes de preuve juridiques propres à établir la possession d'état de dentiste ;
Attendu que telle est l'interprétation donnée à ce texte par un arrêt de la Cour d'appel de Besançon, en date du 27 juin 1894, qui a acquitté définitivement une dame Hoëffliger, convaincue d'exercice de l'art dentaire sans avoir été inscrite à la patente le 1er janvier 1892 ;
Attendu qu'il n'est pas hors de propos de faire remarquer que le journal Le Monde dentaire approuve complètement la décision de cette cour, en déclarant que décider autrement serait une monstrueuse injustice ;
Attendu que des considérations qui viennent d'être développées, il résulte qu'il y a lieu d'accueillir le premier moyen invoqué par le défenseur de Narbaud, en décidant que ce dernier doit bénéficier de la disposition transitoire de l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892, comme ayant fait la preuve juridique de sa possession d'état de dentiste avant le 1er janvier 1892, et que par suite il n'a pas exercé l'art dentaire d'une façon illégale ;
Attendu que le second moyen invoqué subsidiairement en sa faveur est aussi justifié que le premier ; qu'en effet l'omission d'inscription à la patente, dont se prévaut le ministère public pour demander contre lui une condamnation n'étant pas son fait mais celui de l'administration des contributions directes, ne saurait en raison et d'après les vrais principes du droit lui être imputable et entraîner contre lui une sanction pénale, en supposant qu'il ne soit pas en droit d'invoquer les dispositions transitoires de l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892 :
Attendu, enfin, qu'étant données les circonstances de fait plus haut précitées, il est impossible de méconnaître la bonne foi de Narbaud, toutes ses démarches l'ayant autorisé à penser qu'il était parfaitement en règle avec la loi, et qu'il avait le droit d'invoquer le bénéfice de l'article 32 de ladite loi du 30 novembre 1892 ; que, par suite, en admettant même qu'il y ait lieu de rejeter les deux premiers moyens dont il se prévaut, il serait encore fondé à dire qu'il n'a pas commis le délit relevé contre lui, l'intention délictueuse étant, en principe, l'élément essentiel de tout délit, et aucune exception ne semblant devoir être apportée à ce principe, même pour les délits d'exercice illégal de l'art dentaire ;
Attendu, en résumé, que Narbaud n'a pas commis le délit d'exercice illégal de l'art dentaire, puisque, à raison de sa possession d'état nettement établie, il est en droit d'invoquer le bénéfice des dispositions transitoires édictées par l'article 32 de la loi du 30 novembre 1892 ; qu'en admettant même que le texte de cet article doive être interprété d'une façon stricte et absolue, il serait fondé à dire que l'omission dont excipe le ministère public ne lui étant pas juridiquement imputable, aucune condamnation ne peut être prononcée contre lui ; que, subsidiairement encore, il peut arguer de sa bonne foi pour soutenir qu'il n'a pas commis une véritable infraction à la loi du 30 novembre 1892 ; que dans de telles circonstances, il échet de le renvoyer des poursuites sans dépens ;
Par ces motifs,
Sans s'arrêter ni avoir égard à tous moyens, fins et réquisitions contraires ;
Renvoie purement et simplement Narbaud des fins de la poursuite sans dépens.
M. BOULAND, proc. Rép. - Me BOUISSOUD, avocat
[Source : Le Monde dentaire, journal des dentistes français - janvier 1898 (BnF/Gallica)]