Évocation du château de Chamron à Ligny-en-Brionnais
[Source : Notes et souvenirs de J. et L. Mérand (1917,
BnF/Gallica]
... C'était Chamron, récente propriété de la famille. Il y avait quelque chose de mystérieux et de triste dans ces promenades à la ferme en traversant la grande avenue, actuellement méconnaissable et désolée, par où passa, au XVIIIe siècle, une société si spirituelle mais si corrompue : Chamron avec le souvenir de Mme du Deffand qui y recevait souvent Voltaire. Que de fois ils durent s'abriter sous l'ombrage de l'énorme marronnier, qui, seul avec quelques pierres armoriales, survit de toutes ces splendeurs ! Que de fois ils durent aller sur la terrasse dominant la rivière et laissant entrevoir dans le lointain la vallée qui conduit à Charlieu, la ville monacale par excellence ! Du château de Chamron, dont on peut dire qu'il ne reste pas pierre sur pierre, tout est mystérieux, jusqu'à ce trésor enfoui, à la veille de la Révolution, par une des plus riches familles foncières de France au XVIIIe siècle, ce trésor toujours caché et jamais retrouvé. Que de splendeurs ! Quelle immense étendue que cette propriété de Chamron ! On aime à relire le terrier qui, au XVIIIe siècle, décrivait tous ces domaines :
« C'est la grosse du Terrier du Comté de Chamron, l'Étang, Villerest et dépendances, appartenant à haut et puissant seigneur messire Gaspard de Vichy, chevallier, comte de Chamron, l'Étang, Villerest, Saint-Julien-de-Cray, Ligny, Jonzy, les Varennes, partie de Saint-Bonnet, Chevenizet-en-Charollois, Arfeuilles, Pancemont et autres lieux, lequel Terrier a été renouvellé par moy Claude-Philibert Godin (1), notaire royal, commissaire en droits seigneuriaux résidant audit Chevenizet.
Louis, par la grâce de Dieu Roy, roy de France et de Navarre, à tous présents et advenir salut..., ayant mis en considération les bons et louables services que les ancestres de notre cher et bien amé Gaspard de Vichy, seigneur de Chamron, ont de temps immémorial rendu à nos dits prédécesseurs, tant en guerre qu'en plusieurs nobles emplois et charges qu'ils ont eues et où ils ont toujours fait paraistre leur fidélité et affection au bien de cet estat, l'un d'eux ayant suivy le roi saint Louis au voyage de la Terre-Sainte, qui lui donna pour récompense de ses services la terre et seigneurie de Ligny, Philibert de Vichy, son trisayeul, ayant été grand éscuyer, Carados de Vichy, son bisayeul, ayant été eslu de la noblesse de Bourgogne durant trente années, et aussi ceux que ledit Gaspard de Vichy a rendu au feu roy notre très honoré seigneur et père et à nous depuis 25 ans, tant en commandant nos aimées que dans la charge qu'il a encore à présent de notre lieutenant dans la ville et citadelle du Pont-Saint-Esprit, sachant que la terre et seigneurie de Chamron size en Mâconnais, appartenante au dit sieur Gaspard de Vichy, est de belle et grande étendue et de notable revenu avec toute justice haute, moyenne et basse, relevant mesmement de nous et de notre Couronne à cause de notre duché de Bourgogne, de laquelle dépendent plusieurs villages et paroisses, même une ancienne Baronnie située au pays du Lyonnois appelée la baronnie de Bochevenoux (actuellement la Brosse) et les terres et seigneuries de Ligny, Tréval, Claingi, la Brosse, les Brosses de la Forest, qui lui appartiennent, dans lesquels il a des officiers qui y rendent la justice et, partant, suffisante pour porter l'état et dignité de comte. Pour ces causes et autres bonnes considérations à ce nous mouvant, avons de l'avis de la Reyne Régente, notre très honorée dame et mère et de notre grâce spécialle, pleine puissance et autorité Royalle, créé, eslevé, décoré et érigé, créons, eslevons, décorons et érigeons par ces présentes signées de notre main, en nom, titre, dignité et prééminence de Comté, pour en jouir et user par le dit sieur de Chamron, ses hoirs, successeurs et ayant cause pleinement, paisiblement et perpétuellement.
Donné à Paris au mois de décembre l'an de grâce mil six cent quarante quatre et de notre règne le deux... signé Louis. »
(1) La réception de M. C Ph Godin, assisté de son avocat, Jean-Baptiste Bouthier de Rochefort, a été faite par Claude Delamothe, conseiller du roy, lieutenant général au bailliage de Semur-en-Brionnais, ce jour d'huy 23 novembre 1730.
Vient ensuite la description du château de Chamron : « Le château et maison forte dudit comté de Chamron en la paroisse de Ligny, ressort du Mâconnais, consistant en une grosse tour quarrée, flanquée par deux gros pavillons et mansardes, les offices, caves, cuisines, un pont-levis pour entrer aux appartements, une chapelle sous le vocable de saint Claude, deux grandes terrasses, l'une du costé de bize et l'autre en midy, plusieurs allées de charmilles, faites en parterre, avec une allée du costé de midy, au bout de laquelle est une vollière, la basse-cour dudit château du costé de matin, fermée de murailles, avec deux portails, l'un pour aller à Charlieu, et l'autre pour se rendre à Ligny ; dans laquelle basse-cour est un colombier en pied avec une halle, escuries, chambres de domestique, granges, estables, treuil, pressoir, forge, ménageries en plusieurs corps de bastiments, une serve pour abreuver les chevaux, au joignant des dites escuries et un grand jardin clos et fermé de murailles, un grand pré d'embouche du costé de matin, appelée le grand pré de Chamron, de la contenue de 100 chars de foin, un autre du costé de midy appelé le pré du Poullalier, de la contenue de 30 chars de foin, dans lesquels prés passe un ruisseau appelée le ruisseau de Berry tombant dans la rivière du Supléon, lequel fait limitte et séparation des ressorts de Bourgogne et Lionnois ; champ de terre appelée la Garenne, dans laquelle du costé de midy est une fontaine et lavoir couvert de thuilles, verger en dessus du costé du soir, grand place où sont deux belles et grandes avenues du costé de bize, au bout de laquelle est une ancienne chapelle estant sous le vocable de Notre-Dame et une glacière, le tout joint et contigu. »
Puis vient la description de notre domaine de la Grande-Grange :
« Le domaine de la Grande-Grange dudit seigneur... un maix et tènement consistant en maison, chambres, celliers, granges, estables en plusieurs corps de bastiments sur lesquels sont les girouettes, cour, aysances, jardins, chènevières, prés, pâquiers, terres et brosses en plusieurs parcelles, jouxte, située au finage de Chamron, de la paroisse de Ligny appellée le domaine de la Grange-du-Château, le pré de la maison, les petit et grand Rompay, les Verchères et terres de la maison, contenant en pré 4 chars et en terres, pâquiers et brosses, 45 bichettées ou environ, jouxte le chemin tendant de Ligny au château de Chamron, en forme d'avenue, de matin ; autre chemin tendant du château de Chamron à Saint-Christophe, suivant la grande allée et avenue dudit seigneur tout du long, de midi ; l'estang dudit seigneur et autre chemin tendant de Saint-Jullien-de-Cray à Saint-Rigaud, aussi de soir et de bize. »
Les propriétés du seigneur de Chamron et les redevances qui lui sont dues par un nombre considérable de familles de tout le pays environnant terminent le terrier dont ils constituent la plus grande partie. Nous y lisons les noms de toutes les familles connues du pays du Brionnais qui reconnaissent les droits du seigneur de Vichy :
- Les Dupuis des Falcons de Marcigny ;
- Claude Chapuis, seigneur de la Goutte, ancien officier au régiment d'Auvergne ;
- Hugues-François Verchère de Reffy, avocat au parlement, de Marcigny ;
- Jean de Cray, escuyer, chevalier de Saint-Louis, ancien capitaine au régiment d'Anjou ;
- Jean-Baptiste Bouthier de Rochefort, de Semur ;
- Claude Desmolins, escuyer, seigneur de la Garde, de la Vallée ;
- Philibert de la Garde, de Saint-Martin-du-Lac ;
- Dame Anne-Thérèze Dufournel, relicte de M. Claude de Lamotte, conseiller du roi, lieutenant général au bailliage de Semur-en-Brionnais ;
- Les Abbés de Saint-Rigaud ;
- Les dames religieuses de Sainte-Ursule à Charlieu ;
- Sieur Gilbert Perret ;
- Vernay Amblard de Chouin ;
- Pierre et Philibert Beauchamp de Jonzi ;
- Ravier de Sarry ;
- Noble Jean-Baptiste de Gregaine, de Launay ;
- Marc de Thenay, seigneur de Saint-Christophe ;
- Dame Diane Diserand, dame du Mollard, Montaclard, Laubépin, Sarry et autres lieux, veuve de François de Sainte-Colombe, chevalier, marquis de Laubépin ;
- Dame Marie de Beyle, relicte de Messire René de Pastural, chevalier, seigneur de Tronchy, Chérie, Vesvre à Iguerande ;
- Paul-Salomon de Digoine, chevalier, seigneur du Palais de Mailly et Jonzie ;
- Dame Annette-Henriette de Busseul, relicte de haut et puissant seigneur, Messire Antoine le Prestre de Vauban, lieutenant général des armées du roi, chevalier, grand croix de l'Ordre Militaire de Saint-Louis ».
Mme la marquise Abel de Vichy a eu l'aimable obligeance de nous écrire sur Chamron une lettre fort intéressante. Nous la reproduisons avec le plus vif plaisir, ainsi que des notes historiques de M. le comte Georges de Vichy sur les anciens possesseurs de ce fief.
« Comme je m'intéresse aux anciens documents, mon frère, M. de Quirielle, étant aussi un archéologue très fervent qui s'est occupé avec succès des antiquités bourbonnaises, je viens vous donner quelques détails sur le sujet dont vous nous parlez.
Lorsque le marquis de Ségur, de l'Académie, le très distingué auteur d'ouvrages mettant en lumière de curieuses ou célèbres physionomies du XVIIIe siècle, écrivit une monographie de Mlle de Lespinasse, personnalité mystérieuse, qui fut élevée dans la famille d'Albon, et plus tard se réfugia à Chamron, près des de Vichy, Mme de Vichy étant une d'Albon, nous fîmes part à l'auteur d'un certain nombre de lettres. Il se renseigna aussi aux archives municipales à Roanne où M. de Vichy avait envoyé des papiers, sous condition qu'ils fussent classés. Vous devez connaître ce livre de M. de Ségur, un de ses derniers, puisque, perte regrettable, il est mort récemment. Il n'a peut-être pas été fort indulgent pour les bienfaiteurs de Mlle de Lespinasse, qu'une situation fausse, une nature exaltée, manquant du point d'appui consolant de profonds sentiments religieux, rendait, disons par charité... étrange.
Bref, celle qui devait devenir une philosophe dans le sillage de d'Alembert et consorts, passa plusieurs années à Chamron et fut un peu la gouvernante des fils du marquis Gaspard de Vichy, leur témoignant beaucoup d'affection.
A ce propos, Chamron est dépeint une maison-forte plutôt qu'une habitation de plaisance ; le marquis Abel de Vichy, fils de Gaspard, écrit dans son journal : « Nous nous sommes entretenus, ma femme et moi, des ennuis de Chamron. Il préfère à la sombre tour carrée de Chamron, que flanquaient deux vastes pavillons et cernée de fossés que l'on passait sur un pont-levis, la riante demeure qu'il s'organise à Montceaux-l'Étoile. En dépit de sa spirituelle, mais aveugle tante, la marquise du Deffand, il n'aime pas la nature, sauf en dessus-de-porte. Il encadre son Trianon charollais d'un parc à l'anglaise, où jase la fraîche rivière Arconce, il rapporte de Chamron pour le nouveau nid ceci, cela... des livres. »
Il n'empêche, qu'en 1793, le mobilier de Chamron, vendu à Mâcon, rapporta 48.641 livres. On donna sans doute la clef des champs aux oiseaux qu'une volière détenait près du parterre à la française. Après les droits des hommes, les droits des étourneaux. Hélas ! cela se ressemble, et cela finit sous la griffe de la Terreur ou du tiercelet.
Une antique chapelle avoisinait Chamron. Son avenue était de charmilles ombreuses. Nous conservons la permission de messe pour la chapelle de Chamron, signée de Michel Colbert, par la miséricorde de Dieu, évêque de Mâcon, datée le 23 mai 1672. Des livres de Chamron nous restent des épaves, une très fine édition de Racine, entre autres, portant l'ex-libris aux armes écartelées Vichy-Albon, le menu-vair et le dauphin. La nuit n'émerge-t-il pas un fantôme noir des fossés dans la solitude de Chamron, tandis que le spectre du lévrier des Vichy hurle à la lune ? Qui le dira ? excepté ces lunatiques allant en tapinois remuer le sol à l'endroit où fut le vieux château-fort. Ils s'obstinent à croire à un coffre-fort enseveli au fond d'un souterrain, à l'ombre d'un pan de mur. Le trésor les hante et c'est déjà beaucoup que le pauvre Chamron, le revenant féodal, essaime de sa main gantée de fer des rêves d'or.
Voilà un petit résumé de nos souvenirs de famille. Des antiques chartes remontant au moyen âge, on pourrait en trouver aux archives indiquées de Roanne ; ce que nous avons gardé est bien moins ancien. »
Un écho de ces antiques chartes, un tableau généalogique succinct de la famille, nous le devons à M. le comte Georges de Vichy :
Robert de Vichy, 2e du nom, seigneur d'Abret (fils d'Aliénor de Cousan et de Dalmas de Vichy II du nom, co-seigneur d'Abret, de Chas et de Busset, qui porta la bannière du duc de Bourbon au siège de Verteuil contre les Anglais en 1345), épousa Margueritte, dame de Champrond, fille de feu Hugues, seigneur de Champrond, au nom de laquelle il fit foi et hommage en 1351. Il servit sous les ordres du sieur d'Apchon contre les Anglais en Auvergne en 1358 et 1359.
Gaspard de Vichy, Ier du nom, comte de Champrond, Sr de Chevenizet, maréchal de camp, eut deux fois le commandement de la ville et citadelle du Pont-Saint-Esprit, la première fois sous le seigneur d'Evennes son allié, sur lequel ayant été surprise par les ennemis de l'État (1640), Champrond la reprit par intelligence, pourquoi en fut fait gouverneur par Louis XIII et sa terre érigée en comté en 1644. Il était fils d'Antoine de Vichy, 4e du nom, Sr de Chamrond, Chevenizet, etc., et de Charlotte de Simiane (1596). Il épousa, en 1630, Anne d'Albon de Saint-Forgeux.
Le château de Champrond fut vendu nationalement le 2 vendémiaire an III, au district de Marcigny. L'adjudication fut faite au profit du sieur Chevalier, natif de Marcigny, qui paya 106.000 livres pour le château et ses dépendances. Les meubles furent vendus à part, du 13 ventôse au 13 germinal an II, et produisirent la somme totale de 48.611 livres. »
De toute cette puissance, de tous ces honneurs, de toutes ces richesses, il ne reste que des ruines, il ne reste que le souvenir. Grande leçon à méditer !