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Voyages de Claude Courtépée dans la province de Bourgogne en 1776 et 1777 (suite)

Publié par Anatole de Charmasse et Gabriel de La Grange, Mémoires de la Société Éduenne (1895).

Voyages de Courtépée dans la province de Bourgogne La Bourgogne en 1703 (Gallica/BnF)

III. ITINÉRAIRE D'UN VOYAGEUR CURIEUX QUI A PARCOURU L'AUXOIS, L'AUTUNOIS, LE CHAROLOIS, PARTIE DU MÂCONNOIS, DU BEAUJOLOIS, DE LA DOMBE, DU LYONNOIS, DU FOREZ ET DU BRIONNOIS, EN SEPTEMBRE ET OCTOBRE 1777.

Vous désirez, mon cher ami, voir la relation de mes voyages, parce que celle de l'an passé vous amusa ; et vous êtes surpris de mon retard. Vous ignorez donc que, malgré mon inclination toujours active à vous obliger, j'ai eu bien d'autre œuvre à ma quenouille, depuis que je suis rentré au gîte, le 31 octobre ? J'ai trouvé mon troisième volume imprimé à moitié, et plus qu'un cayer entre les mains de M. Causse [1].

1. Causse, imprimeur du parlement, de la ville et de l'Académie des sciences, place Saint-Étienne, à Dijon, chez qui parurent, de 1777 à 1785, les tomes II à VII de la Description du duché de Bourgogne, de Courtépée. Le premier volume avait été édité en 1775, chez Frantin.

Ne voulant pas le laisser chômer, j'ai travaillé sans relâche neuf heures par jour, pour lui préparer la suite. Mon Autun étoit fait pour la deuxième fois, vous le savez ; mais je respecte trop le public pour le livrer en cet état. Mon long séjour en cette ville où j'ai vériffié en septembre tous mes articles, à vue des lieux et des titres, mes nouvelles découvertes, les notes d'amis éclairés que j'ai consultés, m'ont engagé à tout culbuter et à refondre ce grand morceau de cent soixante pages ; et j'ose dire que vous ne le reconnoitrez plus. Dieu veuille que ma crysalide ait été changée en un beau papillon !

Autun fini, il m'a falut de même rejetter au moule tout mon Autunois, que je venais de parcourir ; et ce n'était pas une petite besogne, ayant trois cayers sur cinquante-trois villages, et les bourgs de Couches [1] et de Toulon [2] de quinze pages. Ainsi j'ai passé le mois entier de novembre cloué dans mon cabinet, ayant d'une main l'éponge et de l'autre le pinceau pour décrasser ou plutost refaire mon tableau barbouillé. Puisse-t-il être digne de vos yeux éclairés ! et si je n'atteins pas le fini de Vanlo [3] puissais-je vous offrir le simple et l'exact de Charton (assez bon peintre d'Autun !) [4]

Je n'invoquerai pas la Muse qui inspira Chapelle, Bachaumont et Pompignan [5] pour le récit de mes voyages : elle seroit sourde aux prières d'un pauvre pèlerin. Ces poètes écrivoient pour le public ; moi, je n'écris que pour un ami indulgent, et je le fais sans prétention et sans aprêt.

1. Chef-lieu de canton de l'arrondissement d'Autun.
2. Toulon-sur- Arroux, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Charolles.
3. Carle Vanloo, né à Nice le 15 février 1705, mort a Paris le 15 juillet 1763, le plus célèbre des peintres qui ont porté le nom de Vanloo.
4. Etienne-Guy Charton, peintre autunois, élève d'Oudry, mort à Autun le 6 juin 1768. Ses œuvres se rencontrent encore fréquemment à Autun. Elles sont surtout nombreuses au château de la Cour-de-Sommant, dans la collection de M. H. de Larminat qui les tient de son beau-père M. le baron Adolphe Pigenat. Le grand-père de ce dernier, en effet, avait, a la vente après décès de Charton, acheté tout l'atelier de ce peintre.
5. Les Voyages en France et autres pays, par Chapelle, Bachaumont, Lefranc de Pompignan, etc., ont paru à Paris chez Chaumerot en 1808, et chez Lelong, en 1824.


Je n'ai commencé à respirer que le 10 décembre où j'ay livré à la presse mon dernier cayer avec la table. Je consacre aussitost mes premiers momens de liberté à satisfaire vôtre curiosité. Mais trop occupé des détails que va bientôt exiger la distribution de ce troisième volume, soit aux Élus, soit au public, je ne pourrai peut-être m'étendre aussi au long que dans mon dernier itinéraire : du reste je vas laisser courir ma plume, suivant que la mémoire me rappellera les événemens de mon voyage.

Le passage de Monsieur [1] à Dijon, auquel j'ai eu l'honneur de présenter mon deuxième volume relié, le 15 juillet, nous valut dix jours de vacances plutost qu'à l'ordinaire. Je fis le 26 aoust la nomination générale que je terminai par ce mot de Virgile :

... Deus nobis haec otia fecit.

1. Louis-Stanislas-Xavier comte de Provence, depuis Louis XVIII, venant de Mâcon où il avait logé au palais épiscopal, s'arrêta à Dijon au retour d'un voyage dans le midi de la France. « Monsieur, frère du roy, arriva sur les huit heures du soir. On lui présenta le dais qu'il refusa ; les rues étaient tapissées et sablées ; il fut reçu au bruit du canon et de toutes les cloches de la ville. Il soupa chez M. de la Tour du Pin qui lui donna une très belle fête. Le lendemain il alla à la messe à la sainte Chapelle et partit à sept heures et demie. » Mercure Dijonnois, publié par G. Dumay, p. 280.

Secouant la poussière des classes, je partis le jeudy 28, en chaise pour la Roche-en-Bréni, où je conduisois M. Chauveau, mon petit élève [1]. Je lui fis remarquer à Fleury le lieu de la bataille gagnée par Clovis sur Gondebaud, roi de Bourgogne, que trahit son frère Godegesille, l'an 500.

1. Guy Chauveau de Quercize, né à la Roche-en-Brenil, le 15 décembre 1761, de Edme Chauveau, seigneur de Quercize, et de Anne Pinard, fut, en raison des rapports créés par le voisinage entre sa famille et celle de Courtépée, confié à cet éminent compatriote, sous la direction duquel il fit ses études. Son père, qui avait succédé à M. Chisseret dans sa charge de secrétaire du roy au parlement de Bourgogne, le destinait au barreau. L'élève de Courtépée suivit les cours de droit de l'Université de Dijon, et après avoir obtenu le grade de licencié, il fut admis au nombre des avocats de cette ville, le 8 août 1782. Fils unique, devenu prématurément orphelin, il ne tarda pas à céder au besoin de retrouver une famille ; le 31 mai 1784 il épousa à Autun Jeanne Germain, petite-nièce du célèbre théologal. À partir de cette époque, il appartient tout entier à notre pays.
Les Germain habitaient pendant une partie de l'année une terre de famille à Lucenay. Tout en ayant eu, par le fait de l'émigration d'Antoine Germain, son beau-frère, à souffrir de l'incarcération à Mâcon des père et mère de Madame de Quercize, - incarcération qui ne fut pas maintenue grâce à une pétition couverte des signatures des habitants de Lucenay et de celles des municipalités des communes voisines, - et à subir la vente nationale des biens de la famille Germain. Guy Chauveau de Quercize ne s'éloigna pas de Lucenay pendant la tourmente révolutionnaire et il put continuer à s'y occuper des intérêts des siens et de ceux qui l'entouraient. L'ordre et le calme rétablis, dans la République, la mairie de Lucenay lui fut confiée ; il la conserva jusqu'en 1814, époque à laquelle elle passa de ses mains dans celles de son fils, qui, hormis la période des Cent jours, en exerça les fonctions jusqu'en 1830.
Ses connaissances en droit l'avaient aussi fait désigner pour le poste de suppléant de la justice de paix de cette même commune. L'ancien élève de Courtépée passait à Autun au milieu de sa famille et de ses relations le temps qu'il ne donnait pas à la campagne. Ce fut dans cette ville qu'il mourut le 4 juin 1842, laissant deux enfants (Guy-Antoine, marié le 21 juillet 1813, à Adélaïde de Burgat, et Augustine-Henriette, qui avait épousé le 18 août 1818 le comte Antoine-Louis de Thy), dont les descendants n'ont pas cessé d'être représentés dans l'Autunois.


L'Ouche, qui au pont Pani [1] sépare le bailliage de Dijon de celui d'Arnai-le-Duc [2], ne gêle jamais à Dijon, à cause des fontaines chaudes de Velars et de Plombières qu'il reçoit.

Plus loin je lui montrai à droite Prâlon [3], Pratum longum, autrefois Molognia, abbaye de bénédictines, fondée au douzième siècle, honorée plusieurs fois de la présence de saint Bernard : elle fut à moitié ruinée par un torrent rapide et subit en 1747, supprimée en 1753, et ses biens réunis à la cathédrale de Dijon.

Plus haut, Mémont [4], Magnus Mons, lieu renommé par la naissance de deux saints, Seine et Baudri, Baldéricus, et considérable au sixième siècle, puisque c'étoit la résidence du comte qui commandoit dans le canton appelle Mémontois (voyez le premier volume, page 341), et qu'il y avoit du tems de saint Seine six prêtres pour desservir la paroisse : il n'y reste plus que la chapelle de Saint-Laurent sans aucun vestige du château : le village a été rebâti à mi-côte à l'ouest.

1. Pont-de-Pany, hameau de la commune de Sainte-Marie-sur-Ouche, canton de Sombernon, arrondissement de Dijon (Côte-d'Or).
2. Arnay-le-Duc, arrondissement de Beaune (Côte-d'Or).
3. Pralon, canton de Sombernon.
4. Canton de Sombernon.


Grimpé à Sombernon, pendant que les chevaux rafraîchissoient, je le conduisis au château ruiné, séjour brillant des Brulart, premiers présidents, et plus anciennement des sires de Sombernon, pieux et puissans seigneurs qui ont fondé en 1030 le prieuré de Salmaise [1], l'abbaye de la Bussière [2], en 1131, et celle de Prâlon, en 1148.

La léproserie, sur le chemin, fut donnée aux hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, qui en tirent le revenu sans rien laisser aux malades pour lesquels il était destiné. Je lui montrai, à l'ouest, les sources de la Braine qui passe à Viteaux [3], et à l'est celle du ruisseau de Courtamont, qui tombe clans l'Ouche ; en sorte que les eaux de Sombernon vont aux deux mers.

Il me demanda quelques traits sur les Brulard : c'étoit, lui dis-je, une famille ancienne originaire d'Artois. Un de leurs ancêtres Adam Brulard, fut grand maître des albalétriers sous Philippe de Valois : le trisayeul du chancelier Brulard de Silleri fut le premier qui, sous Louis XI, entra dans la magistrature. Quand Noël Brulard, célèbre procureur général du parlement de Paris, rencontroit des évêques, il faisoit arrêter leur carosse pour leur demander quelle affaire les retenoit à Paris. Si c'étoit pour un procès, il leur disoit : N'y a-t-il que cela ? retournez en vôtre diocèze, je le ferai vuider. [4]

Son fils, Denis Brulard, premier président du parlement de Dijon, resta à la tête des Ligueurs tandis que Frémiot, présidoit à Semur la plus saine partie de sa compagnie. Henri IV, maître de Dijon, en juin 1595, reprocha à Brulard sa pusillanimité. Elle était si connue que sa femme disoit d'elle-même : Si Madeleine Hennequin étoit premier président, les choses se passeroient autrement.

1. Canton de Flavigny (Côte-d'Or).
2. Canton de Pouilly (Côte-d'Or).
3. Vitteaux, arrondissement de Semur (Côte-d'Or).
4. Courtépée a cité ce fait dans son premier volume, p. 503, note 1.


Nicolas Brulard, son petit-fils, aussi premier président, marqua plus de fermeté. À son retour de Perpignan, où son zèle pour les intérêts de la province l'avait l'ait exiler, il répondit au grand Condé qui raportoit les mêmes édits : - Prince, je vois encore d'ici les tours de Perpignan. - Ah ! dit-il, je me souviens maintenant d'avoir lu ce beau trait dans le premier volume. Il y est en effet à la page 506. Mais en voici un autre que je n'ai osé imprimer. On crut à la cour ébranler la constance de ce sénateur romain, en lui ordonnant de se mettre à genoux pour parler au roi ; il s'y mit et garda le silence : - Parlez donc, lui dit le monarque. - Sire, en cette posture, je ne parle qu'à Dieu, vôtre maître et le mien.

Louis XIV, tout jeune qu'il étoit, sentit le sublime de cette réponse, le fit lever, et en se retournant vers ses courtisans : - J'avois bien dit qu'on me feroit faire une sotise.

La dernière des Brulard étoit Mme la duchesse de Luynes, morte en 1764, qui a laissé la riche succession des Brulard à M. de Vichy-Champrond, son neveu, fils d'une sœur. Ainsi Sombernon, Laborde et Chamesson appartiennent aujourd'hui à M. le marquis de Vichy, le plus opulent, le plus généreux et le plus pieux seigneur du Brionois où il demeure à Monceau, et dont j'ai tant parlé en mon premier itinéraire. En devisant ainsi, nous arrivons à Viteaux où je lui fis voir la Tour, reste de l'ancien château habité jadis par les comtes de Chalon, dont Jean de Chalon, prince d'Orange, fut la tige des comtes de Joigni ; depuis occupé par Duprat, petit-fils du chancelier, si connu sous le nom de Baron de Viteaux dans l'histoire de la Ligue. C'étoit un déterminé ligueur qui avoit composé un régiment d'Italiens, de Lorains, de François, brigands et assassins : leur chef, digne de commander une pareille troupe, cotiroit le pays, enlevoit le bétail, pilloit les châteaux et rentroit dans son repaire chargé de butin. Il osa, après la victoire de Fontaine-Françoise qui écrasa l'hydre de la Ligue, composer avec Henri IV, et faire un traité par lequel il devoit rendre sa forteresse pour 4,000 écus, et recevoir abolition du passé. Ce nid à rats, comme l'appelloit ce prince, fut ensuite démoli par ses ordres.

Allant au presbytère, nous entrâmes aux Ursulines qui célébroient la fête de saint Augustin, pour saluer le saint Sacrement exposé. Mon disciple remarqua, en sortant, leur clocher neuf en grillage doré : - Eh ! me dit-il ingênuement, c'est donc là leur clocher des fêtes !

Le curé (M. Marandon) [1], que j'avois prévenu de mon arrivée, me reçût en ancien ami : comme il est aussi instruit que poli, nous passâmes le tems du dîner fort agréablement en bonne compagnie. Je lui demandai si son prédécesseur lui avoit laissé, comme il me l'avoit promis vingt fois, sa riche bibliothèque : - Bon, me dit-il, tout a été dispersé par ses héritiers sous ses yeux, avant sa mort. M. Vacher [2], curé pendant cinquante-deux ans, étoit un homme d'esprit qui avoit vécu avec les grands et qui est mort pauvre, dépouillé par ses parens. Je venois quelquefois le voir depuis Grésigni [3] pour avoir des livres, et les lettres nous avoient fort unis. Il m'engagea même à prêcher sa Saint-Germain en 1760, et j'osai, dans son cabinet, le prêcher lui-même, à la prière de ses meilleurs paroissiens ; il en eût été plus considéré, si ... mais ne troublons point les cendres des morts. Il mérite notre indulgence et notre reconnaissance puisqu'il a seu se choisir un bon successeur, qui a été aplaudi pour en avoir agi si généreusement durant les longues infirmités de ce viellard.

1. Jean-Baptiste-Toussaint Marandon, curé de Vitteaux depuis 1773.
2. Louis Vacher, curé de Vitteaux depuis 1718, avait succédé à Nicolas Vacher qui occupait cette cure depuis 1696.
3. Canton de Flavigny (Côte-d'Or). Courtépée avait été lui-même curé de Grésigny de 1757 à 1765. Précédemment, il avait été curé de Meursault en 1755, en remplacement de son ami Guy Bouillotte, qui passa à Arnay-le-Duc.


Trois heures m'avertirent de quitter le presbytère et la patrie des Languet, fondateurs des Minimes. En nous arrêtant au pont d'Aizy [1], je vis passer un soldat suivi de sa femme, tous deux chargés et fort fatigués. Je les invitai, vu la'grande chaleur, à venir se rafraîchir. - Hélas ! je n'oserois, dit le pèlerin, n'ayant point d'argent. - Entrez, mon ami, je payerai pour vous. C'étoit un Orléanois, déserteur des troupes de Naples, qui avoit eu mille peines à s'échaper pour profiter de l'amnistie du roi de France. Il s'étoit retiré du côté de Genève, et venoit de se marier à Fernex à une fille très honnête : tous les deux après m'avoir raconté leurs aventures et avoir bien goûté, m'accabloient de remerciments et de Monsignor et partirent bien contens avant nous. Je fis sentir à mon petit Télémaque combien il étoit doux de soulager les malheureux. Je lui citai alors les beaux vers de Mérope :

C'est un infortuné que le ciel nous présente ;
Tendons à sa misère une main bienfaisante.
Il suffît qu'il soit homme et qu'il soit malheureux...

Le voyant attendri, et retrouvant nos gens sur la route, je lui dis : - Tendez-leur cette pièce de douze sols pour payer leur gîte ce soir ; il le fit avec joye et, sans m'en rien dire d'abord, en ajouta une autre de son petit pécule. Ayant connu après sa belle action, je l'embrassai tendrement et je la racontai le soir, à notre arrivée, à monsieur son père, qui y fut sensible, mais qui auroit dû, suivant mon conseil, le récompenser sur le champ par un écu double.

La Roche-en-Bréni est une grosse paroisse de mille communiants, composée de quatorze hameaux, régie par M. Royer, de Saulieu, sage et honnête pasteur, mon ancien disciple [2]. La mémoire de M. Morize [3], mort chanoine en 1777, y sera longtemps précieuse par son zèle et ses charités.

1. Hameau de la commune d'Aisy-sous-Thil, canton de Précy-sous-Thil (Côte-d'Or).
2. Claude-Denis Royer, curé de la Roche-en-Brenil, en 1769.
3. Jean Morise, curé de la Roche, de 1726 à 1763.


Le château, à l'est, aux Dyo de Montperroux pendant trois cents ans, est depuis 1710 aux Salier originaires de Saulieu. La voie romaine de cette ville à celle d'Avalon par Etrée, via strata, passoit au bas de l'église à l'ouest ; à trois quarts de lieues sont les Champs de Valère que je fus visiter, et qui m'ont paru avoir été une castramétation romaine : elle est encore marquée, et l'on voit par les décombres qu'il y a eu des habitations ; on y a trouvé plusieurs médailles anciennes. Il se faisoit jadis une course depuis les halles de la Roche jusqu'à la Pierre au Bœuf suivie d'un prix pour le vainqueur.

J'eus le plaisir de trouver à la Roche M. le président Richard de Ruffey [1], un de nos anciens écoliers qui, sans morgue, veut bien se souvenir de ses maîtres, aime les lettres et ceux qui les cultivent ; digne fils d'un bon père fort éclairé auquel on peut appliquer le mot de Térence : Homo antiquae virtutis ac fidei, rendu ainsi par M. Dacier : Un homme de la vieille roche.

1. Frédéric-Henri Richard de Ruffey, né à Dijon le 29 mai 1750, conseiller au parlement le 8 août 1768, président le 4 mars 1776, exécuté révolutionnairement à Dijon, le 10 avril 1794.

Je partis le 30 pour Saulieu, où je n'avois pas été depuis deux ans. Je fus reçu à bras ouverts, de mes parens, surtout d'une sœur chérie qui après avoir essuyé une cruelle maladie et avoir vu son lit de douleur entouré par ses douze enfans, pendant quatorze années, leur a été rendue comme par miracle. Je n'eus pas le plaisir de voir son mari que j'apelle le père Jacob. Puisse-t-il en avoir les années comme il en a la simplicité, l'antique probité et la lignée !

Je vis avec plaisir marié l'aîné des fils de mon frère défunt, et le cadet fort sage se préparer par l'étude et la retraite à recevoir le diaconat à Noël, tandis que le troisième, que j'ay élevé à Dijon, se distingue à Paris à l'École royale d'architecture.

Ma patrie, toute livrée au commerce, sent peu le prix des lettres : elle a pourtant produit Jean Guijon [1], Louis Savot [2] et Claude Salier [3] distingués dans la littérature ; elle a donné un professeur de théologie au collège de Navarre en M. Benjamin de Badier [4], aujourd'huy doyen de Semur, fils d'un père qui a du goût. Je conversai encore agréablement avec trois citoyens instruits, Mrs Thomas, Merle [5] et Sautereau : ce dernier, notaire, qui a épousé Rose Digoy, ma nièce, a l'esprit orné et possède quelques livres de goût. Ce que j'aime encore mieux, c'est qu'il unit, à des lumières et à l'amour du travail, une probité reconnue. Hélas ! je n'y trouvai plus un homme d'un vrai mérite, bon littérateur, prédicateur excellent : Pierre Moreau [6], chantre de la collégiale, dont je pleurerai longtemps la perte : multis ille bonis flebilis occidit. Il a laissé un vide dans son Chapitre et dans la ville qui de longtemps ne retrouveront son pareil. La société doit être en deuil toutes les fois que le nombre des honnêtes gens diminue : pour réparer leur perte, le tems est bien ingrat.

1. Jean Guijon, issu d'une famille distinguée de Saulieu, mort à Autun en 1625, âgé de quatre-vingt-trois ans, voyageur, médecin et savant distingué. (Cf. docteur Guyton : Recherches historiques sur les médecins et la médecine à Autun. Autun. Dejussieu, 1874, in-8°, p. 34 et suiv.)
2. Louis Savot, médecin du roi, né en 1579, auteur de l'Architecture française, ouvrage imprimé en 1624.
3. Claude Salier, né en 1689, membre de l'Académie française où il fut admis en 1718 et de l'Académie des Inscriptions, garde de la bibliothèque du roi, mort en 1761.
4. Claude-Benjamin de Badier, prieur de Vausse, doyen du chapitre de Semur après Nicolas de Badier à qui il avait succédé.
5. Andoche Merle, élu doyen du chapitre de Saulieu en 1638 après la mort de Jacques Salier. Il existe dans le F. Moreau de la Bibliothèque nationale, vol. 822, p. 107, une intéressante lettre adressée, en 1659, au président de La Mare, par Andoche Merle, sur l'histoire de Saulieu. Dom Merle, religieux bénédictin de l'abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, collaborateur de dom Plancher, appartenait à cette famille dans laquelle la piété et l'érudition semblaient héréditaire.
6. Pierre Moreau, chantre et chanoine de Saulieu, mort en 1773, auteur de Notes sur Saulieu et principalement sur l'église Saint-Andoche, publiées à Dijon en 1889 par M. Louis Mallard, in-8° de 20 pages.


M. Laligant, mon parent et mon disciple, jadis à Dijon, maintenant lieutenant civil, qui se forme une bonne bibliothèque, voulut me régaler, ainsi que l'abbé Thomas, mon vieux ami. Tous ces messieurs virent mon petit ouvrage pour les collèges avec satisfaction, ce qui me fit d'autant plus de plaisir que j'ai éprouvé, comme bien d'autres, la vérité de cette maxime : Personne n'est prophète dans son pays. Après y avoir séjourné trois jours seulement et dis adieu à M. Boullemet, mon hôte, je me rendis à Arnai-le-Duc sur un cheval de louage qui m'a servi pour toutes mes courses.

M. le curé, ami de quarante ans [1], me reçut avec cette politesse et cette générosité sincères, que j'ay tant de fois éprouvée :

O qui complexus ! et gaudia quanta fuerunt.
Nil ego contulerim jucundo sanus amico, [2]


Puis-je dire avec Horace, quand il revit Virgile ; car il y avoit deux ans que je ne l'avois vu, quoique nous nous écrivions tous les huit jours depuis quinze ans. Il avoit invité à souper deux gens de lettres (MM. Noël et Guyot) [3]. Ce dernier me communiqua sur l'Arnétois cinq ou six bonnes notes, dont je ferai mon profit au cinquième volume.

Le lendemain jeudy 4 septembre, nous nous rendîmes à Arconcey, que j'appelle depuis longtemps le temple de la piété, et, je pourrois dire, le séjour de la paix et de la politesse. M. Pasquier, curé de Thorey [4], vint nous y joindre.

1. Guy Bouillotte, curé d'Arnay depuis 1755, à qui cette relation est adressée.
2. Horace, satire V, vers 43-44.
3. Antoine Guyot, né à Arnay en 1737, élu député du bailliage de cette ville en 1789, président du tribunal du district en 1790, décédé au mois de novembre de la même année.
4. Augustin Pasquier, curé de Thorey depuis 1761.


Quelle satisfaction pour moi de me trouver au milieu de deux bons amis, auxquels je puis appliquer le mot d'Horace :

Animae quales neque
Candidiores terra tulit,
Neque queis, me sit
Devinctior alter


« Les plus belles âmes qui furent jamais et à qui personne n'est plus attaché que moi. » M. le curé de Viteaux [1], qui devoit être de la partie, nous manqua. Nous coulâmes délicieusement vingt-quatre heures en ce beau château où M. le comte de Jaucourt [2] a fixé son séjour. On y voit des Paule, des Eustoquie, qui, quoique toutes occupées de leur salut et du bien de leurs vassaux, sont, comme le maître, très affables aux étrangers et surtout aux prêtres qui honorent leur caractère. C'est une maison où l'on entre toujours avec plaisir, et qu'on quitte avec regret ; mais des affaires essentielles rappelloient le pasteur à son troupeau d'Arnai, et je le suivis : Jonathas ne pouvant se séparer de David. Nous laissâmes fort triste le curé de Thorey qui regagna le lendemain son manoir :

Flentibus hic Varius
Discessit mœstus amicis.
(Hor. Sat. 1. I.)

En passant entre Clômot [3] et le moulin de l'Eau de Beaune [4], je fis remarquer à mon compagnon le lieu de la bataille livrée le 27 juin 1570, entre l'amiral de Coligni et Cossé-Brissac, surnommé le maréchal des Bouteilles.

1. Jean-Baptiste Toussaint Marandon. V. plus haut, p. 111.
2. Louis-Charles de Jaucourt-Cernoy, né le 30 octobre 1711, capitaine au régiment royal de la marine en 1731, marié en 1734 à Elisabeth-Félicité de Sercey, dame d'Arconcey, dont il eut trois fils.
3. Canton d'Arnay-le-Duc (Côte-d'Or).
4. Commune de Mimeure, canton d'Arnay-le-Duc.


Le prince de Navarre, âgé de seize ans, campoit au nord-est de la ville sur un terrein qui de son nom est appelle le Pasqui du Roy. [1]

1. Dans ses Annales de la ville d'Arnay-le-Duc, publiées à Autun, chez Dejussieu, en 1837, M. Lavirotte a donné, p. 69, un plan de la bataille d'Arnay où les lieux dits mentionnés par Courtépée sont exactement indiqués.

Monté sur le thrône, et s'entretenant un jour de cette bataille : - Mes premiers exploits d'armes, dit Henri IV, sont à Arnai-le-Duc, où il étoit question de vaincre ou d'être pris ; à dix pas de moi fut tué un cavalier d'un coup de coulevrine ; mais recommandant à Dieu le succès de cette journée, il le rendit heureux.

Peu de tems avant cette action, la Motte-Fénelon affectant de paroître surpris de ce que si jeune, il prenoit parti dans cette guerre avec son cousin le prince de Condé : - C'est, répondit Henry, que nos ennemis, sous ce prétexte, se proposent d'exterminer toute la branche royalle de Bourbon ; nous voulons mourir tous ensemble pour éviter les frais du deuil. Le même Fénelon déplorant les malheurs que le feu de cette troisième guerre civile alloit causer : - Bon, répliqua le roy, c'est un feu à éteindre avec un sceau d'eau. - Comment cela, reprit Fénelon ? - En faisant boire ce sceau d'eau jusqu'à crever au cardinal de Loraine, vrai et principal boute-feu de la France.

Animés par la présence de ce jeune héros, quatre mille protestans sans canon et sans bagage, défirent douze mille catholiques, et s'ouvrirent un passage jusqu'à la Loire, par la paix boiteuse qui suivit bientôt cette action. Charles IX accordoit aux Huguenots quatre places de sûreté, et pour l'exercice de leur religion en Bourgogne, les faubourgs d'Arnai et ceux de Mailli-la-Ville.

Les historiens disent cependant qu'Artus de Cossé-Brissac avoit la tête aussi bonne que le bras ; Catherine de Médicis le fit arrêter en 1574, et mettre à la Bastille pendant dix-sept mois. Henri III, en lui accordant sa liberté, lui offrit des lettres patentes qui le déclaroient innocent de tout ce qu'on lui avait imputé : - Trouvez bon, sire, que je n'en veuille point, répondit-il ; un Cossé doit penser que personne ne l'a cru coupable.

Le prieuré de Saint-Jacques, uni à Saint-Bénigne, doit sa fondation, en 1088, à Girard, seigneur d'Arnai, qui dans le titre se qualifie : Dux villae Arneti. Ce bénéfice seroit plus utilement entre les mains du curé qu'en celles d'un Albigeois qui ne fait aucun bien à la paroisse [1]. Parmi les bienfaiteurs de l'hôpital établi en 1686, desservi par trois sœurs, on distingue Philiberte Brunet, veuve du président Durand, qui fonda le chapelain [2], Claudine Gros, veuve de Pierre Voisenet, Mme Hernoux [3], Mlle Hubert, de Beaune. [4]

Je ne dirai rien des sçavans Arnetois, Bonaventure Desperrier qui fit les délices de la cour de François Ier [5], l'avocat Guillaume [6], Jean La Curne [7], fondateur du collège, François Florent [8], Alexis Artus [9], Marcenai d'Esghuy [10], parce que je les ai célébrés au premier volume in-folio du Suplément à l'Encyclopédie, et qu'ils orneront mon article d'Arnai au sixième volume de la description de Bourgogne.

1. Henri-Charles de Boisson de Rochemont, prieur de Saint-Jacques d'Arnay-le-Duc, qui avait succédé en 1758 à Philippe de Rochemont, son frère.
2. En 1713, la présidente Durand fit don de deux domaines, l'un à Lanneau et l'autre à Chazilly et d'une maison attenant, à l'hôpital, à la condition d'entretenir et loger un chapelain aumônier pour desservir les pauvres malades. (Lavirotte, ouv. cité, p. 261.)
3. Antoine Hernoux et Marguerite Mugnier, sa femme, firent en 1702 don de 4,270 livres à l'hôpital. (Ibid.)
4. Jeanne Hubert, sœur du curé de Clomot, fit, en 1776, un don de 4,000 livres. (Ibid.)
5. Cf. Lavirotte, ouv. cité, p. 53.
6. Jean Guillaume, avocat, bailli de la prévôté d'Arnay, député du tiers états aux États de Blois en 1588. (Ibid. p. 89 et 175.)
7. Jean Lacurne, lieutenant criminel au bailliage d'Arnay, mort le 21 juin 1632 (Cf. Lavirotte, p. 183.)
8. Célèbre professeur en droit de l'université de Paris. (Ibid. p. 44.)
9. Principal du collège de Navarre à Paris. (Ibid. p. 274.)
10. Antoine de Marcenay de Guy, né en 1724, graveur, membre de l'Académie royale. (Ibid. p. 274.)


N'ayant aucun mémoire sur Marcheseuil [1], Marca Solium, qui devoit entrer dans mon Autunois, je m'y rendis le samedy 6 septembre. M. Comte, curé [2], me procura non seulement la notice de sa paroisse, mais encore celle de Til-sur-Arroux qui me manquoit aussi. Il me raconta qu'étant curé de cette dernière paroisse en 1771, il vint à Autun solliciter, chez les moines seigneurs de Til [3], des secours pour ses pauvres, et qu'il fut refusé durement. - C'est aux curés, dirent-ils, à faire l'aumône - Oui, messieurs, en leur rendant les dîmes volées... Indigné de leur propos, il ajouta : - J'aimerois mieux avoir pour seigneur un mahométan : voyant souffrir ses vassaux, il seroit touché de leur misère pressante. On finit par lui offrir un louis qu'il refusa. Ce n'est pas ainsi qu'en agirent dans ces malheureuses circonstances MM. de Jaucourt, de Vichy [4], de Rosey, de Neuilly, Maineau de Bizefranc [5] et tant d'autres seigneurs charitables et bons curés qui sacrifièrent leur substance pour procurer du pain aux affamés. J'ai relevé avec éloge ces actes de bienfaisance dans une lettre insérée toute entière au trentième numéro des feuilles de Fréron, 1771, IV. On la trouvera à la fin. [6]

1. Canton de Liernais, arrondissement de Beaune (Côte-d'Or.)
2. Nicolas Le Comte, curé de Marcheseuil depuis 1772. Il avait été précédemment curé de Thil-sur-Arroux, de 1747 à 1772.
3. Les religieux de l'abbaye de Saint-Martin d'Autun.
4. Voir p. 66.
5. Voir p. 71.
6. Lettre adressée de Dijon, le 15 novembre 1775, par Courtépée et publiée dans l'Année littéraire, de Fréron, n° 30, p. 224.


Le voisinage de la montagne de Bar attira mes pas jusqu'au sommet, où je vis l'enceinte bien marquée d'un camp et d'un ancien château, au sud. Au nord, est la chapelle bâtie par MM. de Mauroy [1] qui ont été seigneurs de Marcheseuil avant la Cathédrale : le dernier est mort en 1776 âgé de quatre-vingt-quinze ans, doyen des officiers du royaume. Son fils, colonel des grenadiers de France, a passé en Amérique où il se distingue parmi les Bostoniens pour la deffense de leur liberté. On jouit du haut de cette montagne, cultivée en partie, de la plus belle vue de tous côtés. Ce fut jadis la retraite des Bardes poètes et musiciens gaulois.

1. Dans sa Description du duché de Bourgogne, l'auteur dit que cette chapelle fut construite en 1607, par frère Agnès de Marcheseuil, religieux du prieuré de Bar, et placée sous le vocable de la sainte Trinité. T. IV, p. 124. Les Mauroy ne furent pas seigneurs de Marcheseuil. Le terrier de 1560 conservé aux archives de Saône-et-Loire établit que le chapitre d'Autun, auquel la terre de Marcheseuil avait été donnée en 858, en était seul seigneur, et ce n'est que vers 1643 qu'une branche de la famille de Mauroy, originaire de Champagne, vint se fixer à Marcheseuil par suite du mariage de Jean de Mauroy avec Marie-Anne de Sauldon, fille d'Antoine et de Péronne de Marcheseuil. François de Mauroy-Sauldon, né le 2 février 1682, ancien capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, épousa, le 26 avril 1718, à Buis, près Chissey, Pierrette de la Coste, fille du seigneur de Buis. Il n'en eut qu'une fille morte en bas âge, et il mourut lui-même à Marcheseuil, le 25 novembre 1776, laissant pour héritière sa nièce, Catherine Valletat, laquelle, l'année suivante, épousa Jacques de Somme, ancien capitaine à la Légion royale et chevalier de Saint-Louis. Courtépée se trompe en disant que le fils du dernier des Mauroy de Marcheseuil, mort en 1776, passa en Amérique, avec le grade de brigadier, car ce Louis de Mauroy, qui alla combattre pour l'indépendance de l'Amérique d'où il ne revint pas, était fils de Pierre-Louis de Mauroy des Bordes, ancien capitaine de cavalerie et chevalier de Saint-Louis, mort en 1773 à Marcheseuil, et de Marie-Agathe Bault.

Je descendis à Bar-le-Régulier, ainsi nommé d'un prieuré de chanoines réguliers fondés en 1010. Il n'y a plus de religieux depuis quarante ans et le bénéfice a été uni à la collégiale de Semur. On se souvient encore dans le pays des charités qu'y répandoit, l'autre siècle, le prieur Claude Virely, originaire d'Ecutigni [1] et grand oncle de MM. Virely, l'un célèbre jurisconsulte de Dijon, conseil des États, l'autre curé de Beaune. [2]

L'église, vaste, conserve les stalles des chanoines [3]. J'y vis le mausolée d'un seigneur de Bar au quatorzième siècle [4].

1. Ecutigny, canton de Bligny-sur-Ouche (Côte-d'Or).
2. Blaise Virely, curé et archiprêtre de Beaune.
3. Ces stalles, bien que fort détériorées, offrent encore un grand intérêt.
4. Ce monument, qui concerne non un seigneur de Bar, mais un seigneur de Brazey, mesure 2m40 de long sur 0m95 de large, représente Johans, sire de Brazey gisant, la tête appuyée sur un coussin plat, les pieds reposant sur un chien couché, et les mains jointes. À la tête sont deux anges debout issant d'un nuage et balançant un encensoir. Aux pieds sont deux moines assis, lisant, celui de droite tourné de côté, celui de gauche regardant la tête. Le personnage est en costume civil. Il porte le tabard et est nu tête. Son épée est posée à sa gauche ; à sa droite on lit sur le plat de la dalle qui le supporte : ci gît MES SIRES JOHANS SIRES DE BRASIERS CHEVALIERS MIIIe ET V. TV QVI ME REGARDE JE FVIS CE QVE TV ES ET TV SERAS CE QVE JE SVIS. PRIE POVR MOI. AMEN. Le musée de la Société Éduenne, à l'hôtel Rolin, possède un moulage de ce monument. (Cf. Mém. de la Société Éduenne, nouv. série, t. XIII (1884), p. 549.


M. de Montcrif, possesseur du fief de Verneuil [1], m'accueillit avec empressement en homme de lettres, et vouloit me retenir à souper.

1. Jean-Baptiste de Moncrif, ancien capitaine au régiment de Navarre, acheta le fief de Verneuil, à Bar, de la famille Quarré, en 1749. Il avait épousé Jeanne-Claude Goureau, fille de Gabriel Goureau, ancien capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, et de Claude-Françoise Raclet, dont il eut un fils, Antoine-Claude de Moncrif, ancien mousquetaire de la garde du roi, qui épousa à Brazey-en-Morvan, le 23 février 1784, Françoise-Melchior Comeau, fille de Bernard Comeau de Charry, seigneur de Brazey. Jean-Baptiste de Moncrif se distingua à la bataille de Rocoux, en 1746. Il eut pour sa part de butin un tambour pris sur les Anglais, et en employa le cuivre à faire faire une fontaine de salle à manger, qui appartient aujourd'hui à une famille alliée à la sienne. Sur ce glorieux trophée on lit l'inscription suivante, gravée au trait en petites capitales :

JE SUIS NÉE SUJETTE DU ROI D'ANGLETERRE. VINGT FOIS JE BATTIS LA CHARGE CONTRE LES FRANÇAIS MAIS JE BATTIS PLUS DE CENT FOIS LA RETRAITE ET LA CHAMADE. ENFIN JE SUIS CONDAMNÉE À NE PLUS BOIRE QUE DE L'EAU. LECTEUR PLAINT MON SORT.
Mr DE MONCRIF CAPITAINE Rt DE NAVARRE INFANTERIE, CHr SEGr DE VERNEUILLE APPORTA DU CHAMP DE BATAILLE DE ROCOU LA CAISSE DONT CETTE FONTAINE A ESTÉ FAITE. LA BATAILLE FUST GAGNÉE PAR LES FRANÇAIS SUR LES ANGLAIS ET LES AUTRICHIENS. LE RÉGIMENT DE NAVARRE CONTRIBUAT LE PLUS AU GAIN DE CETTE BATAILLE QUI FUST DONNÉE SUR LA FIN DE LA CAMPAGNE DE 1746.
Au centre de cette fontaine est un médaillon repoussé, figurant un cheval au galop autour duquel on lit : NEC ASPERA TERRENT ; au dessus : TAMEN VICTUS FUIT A GALLO.


Nos entretiens sur la voie romaine, sur la station de Bar et autres objets d'antiquité, me firent partir trop tard, et la nuit tomboit quand j'étois à Suze [2], seigneurie de la Cathédralle, où passe la rivière de Jonchery. Aussi n'arrivai-je au gîte d'Arnai qu'à huit heures et demie.

Sensible aux invitations réitérées de M. Comeau de Créancey [3], je me rendis le dimanche en son château où je célébrai la messe, ce qui fît beaucoup de plaisir à ses dames et à sa compagnie : car sa maison est au bas du village et l'église tout à fait au dessus.

2. Commune de Marcheseuil, canton de Liernais (Côte-d'Or).
3. Joseph-Nicolas de Comeau, capitaine au régiment de Marbeuf-Dragons, chevalier de Saint-Louis, marié le 27 août 1753 à Elisabeth Le Pelletier de Cléry.

Après dîner je montai chez M. le curé [4], homme de mérite, de Bourbon-Lancy, dont le presbytère épiscopal est neuf et élégament meublé.

4. Jacques Pinot, curé de Créancey de 1772 à 1779, puis prévôt de la collégiale Notre-Dame d'Autun.


Malgré les empressemens du curé et du seigneur, je voulus revenir souper à la ville, ayant promis à M. Noël, qui a beaucoup de connoissances et qui fait assez bien les vers, de me trouver à son gala avec M. le curé [1] et M. Guyot [2], ce qui m'inspira ces quatre rimes, en racontant à mon hôte que je l'avois préféré à deux chevaliers de Saint-Louis (MM. Comeau frères) et à un riche bénéficier :

Deux nobles fils de Mars, un druide opulent,
Vouloient fixer chez eux ma course vagabonde ;
- Non, Messieurs, je ne puis différer un moment.
Apollon tient sa cour : je quitte tout le monde.

Après m'être reposé un jour dans le sein de l'amitié et avoir engagé M. le curé à m'accompagner, nous nous rendîmes le mardy à Cordesse [3] où nous vint joindre M. l'abbé Bouillotte, chanoine de Notre-Dame [4], le digne frère de mon compagnon de voyage.

1. Guy Bouillote, né à Arnay-le-Duc, le 28 octobre 1724, de Alexis Bouillotte, notaire et procureur aux bailliage et chancellerie d'Arnay, et de Jeanne Guenard, devint bachelier de la faculté de théologie de Paris ; ordonné prêtre en 1748, il fut nommé à la cure de Saint-Laurent d'Arnay ; député du clergé aux États généraux. Il est mort dans sa ville natale le 30 mars 1800. Son portrait a été gravé par Texier dans la collection Dejabin.
2. Antoine Guyot, avocat à Arnay-le-Duc.
3. Canton de Lucenay-l'Évêque, arrondissement d'Autun.
4. Alexis Bouillotte, frère cadet de celuy, dont il vient d'être question, fut ordonné prêtre le 5 juin 1751. Il devint curé de Thoisy-le-Désert, puis chanoine de la collégiale Notre-Dame d'Autun et mourut Le 14 mai 1783.


Le curé de Cordesse (M. Guillemardet [1]), qui nous attendoit, nous fit mille amitiés ; je cru, comme il y a trois ans, qu'il mettroit le feu à la maison, tant la cuisine étoit échauffée : ubi sedulus hospes pene arscit. C'est un vieillard qui a tout le feu de la jeunesse, d'une mémoire heureuse, d'un esprit plein de gaieté, et qui s'intéresse vivement à la perfection de mon ouvrage. Il est étonnant qu'avec un si petit bénéfice il ait arrangé si joliment son jardin, qui rapporte d'excellens fruits, et orné son église aussi proprement. J'ai fait mention des antiquités trouvées en fouillant le terrein pour son église et sa terrasse. Voyez l'Abrégé de l'histoire de Bourgogne, page 90, et tome III de la Description, page 560. [2]

1. Jacques Guillemardet, nommé curé de Cordesse en 1743.
2. Ce que dit Courtépée des antiquités de Cordesse sera utilement complété par les extraits suivants d'une lettre écrite par Jacques Guillemardet à M. Loydreau, lieutenant criminel au bailliage d'Arnay-le-Duc, le 20 mai 1756, et dont l'original appartient aujourd'hui à M. Harold de Fontenay. « Il y a huit ou dix ans que voyant l'église et la cure de Cordesse scituées sur le panchan d'une coline et par conséquent sur un terrein fort inégal, je conceû le dessein de niveler et faire des terrasses, et pour cela d'enlever quantité de terres. J'en fis ôter dans différens endroits de 4, de 5 et de 6 pieds, et surtout de toute la largeur du cimetière et du chemin qui le joint du côté de septentrion, et alors je trouvai plusieurs murs qui étoient de 5 à 6 pieds enterrés ; je les fis démolir et les ayant voulu suivre j'en trouvai plusieurs qui alloient se perdre dans les héritages voisins où on en trouve dez qu'on en veut chercher : il y en avoit trois, entre autres de 12 à 15 pieds de long, qui n'étoient éloignés l'un de l'autre que d'environ 4 pieds. Mr Karistie, architecte de l'église de Saint-Martin d'Autun, qui vint me voir, m'assura que ces murs supportoient un bel escalier. Je trouvai des pavés de quatre façons, tant dedans que dehors de ces murs ; des deux qui sont dehors, l'un fait le chemin qui sort de Cordesse et va à Autun ; l'autre est singulier : quantité de pierres brutes sont posées pêle-mêle sur une terre mouvante et fort noire, et sur ces pierres est posé un lit de ciment d'un demi-pied d'épaisseur, et sur ce premier lit qui est fort uni, il s'en trouve encore un autre aussi d'un demi-pied, en sorte qu'ils sont comme deux feuilles de mastic qu'on peut lever séparément, mais qui chacune ne sont qu'une pièce dans toute leur superficie.
Des deux autres pavés que j'ai trouvés dans les murs, l'un est de cailloux, dont on ne trouve aucune espèce dans le pays ny aux environs ; ils sont noirs, polis et de figures irrégulières et d'inégales grosseur ; ils sont incrustés pêle-mêle dans une bouillie de mortier et font une surface égallement dure et polie. Tout ce massif est d'environ un pied d'épaisseur. Bergier dans son Histoire des chemins de l'empire, ne parle point de ces deux sortes de pavés et j'en suis surpris, lui qui a traitté au long de toutes les manières dont les anciens faisoient leurs pavés.
Enfin le quatrième est un pavé de marqueterie de pierres composées et taillées en un quaré de trois à quatre lignes. Ce pavé représente des careaux noirs à six pans d'un demi-pied de large et qui sont séparés les uns des autres par un cordon blanc et rouge qui règne autour de chacun ; on en trouve en deux endroits différents éloignés de 50 pieds l'un de l'autre.
Je trouvai ensuitte une quantité de careaux, presque tous différens en espèce, en largeur et en épaisseur, mais tous cassés, des morceaux de corniche de différens marbre, une colonne de pierre de 7 pieds de tour et de hauteur, un autre morceau de colonne cannelée d'un marbre extrêmement beau, un morceau d'urne avec une de ses ances, trois petittes lampes de terre qui ont été faittes plustot pour être posées que pour être portées, n'ayant pour cela aucune poignée ni ance. Enfin je trouvai environ une demi-mesure de charbon ; et au travers quatre bandes de porte faittes en charnière.
J'oubliois de vous dire que je trouvai des briques en tuilles d'environ 20 pouces de long, 12 pouces de large d'un bout et 10 de l'autre, avec un bord d'un pouce de chaque côté : l'extrémité de l'une s'enchassant dans celle de l'autre. Je pense que comme les couverts des maisons étoient anciennement presque plats, elles servoient à couvrir les maisons. Voilà toute ma trouvaille. »
Nous ne reproduirons pas ici les conjectures très hasardées de l'abbé Guillemardet sur sa découverte ; sa lettre a, du reste, été publiée in extenso dans l'Écho de Saône-et-Loire, du 13 mars 1852.


Comme on se peint dans ses lettres, je citerai le commencement d'une qu'il m'écrivoit en m'envoyant mon manuscrit sur Couches, sa patrie :
« Je me souviens, mon précieux ami, que Brossette ayant lu son commentaire à Boileau, celui-cy le trouva si bien qu'il lui dit : Mais je crois que vous savez mieux votre Boileau que moi-même. Je dois vous en dire autant de Couches ; vous connoissez mieux ma patrie que moi ; où avez-vous donc pris tant d'anecdotes intéressantes, que je n'ai aprises que dans votre manuscrit ? Voilà toutes les louanges que vous aurez de moi ; car je ne peux pas être votre flatteur et votre ami, disoit un ancien.
« Je vas donc faire par complaisance les fonctions d'un misérable censeur, puisque vous m'avez installé dans cette charge, que je ne suis guère capable d'exercer, surtout envers vous : Majus erat nostris viribus illud onus. (Ovid.)
« C'est cependant de bon cœur que je voudrois découvrir quelques ombres, s'il y en a, dans cet ouvrage plein de lumières. Je m'intéresse trop à votre gloire pour y souffrir quelques fautes, si je pouvois y en appercevoir ; mais à qui vous adressez-vous ? moi qui ne suis qu'un vieux rêveur, solitaire et septuagénaire, pauvre lecteur de livres sans suite, empruntés de toute part. J'ai voulu apprendre un peu de tout par amusement, sans rien approfondir : et c'est précisément ce qui est cause que je ne sçais rien. Il s'est fait dans ma cervelle embrouillée un amas confus : Quem dixere cahos, rudis indigestaque moles ! »

Ensuite il me donne trois ou quatre bonnes remarques dont j'ai profité. Il écrivoit à M. le curé d'Arnai de m'avertir que je trouverois des traits sur Couches dans Perri [1], historien de Chalon (que j'ai) : « Mais, ajoutoit-il, agréablement, je ne luy apprendrai peut-être rien de nouveau : ainsi je crains qu'un septuagénaire ne puisse lui rien fourer dans la tête. Je n'ai pu lui rien apprendre jusqu'à présent ; mais au moins conatus erit in laude. »

1. Histoire civile et ecclésiastique, ancienne et moderne de la ville et cité de Chalon-sur-Saône, par le P. Claude Perry de la Compagnie de Jésus. In-fol°, Chalon, 1659.

Dans ses observations sur Couches, il me raconte des anecdotes dont je n'ai pas osé faire usage, mais qui trouveront ici leur place. L'église du prieuré de Saint-Georges étoit paroissiale du tems des anciens bénédictins qui se réservèrent plusieurs droits honorifiques et curiaux : tels que d'y faire célébrer à plusieurs fêtes des messes paroissiales, tantôt par le sacristain, tantôt par le curé, qui y conduisoit en procession son troupeau ; tels encore d'y faire porter tous les chefs de famille défunts (excepté ceux du château, de Chalancey et de la Creuse) avant de les enterrer à Saint-Martin. Un prêtre séculier qui demeuroit au prieuré y fesoit les absoutes et exigeoit 57 sols ; il fit même vendre les meubles d'un pauvre pour se payer. Les jésuites percevoient durement les mêmes droits, et ne permettoient pas au curé ni à son vicaire de porter l'étole, et les obligeoient à Noël de réciter la quatrième leçon.

« J'ai été quatre ans vicaire à Couches, continue M. Guillemardet, et je puis me flatter de n'avoir jamais acquitté en entier aucune de ces honteuses servitudes. Je n'ai jamais voulu quitter mon étole ; j'ay toujours adoré la croix le vendredi saint, malgré et avant le père procureur qui me faisoit des violences pour passer devant moi. Je récitois trois ou quatre leçons à matines de Noël, sans vouloir dire la quatrième. Le jésuite me menaçant d'un procès, je m'en moquai et l'en défiai publiquement. Il n'osa pas ; mais il me déféra à M. de Sénaux, grand vicaire [1], comme un perturbateur du repos public. J'en reçu une lettre foudroyante ; mais sur ma réponse bien méditée, où je détaillois toutes les vexations des Jésuites, où je demandois qu'ils déduisissent leurs sujets de plaintes contre moi, je n'entendis plus parler de rien : et je continuai de les contrarier jusqu'au bout : haec origo malorum. Enfin M. Godillot [2], curé, par mon conseil, attaqua en justice tous leurs prétendus droits. Il fallut alors produire le fatal titre d'achat du droit de patronage moyennant 1,100 livres en 1646. L'abbé de Flavigni le fit déclarer simoniaque par arrêt de 1751 et rentra dans son droit, malgré six présentations de suite de la part des Jésuites. »

Le curé de Cordesse, en 1752, eut une correspondance suivie de quatre à six lettres avec un jésuite d'Autun qui ne voulut pas signer le billet du curé après avoir confessé un de ses paroissiens à Pâques, prétendant que les Jésuites avoient tout pouvoir à Pâques comme dans d'autres tems, par leurs privilèges.

Le curé lui cita les ordonnances du diocèse, les règles, les canons ; ce jésuite ne se rendit pas, lui fit des contes de vieilles, et rapporta des passages de Suarez et de Vasquez. - Oh ! lui répondit le curé, Pascal m'a appris à connoître les vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, et le cas qu'on en doit faire. - Mais, lui écrivit le jésuite, je vous citerois le grec et l'hébreu si vous l'entendiez... - Pardonnez mon ignorance : si je n'entends pas ces langues, reprit le curé, c'est que j'ai étudié chez vous.

1. Joseph Bertrand de Sénaux, grand-chantre, sacré évêque d'Autun, le 6 avril 1704, décédé le 30 du même mois 1709.
2. Jacques Godillot, curé de Couches de 1730 à 1749.


J'ai vu ces lettres dans le tems sur le bureau de M. de Montazet [3], à qui M. l'abbé de Lemps, grand vicaire, les lut devant moi ; elles furent goûtées, et le prélat en conçut de l'estime pour le défenseur des règles de l'Église, et beaucoup de mépris pour l'orgueilleux ignacien. Cette correspondance eût mérité l'impression.

3. Antoine Malvin de Montazet, évêque d'Autun, puis archevêque de Lyon, membre de l'Académie française.

Je ne sçais si je dois demander pardon de m'être un peu étendu sur ce sujet ; mais je sens qu'il est tems de quitter Cordesse et d'arriver dans Autun où nous débarquâmes chez notre aimable chanoine de Notre-Dame [1] qui nous reçut en vrais amis. Il loge près de son église, à l'hôtel de feu M. Coulon, ancien curé de Dun-les-Places, petit, bossu, bancroche , surnommé la Lanterne [2]. Par un testament hétéroclite il a légué à sa jeune servante ses meubles, et le poinçon de vin percé dans sa cave, avec une pension de 200 livres. Il étoit aussi économe que son frère ancien curé de Laisy, depuis chanoine de Notre-Dame, étoit généreux et surtout envers les pauvres [3]. Le premier luy ayant confié mille écus à placer, le chanoine les remit à l'hôpital. - Eh bien, mon frère, qu'avez-vous fait de mon argent ? - Je l'ai bien placé - Comment ? - Au ciel, pour votre salut.

Notre hôte eut la complaisance de rassembler deux amis, M. Clergier [4], prévôt de Notre-Dame, et M. Rocher [5], curé de Saint-Pancrace, avec lesquels nous passâmes d'agréables momens.

1. Alexis Bouillotte. V. plus haut, p. 122, note 4.
2. René Coulon, curé de Dun-les-Places (Nièvre), de 1739 à 1769.
3. François-André Coulon, curé de Laisy de 1736 à 1758.
4. Claude-Anne Clergier, prévôt de la collégiale Notre-Dame d'Autun, de 1774 à 1777, eut pour successeur Jacques Pinot.
5. N. Rocher, curé de Saint-Pancrace d'Autun, interné à la Charité de Mâcon en 1798 comme prêtre insermenté.


Mon premier soin, le lendemain, fut de rendre visite à M. François, célèbre médecin [1], que j'ai marié en 1753 avec Mlle Gruyé, ma parente, que je n'eut pas le plaisir de voir étant à Vésignot : elle lui a donné trois beaux enfans qui sont charmans ; je fus enchanté de la mémoire, de la facilité et des questions de l'aîné qui, à huit ans, sait mille choses que nos enfans de quinze ignorent.

1. André François, né à Givry (Saône-et-Loire), reçu docteur de la faculté de Montpellier, en 1747, nommé médecin de l'hôpital d'Autun en 1749, décédé en 1790. V. Recherches historiques sur les médecins et la médecine à Autun, par le docteur Guyton, p. 175-183.

Aussi le père est-il comme Caton le précepteur de ses enfans. J'eu la satisfaction d'entendre ce docteur vraiment docte rendre le témoignage le plus avantageux à mon petit abrégé historique [1] que je lui avois envoyé de Dijon. Il me prédit qu'il feroit sensation dans la province et... - : Il est bien supérieur, me dit-il, et mieux écrit que votre premier volume. - J'étois seul quand je le fis (ce dernier volume) et je l'ai léché pendant deux ans dans le silence de mon cabinet en toute liberté. C'est le fruit de mes lectures et de mes voyages depuis six ans.

M. Le Seurre [2], de même, après l'avoir lu deux fois, l'honora de son suffrage, d'autant plus flatteur pour moi, que c'est l'homme le plus instruit d'Autun. - Quoi, lui dis-je, j'ai pu apprendre quelque chose à un avocat aussi éclairé ? - Oui, sans doute, j'ignorois les mœurs et les usages de nos pères ; je ne connaissois presque aucun des illustres bourguignons que vous tirez de l'oubli.

Cet avocat, excellent patriote, venoit de sortir victorieux d'une affaire malheureuse, dans laquelle une nouvelle Goësman vouloit faire succomber un autre Beaumarchais. Tous ses amis venoient lui témoigner leur joye de sa victoire : je lui suis trop attaché pour ne pas lui marquer la mienne. Il fut même cause que je restai deux jours de plus en cette ville, pour le féliciter sincèrement et diner avec lui à son retour de Dijon.

1. Histoire abrégée de la Bourgogne depuis son origine jusqu'à sa réunion à la couronne, 1777.
2. Antoine-Claude Lescure, avocat, échevin d'Autun en 1767, 1768, 1776, 1784, 1785, 1786, fit rédiger l'inventaire très complet des archives de l'hôtel de Ville et composa un grand nombre de mémoires sur l'histoire d'Autun, restés manuscrits et conservés dans la bibliothèque de M. Harold de Fontenay. Claude Leseure mourut le 15 mars 1793.


Plein de confiance en ses lumières, je lui laissai mes cayers sur Autun, qu'il a brodés de quelques notes en trop petit nombre, et qu'il m'a renvoyés trop tard le 29 novembre. Il m'ouvrit son portefeuille, et je travaillai deux jours quatre ou cinq heures en son cabinet. Il voulut bien me communiquer ses mémoires envoyés au ministre sur l'utilité et la possibilité de l'Arroux navigable [1]. Si, comme on l'espère, ce projet réussit, on en aura la première obligation à son zèle éclairé, et la seconde à M. le doyen de la Goutte, élu du clergé, qui, plein d'affection pour sa patrie et d'activité pour le bien public, a employé son crédit à décider cette importante opération. Autun doit à ces deux bons citoyens la couronne civique : je voudrois qu'au pont d'Arroux on leur élevât un buste de marbre avec ces mots pour M. le doyen : Patri Patriae, et Civi optimo pour M. le Seurre.

Ayant fait connoissance avec M. Moreau de Maligni [2], qui s'est procuré une riche collection de livres, avec des médailles et quelques antiques, je lui remis mon manuscrit sur Autun, qu'il a orné de bonnes notes pleines d'érudition. Il me conduisit avec M. François au champ Tribolet pour voir les ruines et les fondations d'un ancien bâtiment que je crû devoir être les restes de la tour Jouère, turris Jovis, élevée par l'empereur Maximien comme un monument de sa victoire sur les Bagaudes et de sa flatterie pour son collègue.

1. Il existe sur le projet de Navigation de l'Arroux un important mémoire imprimé à Autun en 1780. In-4° de 68-28 p.
2. « J'ai acheté ce livre en septembre 1806, à la vente après décès de M. Moreau de Maligny, advocat d'Autun, connu sous le sobriquet de Pince-Pavé, parce qu'il se promenoit souvent soit dans la ville, soit aux environs d'Autun. Cette bibliothèque étoit l'une des plus précieuses d'Autun par la collection de livres qu'il avoit rassemblés à grands frais, et surtout sur l'histoire des antiquités d'Autun. » Note par l'abbé Troufflaut sur un exemplaire des Mélanges historiques, de Michaud, de Dijon, appartenant à M. E. de Quercize. Dans son Voyage, Millin cite M. Moreau comme « amateur instruit ». T. I, p. 338.


L'aqueduc, à douze pieds sous terre, étoit parfaitement conservé. Plus loin, dans le champ Milleri, on avoit découvert l'an passé les thermes ou bains publics. Je fus seul ensuite reconnoitre l'emplacement de l'amphitéatre dans un ovale bien marqué où le Boïen Maricus fut exposé aux bêtes [1] en présence de Vitellius. Je croyois voir encore gravés sur les débris de ces vastes arènes les traces de la barbarie humaine, où, comme à Rome, le peuple le plus policé de l'univers sacrifioit des milliers de gladiateurs au seul plaisir que produit le spectacle des combats ; où le sexe, nourri dans la molesse et les plaisirs, portoit la barbarie au point d'exiger des lutteurs blessés, de tomber en mourant dans une attitude agréable.

1. Il n'est nullement certain que le supplice de Maricus ait eu lieu dans l'amphithéâtre d'Autun qui ne fut vraisemblablement construit que sous Vespasien.

De l'autre côté du chemin au sud, au bas du séminaire, j'entrai dans les Caves Joyaux, Caveae Julii, restes du superbe théâtre que j'ai décris au troisième volume page 513. Enfin je fus saluer Janus et son temple. Je trouvai celui de Dis ou Platon presque tout démoli, et je fus gémir sur les ruines des écoles Méniennes si célèbres sous les premiers empereurs, et sous l'illustre Eumène qui employa son riche honnoraire de 30,000 livres à les réparer et à les embellir.

J'aime les ruines en réalité comme en peinture : les générations qui ont disparu de la terre, les ravages du temps auquel rien n'échappe, les monumens de l'orgeuil qu'il a renversés, la viellesse, la destruction, tout cela me ramenne à moi-même. On ne lit pas sans émotion la réponse de Marius à l'envoyé du gouverneur de Lybie : « Tu diras à Sextilius que tu as vu Marius assis au milieu des ruines de Carthage. » Je demandois à un voyageur qui avoit parcouru cette Grèce encore si célèbre par les débris de ses monumens, si ces lieux étoient fréquentés : - Nous n'y avons trouvé, me dit-il, que le tems qui démolissoit en silence. Cette réponse me saisit. Hélas ! je puis dire la même chose de tout ce que j'ay vu à Autun, à Montaigu, Alise, Cussi la Colonne, Malain, Mavilli, Melecey, Suin, Dun-le-Roy, Roane, etc. ; les ruines, les temples, les portiques d'Autun, inspirent encore un certain respect : Revera gloriam veterum et ipsam senectutem quae in homine venerabilis, in urbibus sacra est, dit Pline.

M. l'Élu [1], à qui je rendis visite, m'invita pour le lendemain à diner. Je ne puis exprimer les bontés amicales qu'il me témoigna, ayant l'honneur de le connoitre depuis vingt-cinq ans ; je lui confiai mon cayer de la Cathédralle qu'il lut dans un comité de quatre chanoines, et me fit part de ses observations que j'ay suivies, quoiqu'on m'ait retranché des traits de mœurs assez piquans, celui-ci entre autres. Le pigeon, qu'on avoit coutume de lâcher de la voûte à la Pentecôte, vint se percher sur la tête chauve d'un vieux chanoine qui de dépit saisit l'oiseau sacré et l'étouffa : grand scandale ! il est cité au Chapitre comme coupable d'une espèce de deïcide et condamné à se trouver aux offices dans les basses stalles, et à être inhumé dans le cimetière à la fin de ses jours.

J'appris pendant le repas, de la bouche même de M. l'Élu, les efforts presque inutiles de son zèle patriotique ; il eut épargné quatre cens mille livres à la Province par an, s'il n'eut pas été contrarié, ou plutost si deux ministres de probité fussent restés en place. Il n'a pas moins jeté les semences du bien ; elles germeront sous l'élection suivante, à la tête de laquelle la Bourgogne se félicite de voir M. de Marbœuf [2], qui perfectionnera l'ouvrage commencé par M. de la Goutte.

1. Antoine de La Goutte, abbé de Belleville, doyen du chapitre d'Autun, élu du clergé en 1775. C'est pendant son administration que furent fondés le prix et le voyage de Rome pour un élève de l'école des Beaux-Arts de Dijon, et le cours d'anatomie. Il mourut à Paris en 1787.
2. Yves-Alexandre de Marbeuf, évêque d'Autun, élu du clergé en 1778, transféré à l'archevêché de Lyon en 1788, mort à Lubeck le 18 avril 1792.


Tout Dijon lui rend la justice que, depuis quarante ans, on n'a point vu d'Elu plus actif, plus pénétrant, plus zélé pour les intérêts de la Province.

Usant de la liberté qu'on m'accordoit à table, je marquai ma surprise, en entrant à Autun, de ne plus trouver la porte des Marbres. Je témoignai mon regret, surtout de ce que, en la démolissant, on n'avoit pas conservé les médaillons des empereurs, les bas-reliefs et les figures tirées des débris du Capitole et des théâtres, qui la décoroient. Le P. J. me dit doctement : - Qu'avions-nous besoin de ces antiquailles ? - On voit bien, Monsieur, que vous n'en connoissez pas le prix : si vous aviez été à Nîmes, vous verriez qu'on ne déterre pas la moindre pièce antique qu'on ne la conserve dans le temple de Diane, ou qu'on n'en orne ses murailles. Un curieux qui viendra en votre ville, lisant mon troisième volume où il en sera parlé, cherchera en vain les monumens, et dira, ou que je suis un menteur, ou que, depuis, les Ostrogots ont passé ici et les ont brisés. Apprenez qu'autrefois les Grecs et les Romains conservoient avec soin leurs antiquités, et qu'ils ne manquoient pas de les montrer aux étrangers. Il y avoit pour cela des Mystagogues ou Montreurs, comme les anciens les nommoient, qui conduisoient les étrangers pour leur faire voir ce qu'il y avoit de curieux en cette espèce de choses.

M. François appuya mon avis. M. le conseiller Delagoutte [1], qui m'avoit écouté sans rien dire, me tire à part en prenant le caffé, et me dit : - J'ay été frappé de votre noble enthousiasme pour les antiques de notre pays : vous avez raison ; mais quel adversaire aviez-vous à combattre, lui qui se connoit mieux en pièces d'écritures qu'en antiquités ? Indiquez-moi les morceaux qui décoroient l'ancienne porte - Volontiers, Monsieur, il y a trois ans que je ne les ai vus, mais je les ai présens à l'esprit. C'est telle chose... Il écrivit sur une carte, et m'ajouta : - Soyez sûr qu'elles seront rétablies dans les pilastres de la nouvelle porte. Je l'en priai très fort au nom de la patrie. En effet, ayant été le lendemain diner au séminaire, j'apris des ouvriers qu'ils avoient ordre de chercher ces bas-reliefs et de les replacer. Mais peut-être auront-ils été brisés en démolissant, en l'absence de M. Le Seurre qui auroit pu les conserver.

1. Joseph-Etienne de la Goutte, né le 23 août 1753, reçu conseiller au parlement de Bourgogne le 15 juillet 1775, marié le 19 février 1782 à Marie-Anne-Denise Mairetet de Thorey, décédé le 13 août 1818.

Comme je témoignois ma peine du mépris de certain convive pour les curiosités antiques, un homme de mérite me dit : - Eh ! quoi, ne savez-vous pas que les ignorans, s'ils en avoient la puissance, banniroient les gens d'esprit de leur société, et répéteroient d'après les Éphésiens : Si quelqu'un veut exceller parmi nous, qu'il aille exceller ailleurs.

Je ne puis que me louer de l'attention et des honnêtetés des Autunois : M. de Chevannes, principal du collège, M. Quarré Duplessis, lieutenant général [1] , qui dans un jeune âge montre une tête mûre, voulurent me régaler, ainsi que M. l'abbé Melot, M. le prévôt de N.-D. [2] , MM. du séminaire, M. François, les chanoines réguliers de Saint-Symphorien et les Bénédictins ; mais ce que j'aimois bien mieux, c'est que plusieurs m'ouvroient leur cabinet et leur cartulaire. C'est surtout chez ces derniers que je fis une assez bonne récolte. Je travaillai cinq heures de suite dans la chambre du père procureur, dom Forneron [3], dijonois très instruit et très affable, qui eut la complaisance de m'ouvrir le chartrier. J'en ai tiré de bonnes notes pour les usages anciens ; mais je n'en ai imprimé qu'une partie à l'article de Saint-Martin, page 460, t. 3. Je passai de même quatre heures chez M. la Mare à parcourir le terrier de Couches où je trouvai encore quelques rayons de miel.

1. Claude Quarré du Plessis, seigneur de Corcelles, lieutenant général au bailliage et siège présidial d'Autun. Son hôtel, situé rue Saint-Antoine, n° 9, appartient aujourd'hui à Mme Laureau.
2. Claude-Anne Clergier, prévôt de la collégiale de Notre-Dame d'Autun. 3. Depuis, prieur de l'abbaye de Saint-Seine en mai 1778. Note de Courtépée.


Hélas ! que je regrettai M. Germain [1], ce livre vivant, ce chanoine si instruit des antiquités de sa patrie, dont l'ouvrage a été perdu et dont le nom a été oublié par son propre confrère dans son histoire d'Autun imprimée en 1774 [2] ! J'ai tâché de réparer cette omission injurieuse à la mémoire d'un pieux et savant théologal. M. Gagnare, qui dina avec moy chez M. l'abbé Melot, me remit honnêtement un manuscrit de M. Germain sur les curiosités d'Autun, qui m'a été utile [3]. Je regrettai aussi M. de Fontenai, alors en sa campagne, avec qui les lettres m'ont uni depuis 1752, et qui m'a obligeament envoyé de bonnes notes sur différens villages de l'Autunois. [4]

En descendant à Marchaut j'entrai dans les cazernes, autrefois l'hôtel de Clugni, le berceau de cette illustre famille que j'ay célébrée en plusieurs endroits de mon troisième volume. Voici une anecdote que Chasseneuz nous a conservée : Les armoiries de Clugny sont deux clefs d'or en champ d'azur, qu'on voit encore sur la porte et sur le puits de leur hôtel. Un Guillaume de Clugny, fâché de ce que Antoine Charvot, receveur, dont la mère étoit de cette famille, portoit les mêmes armes, lui fit un procès : Jean Charvot, conseiller au parlement en 1483, défendit son frère qui se tira d'affaire en demandant à Clugny si ces clefs étoient percées?... - Non, dit-il... - Eh bien les miennes le sont, et nos armes ne sont pas pareilles. Le plaignant, qui avoit brisé les vitres de l'église [5] où Charvot avoit peint ses armoiries, fut obligé de les refaire.

1. Pierre-Bénigne Germain, fils de Fiacre Germain, conseiller au présidial d'Autun, et de Marie-Eléonore Roux, né à Autun, le 14 novembre 1689, chanoine théologal de la cathédrale, décédé dans la même ville le 14 novembre 1751, auteur d'une histoire manuscrite de sa ville natale : ouvrage malheureusement perdu. V. sa vie dans les Mélanges historiques de Michaud, t. II. p. 190, et une notice sur sa correspondance dans les Annales de la Société Éduenne de 1864, p. 271.
2. Philibert Gagnare, chanoine, auteur d'une Histoire de l'Église d'Autun, imprimée en 1774, in-8°.
3. II s'agit sans doute ici d'un fragment de L'œuvre historique de Germain qui a été imprimée dans les Annales de la Société Éduenne, 1862, p. 371.
4. Anne-Paul de Pontenay, Lieutenant général au bailliage d'Autun.
5. Saint-Pancrace. Note de Courtépée.


Ainsi se termina la contestation entre deux Autunois dont les armes étoient une tête de bœuf ; l'autre dit que c'étoit une tête de vache. Je ne dirai rien ici des églises et des curiosités d'Autun, j'ai épuisé la matière dans mon troisième volume auquel je renvoye ; mais je ne puis m'empêcher, pour égayer les feuilles de raporter l'épitaphe singulière d'un Jean de Montholon qu'on lisoit autrefois à la cathédrale :
Hola ! oh ! gros lourdeau,
Passe le pied sur ce tombeau :
Ci-git un homme, ce dit-on ;
On l'appeloit Jean de Montholon,
Et sa femme Marie Ladone
Priez Dieu qu'il leur pardonne.

Ce Jean est la tige des illustres magistrats de ce nom.

À cette occasion j'en citerai une autre aussi singulière et plus difficile à expliquer, que j'ai copiée à Pernant, village près de Soissons, sur la route de Compiègne :

CY DESOUS GIT LE COQ,
QUI EN SOIXANTE QUATRE ANS
A FAIT DE SON PANIER ÉCLORE
4 POULES ET 8 COQS. 1673.

Le mari s'apelloit Coq, sa femme Panier, dont il eut douze enfans, quatre filles et huit garçons. Pierre le Coq, curé de Pernant, étoit son fils.

1. On ignore le fondement de cette anecdote. Jehan Charvot, conseiller au parlement de Bourgogne en 1492, portait : d'azur au chevron d'or de deux pièces accompagné de trois roses d'argent. Quant aux Clugny, leurs armoiries parlantes, bien connues, sont : d'azur à deux clefs adossées mises en pal, les anneaux unis, d'or.

Après avoir bien parcouru cette ville, je voulus visiter l'Autunois. Je commençai par Roussillon [1] dont la belle orangerie de cent dix pas de long dans un pays sauvage me frapa. J'y reconnu les deux cymbales des Corybantes si bien peintes par M. le Noble dans sa Roussilionade. Mais l'église et le presbytère surtout ne sont plus reconnoissables au tableau qu'il en a trace si ingénieusement. Un curé zélé a tout remis en bon état.

Ce curé m'aprit qu'Etienne de Chaugi, dernier comte de Roussillon, mort puissament riche en 1775, avoit laissé 2000 livres à son église et 1000 livres à celles d'Anost et de Cussi : petit viatique pour un si long voyage. On sçait que M. le marquis de Châtellux a hérité [3] de la belle terre de Roussillon.

Je descendis le lendemain à la Selle, où ayant sçu la veille de M. Guyton [4] que le curé étoit malade [5], je promis de venir le dimanche lui dire la messe, me faisant un honneur d'être son vicaire, ce que j'exécutai à neuf heures. Ce lieu étoit jadis un désert affreux, le repaire des bêtes sauvages, et la retraite de saint Méri à la fin du septième siècle, d'où il a eu le nom de Cella Mederici et devroit s'écrire Celle.

Là finit le bassin d'Autun : depuis ce village, on ne trouve plus que montagnes, bruyères, balais, forets, pays inégal, et pour tout dire plein Morvan. Si le prieur d'Anot ne m'avoit donné la notice de sa paroisse à Saint-Symphorien [6], j'aurois poussé ma pointe jusqu'en son manoir.

1. Roussillon, canton de Lucenay-l'Evêque, Saône-et-Loire.
2. V. dans Mémoires de la Société Éduenne, nouv. série, t. XIII, p. 167, la Roussillonnade et son véritable Auteur, par H. de Fontenay.
3. Philippe-Louis de Chastellux, né le 2 août 1726, décédé le 26 janvier 1784, héritier de Nicolas-Etienne de Chaugy, comte Roussillon, mort sans alliance, le 27 décembre 1772.
4. Laurent-Jean-Marie Guyton, né à Autun en 1728, docteur de la faculté de Montpellier, décédé en 1787.
5. François Darcy, curé de la Celle depuis 1763.
6. V. Michel Tézena, génovéfin, prieur-curé d'Anost depuis 1770, prêta serment à la constitution civile.


Je vis, en revenant aussitôt après la messe, le château à la moderne de la Vaivre, autrefois forteresse, retraite des écorcheurs, d'où ils ravageoient l'Autunois. Il en coûta 6,000 écus pour les en déloger en 1366. On me fit remarquer la cascade ou le Sault de la Canche, de 30 pieds, ruisseau qui se joint près de la Vaivre à celui de Cussi, et va tomber dans l'Arroux.

Je repartis d'Autun, le lundi 14 septembre, pour Saint-Denis de Péon [1], où passoit la voie romaine, ainsi surnommé du hameau de Péon ; ensuite à Curgi, où je trouvai un honnête et vieux curé [2], dijonnois, qui me montra son église fort ancienne, et les restes de la tour de saint Syagre : cet évêque donna, dit-on, cette terre au monastère de Saint-Andoche qui en jouit encore. Je lu sur la cloche, Pierre Bernard et son fils me fecit, 1665.

Saint-Léger-du-Bois [3] fût mon gîte pour la nuit. On a pris les pierres de l'ancienne église des Bénédictins pour construire le pont de Saint-Léger sur la Drée. Dans ce pays, jadis couvert de bois, on voit quatre cantons de vignes, et on trouve à Lalli une bonne carrière qui fournit Autun et les environs.

Le lendemain, je me rendis à Sulli [4] que Bussi Rabutin appelloit le plus beau donjon de France. Il avait appartenu aux sires de Montaigu de la maison de Bourgogne ; la fille naturelle de Claude Montaigu, le dernier de sa branche, baron de Couches, le porta aux Rabutin, d'où il a passé aux Tavannes dont on voit les mausolées en l'église, aux de Morey et aujourd'hui aux héritiers de M. de Mac Mahon, marquis d'Eguilli.

1. Saint-Denis-de-Péon, autrefois paroisse, aujourd'hui hameau de la paroisse de Curgy.
2. Pierre-Claude Brunet.
3. Saint-Léger-du-Bois, canton d'Epinac, Saône-et-Loire.
4. Sully, canton d'Epinac, Saône-et-Loire.


J'ai lu, dans les mémoires manuscrits du président Bouhier, un trait qui doit trouver ici sa place. Gabriel de Roquette étant allé voir le comte de Tavannes à Sulli, la comtesse qui en fut avertie, et qui avoit quelque mécontentement contre le prélat, fit trouver chez elle des dames et des violons. Aussitôt que l'évêque fut arrivé, elle lui dit malicieusement en l'abordant : - Monseigneur, j'ai prié plusieurs belles dames de se trouver ici, et nous aurons avec cela des violons : j'ai cru que le tout seroit de votre goût - Madame, répliqua l'évêque, je suis bien heureux qu'on ne me propose rien de pire. M. Chassagne venoit de permuter sa cure d'Issi-l'Évêque avec M. Missolier pour celle de Sulli. C'est un homme de mérite, ancien prieur d'Uchon [2], et l'ami de M. Brédault, curé de Lusigni avec qui je suis très lié, et dont j'ai parlé en mon premier itinéraire [3]. Le frère du curé, vicaire dans le Charolois, me dit qu'ils attendoient ce digne ecclésiastique, mais il ne vint pas : ce qui me causa d'autant plus de peine que je l'estime beaucoup, et qu'étant fort versé dans les antiquités de la Province, il m'eût été très utile dans mes recherches. Nous fûmes tous les trois ensemble à Epinac où le curé [4] nous reçut fort honnêtement. Je visitai le château antique, jadis aux Rollin, aux de Perne, maintenant à M. de Clermont-Tonnerre. Je vis la charbonnerie et la verrerie dont les travaux sont suspendus. Comme j'ai décrit tous villages dans mon troisième volume, je n'en dirai rien ; non plus que de Morelet, jadis Loges [5], à M. de Versalieu [6], ni de Tintri [7] où je fus coucher. Je descendis ensuite à Saint-Emiland [8].

1. Barthélemy-Antoine Chassagne, curé d'Issy-l'Évêque, permuta sa cure Jacques Missolier, curé de Sully, en 1777.
2. Uchon, ancien prieuré de l'ordre du Val-des-Chouz, canton de Mesyres (S.-et-L.)
3. Sur Guillaume Brédault, curé de Lusigny, voir p. 33.
4. Jean-Marie Guillemin, curé d'Epinac depuis 1768.
5. Morlet, canton d'Epinac, Saône-et-Loire.
6. Philippe-Bénigne Bouhier, seigneur de Versailleu et de Morlet, né le 28 juin 1712, reçu conseiller au parlement de Bourgogne le 27 février 1733.
7. Tintry, canton d'Epinac.
8. Saint-Emiland, canton de Couches, Saône-et-Loire.


Ce village est renommé par la voie romaine qui le traversoit, par les tombeaux en pierre qu'on voit au cimetière, par un fameux aport, par le château d'Épyry où est né Roger de Rabutin, comte de Bussi, mais qui est en Bourgogne non dans le Nivernois comme il est écrit dans le dictionaire de Lavocat et par ses copistes.

De là je me rendis à Antulli, à Auxi [1], et vins coucher au prieuré de Saint-Symphorien où je fus reçu des chanoines réguliers en ami.

Visitant le polyandre de Saint-Pierre-l'Étrier, a via stretta, je fis ma pière à genoux sur l'endroit dans lequel étoit la chapelle de Saint-Aman et celle de Saint-Cassien, converti depuis 1775 en une houche : viae Sion lugent. Quelqu'un me vit apparemment, car le lendemain à Autun on me le dit et on parla avec douleur de cette profanation.

Après m'être reposé un jour en la ville, malgré le soleil brûlant, je grimpai à Montjeu par un chemin neuf fait en 1766 [2]. En me promenant dans la vaste forêt du parc, mes idées sembloient s'aggrandir et dominer avec ces chênes [3] majestueux dont le sommet va se cacher dans les nues. Les anciens adorateurs du feu batissoient leurs temples sur des montagnes, et les bois sacrés, où nos druides avoient établi le siège de leur religion, étoient d'une hauteur immense. Nous dépendons de ce qui nous environne, et il est démontré que le physique a de l'empire sur l'intellectuel. Si je parcours les bosquets des jardins simétrisés, je rapetisse avec ces arbustes mutilés par le ciseau de l'art.

1. Antully et Auxy, canton d'Autun.
2. La route en lacets, connue sous le nom de rampes de Montjeu.
3. Ces chênes sont des hêtres. Mais le hêtre est moins oratoire et ne se prête pas aussi bien que le chêne aux développements à effet et à l'évocation des inévitables druides.


Que la nature est belle ! mais qu'elle est lente dans ses opérations, disois-je en moi-même. Ce chêne qui s'élève jusqu'aux nues n'étoit qu'un gland enfoui dans les entrailles de la terre. En réfléchissant et croyant me trouver encore avec nos vieux druides sur cette montagne qu'ils habitoient, j'arrive au château où je descendis. J'y vis le grand tableau du président Jeannin que je saluai avec respect. Il me sembloit interroger l'ombre de ce grand homme d'État qui, quittant forcément une cour ingrate, fit des vœux pour sa patrie, et vint se délasser et finir ses jours en ce château [1]. Les bois et les champs de Montjeu s'enorgeuillirent de leur Cincinnatus.

On ne peut pas dire de Jeannin ce qu'on a reproché aux chanceliers Rolin, Poyet, Duprat et au pape Adrien VI, qu'ils devoient leur élévation aux lettres sans avoir rien fait pour elles, et qu'ils furent des ingrats. Ce sage ministre aimoit les lettres et ceux qui les cultivoient. Tous les ans, il avoit coutume de faire préparer un diner splendide où tous les gens de lettres, pensionés du roy, étoient invités. Au sortir de table, après les avoir exhortés de continuer dans le service du roy et du public, il faisoit payer leur pension comptant, les priant de ne lui rendre aucune visite : - Je sçais, disoit-il agréablement, que le temps est précieux aux sçavans, et j'aime mieux vous sçavoir dans votre cabinet que de vous voir tous les jours à ma porte. Il avoit pris ces sentimens de son bon maître Henri IV à qui il avoit entendu dire quelquefois dans des tems difficiles : Qu'on retranche de ma table et qu'on paye mes lecteurs (professeurs du collège royal).

Je vis aussi les portraits de la famille Jeannin, du président de Saint-Fargeau [2] et de nos quatre ducs.

1. Le président Jeannin, qui n'était rien moins qu'un Cincinnatus, mourut à Chaillot, près Paris, et non à Montjeu.
2. Michel-Etienne Lepeletier de Saint-Fargeau, président au parlement de Paris, né en 1778.


Deux belles urnes cinéraires, tirées du cimetière de Couard, ornent ce grand salon. Le jardin étoit décoré de plusieurs statues antiques et modernes représentant des sujets de la fable.

J'ai toujours gémi de voir les plus magnifiques jardins des seigneurs comme à Beaurepaire [1], à Bierre [2], à Montmusard, ceux mêmes de Versailles ornés à grands frais de ces figures. Je rencontre un hercule, armé d'un fuseau ou d'une massue, où je devrois trouver le buste de Henri le Grand, ou de Louis XII ; je vois le portrait d'un danseur ou d'un satyre où devroit être celui de Montesquieu, et l'Amour travesti en regret où je m'étois attendu à contempler Bossuet ou Fénelon : on diroit dans nos jardins qu'on ait voulu aprendre la fable en nous faisant oublier l'histoire.

Turenne et du Guesclin reposent clans le tombeau de nos roys, où ils ne sont vus de personne : ne seroient-ils pas plus utilement placés aux pieds de leurs maîtres, à la face des peuples qu'ils ont défendus et des grands qu'ils ont instruits ? Ainsi l'Académie de Dijon a décoré son magnifique salon des bustes de nos plus illustres Bourguignons. Je suis le premier qui ait proposé l'idée de remplir les huit niches vuides de la cour du collège, par ceux de Philippe le Bon qui établit l'université de Dole pour les deux Bourgogne et fut bienfaiteur de celle de Louvain, d'Odinet Godran, fondateur du collège, de Bossuet, du président Bouhier, de la Monoie, de Buffon, Piron, Crébillon, élèves de ce collège. V. t. 2, p. 288. Ces grands hommes inspireroient ce qu'ils ont été, et il sortiroit de leurs images des traits de lumière plus persuasifs que les leçons du Portique. Messieurs du bureau aplaudirent à mon idée, et en remirent l'exécution à un autre temps, ayant trop de dépenses à faire pour des réparations dont on eût pu se passer. Au reste, j'ai jetté le germe, puisse-t-il produire son fruit !

1. Beaurepaire, arrondissement de Louhans, Saône-et-Loire.
2. Bierre, canton de Précy-sous-Thil, Côte-d'Or, dont le beau château appartenait alors aux Chartraire.


Le prince de Guise, qui avoit épousé la dernière héritière du nom de Jeannin de Castille, la traitoit avec beaucoup de hauteur : - Si j'avois des enfans, vous seriez cause qu'ils ne pourroient entrer aux chapitres nobles de Strasbourg et de Lyon, ni recevoir le cordon bleu... - Si je ne vous ouvre pas ces portes, lui répondit-elle, je vous ai du moins fermé celles de l'hôpital. - Ce seigneur, assez singulier, aprenant que son château brûloit, quita la chasse et de loin s'écria d'un grand sang-froid en voyant l'incendie : Parbleu, voila un beau spectacle et un grand feu d'artifice ! Comme il étoit somptueux et dépensier, il entretenoit cent chiens de chasse et trente-six chevaux. Tout gentilhomme qui arrivoit chez lui trouvoit un piqueur, deux chevaux et des chiens, aussi est-il mort insolvable en 1747. Louis XII avoit raison de dire : « La plupart des nobles de mon royaume sont, comme Actéon et Diomède, mangés par leurs chiens et leurs chevaux. »

Le chemin de Montjeu à Broyé, la paroisse, est affreux. Je ne pu le faire qu'à pied. Je fus soulagé en rencontrant M. l'abbé N. [1], professeur de rhétorique au collège à Autun, avec qui je causai agréablement une demie heure ; dans ce pays vraiment sauvage, les fruits sont très bons et la truite excellente. Le presbytère, neuf et très commode, jouit de l'agrément d'une fontaine à l'entrée. J'y vis M. Danon, huissier de Dijon, ex-capucin, qui me sauta au cou et m'engagea à prendre un lit chez son frère absent. [2]

1. François-Barthélémy Ségoillot, professeur de rhétorique au collège d'Autun, puis curé de Saint-Pantaléon, auteur d'un recueil d'homélies resté manuscrit, refusa le serment à la constitution civile du clergé.
2. Antoine Danon, curé de Broye depuis 1776.


Je partis le lendemain pour Saint-Symphorien où je trouvai un jeune et aimable curé avec M. le docteur Guyton, parent de notre célèbre chimiste, M. de Morveau. Cette famille est originaire de Saint-Jean-d'Angeli, alliée à celle du fameux maire de la Rochelle. Leur trisayeul, chirurgien dans l'armée du maréchal d'Aumont, lorsqu'il assiégeoit Autun en 1591, s'y fixa et a laissé trois médecins successivement. [1]

Je quittai la compagnie pour aller à Marmagne, du bailliage de Montcenis ; je remarquoi dans la cour du presbytère deux figures gauloises ; je vis une ancienne église, un vieux curé [2] et son frère le P. Ducrot en habit de jésuite. Après avoir conversé une heure avec ces bons vieillards, je vins à Saint-Symphorien rejoindre M. Guyton avec lequel je passai à Notre-Dame de Lorette, à Marnay [3], vieux château dont les écorcheurs s'étoient emparés, ainsi que de la Vaivre et Visigneux, et, par Montjeu, j'arrivai à la ville le 19 au soir. J'en repartis le 20 pour voir Brion, Laisy, Chazeu, Ornée où l'on battoit monoye sous les Éduens, Durnacum, qui étoit aux Tixier, viergs au seizième siècle, aujourd'huy à Mme Damas de Vellerot [4]. Je revins dimanche dîner chez M. Le Seurre arrivé la veille de Dijon : il m'apporta douze exemplaires de mon Abrégé, le libraire n'ayant reçu le privilège que le 16 septembre ; j'en fis brocher aussitôt quatre, dont un pour M. le doyen élu, un pour M. Daguai [5], chanoine de Saint-Claude et grand vicaire, avec lequel je dînai le lundy et causai beaucoup au grand séminaire.

J'écrivis à Mgr l'évêque d'Autun, alors à Paris [6], en lui ...

1. On connaît comme médecins de ce nom, à Autun : 1° Antoine Guyton, fils de Vivant Guyton, médecin à Saint-Léger-sur-Dheune, qui exerça à Autun de 1695 au 2 mai 1740, date de sa mort ; 2° Antoine Guyton, fils du précédent, né le 17 avril 1701, qui exerça son art avec le titre de médecin du roi, qu'il acquit en 1730, de 1726 à 1760 ; 3° Laurent-Jean-Marie Guyton, fils du précédent, né en 1728, qui exerça de 1757 à 1787 ; 4° Louis-Marie Guyton, fils du précédent, né le 9 juin 1784, qui exerça de 1807 à 1869. V. Recherches historiques sur les médecins et la médecine à Antun, par le docteur Guyton. Autun, 1874, in-8°
2. Jean Ducrot, curé de Marmagne depuis 1738.
3. Notre-Dame de Lorette et Marnay, hameaux de Marmagne et de Saint-Symphorien-de-Marmagne, Saône-et-Loire.
4. Catherine de Chaugy, femme de Louis de Damas de Thianges, seigneur de Vellerot.
5. M. d'Agay, chanoine comte de Saint-Claude, grand-vicaire de M. de Marbeuf, évêque d'Autun.
6. Yves-Alexandre de Marbeuf, évêque d'Autun, venait d'être chargé de la feuille des bénéfices, ainsi que l'indique ce passage d'une lettre de la reine Marie-Antoinette à sa mère, L'impératrice Marie-Thérèse, en date du 19 août 1777 : « Il (le roi) vient de nommer l'évêque d'Autun pour la feuille des bénéfices ; si un bon choix, de l'aveu de tout le monde ; c'est un honnête homme et un ecclésiastique qui ne sortait pas de son évêché. » Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, t. III, p. 108.


... envoyant mon livre, le priant de le faire adopter au collé, s'il le jugeoit digne de son approbation. Voici la réponse trop honorable pour l'auteur de ce petit ouvrage, mais qui annonce la protection que ce prélat éclairé accordera aux lettres, et son zèle pour le bien de son diocèse :

Paris, ce 28 novembre 1777. Avant de répondre, Monsieur, à la lettre dont vous m'avez honoré, j'ai voulu connoître par moi-même le mérite de l'ouvrage que vous m'avez envoyé. Je ne puis vous dire à quel point il m'a paru utile. Je serai très aise qu'il tourne au profit de mon diocèse. Je vous remercie du goût que vous avez toujours marqué pour ce qui l'intéresse. J'espère, si la providence bénit mes travaux, que nous y aurons tout ce qui peut y assurer le bien à jamais. Recevez mes remercimens et les assurances des sentimens de reconnoissance et d'attachement avec lesquels j'ay l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. Signé :

+ Y.-A., évêque d'Autun.

Je joignis au paquet une lettre pour M. Verdolin, théologal, son secrétaire en cour. J'ay eu la satisfaction de connoître par sa réponse que les honeurs en lui n'ont pas changé les mœurs, et qu'il veut bien me conserver l'amitié que nous nous sommes vouée l'un à l'autre soit à Issi, soit à Dijon. Si l'on veut connoitre par les œuvres cet homme de mérite, qu'on lise l'article d'lssi-l'Évêque, t. III.

J'ai assez gémi sur les ruines de Bibracte que j'ay décrites au long dans mon volume, mais je dois dire ici qu'Autun moderne a des bâtimens publics plus somptueux qu'aucune ville de la province. Le chœur de la cathédralle, le collège et le séminaire, les abbayes de Saint-Andoche, de Saint-Jean et surtout celle de Saint-Martin, sont magnifiques : en sorte qu'en quittant cette ancienne Sœur de Rome, je lui appliquai ces quatre beaux vers faits sur Rome même :

Qui miseranda videt veteris vestigia Romae
Hic poterit merito dicere : Roma fuit.
Et qui celsa novae spectat palatia Romae
Hic poterit merito dicere : Roma viget.


Mme du Bocage les traduit ainsi :

Qui voit les superbes débris
De Rome antique qu'on déplore,
Peut dire : Rome fut jadis.
Qui voit les marbres, les lambris
Dont l'art aujourd'hui la décore,
Peut dire : Rome vit encore.

J'avois exprimé mes adieux en latin à MM. Le Seurre et François en ces termes :

Bibracten, propter Bibracten, diligat alter :
Bibracten propter vos, tamen ipse colam.
Ita sensit, cum veniret ;
Ita sensit, cum abiret ;
Ita sentiet, cum vivet.
Cl. Courtépée, presber AEduensis.


C'est ainsi qu'en partant je faisois mes adieux à une ville où j'ay reçu tant d'honnêtetés. J'embrassai mon hôte généreux, et quoique excédé de travail en ville, de fatigues de mes courses à la campage pendant une chaleur assomante, je partis le 23 septembre par un beau chemin qui me conduisit à Mêvre [1]. C'est un prieuré, abaye au neuvième siècle, Magabrense monasterium, dont jouit un M. Thomas de Paris [2] ; il en retire 5,500 livres [3] et laisse tomber l'église en ruine.

1. Mesvres, arrondissement d'Autun.
2. Samuel Thomas, docteur de Sorbonne, vicaire général du diocèse de Rouen, prieur commendataire du prieuré de Mesvres depuis 1760 jusqu'en 1785.
3. D'après un état des biens du prieuré de Mesvres, établi en 1794, le revenu brut était de 7,863 livres grevé de 3,722 livres. Il restait donc au prieur un revenu net de 4.140 livres. V. Annales du prieuré de Mesvres, dans les Mémoires de la Société Éduenne, t. IV.


Il obtint en 1774 une coupe de bois pour la réparer : mais il a employé l'argent à démolir la nef, qui étoit fort belle, dont il a fait une vaste grange. Les larmes me vinrent aux yeux en voyant l'autel et le sanctuaire, où tant de pieux solitaires ont offert la victime de propitiation, tout couvert de fiente de pigeons et d'hirondelles ; le mausolée d'Anne de la Trémouille, baronne d'Uchon, est détruit ; sa tombe figurée est relevée à plat, toute couverte de mousse et d'ordure. Cette dame avait fondé une aumonne de trente-deux boisseaux de seigle qu'on ne donne plus depuis la mort du prieur de Morey [1], qui les distribuoit exactement. Le pays est si pauvre qu'aucun curé n'y meure ; ils changent tous. Ce village sur le Mévrin a un beau pont où passe la grande route.

J'arrivai à la Chapelle-sous-Uchon [2], après avoir salué le château de Toulongeon, dont les seigneurs sont fameux dans nos annales, aujourd'huy à M. le comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères. N'ayant pas trouvé le curé, je descendis à la Tanière [3], joli village, et m'avançai jusqu'à Trélague chez M. Cochet [4] où je dînai avec M. le chevalier de Champignole [5] qui me parla beaucoup de mes deux volumes, attendant le troisième avec impatience.

1. Jacques de Morey, prieur de Mesvres, de 1702 à 1760.
2. La Chapelle-sous-Uchon, canton de Mesvres, Saône-et-Loire.
3. La Tagnière, canton de Mesvres, Saône-et-Loire.
4. Denis Cochet, seigneur de Trélague.
5. Louis-Casimir Lebrun du Breuil de Champignolle, fils de Gilbert Casimir et Hélène de Marinier, décédé à Autun le 10 septembre 1797.


Je trouvai le curé de la Chapelle que je soutirai pour sa paroisse, et M. Pinard de Saint-Aubin, de Quarré-les-Tombes, mon ancien disciple à Dijon et demeurant avec moi dans la même pension pour finir son droit. Il a été l'an passé le modèle des légistes par sa conduite pleine de sagesse et son ardeur pour l'étude. En six semaines, il s'est mis en état de subir un examen et de soutenir thèse pour être reçu bachelier : aussi ne sortoit-il de son cabinet, que pour se promener le soir une heure avec moy. Je fus charmé de le trouver en si bonne compagnie, surtout [de] ce qu'il me dit des recherches faites à Cluny par M. Lambert de Barive son cousin [1], je regrettai fort de ne l'avoir pas recontré à Autun, car je sens que j'ai besoin de tous les voyans pour m'aider dans une entreprise aussi vaste qu'épineuse.

Au sortir de table, je montai à cheval pour me rendre à Saint-Eugène [2], dont le curé, de ma connaissance, étoit fort malade [3]. Je vis de son jardin Champ-Chanoux [4], dans les bois, où étoit situé le prieuré de ce nom, transféré depuis à Toulon et supprimé en 1777.

Je me hâtai d'aller coucher en ce bourg chez M. Beau [5], homme d'esprit mais mal logé : son église est peu digne d'un curé riche et d'un bourg qui se qualifie ville, ayant un maire. Je m'amusai à raconter, à l'occasion de son église dépavée, le trait d'un curé qui avoit un procès avec ses paroissiens pour repaver leur temple. Le pasteur, lorsque le juge étoit prêt à le condamner, s'avisa de citer le passage de Jérémie, paveant illi ut ego non paveam. Le juge, ne sachant que répondre à cette citation, ordonna que le pavé seroit fait aux dépens des paroissiens.

1. Louis-Henri Lambert de Barive, fils de Claude Lambert et de Claude Duruisseau, reçu avocat à Autun le 28 décembre 1756, avait été chargé par l'historiographe de France, Moreau, d'explorer le chartrier de Cluny : « Tâche dont il s'acquitta avec un zèle et une persévérance remarquable. » V. Bruel, Charles de Cluny, t. I, p. 12.
2. Saint-Eugène, canton de Mesvres, Saône-et-Loire.
3. Antoine Lavoillotte, curé de Saint-Eugène depuis 1768, ou N. Saclier de Giverdey, son successeur, détenu à la Charité, à Mâcon, en 1798.
4. Champchanoux, commune de Saint-Eugène. V. dans Mémoires de la Société Éduenne, t. XI, une notice sur cet ancien prieuré.
5. François Beau, curé de Toulon-sur-Arroux depuis 1750, fut interné à la Charité de Mâcon, en 1798, comme prêtre insermenté.


J'eu le plaisir chez M. Beau d'embrasser son aimable neveu, le jeune Commerson, fils unique du célèbre naturaliste mort à l'Isle de France en 1773. Il a obtenu du roy une pension de 1000 livres à vie, en considération des travaux utiles de son père. Il est âgé de seize ans et promet beaucoup. Dès que sa physique sera finie au collège d'Autun, il doit aller à Paris où il est attiré par MM. de Buffon, Jussieux et de la Lande. Il eut la complaisance de me copier une partie du testament de son père, qui ordonne que s'il meurt sur terre, son cœur soit envoyé dans une urne de marbre à Toulon-sur-Arroux, pour être déposé dans l'église auprès de sa chère épouse morte en 1764, avec ces mots : Unitis etiam in cinere cordibus.

M. le curé me montra plusieurs lettres de ce savant botaniste, et une relation de son voyage à l'isle de Taïti. Je copiai l'inscription qu'il avoit faite pour monument de l'arrivée des François en cette isle ; comme elle est curieuse et peu connue, je la placerai ici.

Inscription gravée sur des médailles de plomb semées dans l'isle de Taïti, ou la nouvelle Cythère :

BONA SUA FORTUNA
GALLORUM NAVIGANTIUM DUAE COHORTES,
A CLARISSIMO BUGAINVILLEO DUCTAE,
SEPTIMESTRI A TERRARUM AMERICANARUM RECESSU
PENITUS EXHAUSTAE,
SITI SCILICET AC FAME CONSOMPTAE,
IRATI NEPTUNI OMNES JAM CASUS EXPERTAE.
VIRIBUSQUE CORPOREIS TANTUM FERE DEFICIENTES
QUANTUM ANIMIS ERECTAE.
IN HANCCE TANDEM INSULAM APPULERE,
OMNI BEATAE VITAE SUPELLECTILI DITISSIMAM,
ET NOMINE UTOPIAM NUNCUPANDAM ;
QUA NEMPE THEMIS, ASTRAEA, VENUS,
ET OMNIUM RERUM PRETIOSISSIMA LIBERTAS,
PROCUL A RELIQUORUM MORTALIUM VITIIS AC DISSENTIONIBUS
AETERNAM INCONCUSSAMQUE POSUERE SEDEM.
QUA INVIOLATA INTEREST HABITANTIBUS PAX,
SANCTISSIMAQUE PHILADELPHIA,
NEC ALIUD SENTITUR NISI PATRIARCHALE REGIMEN
QUA DEMUM INTEGERRIMA DEBETUR ET PERSOLVITUR
ADVENIS ETIAM INGRATIS FIDES, HOSPITALITAS,
GRATUITAQUE OMNIGENARUM TERRAE DIVITIARUM PROFUSIO,
HAEC GRATITUDINIS ET ADMIRATIONIS SUAE TESTIMONIA
TABELLIS PLUMBEIS, UNDEQUAQUE PER INSULAM DIGESTIS,
PROPERANTE MANU EXARAVIT
PHILIBERTUS COMMERSON CASTELLIONENSIS,
DOCTOR MEDICUS, IN NATURALIBUS REBUS OBSERVATOR,
A REGE CHRISTIANISSIMO DEMANDATUS
GENTIS ET NATURAE ADEO BENIGNAE
ADORATOR PERPETUUS

13 APR. 1768.

Voici comme j'ay essayé de rendre ce morceau en françois, mais qui n'aura pas toutes les grâces et le précis de l'original :

« Deux compagnies de François navigateurs, sous la conduite du comte de Bougainville, entièrement épuisées et périssant par la faim et la soif, mais dans leur abattement encore pleines de courage, après avoir éprouvé toutes les fureurs de Neptune pendant une périlleuse navigation de sept mois dans les mers du Sud, ont eu enfin le bonheur d'aborder en cette isle ; elle mérite d'être appellée heureuse de nom et d'effet, jouissant de tout ce qui peut faire le bonheur de la vie.

Il semble que Thémis, Astrée et Vénus et, ce qui est encore plus précieux, la liberté, y aient fixé leur séjour éternel, loin des vices et des dissensions qui agitent et déshonorent les misérables mortels des autres contrées.

Une paix inviolable, un amour fraternel régnent parmi ces fortunés habitans ; ils renouvellent aux yeux étonnés le bon temps des patriarches. Ils exercent l'hospitalité, la bonne foi, et la générosité en toutes manières envers les étrangers, même les ingrats ; la nature bienfaisante semble avoir répandu parmi eux avec profusion ses dons les plus précieux.

C'est en témoignage de notre reconnaissance et de notre admiration que j'ay tracé rapidement ces mots sur des lames de plomb répandues dans l'isle. Signé Philibert Commerson de Chatillon les Dombes, docteur en médecine, botaniste de Sa Majesté très Chrétienne, panégyriste perpétuel d'une nation si favorisée de la nature. Le 13 avril 1768. »

Je ne dirai rien de Toulon, bourg ancien très mal bâti : on en peut voir la description détaillée à la fin de mon troisième volume, où je parle de Nicolas de Tolon ; surnommé l'évêque du Geai blanc [1], et d'Antoine Garreau qui y sont nés.

En brûlant Rozière [2] j'arrivai à Vendenesse dont le curé, (Jean-Baptiste Millot, Arnétois), voit l'Arroux baigner son agréable terrasse. Je passai devant Geugnon sans y entrer, l'ayant vu l'an passé ; mais j'apris un trait de probité qu'on sera fort aise de connoître. Un valet affidé de M. Michel, bailli de ce bourg, ayant perdu en chemin un sac de 10,000 livres en or, un pauvre manœuvre de Lucinier, paroisse de la Chapelle-au-Mans, le trouva dans les bois en 1768. Apprenant à qui il appartenoit, il le raporta promptement à M. Michel sans l'avoir ouvert. Celui-ci, pénétré des sentiments de probité du paysan, l'embrassa et lui assura du pain pour le reste de ses jours. M. de Montmorillon, seigneur de Lucinier [3], ayant sçu ce beau trait, s'écria : « Qu'on m'amenne cet homme, je veux coucher avec lui dans le même lit ! Il y a donc encore de la probité sur la terre ! »

M. l'Espinasse, de Charoles, notre ancien disciple à Dijon, excellent curé de Rigni, m'attira chez lui [4].

1. Nicolas de Toulon, fils d'un meunier, à qui sa mère avait promis un merle blanc s'il devenait évêque, devint évêque de Coutances, puis d'Autun en 1386. Il fut également chancelier de Bourgogne du 17 juin 1376 au 15 mars 1384, et décéda le 20 décembre 1400.
2. Rozière, autrefois paroisse, aujourd'hui simple hameau de la commune de Toulon.
3. François Saladin de Montmorillon, seigneur de Lucinier, ancien capitaine au régiment de Royal-Vaisseau, époux de Marie-Sophie de Franc-d'Anglure.
4. Ferdinand Lespinasse, d'abord curé d'Ouroux-sous-le-Bois-Sainte-Marie, puis de Rigny-sur-Arroux depuis 1776.


Je fus très édifié des soins qu'il prodigue à son père paralytique depuis deux ans, et n'en fus pas surpris, connoissant ses sentimens de religion. Après avoir pris la notice de sa paroisse, je vérifiai sous ses yeux plusieurs villages du Brionois où il a d'abord été curé (et Ouroux) ; malgré ses empressemens, je partis à cinq heures du soir et n'arrivai qu'à sept à Digoin, chez M. Mayneau de Bizefranc. Cet excellent citoyen mériteroit le nom de père du peuple, pour avoir fait venir des bleds et des farines d'Orléans en avançant 20,000 livres dans le tems de la disette de 1771. Dieu l'a béni dans sa famille qui lui donne beaucoup de satisfaction. De ses quatre fils, l'un est prêtre à Paris, l'autre au séminaire de Saint-Sulpice, un troisième officier et le quatrième conseiller au parlement de Dijon où la sagessse de sa conduite, son amour pour le travail, lui ont concilé l'estime même de ses anciens. [1]

Je leur lus mon article de Digoin, et montrai mon petit livre dont ils lurent des morceaux avec les deux vicaires qui avoient assisté au dîner, pendant que je visitais MM. Alkok, Anglois, Laligant [2], médecin, et les bords de la Loire, si basse qu'on la traversoit au guai.

Passant le 25, à Pont-à-Mailli (mot abrégé de pont de dame Alise de Gondras), je dis bonjour à M. de Contenson qui malgré une fluxion de poitrine voulut me voir et causer demie heure avec moi [3]. C'est un seigneur instruit, originaire du Forez, père d'une nombreuse famille aux vœux de laquelle j'ai apris depuis que Dieu l'avoit rendu.

1. V. p. 71.
2. V. p. 71.
3. Nicolas Genet du Bessey de Contenson, qui avait acquis la terre et le château de la Motte-Reuillon en 1771.


Il eut la bonté de me dire qu'il revenoit de Paris où mes deux volumes avoient été goûtés comme la première description en grand qu'on eût encore de province ; que même il avoit été obligé de les laisser à un ami curieux. Ce témoignage me dédommagea des froides critiques de quelques ignorans, de gens prévenus qui, découvrant quelques taches légères, les relèvent dûrement, sans considérer les grands morceaux des villes et des bourgs qui m'ont coûté tant de recherches. La critique maligne est comme le cyclope : elle n'ouvre qu'un œil pour voir les défauts ; le sage pense comme Horace :

Non ego paucis offendar maculis.

Je passai devant Selore, beau château possédé jadis par les Lantin [1], depuis par les Verchère qui viennent de le vendre à M. le marquis de Monténard [2]. J. Lantin étoit fort attaché à M. le prince du tems de la Fronde, et le servoit de sa plume ; il avoit de l'esprit comme douze, dit Mme de Sévigné ; son fils [3], conseiller au parlement de Dijon étoit savant, mais parloit peu poliment ; il répétoit souvent dans les discours cette expression en somme ; raportant un procès, il dit d'un des plaideurs : En somme, il le somme de payer cette somme.

1. Non par les Lantin, mais par les Lenet. comme Courtépée, mieux informé, l'a écrit dans sa Description du duché de Bourgogne, nouv. édit. t. III. p. 3. Il faut donc partout remplacer ici le nom de Lantin par celui de Lenet.
2. Joseph de Monténard, grand sénéchal de Nîmes et de Beaucaire, acquit la terre de Selore en 1777.
3. Pierre Lenet, reçu comme conseiller au parlement de Bourgogne le 22 septembre 1636, puis procureur général au même siège en 1641. Les anecdotes suivantes se rapportent au contraire à Jean-Baptiste Lantin, conseiller au parlement de Bourgogne en 1612 et non à Pierre Lenet.


J'ai lu dans les mémoires manuscrits de M. le président Bouhier une anecdote assez plaisante sur Jean-B. Lantin aussi conseiller ; il avoit beaucoup d'érudition, sçavoit bien le grec et le latin, étoit profond dans la philosophie et les mathématiques, mais il avoit négligé la jurisprudence : il aimoit passionnément la musique. Raporteur d'un procès, et ayant oublié quelques pièces chez lui, il retourna pour les prendre, laissant la compagnie occupée à la lecture de certaines écritures de procès. Comme il tardoit trop à revenir, on lui envoya un huissier qui le trouva dans un fauteuil, jouant du luth, et ne songeant pas seulement s'il y avoit des plaideurs et des juges au monde. Comme dans sa jeunesse il avoit été entêté du style de Balzac, et qu'il l'imitoit un peu trop, on lui donnoit en riant le nom de Balzac. M. le conseiller Le Gouz, son ami intime, a fait insérer son éloge dans le Journal des sçavans et a fait un recueil de ses dits mémorables, Lantiniana, dont M. le président Bouhier possédoit un exemplaire manuscrit.

Je m'empressai d'arriver avant la nuit à l'Hôpital-le-Mercier, où j'étois attendu par le plus digne curé du canton (M. Duchène, Autunois), dont j'ai chanté la résurrection l'an passé [1]. Il me remit des notes sur le Brionois envoyées par M. l'abbé Dupuy et M. Potignon, et celles qu'il avoit faites lui-même sur mon Autun. Nous fûmes soupper chez Mme de Musi [2] qui déjà l'an passé exerça si poliment l'hospitalité à mon égard. J'y trouvai M. de Musy [3] son neveu, seigneur de Comune [4] et de Vauzelles en Beaujolois, qui a des connoissances et de l'urbanité, et s'est fait recevoir dans la Chambre de la noblesse en 1763. Il sort d'une ancienne famille de Bresse où elle avoit un rang distingué et des possessions dès le quatorzième siècle. On voit un Humbert de Musy, damoiseau, fils de Thibaut de Musy, seigneur de Pirajou et de Saint-Etienne-du-Bois, en 1350. Cet Humbert se trouva avec Aimé, comte de Savoye, au traité de Cuisery, fait entre lui et le duc de Bourgogne, en juin 1358, voyez Samuel Guichenon [5]. Mme de Musy est une d'Arci et de la même famille que Hugues d'Arci, évêque d'Autun au treizième siècle. [6]

1. V. p. 53. J.-M. Duchêne devint curé de Créancey en 1780.
2. Barthélémy de Musy. V. p. 96.
3. Louis de Musy de Vauzelle, ancien officier des carabiniers.
4. Saint-Martin-de-Commune, canton de Couches, Saône-et-Loire.
5. Auteur de la Bibliotheca Sebusiana et de plusieurs autres ouvrages concernant l'histoire de Dombe et de Bresse.
6. Hugues d'Arcy, évêque d'Autun, de 1286 à 1298.


J'eusse bien désiré, étant si près de Monceau [1], saluer M. le marquis de Vichy [2], mais le curé de l'Hôpital me dit qu'il était en Forez auprès de M. de Saint-Georges [3] dangereusement malade. Je me hâtai alors d'aller dîner à Parai chez M. Touvand de Boyer qui cultive les belles-lettres, possède un riche cabinet de livres, et un excellent cœur. Voyez mon premier itinéraire où je lui ai rendu justice [4]. De là Changy me tendoit les bras ; je croyois y trouver mon ami Martinet [5] que j'avois même prévenu, depuis Autun, de mon arrivée. Mais il étoit, comme archiprêtre, à la suite de M. l'abbé de la Tour, grand vicaire, qui visitoit le Charolois.

Je me rendis alors à Charoles, ou M. l'abbé Girard, principal du collège, qui unit à des talens beaucoup de zèle, voulut me donner à diner. Je travaillai ensuite cinq heures chez M. Testu, commissaire à terrier de MM. de la Guiche, et tirai douze feuilles de notes sur les anciens seigneurs de la Guiche, de Chaumont et de Sigi-le-Châtel. Pour égayer un peu mon récit, je citerai seulement un trait de mœurs tiré du terrier de Sigi. Louis Boterat, curé de Sainte-Catherine de l'Abergement, fut forcé par deux sentences de reconnoitre qu'il devoit donner à souper aux officiers de la Guiche et à deux joueurs d'instrumens, le samedi avant la Saint-Fiacre, jour que les sujets font le guet en ce lieu, 1633.

1. Montceaux-l'Étoile, canton de Marcigny, Saône-et-Loire.
2. V. p. 66 et plus bas, p. 156.
3. Claude de Saint-Georges, comte de Saint-André en Forez, dont le marquis de Vichy avait épousé la fille.
4. V. p. 51 et 66.
5. V. p. 47.


Mon pauvre luminaire, déjà fort affaibli par un travail trop continuel à Autun, me refusa à la fin le service. L'œil gauche devint rouge, obscur, pleurant ; ce qui m'inquiéta beaucoup. Je m'en sentois déjà quand j'arrivai à l'Hôpital. Mme de Musy me donna d'une eau dont je le bassinai deux nuits, et je me sentis fort soulagé : mais le travail de Charoles m'acheva. Il fallut me reposer malgré moi et ne plus lire de vieux titres pendant cinq ou six jours.

Je fus le samedi coucher à Vandenesse-lès-Charoles, sur l'invitation du curé [1] avec qui j'avois dîné chez M. Girard ; j'apris qu'il alloit quitter cette paroisse de mille communians pour celle de Manlai, et que son successeur étoit M. l'abbé Gagnare, d'Arnai-le-Duc, que j'avois placé à Notre-Dame de Dijon. Je soupai avec le directeur des chemins qui m'annonça la découverte d'une colonne, de marbres, de médailles romaines, faite dans le champ Bartet entre Dyo et Saint-Germain.

Le dimanche, après avoir célébré la messe, je grimpai la montagne de Suin, ou le curé (M. Bismand, de Beaune) m'attendoit avec des notes mâconoises. Il m'en communiqua une sur Torci [3] en Bourbonnois, près de la Loire, à deux lieux de Bourbon, lieu de la Conférence tenue entre Louis VII, le pape Alexandre III et Henry, roy d'Angleterre, en 1162, après la rupture de celle de Saint-Jean-de-Losne. J'en ai profité à l'article de cette ville, t. III, p. 311 ; et une autre sur un concile tenu à Mazille en Mâconnois, Mazillense concilium.

Nous visitâmes ensemble la haute montagne de Suin, qui avoit trois enceintes de murs, dont on voit encore les traces de deux. Au sommet étoit une forteresse imprenable. La voie romaine passoit dans le village dont un endroit s'appelle toujours la Porte du bois. Ce chemin s'y partageoit en deux branches dont l'une tiroit à Saint-Bonnet au nord, l'autre, à l'ouest, à Cologne, lieu détruit, rempli de ruines, où l'on a trouvé plusieurs morceaux antiques et des médailles.

1. Claude Fénéon, curé de Vendenesse-lès-Charolles, en 1777.
2. V. p. 57.
3. Torcy, commune de Garnat, Allier.


Ce digne curé, qui s'est procuré une bibliothèque nombreuse, se plaignoit qu'il étoit dans un pays, quand le Seigneur est absent, où, comme Godeau de Vence le disoit du sien, après Synésius, il ne pouvoit entendre une parole de littérature, si l'écho ne répétoit ce qu'il en marmotoit quelque fois tout seul : M. Ancillon [1], ministre à Metz, disoit la même chose.

1. Davil Ancillon, ministre de l'Église prétendue réformée à Metz où il était né le 18 mars 1617, mort à Berlin le 3 septembre 1692, auteur de différents ouvrages.

Je ne sçais si c'est dans sa bibliothèque, ou dans celle de M. de Vichy, que je trouvai les sermons de Michel Ménot, cordelier : je copiai ce trait sur la Magdelaine, bigaré de latin et de françois, qui donnera une idée de l'éloquence de la chaire à la fin du quinzième siècle : « La première cause de sa perte fuit elegantia ; videbatur qu'elle fut faite pour regarder ; elle étoit belle, jeune, vermeille comme une rose, mignone, fringante. 2° Erat dives : elle avoit des hommes après elle, force de belles filles de chambre bien équipées , ornées de joyaux carcans, et grossis catenis in collo. 3° Libertas : son plaisir la gouvernoit. Marthe sa sœur aimant l'honneur de sa lignée, toute honteuse de la honte de sa sœur et de ses beaux miracles, vint lui dire : Oh si pater viveret et audiret ista, certes vous lui metteriez la mort entre les dents ! - Eh de quoi, reprend Magdelaine, quid vis dicere ? - Hélas, ma sœur, vous le sçavez bien, scis ubi jaceat punctus, les petits enfans en vont à la moutarde. - O bigotte, de quoi vous mêlez-vous ? belle dame, dites vôtre chapelet ; et par tout les grands diables, quis dedit mihi cette vilaine dame pour controubler ma vie? - Magdelaine dit au portier : Ne laissez entrer cette enragée qui ne nous ameune céans que toute dissention et riotte : ubi consuevit esse cantus gaudii... Enfin vaincue par sa sœur, elle vient au sermon du Sauveur, qui a un si beau maintien et qui sçait si bien son entregent ; elle est touchée, elle pleure et s'en retourne convertie. Venerant galandi, amorosi et les rustres qui lui dirent : Surgatis, facitis la bigotte ? vadamus ad domum ; mais néant : elle est convertie et devient servante de la Vierge. »

La simplicité de nos pères leur faisoit admirer ces orateurs burlesques qui déclamoient avec hardiesse contre les vices du tems : il ne respectoient ni évêques, ni magistrats, ni moines. En voici la preuve dans Ménot : « Les bûcherons, dit-il, dans un autre sermon, coupent de grosses et petites branches dans les forêts et en font des fagots : ainsi nos ecclésiastiques, avec des dispenses de Rome, entassent gros et petits bénéfices : le chapeau de cardinal est lardé d'évêchés, et les évêchés d'abbayes et de prieurés, le tout lardé de diables. Il faut que tous les biens d'Église passent par les trois cordelières de l'Ave Maria : car le Benedicta tu sont de grosses abayes de bénédictins ; in mulieribus, c'est monsieur et madame ; et fructus ventris, ce sont banquets et goinfreries. » Ménot, auteur de ces pieuses farces, mourut en 1518. Maillard, Barlette, Valladier, Raulin, Guérin, étoient ses devanciers en grossièretés et en bouffonnerie, dans lesquelles il les a surpassés.

Quelqu'uns de ces burlesques orateurs se faisoient une règle de tousser à certains endroits de leurs sermons, et ils écrivoient sur leurs manuscrits : hem, hem ; un autre mot écrit à la marge : ici asseyez-vous... Debout... ici il faut se moucher..., ici il faut crier comme un diable.

Honoré de Cannes, capucin au commencement du règne de Louis XIV, prêchoit quelquefois tenant à la main une tête de mort, dont il changeoit la coiffure, suivant les personages qu'il lui faisoit représenter : tantôt c'étoit un bonnet d'avocat, tantôt la couronne d'un duc ou d'un comte, tantôt le plumet d'un militaire, et enfin la coiffure d'une coquette.

Quelque satisfaction que j'eusse à m'entretenir avec un curé aussi zélé qu'instruit, il fallut le quitter le lundi 29.

Je passai devant le Terreau [1], château bâti à la moderne par le marquis Després [2] qui avoit épousé une Tavannes, oncle du jeune seigneur actuel, jeune officier, chevalier de Saint-Louis : trois branches de grands chemins y aboutissent, bel étang, vaste jardin, cour étranglée.

C'est près de là qu'on trouve du quarz et une espèce de cristal de roche, où perles fausses, qu'on envoie à Lyon et qu'on taille à Genève. J'en ai aporté deux morceaux brillans : feue Mme Després en avoit un colier et des breloques de montre fort transparentes.

Je traversai la paroisse de Vesrovre, où est née la pieuse Marie Alacoque dont la vie, pleine de visions et de mysticités, a été écrite par un jésuite sous le nom de M. Languet, archevêque de Sens en 1729, et dédiée à la reine, in-4... [3]

On tenoit la foire à Cloudeau (Clausum aqua) paroisse d'Ozole, sur le coteau ; car on dit en proverbe, par dérision, dans le pays, les halles de Cloudeau, pour dire être exposé en plein air, tant le hameau est pauvre ; il y a pourtant quatre foires.

J'arrivai à Rambuteau chez M. Barthelot [4], chevalier de Saint-Louis, dont le père et l'ayeul ont été lieutenans du roy en Mâconois, et qui a épousé une jeune dame de Paris aussi pieuse qu'aimable, de la maison de la Vieuville. J'étois si accablé de la chaleur brûlante que, trouvant le maître à déjeûner, sur son invitation, je bus un coup, dont je me repentis bien ; car connoissant après que la piété la plus tendre règne dans cette maison éloignée d'une lieue de la paroisse, j'aurois fait plaisir de dire la messe le jour de Saint-Michel dans une chapelle extrêmement propre.

1. Le Terreau, commune de Verosvres, Saône-et-Loire.
2. René Thibault de Tulon des Prés, ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, marié le 29 décembre 1734 à Marie-Françoise-Ursule, fille de Charles-Michel-Gaspard de Saulx-Tavannes et de Marie-Françoise-Casimire de Froulay-Tessé.
3. Ici, l'auteur rapporte une prétendue origine de la dévotion au sacré Cœur, et se fait l'écho des pamphlets jansénistes qui ne méritent pas d'être reproduits.
4. Claude Barthelot, seigneur de Rambuteau.


Pour satisfaire la dévotion des maîtres, je promis, après mes courses dans les environs, de revenir le lendemain : ce que j'exécutai. Je trouvai au château M. de Rambuteau puîné, aussi chevalier de Saint-Louis, qui donne au pays l'édifiant spectacle de passer chaque année, depuis douze ans, sept ou huit mois à Septfons, et d'y suivre la vie commune de ces saints solitaires. La dévotion ne lui a rien fait perdre de sa gaieté et de sa politesse. Il a laissé un monument de sa piété dans un calvaire qu'il a fait ériger sur une hauteur à mille pas de là.

De loin, en arrivant chez ce seigneur, on croit voir les Bastides de Marseille. Son château isolé est environné dans l'espace d'une lieue de dix-huit domaines neufs, bien bâtis en pierre, couverts de tuile, dont la porte principale regarde la maison seigneuriale ; il y en a trente-deux pareils avec leurs aisances dans l'espace de trois lieues à la ronde, qui forment l'étendue de la terre de Rambuteau.

C'est un spectacle unique en Bourgogne, qui prouve la richesse, l'intelligence et l'humanité du seigneur. Il a défriché un terrain aride, sabloneux, couvert de bruyères, de genêts, de fougères. Il fait enlever la superficie en petits tas où l'on met le feu qui laisse des cendres, bon engrais pour les champs nouveaux. Voilà la vraie richesse d'un pays ; la mine la plus précieuse est l'agriculture. Un roy, croyant que l'or étoit les richesses, épuisoit les habitans de son pays au travail des mines : tout périssoit ; ses sujets ont recours à la reine. Elle fait faire en secret par des orfèvres des pains d'or, des viandes et des fruits en argent, et au retour d'un voyage les fait servir au prince. Cette vue le réjouit d'abord : bientôt il sent la faim et demande à manger : nous n'avons que de l'or, dit-elle ; nos terres sont en friche ; elles ne raportent rien : on vous sert ce que vous aimez, et la seule chose qui nous reste. Le roy l'entendit et se corrigea.

Ce trait peu connu, raporté par Plutarque, mériteroit d'être embelli par l'écrivain ingénieux et piquant qui fait de l'apologue un cours de morale pour les jeunes princes. M. de Rambuteau a quelques bons tableaux ; un entre autres de Sénèque. La vue de ce philosophe me rappella ces quatre vers de du Cerceau :

Qui le croiroit ? ce stoïque effronté,
Avec un million de rente,
Au milieu d'une cour délicate et brillante,
En termes tout fleuris prêchoit la pauvreté.

Et un autre tableau d'Antonin le Pieux, mort en 161. Je raportai alors son mot favori qui étoit celui du grand Scipion : « J'aime encore mieux sauver la vie à un citoyen que de faire périr mille ennemis. » Quoique mort à soixante-quinze ans, il fut aussi regretté que si il étoit mort à la fleur de son âge. Periit anno aetatis LXXV sed quasi adolescens desideratus est, dit Julle Capitolin.

M. Damas d'Odour, de la branche d'Antigni, seigneur voisin [1], à cheveux blancs, se trouvoit depuis huit jours à Rambuteau. Il me fit mille amitiés, m'invita fort à prendre son château pour le centre de mes courses en Mâconois, et voulut que je lui laissasse mon Abrégé pendant le jour de mon absence. Car je quittai cette bonne compagnie, pour aller au Bois-Sainte-Marie ; c'étoit jadis un bourg fermé où les comtes de Mâcon battoient monnoie, qui avoit un grenier à sel, un prieuré et des marchés : maintenant, privé de tous ces avantages, ce n'est plus qu'un chétif village de quarante feux, en Maconois, mais de la recette du Brionois, et du diocèse d'Autun avec archiprétré. Il en est sorti six familles nobles : les Naturel de Valetine, les Barthelot de Rambuteau, Monchanin de la Garde Malzac, la Forêt, dont M. Richard de Ruffey a épousé une héritière, Babou de Colanges, Chevalier de Montroi.

1. Claude Mathieu de Damas d'Audour.

Ne trouvant pas le curé, je poussai jusqu'au château magnifique de la Bazole [1], séjour ancien des Damas et des Lesdiguiêres, acquis de Mlle d'Armagnac par M. de Drée, et auquel il a donné son nom en le faisant ériger en marquisat. Je descendis ensuite à Curbigni où je trouvai cinq curés qui me donnèrent la notice de leurs paroisses, savoir Ouroux, Saint-Symphorien-du-Bois dont je parlerai bientôt, Curbigni, Ozole et Sainte-Marie. Je revins pour mes péchés coucher chez ce dernier : comme il achevoit de bâtir son presbytère, il étoit gîté dans une misérable cabane fort malpropre, où toute la nuit je fus dévoré de certains petits animaux aussi incommodes que dégoûtans. J'eusse mieux aimé coucher sur la paille fraîche, ou dans mon lit anglois d'Ecuelles, qui resistoit au françois, comme je l'éprouvai l'an passé sur la Saône près de Molèze [2]. Ce bon curé parut plus fâché que moi de ma nuit blanche : après avoir vu son église, assez beau vaisseau, mais mal orné, qui a servi aux moines, et la jolie chapelle des Rambuteau fondée en 1606 par N. Barthelot, châtelain au Bois-Sainte-Marie, je me rendis selon ma promesse à Rambuteau : j'y dis la messe le jour de saint Jérôme [3] et je fus très édiffié de la piété des assistans.

M. d'Odour me donna des notes sur sa terre et son canal d'irrigation qu'il a creusé depuis un an, l'espace de trois quarts de lieues en circulant. On en peut faire le tour en bateau, et, ajouta Mme de Rambuteau, sans crainte de faire naufrage, car la barque touche les deux bords. La compagnie s'égaya un peu aux dépens du canal, et le seigneur qui entend raillerie, rit comme un autre de cette réflexion.

1. La Bazole commune de Curbigny, château bâti par le duc de Lesdiguières et achevé par Gilbert de Drée en 1769, qui l'a fait ériger en marquisat sous le nom de Drée qu'il porte aujourd'hui.
2. V. p. 26.
3. Le 30 septembre.


C'est toujours un grand avantage pour ses prés ; il seroit à souhaiter que le Brionois eut plusieurs seigneurs aussi actifs et aussi intelligens que ces deux-ci. M. de Rambuteau surtout a fertilisé 3 lieues d'un terrain ingrat, sabloneux et très sec. Il est étonnant de trouver près de son château élevé, de belles pièces d'eau. Le fourage est ce qui manque pour ses trente-deux domaines : mais en desséchant deux étangs et semant du sainfoin et de la luzerne il pourra s'en procurer.

On devisa beaucoup sur plusieurs proverbes, dont on désiroit l'explication : comme je parlois de Nivelle en Flandre, on me demanda pourquoi l'on disoit : Chien de Jean de Nivelle qui s'enfuit quand on l'appelle. En voici la raison suivant l'histoire. Jean II, baron de Montmorenci, avoit épousé en premières noces Jeanne de Fosseux, baronne de Nivelle : il en eut deux fils, Jean seigneur de Nivelle, et Louis baron de Fosseux. Après la mort de Jeanne son épouse, il se remaria à Marguerite d'Orgemont dont il eut Guillaume, héritier des biens de la maison de Montmorenci, et d'où descendoit le connétable Anne. Jean et Louis haïssant leur belle-mère se retirèrent en Artois et en Flandres où ils fondèrent deux branches de la maison de Montmorenci. Ils s'attachèrent à Charles, duc de Bourgogne, contre Louis XI. Leur père Jean les somma à son de trompe de revenir ; n'ayant point comparu il les traita de chiens, et les deshérita. La sommation faite à Jean de Nivelle, et son refus de comparoître, ont donné lieu, suivant le père Anselme et M. Desormeaux, au proverbe si connu. Il ressemble au chien de Jean de Nivelle, qui s'enfuit quand on l'appelle.

Cette solution parut faire plaisir et excita M. d'Odour à me demander encore d'où venoit l'expression proverbialle : C'est là tout son Saint-Crépin ; il a mangé son Saint-Crépin. Voici, lui dis-je, mes conjectures. En 861, Louis surnommé le Bègue, fils de Charles le Chauve, se révolta contre son père et ravagea l'Anjou. Vaincu deux fois par Robert le Fort, tige de nos rois, il fut dépouillé par son père de la Neustrie et de la riche abbaye de Saint-Martin de Tours. Charles lui donna pour subsistance celle de Saint-Crépin de Soissons. N'ayant que les revenus bornés de ce bénéfice, on dit alors que son Saint-Crépin était tout son bien : les ayant bientôt consommés, on ajouta : Il a mangé tout son Saint-Crépin. C'est dans l'histoire de Valois que je me souviens d'avoir lu ce trait. Ainsi je mange mon petit Saint-Crépin, et j'apréhende bien le sort d'un de mes devanciers, Pierre Paillot qui, après quarante ans de courses pareilles et de travaux, est mort à l'hôpital de Dijon en 1693 ; rien, disoit l'abbé Papillon, n'est plus contraire aux succès des lettres que l'indigence ; persuadé que le savoir n'est plus aujourd'huy la route pour la fortune, il répétait souvent ce rondeau de Mme Deshoulières :

Le bel esprit au siècle de Marot,
Des dons du ciel passa pour le gros lot.
Des grands seigneurs il donnoit l'acointance :
Et qui plus est faisoit boüillir le pot.

- Oh ! pour le coup, s'écria M. d'Odour, vous méritez d'écrire l'histoire et d'avoir un autre sort que Paillot. Je vous diray que je suis si content de votre Abrégé, que je vous prie de me l'envoyer. Vous avez donc bien voyagé pour nous raconter tant de choses ? - Oui, Monsieur, lui dis-je ; je dois au moins autant à mes voyages qu'au travail dans mon cabinet. Pour parler convenablement de nos quatre derniers ducs, je me suis transporté à Lille, à Douai, à Saint-Omer, à Dunkerque. J'ay visité Bruges où résidoit et où mourut Philippe le Bon, Bruxelles, Anvers ; j'ai vu Hall où Philippe le Hardi vint finir ses jours dans l'auberge du Cocq près de la fameuse chapelle de Notre-Dame, croyant que la sainte Vierge le guériroit, et où il voulut mourir et être inhumé revêtu d'un habit de Chartreux qui coûta 9 livres. Depuis six ans je parcours la Province et voici la troisième fois que je vois le Charolois et le Brionois, afin de chercher la vérité ; encore j'éprouve souvent quelle est au fond du puits.

La dame et la compagnie me témoignant leur satisfaction de ces différens traits, je répondis :

Es-tu d'ambre, dit un Bramin,
Au morceau de terre odoriférante
Qu'il rencontra près de son bain ?
Ton parfum m'étonne et m'enchante.
Je suis, répondit le limon,
De moi-même bien peu de chose ;
Mais quelque temps dans un canton
J'ai séjourné près de la Rose.

Ce n'est pas sans regrêt que je quittai une si bonne compagnie qui m'invita fort à revenir. Je fus rejoindre après dîné mon curé du Bois-Sainte-Marie, qui voulut bien me conduire à travers les bois à Saint-Symphorien, où le curé (M. Ligonet, jadis conseiller au bailliage de Charoles), nous fit fête [1]. C'est un prêtre fort instruit, surtout dans le droit, qui étudie l'hébreu et explique déjà la Genèse. Il m'observa que dans la langue originale il est dit : Dieu fit un prodige devant Caïn : fecit coram eo portentum ; et non pas qu'il mit un signe sur le front de ce fratricide : signe qui a mis à la torture tant de comentateurs qui nous ont donné là dessus leurs visions creuses, faute d'entendre la langue hébraïque. La Vulgate dit de même : Et ne nos inducas in tentationem, tandis que le texte grec porte : Nesinas nos induci in tentationem. Ce curé me demanda pourquoi Adam, qui conversoit familièrement avec Dieu, tremble quand il lui dit : Adam ubi es ? Le langage de l'amour pour les bons, lui répondis-je, est celui de la crainte pour les méchans ; tous l'entendent selon l'écho de leur conscience.

1. Claude Ligonnet, curé de Saint-Symphorien-des-Bois depuis 1771.

Adam ubi es ? fit cacher notre premier père : un jour plus tôt ces mots l'eussent fait accourir.

Si j'écrivois pour des lecteurs frivoles, je craindrois de les ennuyer par ces questions sacrées ; mais vous, mon ami, nourri de la lecture des livres saints et qui en faites vos délices, vous ne dédaignerez pas cet entretien familier entre trois prêtres.

Ce studieux curé ne craint pas le sort des sçavans du seizième siècle, qui passaient pour hérétiques, s'ils avoient quelques connoissances du grec et de l'hébreu. Un moine fit un jour vers 1555 cette déclamation en chaire : « On a trouvé une nouvelle langue qu'on apelle Grecque ; il faut s'en garantir avec soin. Cette langue enfante toute les hérésies ; je vois dans les mains de certaines personnes un livre écrit dans cet idiome, on le nomme le Nouveau Testament ; c'est un livre plein de ronces et de vipères. » Le même religieux soutenoit que tous ceux qui aprenoient l'hébreu devenoient juifs. (Essais sur Paris, coll. royal.)

Le curé, frapé de mes questions et de mes découvertes en antiquités dans sa petite province, s'écria tout à coup : - Il falloit qu'un curieux étranger vînt ici réveiller notre goût endormi sur cet objet. Je sens combien il seroit utile de conserver les morceaux précieux qu'on a découverts et négligés. Je vous réponds qu'à votre retour je ferai transporter en mon jardin la colonne ornée de bas reliefs, tirée des ruines du Champ Bartet. Je le priai alors de découvrir les suites de cette voie romaine que nous vîmes ensemble, ce qu'il a fait, et a bien voulu me l'aprendre par une lettre que j'ai reçue le 20 novembre dernier.

Les lumières et la probité de M. Ligonet l'ont fait choisir par le clergé des vingt-cinq paroisses mâconoises de la recette de Semur, pour soutenir leurs droits sur le sel de Peccais [1] contre les états du Mâconois.

1. Sel provenant des salins de Peccais, près d'Aigues-Mortes.

Je ne révélerai pas les indignes manœuvres d'un homme en place, pour décrier par des mémoires calomnieux et faire même enfermer à la Bastille cet élu du clergé brionois ; mes feuilles ne seront point souillées de ces horreurs ; je n'aime à peindre que les traits de bienfaisance et d'humanité, et ma plume se refuse aux traits de noirceur.

Cet honnête curé me conduisit le lendemain dans les bois pour voir une branche de la voie romaine près la grande route nouvelle, entre sa paroisse et Dyo. On a trouvé près de là les antiquités dont j'ai parlé cy-devant [1]. La route de Charoles et de la Bourgogne finit à Saint-Symphorien où reprend celle du Mâconois pour la Clayette. Quelle différence de l'une à l'autre ? La première est unie, bombée, bien sablée ; l'autre est à pierres perdues, rude, inégale et gravis tardis.

J'embrassai mon conducteur et je descendis par les bois et les cailloux à Amanzé. Le curé qui l'a été de Menessaire [2], bailliage de Saulieu, me fit voir le château si connu par les illustres seigneurs de ce nom ; je passai sur le pont levis, où Pierre d'Amanzé, devenu protestant, fut tué d'un coup d'escopette par un cordonnier ligueur. Les d'Amanzé dont deux ont été commandans en Bourgogne, ont fini par Marie d'Amanzé [3] qui porta son nom et sa terre aux la Queuille de Château-Guai d'une ancienne maison d'Auvergne, dont on voit un sénéchal en 1521, dont un commandant en Bourgogne mort en 1721. Mme la prieure de Marcigni dont il a été fait ample mention en mon premier itinéraire, est une la Queuille [4].

1. Voir page 155.
2. Philippe Pitoys, d'abord curé de Menessaire en 1757, puis d'Amanzé depuis 1758.
3. Marie d'Amanzé, fille de Louis et de Marie-Louise Falconi, mariée le 20 mars 1706 à Gilbert de La Queuille, marquis de Chateaugay, lieutenant général au gouvernement de Bourgogne.
4. V. p. 90.


Le château, couvert d'ardoises, est muni d'un petit arsenal et orné de quantité de tableaux en bois des rois de France, des hommes illustres et de tous les peuples étrangers avec le costume et l'habillement du tems. Une belle tapisserie flamande représente les batailles d'Annibal. Cette terre de 15,000 livres de rente est en bon pays avec vignoble.

M. Bouthier de Rochefort [1], ami de Semur-en-Brionois, ayant sçu que j'étois au presbytère, vint m'embrasser et m'engagea à le suivre en sa Tour, où il y a un joli castel bien meublé ; c'est un excellent gîte pour un voyageur fatigué, et j'y dormis paisiblement, couché comme un chanoine. Je dis la messe en sa chapelle fort propre le premier octobre et comme le ciel, propice aux vœux de la terre déséchée, l'arrosa d'une pluie de vingt-quatre heures, je ne pus partir que le soir pour Oyé : encore bien malgré mon hôte, reconnu pour un des plus honnêtes et des plus généreux du canton. M. le curé (Bouthier [2]), mon ancien condisciple de séminaire, m'attendoit. C'est un riche bénéficier, logé comme un prélat : son presbytère qui a coûté 15,000 livres à la paroisse, a été construit par le processif Rocher [3] qui n'en a pas profité. C'étoit mon redoutable successeur à Meursault, d'où il fut expulsé pour ses chicanes, ainsi que d'Oyé, et mort en 1774, toujours les armes et la truelle en main, à Lenax [4] en Bourbonnois. L'abbé Juillet [5] avoit permuté avec lui Oyé pour Meursault, et comme moi fut dupé de ce rusé Manceau.

1. V. p. 87.
2. François Bouthier, curé d'Oyé depuis 1771.
3. François-Gabriel Rocher, curé d'Oyé de 1761 à 1771. Il avait été précédemment curé de Meursault, après Courtépée, à qui il avait succédé en 1757.
4. Lenax, canton du Donjon (Allier), autrefois du diocèse d'Autun.
5. Pierre Juillet, curé d'Oyé en 1758, puis de Meursault de 1761 à 1774.


M. Bouthier, bien différent de ses deux prédécesseurs, est honnête, pacifique et zélé ; il a beaucoup de livres et de titres que je parcourus et dont je fis des extraits. J'y vis qu'un curé a laissé un domaine de 800 livres de rente pour marier deux pauvres filles, ce qui ne s'exécute plus depuis 1715 que le neveu garde tout. Un M. Mathieu [1] a fondé une prébende préceptoriale qui est remplie au gré des paroissiens. Je vis M. Mathieu, le coq du village, vrai patriarche, père de deux bons prêtres et de riches marchands. Oyé est dans un pays gras : les bourgeois y sont opulens, tels que les Mathieu, Circaud, Daron, par le commerce de bétail. Le marquis de Langeron, seigneur, a un vieux château ; mais il demeure en celui de Maulevrier.

Au reste, les chemins sont difficiles : le pays tortu et fort inégal, en bien des endroits couvert de bois, dans le Brionois surtout ; aussi disois-je souvent au milieu des forêts : Domine, notam fac mihi viam in qua ambulem ! Spiritus bonus deducat me in viam rectam ! le ciel m'exauça, car il inspira à M. Sauvageot, vicaire et prébendier, né à Santenai, qui s'étoit pris d'un accès d'amitié pour moi, de guider mes pas incertains jusqu'à Sancenier, vieux château aux puînés de la maison de Semur, rebâti par Jean de Semur en 1487, depuis la porte jusqu'au boutoiller, comme porte l'inscription. De là à Vareille, pays sauvage, où végète un curé à portion congrue.

1. Ou plutôt Edmond Circaud, suivant ce que dit l'auteur dans sa Description du duché de Bourgogne, nouv. édit., t. III, p, 105.

Je me hâtai de sortir de ces lieux disgraciés de la nature, pour arriver par monts et par vaux à la Clayte, petite ville du Mâconois. J'entrai chez les Minimes fondés par M. de Clermont-Chantemerle. J'y vis la tombe gravée en 1632 de la dernière de Chantemerle, épouse de Claude de Damas, dont le cœur repose près d'elle en sa chapelle. L'épitaphe de ce seigneur est aussi fastueuse que ridicule, car on y dit qu'il est de l'auguste maison de Damas, connue avant le christianisme puisqu'elle descend des roys de Syrie, recherchée par les roys de France et les ducs de Bourgogne. J'aimerois autant le trait du présomptueux Ségerin : il avoit fait graver son portrait au dessus d'un crucifix avec cette inscription : « Seigneur Jésus, m'aimez-vous ? - Oui, très illustre, très excellent, très docte seigneur Ségerius, poète couronné de Sa Majesté impériale, et très digne recteur de l'Université de Wittemberg ; oui, je vous aime. » L'ancien château fut bâti par les Chantemerle et l'Espinasse en 1492 et détruit par la jalousie de Jean Damas, sire de la Bazole, qui ne pouvoit souffrir qu'un seigneur voisin eût un château plus fort que le sien. Après un long procès, il fut condamné à le laisser achever. Le nouveau a été construit depuis peu par M. le chevalier de Noblet dont le frère est seigneur de la Clayte. On voit une belle pièce d'eau, six tanneries sur le ruisseau : l'endroit est peuplé et commerçant.

Je rencontrai le curé qui réside à Varenne dont la Clayte est l'annexe. Il m'invita si poliment que je fus coucher chez lui. C'est véritablement un bon pasteur, que les larmes de ses paroissiens et les prières du seigneur et de ses parents ont retenu dans son poste, lorsqu'il fut nommé, en 1776, à la cure d'Arcelot en Dijonnois. Il me raconta cette scène tout à fait attendrissante, et qui fait presque autant d'honneur aux paroissiens qu'à leur curé.

Il me procura le soir, la lecture du testament d'un de ses prédécesseurs, mort comme un saint, qui est rempli d'actes de bienfaisance. J'en copiai plusieurs traits qui trouveront leur place dans mon Mâconois. La mémoire du juste ne doit pas périr, et annoncer les actes d'humanité, c'est le moyen de les multiplier.

Ce vertueux curé vouloit absolument me retenir le lendemain ; je n'obtins mon congé après déjeuner qu'en promettant de le venir voir quand je travaillerois à sa province. Je fus donc le samedy 4 octobre diner à Saint-Racho, dont le curé me conduisit sur la haute montagne de Dun-le-Roi.

Je payai bien, par la chaleur et la fatigue, la vue admirable dont je jouis. On découvre de là les Alpes

Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux.
(Voltaire.)

Quae pede tangebant Tartara, fronte cœlum.
(P. Giraud, de l'Oratoire.)

Je vis le mont Cenis qui a 4490 toises de hauteur perpendiculaire au-dessus du niveau de la mer, selon M. de la Condamine, et encore mieux le mont Maudit appellé aussi le mont Blanc, à 15 lieues au nord, situé dans le Faucigni, et qui est à 2339 toises au-dessus du niveau de la mer, et à 60 lieues de Dijon, selon M. de la Lande.

Dun étoit une ancienne forteresse, Castrum : son nom celtique, Dunum, annonce son antiquité. On n'y voit qu'une vieille église interdite, la place des Quatre Chevaliers, et celle des deux portes de Mâcon et de Saint-Laurent. Tout fut ruiné par Philippe-Auguste en 1181, dans la guerre des comtes de Chalon et des sires de Beaujeu. L'Église paroissiale a été transférée à Saint-Racho, en 1710, par MM. de Malzac, à une demi-lieue plus bas, et cependant sur une éminence.

Je sortis de ce village à quatre heures du soir pour aller me perdre dans les bois de sapins et les rochers de Saintigni-de-Vers [1] en Beaujolois, diocèse d'Autun. C'est un mauvais gîte pour un curé [2] et encore plus pour un pèlerin fatigué : mais le sage met également à profit les maux et les biens de la vie, semblable à la terre qui s'abreuve utilement des pluies d'un jour sombre et se pénètre des chaleurs vivifiantes d'un jour serein.

1. Saint-Igny-de-Vers, canton de Monsols, Rhône.
2. Antoine Oudin, curé de Saintigny-de-Vers en 1775.


Je passai tristement la nuit sans dormir, piqué continuellement par ces maudits insectes qui m'avoient tourmenté au Bois-Sainte-Marie, Un léger souper en pomme de terre ne devoit pas troubler mon sommeil. J'en parlai à Oullins, en riant, à M. [l'archevêque] de Lyon [1] qui me dit : - J'ai bien été aussi à ce Saintigni - Mais, Monseigneur, lui répliquais-je, c'étoit en évêque d'Autun : on vous attendoit avec des truites et des poulets. Vous couchâtes au château dans un bon lit, non sur un grabat malpropre, après un régal de Topinambout.

Je fus bien dédommagé le lendemain en me levant à cinq heures pour copier un testament de madame de Saint-Georges [2] qui a légué, en 1763, pour les pauvres de ses douze terres, 6,000 livres de rente ; Saintigni, appellé dans un titre au treizième siècle Santiniacum, en a 1,600 livres pour huit vieillards infirmes.

Cette paroisse, de sept lieues de tour, de mille cinq cents communians, a sept moulins à scier les planches de sapin ; et un bénéfice aussi pénible est à simple portion congrue ! Qu'il me soit permis de le dire : c'est là un reste de l'injustice et de l'inhumanité de nos ancêtres, de réduire un curé à un revenu si modique, tandis qu'il est accablé de mille devoirs à remplir. Et qui est plus utile dans un village qu'un curé ? Il est le consolateur, le père de ses paroissiens, le refuge de l'indigent, et à peine cet homme respectable aura-t-il du pain, tandis que des oisifs, inutiles à l'État, regorgent de superflu !

Je vis de loin dans le vallon Aigue-Perse [3], Aqua sparsa, où la chapelle de la Magdeleine fut érigée en collégiale en 1288 par Hugues, évêque d'Autun, et Louis, sire de Beaujeu qui la dota. Thomas de Maze, calviniste, s'empara des biens du chapitre en 1572, chassa les chanoines et pilla les archives : des matériaux du cloître il construisit à trois cents pas un castel qu'il nomma la Bruyère. Sa veuve rendit par transaction, en 1610, au chapitre, la justice temporelle d'Aigue-Perse, des héritages et des terriers. Les chanoines venoient de gagner leur procès pour droit de pêche par arrêt du parlement de Paris, 1776.

1. Antoine Malvin de Montazet, évêque d'Autun de 1748 à 1758, puis archevêque de Lyon et membre de l'Académie française.
2. Françoise Monchanin de la Garde-Marzac, mariée à Claude de Saint-Georges.
3. Aigueperse, canton de Monsols, Rhône.


La pourpre de l'aurore effaçoit les étoiles quand je quittai ce misérable pays, le tombeau de la nature, pour arriver par cascades à Propière [1], dernière paroisse du diocèse d'Autun en Beaujolois. J'y entendis la grande messe et dinai chez le curé qui est de Matour. Ce lieu est sur une éminence et je fus coucher à Beaujeu.

Cette ancienne capitale du Beaujolois ne tire pas son nom de bellus jocus comme le disent tous les géographes, mais de bellum jugum à cause de la situation du château et de l'église collégiale sur la montagne (Jugum). Quoique élevée, elle jouit de l'agrément d'une excellente fontaine qui forme un large bassin dont l'eau vient d'une autre montagne bien plus haute. Le château des sires de Beaujeu est totalement démoli : il n'y a plus que des restes de mur. Ses environs sont occupés par les maisons des chanoines, au nombre de douze, dont un doyen, un chantre, un sacristain et un théologal. Ils officient aux fêtes solennelles en mitre, nomment aux canonicats vacans et constituent les [chanoines] nommés sans prendre de visa de l'évêque de Mâcon. Ils étaient presque tous nobles aux treizième et quatorzième siècles. On comptoit parmi eux des fils de sires de Beaujeu et plusieurs étaient en même tems comtes de Lyon, ou chanoines de Saint Pierre de Mâcon. Les canonicats valent au moins 50 louis.

Bernard [2] de Beaujeu et Vandelmonde, son épouse, firent bâtir l'église. Hugues et Guichard leurs petits-fils la firent ériger en collégiale, consacrée le 8 décembre 1076 par Geboin, archevêque de Lyon.

1. Propières, canton de Monsols, Rhône.
2. Bérard et non Bernard.


On voit sur la porte d'entrée un sacrifice en marbre blanc, que les Romains appeloient suove-taurilia. Le prêtre, revêtu de ses ornemens, est assis tenant sur l'autel une coupe où sont les entrailles des bêtes immolées. Le pourceau, la brebis, le taureau qui servoient de victimes sont représentés les uns conduits au sacrifice, les autres déjà immolés. Le peuple assiste à cette cérémonie : j'ai compté au moins trente figures bien marquées. Ce monument, que son antiquité rend respectable, est le plus beau que j'aie vu en France. Il est dommage que la crasse, la poussière, les coups de pierres jetées par les polissons, l'aient gâté. J'en fis reproche à M. l'abbé Mathieu, d'Oyé, le priant de le faire décrasser ; mais on y fait si peu d'attention dans le pays que le principal et trois régens, avec lesquels je dînai au collège, ignoroient totalement son existence.

Au bas de l'église est suspendue une côte énorme de baleine apportée, dit-on, du tems des croisades. Je remarquai dans une chapelle d'anciens tableaux sur bois qui représentent des chanoines, l'aumusse sur l'épaule, en 1506, et, en d'autres, sur le bras avec la date 1534. M. Mathieu, chanoine, voulut me donner le couvert chez lui. Je descendis le lendemain en la ville située ou plutôt étranglée dans une gorge entre deux hautes montagnes, sur la rivière d'Ardière qui fournit l'eau à plusieurs moulins, papeteries et tanneries.

L'église paroissiale de Saint-Nicolas, construite au douzième siècle par Guichard de Beaujeu sur le territoire de celle d'Edoux [1] pour lui servir d'annexe, fut consacrée par le pape Innocent II en 1130.

1. Ou plutôt, les Étoux, commune de Beaujeu, Rhône.

Le couvent des Picpus, établi par Gaston, duc d'Orléans, en 1616, avoit autrefois vingt religieux, maintenant plus que trois. Les chanoines ont bien envie de s'y transférer. Ils seroient plus utiles à la paroisse : car personne n'assiste à leur office, étant perchés si haut qu'il faut plus de quarante minutes pour arriver du bas à leur nid de chouette.

L'hôpital, fort propre, de dix-huit lits, desservi par sept sœurs de l'Institut de celles de Chalon [1] : j'y achetai de la sœur Desers, de Dyo, une phiole d'eau pour mes yeux qui se sentoient toujours du travail d'Autun. J'y vis avec plaisir, sur le tableau des bienfaiteurs, les noms des curés d'Ouroux [2] et de Fleurie. [3]

M. Proton, ancien vicaire en Forez, principal du collège, qui a six régens et soixante pensionnaires, m'invita à manger la soupe. Je trouvai là M. l'abbé Fériot, franc-comtois, qui me sauta au cou, me conduisit par la ville, et m'a appris que son camarade Bouzon étoit établi à Thoissey. J'ai su depuis que ce jeune Fériot étoit à la tête de la pédagogie de Cuiseri. Il m'ouvrit le cabinet d'un professeur laïc qui étoit allé voir M. de Buffon. J'y remarquai avec plaisir beaucoup de fossiles, de minerais, de mine de plomb cristalisée, tessulaire ou galène cubique : j'en pris un morceau ; il l'a tirée de la montagne de Crozant en Beaujolois, paroisse de Saintigni-de-Vers. Ce professeur naturaliste, nommé M. Tranchand, m'a écrit depuis, sur un mot de regret que je laissai sur sa table, combien il avoit été fâché de ne m'avoir pas vu chez lui, ni à Dijon à son retour, et m'a offert ses services pour les curiosités naturelles du pays et du Mâconnois. On voit dans les anciens titres du Beaujolois qu'il y avoit jadis des officiers appelés gardes mines.

1. Ordre de Sainte-Marthe, qui dessert encore plusieurs hôpitaux de la région, à Beaune, Chagny, Chalon, Tournus, etc.
2. Canton de Monsols, Rhône.
3. Canton de Beaujeu, Rhône.


Beaujeu, d'environ deux mille cinq cents communians, lieu de passage, a son commerce en vin qui est léger, peu coloré et fort grimpant. Les armes [1] sont les mêmes que celles de ses anciens barons, désignées par les vers suivans en vieux langage :

Un lion nai en champ d'or a
Les ongles roges et la quoua renversa,
Un lambey roge sur la joua
Y sont les armes de Bejoua.

J'ay observé cinq choses pour les usages en Beaujolois :
1° les couverts des maisons sont tous à tuiles creuses et presque à plat. 2° On y laboure ainsi qu'en Dombes avec une charue qui n'a qu'une corne ; un seul homme la tient d'une main et l'aiguillon de l'autre, pour conduire deux bœufs. 3° Les ouvriers, valets et bouviers ont presque tous un tablier de cuir devant eux. 4° Les femmes portent un chapeau blanc relevé d'une pointe en forme de gobelet, orné de rubans ; leurs jupes sont plissées ; les filles ont une gorgette, comme les fraises au tems d'Henri IV.

Les plus grandes maisons villageoises sont en pisay, c'est-à-dire en terre battue. Cette manière de bâtir est très importante pour les campagnes où la pierre est rare. En Dauphiné, en Bresse, comme en Beaujolois, les maisons en partie sont en pisay recouvertes d'un enduit de chaux et de sable : elles sont aussi apparentes que les plus belles maisons en pierre. Les murs de clôture faits avec de bonne terre durent cent ans, si on a soin d'entretenir le faîte bien couvert.

M. le curé de Givry, étant à Varenne-Saint-Loup, me montra un mémoire fort instructif sur cette manière de bâtir. Il eût mérité l'impression.

1. D'or au lion de sable, armé et lampassé de gueules, au lambel à cinq pendants de même.

Les sires de Beaujeu sont si connus, que je n'en dirai qu'un mot : Humbert II fit la guerre à Renaud de Bâgé, seigneur de Bresse, et envahit une partie du pays de Dombes : pour expier sa vie licencieuse, il se fit moine à Cluni où il mourut en 1175. Humbert IV, son petit-fils, fonda la ville de Villefranche et la rendit la capitale du Beaujolois. Il donna le terrein sous la redevance de 3 deniers par toise, et, afin d'y attirer des habitans, il promettait aux maris de battre leurs femmes, jusqu'à effusion de sang, sans être repris, pourvu que la mort ne s'ensuivit point. Dans la banlieue est encore un usage fort singulier : lorsque le petit peuple croit que les grains sont murs, il va les couper sans la permission du propriétaire ; il les lie et se paye de sa peine en emportant la dixième gerbe. Cette manière de moissonner s'appelle la Cherpille : et ce n'est que depuis peu d'années que cette espèce de privilège a été retranché par de très sévères défenses. Cette ville, qui n'a presque qu'une très belle rue, est la patrie de J.-B. Borin, médecin et professeur royal en mathématiques à Paris, et de Claude Guillaud, docteur de Sorbonne, savant théologal d'Autun [1] dont j'ai fait l'éloge au tome IIIe, page 447.

Humbert V fut connétable de France pour Saint-Louis en 1240. Edouard Ier devint maréchal de France en 1347 et périt au combat d'Arras quatre ans après. - Edouard II, ajourné au Parlement pour crime de rapt, fit jeter par les fenêtres de son palais l'huissier qui fit la citation en 1398. On envoya des troupes qui le conduisirent en prison à Paris. Il eût eu la tête tranchée sans le crédit de Louis de Bourbon, oncle du roy, auquel il remit la Dombes et le Beaujolois en 1400, et obtint sa grâce.

1. Claude Guillaud, théologal d'Autun, de 1534 à 1561, autour d'un grand nombre de commentaires sur le Nouveau Testament.

La postérité du duc en jouit jusqu'en 1522, que Louise de Savoye, mère de François Ier, se fit adjuger le Beaujolois sur le connétable de Bourbon. François II le rendit en 1560 à Louis III de Bourbon, duc de Montpensier, neveu du connétable. Mlle de Montpensier [1] le légua à Philippe, frère de Louis XIV, d'où il a passé aux ducs d'Orléans.

1. Anne-Marie-Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier, plus connue sous le nom de la grande Mademoiselle, décédée en 1693.

Je quittai Beaujeu le lundy 6 octobre avec M. Fériot qui m'accompagna jusqu'à Thoissey. À la fin, dégagé des hautes montagnes d'Avena, de Tournevoyant [1], de Crozant, je commençai à respirer en entrant dans le bas Beaujolois. Ces tristes montagnes avoient été comme un rideau qui m'avoit caché la nature. O joie ! lorsque je vis pour la première fois des plaines florissantes, la verdure animée, les radieux mélanges des couleurs, le sein brillant de l'immense nature ; l'odeur des fleurs et de la vendange étoit le parfum que la terre envoyoit au ciel comme signe de reconnaissance. Le soleil dans toute sa majesté doroit les coteaux couverts de vignes et d'arbres fruitiers. Dans le lointain, les bras d'un fleuve majestueux (la Saône) coupaient en arc les prés humides encore de la rosée ; que mon oeil étoit charmé de poursuivre son cours !

J'étois muet d'admiration en voyant un beau pays vignoble aussi étendu que l'Auxérois, mais moins montagneux, embelli de châteaux à la moderne, de gros villages bien bâtis.

On vendangeoit partout. Les campagnes paraissoient des villes par l'affluence des bourgeois, des nobles et des ouvriers ; je pensois m'écrier avec Saint-Lambert dans son poème des Saisons :

Heureux cultivateurs, vos travaux sont des fêtes !

Mais quand je réfléchissois par combien de sueurs, de travaux et d'alarmes ils achetoient cet heureux jour, et combien peu il alloit rester au pauvre vigneron de son travail par les dîmes, les frais de vendanges, les droits d'aides, d'entrée, de vente... Hélas! mon cœur étoit resserré.

1. Ou plutôt de Tourvéon, qui avait donné son nom au pagus Tolvedunensis.

J'ai toujours été pénétré de l'injustice qui résulte de laisser dans l'avilissement quatre millions de fourmis qui luttent sans cesse contre la voracité de seize millions de sauterelles. Le luxe, toujours suivi du mépris et de la négligence de l'agriculture, a renversé tous les états. Sulli semble devoir être mis au-dessus de Colbert, parce que le premier fit servir l'agriculture de base à son administration, et on reprochera toujours à Richelieu de n'avoir pas reçu la proposition des Maures fugitifs de l'Espagne, qui ne demandoient qu'à occuper les landes de Bordeaux.

En devisant ainsi, une bonne femme nous offrit du raisin pour nous rafraîchir ; j'en goûtai et le trouvai excellent. Nous passâmes devant les châteaux de Brosses, de Bussi, de Corcelles, de Chiroubles, etc., etc., et entrâmes dans le pays de Dombes après avoir traversé la Saône au port de Thoissey.

Thoissey, petite ville bien pavée et bien percée, a quatre portes et huit cents communians, sur la Chalarone, à demi-lieue de la Saône où elle a droit d'avoir une diligence d'eau. Il y a des Ursulines riches avec un pensionnat, un hôpital de douze lits, des pénitens blancs, une église paroissiale sous le vocable de la Magdelaine, dont les bénédictins sont curés. Le roy et l'archevêque de Lyon leur ont donné, en 1769, le collège fondé par Mlle de Montpensier. Ils y ont élevé une pension renommée qui avoit l'an passé cent dix étudians, et réduite maintenant à cinquante par une révolte générale, arrivée en mai 1776, contre les maîtres en l'absence du prieur et du préfet.

Il n'est tel que d'être à son moulin moudre ! Voilà au moins des religieux utiles et instruits : au lieu qu'un moine ignorant est considéré dans le monde, dit assez plaisamment Boursault, comme l'étoient les rats dans l'arche de Noé.

Je fus voir ces messieurs qui me reçurent en confrère, et me donnèrent à souper. Le bon M. Bouzon, auquel j'avois rendu service à Dijon, et que j'aimois à cause de son zèle et de son caractère, s'est marié en ce lieu, tient pension et sert de grammairien au collège, où il est très estimé. Il me combla d'amitiés. Je trouvai encore un Dijonnais pour musicien (M. Larcher d'Hautevelle), qui me parut fort aimable : tous vouloient avoir mon ouvrage. Dom Mossier, préfet, et deux autres bénédictins me firent tant d'empressemens qu'il me fallut rester le lendemain à dîner. Je vis à la pension le petit Violet [1], neveu de M. Colas [2] l'avocat général du parlement, auquel je donnai un écu pour l'encourager à mieux faire.

Je voulus voir dans la matinée le château de M. de Vallin, seigneur dauphinois, marié à une de Vienne. On me montra une cicogne à long bec, apprivoisée, qui suit le jardinier pour manger les vers à chaque coup de bêche qu'il donne : elle attrape aussi les taupes.

Il subsiste encore à Thoissey un bourgeois descendant de Samuel Guichenon et de son nom, et un autre, médecin à Châtillon-les-Dombes. Dans le voisinage est le village de Saint-Didier où le saint évêque de Vienne fut immolé à la vengeance de la reine Brunehault en 608 : voyez mon Abrégé, page 176.

De Thoissey je me rendis à Montmerle, bourg avec un beau couvent de Minimes, d'où l'on jouit de la vue la plus variée et la plus agréable. Je vis de là Belleville avec abbaye à M. l'abbé de la Goutte, doyen d'Autun, grand vicaire de Lyon, dont l'élection [3] fera à jamais époque clans notre province, soit par le bien qu'il a fait, ou celui qu'il a voulu faire : comme on ne le fait jamais sans contradiction, il en a essuyé de toute espèce, mais sa fermeté et son courage patriotique l'ont mis au-dessus des orages, et on a fini par lui rendre toute la justice qu'il mérite.

1. Fils de Jean-Hugues Violet de la Faye, conseiller au parlement de Bourgogne.
2. Etienne-Henri Colas, né le 18 avril 1732, pourvu d'un office d'avocat général au parlement de Bourgogne le 8 mai 1753, entré dans les ordres en 1784, décédé à Bligny-sous-Beaune, le 2 juin 1799.
3. C'est-à-dire la fonction d'élu de la province, qu'il remplit avec distinction de 1775 à 1778.


Cette abbaye [1] fut fondée en 1158 par Humbert de Beaujeu, pour des chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augustin ; dans l'église sont les tombeaux de Guichard, de Louis de Beaujeu, connétable de France au treizième siècle, d'Edouard, maréchal de France en 1351.

Cette ville, de quatre cents feux, est dans une contrée fertile et délicieuse, près de la Saône.

Au hameau de Thiolet, à une demi-lieue de Montmerle et dans la paroisse, sur le chemin de Trévoux, j'aperçus de gros tas de vieilles pierres, parmi lesquelles étaient des morceaux de marbre blanc et de larges tuileaux. Je descendis de cheval, et j'appelai le vigneron : il m'apprit que depuis deux ans il défrichait ce vaste terrain, rempli de ruines et de broussailles ; qu'il avoit découvert une chambre pavée, une urne cinéraire, une statue mutilée et des médailles. Je m'informai de la tradition du pays sur cet endroit ; il m'assura avoir toujours ouï dire que c'étoit l'emplacement d'une ville ancienne. Ce bonhomme, nommé G. Duchaz, m'offrit pour un écu son urne qui tient quarante pintes. Je promis à mon retour de la voir, et je l'aurois achetée. Mais malheureusement je fus forcé de prendre la route de Tarare. Je parlai de cette découverte à M. [l'archevêque] de Lyon qui l'ignoroit et me parut curieux d'en être instruit.

Ces recherches m'arrêtèrent un peu de tems et je n'arrivai qu'à huit heures à Trévoux, à la lueur des éclairs et au bruit du tonnerre. J'avois vu à six heures un arc-en-ciel magnifique qui baignait d'un côté dans la Saône. Ce spectacle me rappela les beaux vers d'un génovéfain de Nîmes :

1. L'abbaye de Belleville-sur-Saône, arr. de Villefranche, Rhône.

Etonnant météore ! une zone mouvante
Enchante les regards par sa pompe savante :
Fils d'Apollon, pour vous c'est l'écharpe d'Iris,
Pour Neuvton, c'est un prisme au céleste lambris :
Sur un amas flottant de vapeur condensée,
L'Éternel au compas semble l'avoir tracée.

Trévoux, ancienne ville, réunie à la couronne en 1760, où la voie romaine se partageait en trois branches, d'où son nom, tres viae, trivium, a deux mille deux cents communians et trois mille âmes. Elle dépérit depuis qu'elle a perdu son parlement dont le palais très orné fut bâti en 1698. Je vis en la grande chambre un beau tableau du Jugement de Salomon et les portraits des anciens princes de Dombes.

Il y a des Picpus, des Ursulines, une société de prêtres établie en 1508, érigée en collégiale en 1525, dont M. Perraud de Thoissey est chantre et curé, successeur de M. Alard, conseiller clerc du parlement. C'est un pasteur que le zèle a dévoré, et qui, à trente-sept ans, a l'air d'un homme qu'on a oublié d'enterrer. Sa bibliothèque, où je couchai, annonce un homme de goût. On jouit, du presbytère et de sa terrasse surtout, d'une vue charmante sur la Saône.

Je descendis à l'hôpital de quarante lits, gouverné par des Sœurs grises, fondé en 1696 pour 2,000 livres, par Marie-Louise de Bourbon d'Orléans, souveraine de Dombes, morte en 1693. Cl. Cachet, doyen des conseillers, intendant du pays, en fut le premier recteur : c'est par ses soins que la maison a été construite.

Le cardinal de Bouillon y réunit l'aumône, que faisoit son prieuré de Montberton, de douze neuvaines de froment. Les principaux bienfaiteurs sont Jean-Pierre Luminier, baron de Saint-Olive en 1710, Pierre de Sève, premier président en 1733, François Ramel, curé de Lurcy en 1713. Jean Guilletau, substitut du procureur général, a fondé l'école des filles à l'hôpital ; Claude Berthet, chanoine, a fait les pauvres ses héritiers en 1742, ainsi que Didier Guillemin, curé de Chalin, et Louis Duchemin, curé de Montmerle. Joseph Damas d'Antigni, gouverneur de Dombes, légua 5,000 livres en 1731. Tels sont les noms que je copiai fidèlement sur le tableau dans le salon ; j'aime à les rapeler comme ceux des bienfaiteurs de l'humanité souffrante : Nomina eorum vivent in generationem, etc.

Cette ville, de difficile accès, a des rues fort étroites et très fatigantes pour un curieux qui veut les parcourir.

On battoit monoie à Trévoux et le droit valoit plus de 10,000 livres au prince, surtout dans le temps du commerce des pièces de cinq sols et des sequins d'or au levant. Les Vénitiens se plaignaient de la fabrication des sequins au coin de saint Marc. Mais Mlle de Montpensier leur répondit que saint Marc était le patron de Trévoux, comme il l'est à Venise. On sait que tout le pays a été réuni au bailliage de Bourg et au parlement de Dijon en 1776.

Après m'être reposé un moment à Riotier, je vins dîner à Neuville, capitale du Franc-Lyonois, où un repas frugal me coûta 3 livres. - Je crois, dis-je à l'hôtesse, grande révérencieuse, que vous me faites payer aussi vos politesses et l'ombre dont j'ai joui deux heures en votre belle chambre.

Ce lieu étoit connu autrefois sous le nom de Virney, dont la baronnie et celle de Montaney et de Lignieu avec la terre d'Ombreval furent unies et érigées en marquisat sous le nom de Neuville, en faveur de Camille de Neuville [1], archevêque de Lyon, en 1674. Ce prélat fit reconstruire l'église depuis les fondations en 1680 et l'a ornée de deux bons tableaux de la Pécheresse aux pieds du Sauveur et de la Résurrection de Lazare.

1. Né en 1606, nommé à l'archevêché de Lyon en 1653, décédé le 3 juin 1693.

Le château, rebâti par les Villeroi, a passé au duc de Luxembourg ; aujourd'hui, à sa petite-fille, Mme de Lauzun, fille de M. de Bouffiers.

On voit avec plaisir devant la place de l'église une belle fontaine en rocailles, que M. le curé, très industrieux en hydraulique, a fait venir de la montagne. C'est lui qui est venu à bout de conduire les eaux en la belle maison de campagne de M. [l'archevêque] de Lyon.

Ces fontaines de Neuville, de la main du curé, me rappellent celles que j'ai vues à Reims dans tous les quartiers, procurées par le chanoine Godinot qui avait dépensé 400,000 livres pour ces utiles projets ; c'est pourtant à cet excellent citoyen, canonisé par la voix du peuple, que les cy-devant [1] vouloient, en 1748, qu'on refusât les sacremens à la mort et la sépulture ecclésiastique, parce qu'en bon François il ne croyoit pas qu'une excommunication injuste dût nous empêcher de faire notre devoir. Ainsi Robert Certain, curé de Saint-Hilaire, fît faire pour le service de sa paroisse, à Paris, un puits qui porte encore son nom.

Neuville, de mille communians, exempte de taille, doit ses privilèges aux Villeroi [2] dont la mémoire est en vénération dans le pays. Un ecclésiastique tient seul le petit collège.

C'est dans ces belles plaines, entre cette ville et Trévoux, que l'empereur Sévère défit l'armée d'Albinus en 197.

De Neuville, on suit les bords enchantés de la Saône, embellis des deux côtés par cent châteaux ou maisons de campagne, et de gros villages bien bâtis. Les avenues de Paris par la Seine ne sont pas si riantes ni si variées. Je remarquai entre autres Roche-Taillée qui a reçu son nom des belles carrières dans le flanc de la montagne. Le chapitre noble de Saint-Jean en est seigneur.

1. Les jésuites.
2. François-Paul de Villeroy, nommé archevêque de Lyon en 1714.


Plus bas est la paroisse de Saint-Romain, où est la jolie maison de M. Poivre ornée de bosquets délicieux. C'est la retraite d'un célèbre navigateur, de cet excellent patriote qui a rétabli la colonie de l'Isle de France, à laquelle il a procuré la cannelle et le girofle, et qui pour récompense de ses travaux utiles a été disgracié. Si j'eusse pu passer la Saône, j'aurois été rendre mes respects à ce grand homme. Il vit là en simple particulier et répond comme Anthistène à ceux qui pourroient lui dire, à quoi lui a servi l'étude de la philosophie, à n'être jamais seul, à m'entretenir et vivre avec moi-même. Je montai à Caluire, ensuite à Cuire où est située la maison de campagne de l'institution de l'Oratoire, que j'ai tant de fois fréquentée en 1737, dans ma première jeunesse, lorsque j'eus le bonheur d'entrer dans une congrégation à laquelle je serai toute ma vie tendrement attaché, comme à une bonne mère qui nourrit ses enfants du lait de la piété et de la science. Heureux si j'en avois mieux profité ! Je lui dois au moins le goût du travail et de la retraite, et je me félicite d'habiter une ville où sont deux maisons de ces Messieurs qui me témoignent encore mille bontés.

Je finissois cet article le 18 décembre, lorsque je reçus le soir quatre lettres d'amis qui m'apprenoient que le lundi 15, mon Abrégé avoit été adopté d'une voix unanime au bureau présidé par M. l'évêque, pour le collège et le pensionnat d'Autun. Je suis plus sensible, je le proteste sincèrement, au bien qui en résultera pour la jeunesse, qu'au faible honneur qui peut m'en revenir. Mais, je ne le cache pas, mon âme fut attendrie jusqu'aux larmes en apprenant de MM. Leseurre et Quarré Duplessis, les termes honorables dont l'illustre prélat s'étoit servi envers l'ouvrage et l'auteur ; tous me conseilloient de lui en faire mes remerciements : je les ai faits en envoyant quatre jours après mon troisième volume. Je commençois ainsi ma lettre : « Ce n'est pas au sage dispensateur des grâces que j'adresse mon hommage : c'est à mon évêque, c'est au Mécène éclairé des gens de lettres, etc., etc. »

Ce qui m'a fait encore grand plaisir, c'est que Monseigneur fit venir les professeurs pour avoir leur agrément, et que tous reconnurent l'utilité de l'ouvrage. Daigne le Dieu des sciences y répandre sa bénédiction, et en faire tirer aux enfants les fruits que s'est proposés l'auteur !

Lyon. - J'arrivai en cette grande ville le 8 octobre au soir. N'ayant pas trouvé M. l'archevêque en son palais, je fus le chercher à Oullins, sa délicieuse maison de campagne. J'y trouvai M. l'abbé de La Goutte, notre élu, M. l'abbé Mey, le plus habile canoniste du royaume, trois grands vicaires, et le primat bien portant. - J'ai fait cent lieues, lui dis-je, avec plaisir, pour venir vous féliciter de votre victoire [1] : elle intéresse trop le bien de l'Église, le bon ordre et votre gloire, pour que je n'y prenne pas la plus grande part. - Il travailloit alors avec son conseil à dresser des statuts pour le chapitre noble de l'Argentière en Forez avec Mme la prieure.

Oullins est dans une situation charmante, à mi-côte, dominant sur le Rhône, dont la vue s'étend sur Lyon, le Lyonois et le Dauphiné. La terrasse devant le pavillon quarré a quatre étages, a deux cent quatre pas de long, sur trois cent soixante de large : l'allée, de cinq rangs d'arbres, a cent soixante pas de long à l'est, et à l'ouest soixante-dix ; le jardin, les bosquets, les belles pièces d'eau annoncent le bon goût et la magnificence du maître qui tient des héritiers du cardinal de Tencin [2] cette maison et qui l'a embellie et distribuée avec élégance. J'aimois le matin parcourir les quatre terrasses, rêver dans les bosquets, et promener ma vue sur ce beau pays, couvert de châteaux et de jolies maisons bourgeoises.

1. Dans le procès que l'archevêque soutenait contre les chanoines comtes de Lyon.
2. Archevêque de Lyon, mort en 1758 et à qui succéda M. de Montazet, évêque d'Autun.


On est surpris de voir sur une montagne couverte de vignes il y a quinze ans, des choses si singulières. Sur le haut sont deux larges réservoirs, profonds de douze pieds, qui reçoivent l'eau d'une montagne à deux lieues, et qui passe dans un vallon pour venir par syphon sur celle d'Oullins. Ces eaux, qui en font l'agrément, sont dues au génie de M. le curé de Neuville. Elles fournissent à six jets d'eau dont l'un s'élève en gerbe à quarante pieds, et entouré de huit autres petits tuyaux forme l'arc-en-ciel.

La salle à manger est ornée des portraits de dix pères du fameux concile d'Embrun en 1727, reste poudreux de M. de Tencin qui n'y a pas mis le sien. - Il rougissoit apparemment, me dit M. l'abbé Bazile, secrétaire, d'être en si mauvaise compagnie, comme en a rougi depuis M. Caulet, évêque de Grenoble. - On n'y voit pas non plus la victime innocente [1] que ce président immoloit à son ambition et à ses préventions jésuitiques.

Il y a des figures singulières, dignes du conciliabule du Chêne qui condamna saint Jean Chrysostome. J'y distinguai celle de notre M. de Montcley [2] qui fait une triste mine. M. de Belsunce, de Marseille, y brille avec son Pallium.

Je me plaisois davantage à considérer dans mon corridor les dessins des obélisques élevés à Rome, apportés par le cardinal de Tencin, lors de son ambassade : tels que celui d'Antonin Caracalla, relevé par Innocent X, qui orne la fontaine du Forum ; la colonne Trajane par Sixte V, etc.

1. Jean Soanen, évêque de Senez, qui avait soutenu, dans une instruction pastorale du 28 août 1727, que la bulle Unigenitus renversait et proscrivait la doctrine de l'Église et qui approuvait le livre des Réflexions morales du père Quesnel. ouvrage condamné par la cour de Rome. Les doctrines soutenues par Jean Soauen furent condamnés par un concile provincial tenu à Embrun en 1727 et présidé par le cardinal de Tencin.
2. Antoine de Blitserwick de Moncley, évêque d'Autun de 1721 à 1732, prit part au concile provincial d'Embrun.


Je mettrai au nombre de mes jours heureux ceux où j'ai conversé avec M. Mey, lyonois, logé près de moi au même étage. C'est non seulement le plus éclairé jurisconsulte de Paris, mais peut-être le plus honnête homme. Il a la simplicité des mœurs antiques et toute l'urbanité des siècles polis. Il est si désintéressé et si observateur des règles, qu'il s'est contenté, depuis quarante ans, d'un unique petit bénéfice de 1,200 livres. Je croyois, étant en sa compagnie et celle de M. l'archevêque, assister à un concile d'Anse ou entendre le diacre Florus, et le savant Agobard, réformateur de la liturgie de Lyon : à la différence que celui-ci n'unit pas toujours les lumières à la vertu, et qu'il ternit sa gloire par des sentiments ultramontains et par un manque de fidélité à Louis le Débonnaire, au lieu que son sage successeur [1] joint à une piété éclairée les sentiments d'un bon François, qui le rendent cher au parlement de Paris et à la partie de la nation qui connoît les libertés de l'Église gallicane. Puisse-t-il un jour faire monter avec lui, sur le siège de la capitale, l'esprit de paix, de lumière et de science, si rare en ce temps, et faire renaître les beaux jours du cardinal de Noailles !

Entre mille traits échappés [2] à cet ingénieux prélat, je me rappelle celui-ci : Gilles de Somières, qu'on doit appeler le Fabrice, l'Aristide françois, fut choisi par Henry IV pour élever le dauphin. Le roi voulut lui faire présent de cent mille écus : « Je ne puis, dit Somières, accepter cette somme : je craindrais qu'une aussi grande libéralité ne fît aux finances de Sa Majesté une brèche qu'il faudroit réparer aux dépens du peuple. »

Ce trait est trop éloigné de nos mœurs pour être admiré ; il doit du moins porter le trouble et la confusion dans l'âme de l'exacteur qui, chargé des dépouilles de la nation, s'endort mollement au bruit des gémissements du mérite infortuné.

1. M. de Montazet.
2. C'est-à-dire racontés dans le cours d'une conversation.


Que d'autres traits je pourrois rapporter ! Ses discours sont pleins d'une onction qui pénètre et qui attendrit ; la douce persuasion semble couler de ses lèvres, aussi naturellement que l'eau qui s'échappe de sa source.

M. Mey allant dîner le vendredi dans le voisinage chez M. son frère, ancien échevin de Lyon, je le conduisis demi-lieue pour avoir le plaisir de causer avec le Papinien de notre siècle. Je n'ose répéter ici le sujet de notre conversation qui roula sur le bien de l'Église, dont il est tout occupé, sur ses ouvrages si lumineux, sur un livre qu'il doit donner en grand pour soutenir les droits des curés : car il est défenseur intrépide du second ordre ; sur l'enseignement public encore gothique en partie, sur l'intérêt qu'il prenoit à mon petit ouvrage, m'exhortant toujours à semer les vérités, attendant de Dieu et du temps qu'elles viennent à germer.

Enfin je quittai à regret mon mentor, et m'en retournai à Oullins, le cœur ardent, comme les disciples d'Emmaüs, pour le bien de la patrie et le travail.

M. l'archevêque étoit parti le matin pour aller tenir son conseil à Lyon avec ses grands vicaires : il m'avoit témoigné auparavant mille amitiés, en m'apprenant qu'il s'étoit fait lire la veille l'article entier du Journal des Savants (juin 1777) qui fait l'extrait de mon deuxième volume, et la préface avec des morceaux de mon Abrégé qu'il m'avoit envoyé chercher à dix heures du soir pour m'en parler. - Hélas ! lui dis-je, Monseigneur, j'ai longtemps monté la garde à la porte du salon ; à la fin j'ai regagné ma chambre où j'étois solitarius in tecto. Dieu vous préserve d'avoir des Chapitres à régler, surtout quand je serai auprès de vous ! - Oh ! me dit-il, celui-ci étoit une misère ; j'en ai réglé d'autres plus difficiles... Il faut que la Province vous encourage, j'en écrirai à [1]

1. Nom laissé en blanc.

- Oh ! Monseigneur, je ne demanderois que d'être en état d'avoir un petit bidet pour faire mes courses : sans avoir le mérite de l'abbé Lebœuf, [1] j'ai fait comme lui les trois quarts de mes voyages en modeste piéton, portant mon petit paquet sous mon bras, animé seulement par l'amour de la patrie qui me donnoit des ailes. Mais, à la fin, le poids de onze lustres sur la tête a diminué mes forces ; après avoir fait cinq cents lieues à pied, j'ai pris un cheval cette année, et j'en suis depuis Dijon à la centième lieue pour venir vous saluer à Oullins.

Ma franchise le fît rire, et il me promit de parler fortement à M. M... de... [2] - Ah ! Monseigneur, je reçois bien des compliments de ces messieurs ; mais tout cela n'est qu'une feuille de laurier sur un jambon : virtus laudatur et alget. - Cela n'est que trop vrai, me dit-il. - Puis-je craindre le triste sort, trop ordinaire aux gens de lettres, si vous daignez, Monseigneur, vous intéresser à un de vos anciens et zélés serviteurs ?

Dieu veuille qu'il me tienne parole ! car j'ai souvent éprouvé que l'absence refroidit le zèle du moment. N'importe, je n'irai pas moins mon petit train, si le ciel me conserve la santé, et, sans aucun motif d'intérêt, je continuerai mes recherches, mes voyages pour découvrir la vérité, illustrer ma province et la faire aimer ; heureux seulement si mes compatriotes, sensibles à mes efforts, veulent bien me rendre justice et me lire ! Voilà toute mon ambition.

Le vendredi, arriva, à près de deux heures, pour dîner, le prince Gonzague de Castiglione, accompagné du fils de M. Gueneau de Montbéliard [3].

1. Chanoine d'Auxerre, membre de l'Académie des Inscriptions, bien connu par ses nombreux ouvrages d'érudition.
2. Nom laissé en blanc.
3. Philibert Gueneau de Montbéliard, naturaliste distingué, originaire de Semur-en-Auxois.


Je fis bientôt connaissance avec ce compatriote digne fils d'un père si estimé dans la république des lettres.

Comme le prince est très lettré, qu'il parle notre langue aussi bien qu'un Parisien, et que M. Larcher daigna me présenter à lui comme l'historien de ma province, il me fit l'accueille plus gracieux ; ayant vu sur la table le Journal des Savants où mon second volume est analysé, il tomba sur la Notice des vins de Bourgogne [1] qui l'amusa beaucoup, surtout le trait de Pétrarque au pape. Il lut aussi la préface de mon petit Abrégé, et me félicita de l'avoir entrepris, me priant de le lui envoyer, en me promettant ses Mémoires qu'il alloit faire imprimer à Genève.

M. Gueneau m'ayant dit à l'oreille qu'il avoit son discours, lu à l'académie des Arcades et à celle de Londres, traduit en françois par M. son père, j'en prévins M. de Montazet, qui pria le prince de nous le communiquer. Il me chargea de le lire par moitié ; M. Gueneau continua, et l'auteur finit avec un feu, des grâces, un sentiment qui nous frappa tous. Le sujet étoit que l'homme de lettres doit être un vrai citoyen. Le commencement, trop ampoulé, étoit un peu galimatias : la fin étoit bonne, écrite en penseur avec des idées fortes, noblement exprimées.

Mais notre admiration redoubla, quand il nous lut lui-même un morceau d'un grand mémoire sur les dangers du despotisme. Meaupou [2] et nos anciens visirs y sont peints de couleurs mâles, terribles même. Son pinceau s'est radouci en nous traçant le portrait de Henry IV, qui nous attendrit aux larmes et me fit battre des mains. Quand il eut fini, le prélat lui dit : - Voilà le fond du sac. - Ce sont, Monseigneur, des vérités que je voudrois faire connoître à tous les princes et à leurs ministres, peut-être les liront-ils au moins par curiosité venant d'un Italien. - Ah ! prince, les vérités sont comme une rivière qui serpente longtemps : elles n'arrivent au trône qu'à la fin de la prairie.

1. Ce passage, qui avait tant excité l'intérêt du prince, se trouve dans la Description du duché de Bourgogne, par Courtépée, nouv. édit. t. II, p. 268.
2. Le chancelier Maupou qui, à la suite de sa lutte contre les parlements, avait fini par les supprimer.


Ce qui est admirable en ce seigneur, qui n'a pas trente ans, c'est qu'il respecte, préconise partout la religion et qu'il en fait la base du bonheur. Il en exalte les défenseurs, et M. de Montazet s'est trouvé après Bossuet et Massillon. Il nous parla politique, belles-lettres, voyages pendant deux heures sans nous lasser ou plutôt en nous étonnant. On voit qu'il est nourri de Tacite, de Bossuet et des meilleurs auteurs italiens. Il est cent fois plus instruit de nos mœurs, de notre histoire, de notre littérature, que bien des François qui passent pour érudits.

Il joint à l'aménité, au talent de s'exprimer facilement, les connoissances les plus étendues en politique, histoire, musique, science de la religion.

Je ne puis oublier la manière vive et agréable dont il relança un sulpicien de Saint-Irénée qui pendant le dîner, comme le prince me parloit des illustres Dijonnois et surtout de Bossuet, s'avisa de dire que ses sermons nouvellement imprimés sous son nom n'étaient pas lui. Je lui répondis que dom Déforis [1], l'éditeur, offroit aux incrédules de leur laisser voir le manuscrit. - Bon, reprit-il, a-t-on de son écriture ? - Comment n'en aurait-on pas de ce grand homme mort en 1704 ? J'ai vu vingt de ses lettres originales écrites à l'abbé Nicaise de Dijon. Monseigneur m'appuya en nous racontant que, par ordre du gouvernement, un censeur éclairé (M. Ribalier), doit voir les manuscrits de Bossuet avant l'impression, et n'y pas laisser changer un iota. - Rappelez-vous, ajouta-t-il, l'arrêt de [2] 1736 qui força les Jésuites à se rétracter dans leur Journal de Trévoux, quand M. Bossuet, évêque de Troyes, produisit en plein parlement le manuscrit de son oncle sur les Élévations à Dieu, que les Jésuites nioient être de M. de Meaux.

1. Religieux bénédictin qui publia pour la première fois les sermons de Bossuet.
2. L'arrêt est du 7 septembre 1733 et non 1736 (note du manuscrit).


Après dîner, le même sulpicien (M. Piquet), conversant avec le prince, fit l'éloge de la Morale de Nicole. Un moment après, comme on parloit de Pascal dont les lettres ingénieuses ont fixé la langue françoise, il dit que Pascal étoit faux, qu'il avoit tronqué les passages des casuistes pour les rendre ridicules, et qu'il l'avoit vérifié... - Oh ! monsieur, vous avez donc, lui dis-je, de meilleurs yeux que Bussi-Rabutin et que tous les Jésuites qui, en argus, ont examiné les Provinciales et ont été quarante ans à y faire une mauvaise réponse ? Le prince alors qui avoit tout entendu, d'un ton de juge lui dit : - M. l'abbé, je ne vous comprends pas : à table vous étiez Pyrrhonien, à l'occasion de la nouvelle édition de Bossuet ; tout à l'heure vous étiez chrétien en louant Nicole, et vous voilà antichrétien en devenant l'apologiste des Jésuites.

Cette saillie nous fit tous rire et déconcerta le sulpicien. Monseigneur qui, se promenant plus loin, ne l'avoit pas entendue et à qui j'en parlai, pria le prince de la répéter et en rit beaucoup. Les sulpiciens, honteux, prirent congé de la compagnie. Alors le prélat nous dit : - Voilà comme ces gens-là sont pleins de préventions qu'ils inspirent à la jeunesse, etc. - Et voilà pourtant, Monseigneur, lui répondit quelqu'un, les maîtres que vous lui donnez ! M. l'abbé de La Goutte [1] dit que le prince avoit gagné une partie de piquet.

Quant, à sept heures, il voulut partir pour Lyon, je lui demandai la permission de l'accompagner en son carrosse jusqu'à la porte de la ville. Il me fit présent de sa Lettre à Marmontel [2] sur les Incas qu'il loue peut-être trop, mais je la garde précieusement et la joins à la fin de mon manuscrit : il y parle de son litteralo buon citadino, cité ci-dessus.

1. Doyen du chapitre d'Autun, abbé de Belleville-sur-Saône, élu de la province de Bourgogne, dont Courtépée ne cesse de faire l'éloge chaque fois que ce nom revient sous sa plume.
2. Cette lettre, qui se trouve en effet à la fin de notre manuscrit, ayant été imprimée, on ne la reproduira pas ici.


En quittant Oullins, le samedi 11 octobre, je passai la barque à l'embouchure de la Saône dans le Rhône, où M. Pérache [1] fait un pont. Son nouveau quai le long du Rhône, de demi-lieue de long, est un ouvrage digne des Romains, et qui étonne tous ceux qui ont vu auparavant l'emplacement. Son génie a su enchaîner, pour ainsi dire, ce fleuve impétueux, en le resserrant par un quai et une chaussée magnifique, ornée de deux rangs de peupliers d'Italie qui ont 30 pieds de haut. Déjà on bâtit tout le long de ce terrain assaini ; on voit de belles maisons s'élever dans des marais, et sur l'ancien lit du Rhône qui, comme l'Araxe, paraît indigné de la hardiesse de l'entrepreneur :

... Pontem indignatus Araxes.
(Virg.)

Et Le Rhône mugissant sous un pont qui l'outrage.
(Racine.)

L'empereur [2], frappé du succès de l'entreprise, en a fait compliment à Pérache, en lui disant : - Il n'y avoit qu'un roi puissant qui eût osé l'entreprendre, et le nom de Pérache deviendra immortel pour l'avoir exécutée.

1. Célèbre ingénieur qui a beaucoup contribué aux embellissements de Lyon.
2. Joseph II.


M. Linguet, passant à Lyon, vit le quai et dit à M. Pérache qui lui demandoit ce qu'il pensoit de ce projet : - Je trouve, dit-il, que vous êtes encore plus étonnant.

Il est vrai que souvent le Rhône, dans sa fureur, emporte des murs, perce les digues, renverse une arcade du pont ; on vient l'apprendre à Pérache qui, d'un grand sang-froid, répond : - Eh bien ! on le réparera - Mais si on avoit fait ceci cela ne seroit pas arrivé. - Oh ! on ne prévoit pas tout ; travaillons et tout ira mieux On dit à Lyon que pour la perfection d'un ouvrage si prodigieux, il faudroit deux étés dans l'année sans hiver ni pluie. Son dessein est non seulement de resserrer le Rhône comme il a fait, mais encore la Saône qui s'épanche beaucoup du côté du fleuve avant son embouchure. On travaille à enfoncer de gros pieux pour construire les arcades du pont qui doit aboutir du côté de l'ouest. On coupe déjà les rochers pour faire le grand chemin où passera dorénavant la route du Languedoc par le Forez, ce qui abrégera de vingt lieues. Mais il faut six ans et trois millions pour finir cette besogne. Je remarquai qu'entre le Rhône et la Saône Pérache a creusé un canal qui reçoit l'eau des moulins de Lyon et sur lequel sont placés des moulins d'une nouvelle invention ; ce canal est aussi long que la chaussée.

Pérache, jadis sculpteur, plein de génie, a conçu ce projet digne d'un roi ; il est à la tête d'une compagnie de Parisiens et de Lyonois, qui lui fournit l'argent ; la ville lui cède tout le terrain et les droits du pont pour vingt-neuf ans. Son bac lui rapporte déjà par jour 40 écus ; il n'y avoit que quinze jours qu'il voguoit à la pointe des deux rivières. Il continuera jusqu'à ce que le pont soit fini. Tout Lyon vient se promener sur cette belle chaussée ; l'emplacement qu'il dessèche est aussi grand que celui de Lyon même et fera une seconde ville dans trente ans, dans la plus agréable situation du monde, en bon air, sur deux grandes rivières, ayant à l'est une plaine de dix lieues.

Après avoir bien considéré tous ces ouvrages étonnans, j'entrai dans cette grande ville,

Où la Saône enchantée à pas lents se promène,
N'arrivant qu'à regret au Rhône qui l'entraîne [1]

1. Racine, la Religion.

Je fus dîner au collège de l'Oratoire, où je vis le superbe vaisseau de la bibliothèque, dont le fond est dû aux Villeroi ; aussi lit-on au dessus ces mots :

AETERNITATI VILLA-REGII NOMINIS.

Le duc de Bourgogne, père de Louis XV, dit tout haut, en voyant cette inscription, qu'elle était digne du siècle d'Auguste.

On y conserve les plus belles éditions de Tite-Live et l'histoire in-folio, en 30 volumes, de la Chine, écrite en chinois et en françois par le P. Parennin, sur papier de soie. Le médaillier est fort riche ; on en doit la conservation, ainsi que des meilleurs livres, à M. de Roche-Baron, commandant, qui fit arrêter les dix ballots que les Jésuites embarquoient pour Avignon en 1762. [1]

On jouit de là d'une vue admirable sur le Rhône ; je ne connais rien de si magnifique en France. L'empereur [2] vint trois fois pour la voir et trouvant trop de monde qui l'attendoit il retourna sur ses pas. On a été peu content de ce prince à Lyon : il semble qu'il avait épuisé sa générosité et ses politesses à Paris. Il a parcouru l'Hôtel-Dieu, la Charité, sans laisser un écu aux pauvres ; il a vu deux fabricants dont l'un faisoit travailler à des étoffes en soie pour le grand duc de Toscane. - Quoi ! s'écria l'empereur, en frappant du pied, mon frère qui a chez lui les plus belles soies et une manufacture, tire des étoffes de Lyon ! Il parut jaloux de l'opulence, de la population, des arts de cette ville, qu'il voyoit avec regret l'emporter sur Vienne. (Bon ! me dit M. Larcher, propos de Lyonnois.) Il acheva de les mécontenter en ordonnant d'écarter ceux qui désiroient le voir par ces termes humiliants, dits en allemand : - Qu'on me balaye ces François !

Le curé de Saint-Laurent-lès-Chalon, dijonnois, eut le bonheur de converser avec lui, étant l'ami de la dame qui le logeoit. M. le comte lui demanda [3] : - Qu'est-ce que ce grand bâtiment ? - C'est l'Antiquaille.

1. Au moment de la suppression de leur ordre en France.
2. Joseph II.
3. Joseph II voyageait sous le nom de comte du Nord.


- D'où vient ce nom de Fourvière ? - De forum vetus, où les empereurs et les préfets rendaient la justice. - J'ai vu presque partout en Italie, à Vienne en Dauphiné, que les palais des empereurs sont changés en couvents de moines. - Cela ne seroit pas arrivé, lui dit le curé, du temps de l'empereur Joseph II. - Mais quel est ce grand corps de logis ? - À l'archevêque. - Y est-il ? - Non, il est à Paris pour finir son procès contre ses comtes, chanoines indociles. - Il le gagnera, car c'est un prélat sage, qui n'entreprend rien qu'avec droit et raison.

Je tiens cette conversation de la bouche même du curé de Saint-Laurent à mon passage de Chalon.

Un jeune oratorien (M. Rhoyer, de Nuys, jadis notre disciple), voulut bien m'accompagner et me fit voir le cabinet de physique, la salle des expériences en amphithéâtre, la nouvelle galerie du collège sur le Rhône, etc. Il me conduisit chez M. Prost, honnête négociant, qui nous montra soixante sortes d'échantillons d'étoffes brodées en or, en argent. Il en a envoyé aux princesses du Nord, aux dames de France ; il nous étala deux pièces superbes, destinées pour l'Espagne et pour l'Italie, à 500 francs l'aulne, et d'autres pour le Pérou ou les moindres bourgeoises s'habillent en étoffes d'or. Une seule robe a coûté 5,000 livres à la duchesse de Saxe. On faisoit passer jadis de ces belles étoffes en Angleterre par la Hollande, mais les fabricants de Londres ayant mis le feu au magasin d'un anglais qui en avoit beaucoup acheté et les avoit fait passer en contrebande, il n'en entre pas une pièce à Londres. M. Prost occupe jusqu'à quarante, cinquante manufactures quand le commerce va bien ; il n'en a plus que dix actuellement.

Entrant chez un imprimeur, je lui demandai s'il y avoit encore des Carterons, des Gryphes et des Vincent [1] il me dit que ces familles étoient éteintes. Les premiers avoient pour enseigne à leurs livres plus carterons, avec cette devise :

1. Célèbres imprimeurs lyonnais, du seizième siècle.

Les Carterons font les livres. Antoine Vincent, libraire distingué qui fît une fortune considérable, avoit pour devise : Vincenti dabo.

J'achetai chez Daudet la belle carte du diocèse de Lyon 4 livres et fus me promener en la place de Bellecour, la plus belle de l'Europe. Je me rappelai ce trait de l'empereur Constance. Quand on le conduisit la première fois en la place de Trajan, à Rome, et qu'il se vit environné de tout ce que l'architecture a pu imaginer de plus noble et de plus sublime ; ce fut alors que, confondu et comme anéanti au milieu de tant de grandeur, il avoua qu'il ne pouvoit se flatter de faire jamais rien de pareil : - Mais je pourrois, dit-il, faire exécuter une statue équestre semblable à celle de Trajan, et j'ai dessein de le tenter. - Sur quoi Hormidas lui dit : - Prince, pour loger un cheval tel que celui-là, songez auparavant à lui bâtir une aussi belle écurie. Comme on demandoit au même Hormidas ce qu'il pensoit de Rome : - Il n'y a qu'une chose qui m'en déplaise : c'est que j'ai ouï dire qu'on y meurt comme dans le moindre village.

Du reste, j'ai toujours pensé comme l'Ami des hommes [1] sur les statues de Louis XIV à Lyon, à Dijon, à Montpellier, à Valenciennes, à Paris, etc.

1. Le marquis de Mirabeau, économiste et philanthrope, père du célèbre orateur.

Cet air impératif et dédaigneux qu'on leur donne est ou puéril ou fâcheux. César, Cromwel et autres, nés simples particuliers, et qui, à force de bien, de mal, de travaux, étoient parvenus à commander à toute leur nation, pouvoient être flattés de graver en bronze cette domination qui étoit leur ouvrage : mais Louis XIV et Louis XV, qui à l'âge de six mois recevoient les hommages des ambassadeurs, qui à cinq ans donnoient des lois par droit de naissance et d'amour des peuples, qui n'ont jamais connu un égal, ne devoient pas commander en piédestal. Ils auroient dû ordonner qu'on les plaçât tendant la main à une populace empressée, la regardant avec des yeux de père, et leur distribuant leur trésor : il falloit mettre au-dessous pour inscription : Louis élevé pour mieux voir les besoins de son peuple. Je voudrois qu'un roi eût dans la bouche ces paroles d'un bon prédicateur de nos jours, et qu'elles fussent l'expression de ses sentimens : « vous tous qui souffrez, qui portez des fardeaux trop pesans, vous qui avez soif, accourez, je suis le père des pauvres, l'ami de l'orphelin, l'appui de la veuve. Que la majesté qui défend mon palais ne vous repousse point : une garde qui entoure la bonté n'effraye ni les besoins ni les larmes. Grands de mon empire, ministres de mon pouvoir, prêtres de la loi sainte, auguste famille, amis de mon cœur ! non, non, ce ne sera plus mon crime, si le moindre de mes sujets est dans la souffrance, faites-moi connoître ses besoins, et je proteste aux cieux, à la terre, à mon royaume, à mon cœur de ne jamais rejeter un infortuné toutes les fois que je pourrai le secourir. Ah ! sire, à cette touchante parole, je crois entendre quelque mère comme celle qu'avoient frappées les discours du Sauveur, dont les grands rois sont une si vive image. Je crois l'entendre s'écrier : Heureux le sein qui vous a porté ! heureuses les mamelles qui vous ont allaité ! et toute la nation répéter de concert : Que le monarque ami du pauvre vive et soit béni à jamais ! [1] »

Je fus voir encore la célèbre horloge de Saint-Jean, construite en 1598 par Nicolas Lippius, de Bâle, rétablie et augmentée par Guillaume Nourrisson, habile horloger de Lyon. La plus ancienne horloge est celle de Richard Walingfort, abbé de Saint-Alban en Angleterre, qui vivoit en 1326. La deuxième, de Jean de Doudis, à Padoue, en 1344 ; ce bel ouvrage lui mérita le nom d'horlogius que sa famille subsistante encore à Florence se fait honneur de porter. La troisième est celle du Palais à Paris, pour laquelle Charles V fit venir d'Allemagne Henri de Vic : elle fut faite en 1370.

1. Péroraison du sermon sur la Cène, par M. Besplas, en 1776.

La quatrième est celle que Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, enleva de Courtrai, et fit placer sur la tour de Notre-Dame de Dijon en 1382. Henri II fit faire celle d'Anet où l'on voyoit une meute de chiens qui marchoient en aboyant et un cerf qui avec le pied frappoit l'heure.

Tout le monde connoît la fameuse horloge de Strasbourg ou du moins en a entendu parler. Conrad Dosypodius, qui a donné une description de ce bel ouvrage en 1581, en est regardé comme l'auteur, non Copernic, comme le veut la tradition populaire, à cause de son portrait que l'on voit au bas de l'horloge.

Les comtes de Lyon, [1] forcés par trois arrêts du parlement de plier sous l'autorité de leur archevêque, ont commencé, le 1er octobre, à se servir des nouveaux bréviaire et missel du diocèse, à suivre le rite prescrit par le prélat, à porter la soutane, enfin à rentrer dans le devoir et l'ordre ; toute la France a lu et admiré les mémoires de M. de Montazet qui réclamoit le droit commun, les bonnes règles et la discipline ecclésiastique. Ce procès honteux pour les comtes leur a coûté 100 mille écus. Le prélat, par sa fermeté, sa patience et son crédit est venu à bout de mettre la réforme dans un chapitre enorgueilli de sa noblesse, de ses privilèges et de sa liberté : il a fait ce que tant de cardinaux et de prélats n'avoient osé entreprendre. Cette victoire fera époque dans l'histoire ecclésiastique de Lyon. Il en a usé avec tant de modération qu'il a laissé aux chanoines le premier degré de juridiction, leur a accordé d'autres droits qu'ils avoient perdus par les arrêts. Les boutefeux qui avoient entraîné le chapitre sont morts à la fin du procès, et la concorde paraît s'être rétablie depuis. N'étoit-il pas juste que les capitaines fussent soumis à leur colonel ? selon l'expression du roi même, qui condamnoit leur folle entreprise.

1. Chanoines comtes de Lyon.

Je ne dirai rien sur Lyon, parce qu'il y auroit trop à dire. Je n'y restai d'ailleurs qu'un jour, à la fin duquel je vins me reposer au palais épiscopal, arranger mon paquet et faire mes adieux au maitre.

Le 22, après avoir entendu la messe à Saint-Jean, m'être muni d'une tasse de chocolat à l'Oratoire, où j'eus le plaisir de converser avec le P. Guibaut, grand préfet, homme d'un vrai mérite, je quittai Lyon avec plaisir, me sentant pressé par le cercle étroit de mes vacances et ayant encore plus de soixante lieues à faire.

Au sortir de la ville, je vis sur la montagne les restes d'un aqueduc romain. Son étendue étoit de sept lieues depuis le Furan en Forez jusqu'à Lyon, où il conduisoit l'eau de cette rivière. On fait honneur de ce fameux aqueduc au triumvir Antoine qui y employa plusieurs légions, pendant le long séjour qu'il fit dans les Gaules. Je croirois plutôt qu'il est dû à Auguste.

Cet aqueduc, construit en syphon, avoit à franchir deux hauteurs et deux vallées : il montoit et descendoit comme elles. Il a fallu quinze siècles pour découvrir les traces de ce prodige de l'art, que la barbarie de nos ancêtres avoit laissé tomber dans l'oubli : et quand le hasard les a remises au jour, la ville a refusé de faire les avances nécessaires pour en dessiner du moins le plan et les ruines !

Il a fallu qu'un amateur éclairé (M. de Lorme) en fit les frais. Après avoir tout surmonté, ce qu'il a gagné c'est qu'on s'est moqué lui, quand il a voulu, les preuves en main, faire honte aux Lyonois modernes de leur négligence et de leur insensibilité.

Feu M. le comte de Caylus, animé par les récits que M. Soufflot, architecte du roi, lui avoit fait de ce bel aqueduc, chargea quelqu'un d'en lever les plans et d'en faire les dessins. Il lui envoya même des sommes considérables. M. de Caylus est mort sans voir le fruit de ses dépenses.

Je fus diner à l'Arbresle, bourg à l'abbé de Savigni [1], dont on voit l'ancienne forteresse ; deux portes, deux rivières, une assez jolie église ; douze cents communiants. J'arrivai à Tarrare, autre bourg fort peuplé. À un quart de là, on rencontre deux poteaux, limite du Lyonois et du Beaujolois : la montagne si fameuse est de cette dernière province. Je mis plus d'une heure pour la franchir. J'étois au dessus à la nuit tombante, je n'avois pas envie de chanter Tarare Pompon [2]. Je descendis donc doucement à Fontaine où je logeai à la Poste. Un abbé me dit avoir été gelé, le 8 juin, sur cette montagne où il trouva un pied de neige. Il y a quarante ans qu'on l'a percée. Jamais les Romains ne se seroient avisés d'ouvrir de Lyon à Roanne un passage dans un pays aussi triste et aussi sauvage. Je bénis Dieu, en arrivant à la Poste, d'en être délivré avant la nuit fermée. Le passage difficile dégoûte de prendre le chemin de Moulins ; cependant la Poste est assez fréquentée. On n'y voit point ou très peu de rouliers.

Je passai le 13 à Saint-Symphorien-de-Laye [3] : à l'Hôpital [4], les montagnes du Beaujolois et du Forez semblent s'abaisser et se perdre, pour laisser découvrir une belle plaine de quatre lieues où est située Roanne.

1. Savigny, célèbre abbaye près de l'Arbresle (Rhône). 2. Passage du célèbre opéra de Tarare, par Beaumarchais, sans aucun rapport, bien entendu, avec la ville de Tarare.
3. Saint-Symphorien-de-Lay, arrondissement de Roanne (Loire).
4. L'Hôpital, commune de Perreux (Loire).


Cette ville, sur la Loire, est fort ancienne puisque l'itinéraire d'Antonin en parle sous le nom de Rhodunna. On y traverse la Loire sur deux ponts de bois, dont celui qui entre dans la ville à cent dix pas de long. On m'assura que depuis la construction de ces ponts, en 1749, la ville a augmenté de moitié, et qu'elle renferme à présent dix mille âmes. Tous les dictionnaires géographiques nous disent que la Loire commence à y être navigable tandis que je vis à ce port dix à douze bateaux qui descendent de Saint-Rambert [1] en Forez à dix lieues de Roanne : il est vrai qu'il y a une cascade à Villeret [2], qui est dangereuse. La Loire était fort basse, et les mariniers, avec plus de quatre-vingts bateaux chargés, attendoient l'eau pour descendre.

Cette ville a des Minimes, Capucins, Ursulines, des dames de Sainte-Élizabeth et des Joséphites qui tiennent le collège, fondé par Jacques Coton en 1695, tenu jadis par les Jésuites. Ce Jacques Coton étoit neveu du fameux père Coton, né à Roanne, d'abord otage et caution en cour pour les Jésuites, après leur rappel, et qui sut si bien s'insinuer qu'il devint confesseur d'Henri IV. Aussi, disoit-on alors, nous avons un bon roi, mais il a du coton dans les oreilles. Comme on ne l'aimoit pas, non plus que Conchini, maréchal d'Ancre, on publioit qu'il falloit se défaire de l'ancre et du coton. Au dehors est une manufacture fameuse de boutons, établie par M. Alkok, anglois.

Je fus voir le cabinet d'histoire naturelle de M. Passingues, marchand droguiste : c'est le plus complet, le plus curieux et le mieux logé que j'aie vu dans ces provinces. Il est riche surtout en minéraux, en fossiles, en marbre ; il a deux gros morceaux de charbon de terre, tirés de Saint-Etienne-en-Forez, qui sont veinés de bleu, de rouge et de verd. Les coquillages lui manquent. Il y a joint une bonne bibliothèque sur l'histoire naturelle surtout. Il me parla de M. de Morveau [3] qu'il estime beaucoup.

1. Saint-Rambert, arrondissement de Montbrison (Loire).
2. Villeret, canton de Roanne (Loire).
3. Guyton de Morveau, collaborateur de Buffon.


Cet amateur est un honnête homme, fort estimé dans le canton, et qui a bien des connoissances. Il parcouroit alors le premier volume des Supléments de l'Encyclopédie, et me dit avoir lu avec grand plaisir les articles : Pagus Augustodunensis, Pagus Alsensis et Alise, dont l'article était plein d'une érudition recherchée, mais qu'il n'en connoissoit pas l'auteur désigné seulement par un C. Je lui demandai s'il seroit curieux de savoir son nom. - Oui, sans doute ; j'estime ceux qui m'instruisent. - Eh bien ! lui dis-je, ouvrez la préface du premier volume, vous le verrés, et l'auteur est dans votre cabinet. Il me sauta au cou dans le moment, et m'embrassa tendrement.

Je le priai à mon tour de me dire s'il connoissoit la voie romaine qui de Clermont passoit à Vichi et à Roanne, et s'il n'y avait point en cette ville des restes d'antiquités. - Je ne connois que les ruines d'un temple, à l'extrémité du faux-bourg, où je vous conduirai. Les murs abatus n'ont plus que 12 pieds de hauteur et 7 à 8 d'épaisseur. Sur le revêtissement et la bâtisse, j'y reconnus celle du temple de Janus à Autun. Mon conducteur me dit avoir trouvé plusieurs médailles dans le champ voisin.

Cette ville bien percée est fort vivante ; les grandes routes d'Auvergne, de la Bourgogne, du Bourbonois et du Lyonois y aboutissent et rendent le pays commerçant. Le pont sur la Loire lui est très utile ; on la passoit autrefois dans un bac.

J'en sortis à quatre heures et par un chemin aussi plein et plus beau que celui de Dijon à Gevrey ; je me rendis à Saint-Germain-l'Epinasse [1], village du Brionois, où je lus mon article au curé. Le lendemain je fus déjeuner à Saint-Forgeux [2], autre village du Brionois et la dernière paroisse du diocèse de Lyon, qui confine près de là à celui de Clermont et à celui d'Autun.

1. Saint-Germain-l'Espinasse, canton de Saint-Haon-le-Châtel (Loire).
2. Canton de la Pacaudière (Loire).


M. l'archevêque m'avoit recommandé de voir ce curé, comme le plus respectable du canton. Mon espérance ne fut pas trompée : c'est un homme poli, habile dans les sciences ecclésiastiques, plein de zèle pour les devoirs de son état. Sa paroisse écartée est de cinq cents communiants ; il a rétabli l'église et le presbytère depuis six ans qu'il a été nommé par M. l'abbé de La Goute, procureur spécial du prieur d'Ambierle, et qu'il fut forcé par son évêque d'accepter ce bénéfice à portion congrue. Son vicaire le seconde parfaitement. Comme il n'y a point de cabaret dans le village, les gens éloignés ont ordre, le dimanche, de venir boire un coup à la cure et s'y chauffer : personne ne sçavoit lire quand il est entré, car il n'y a point de maître d'école. Le pasteur (M. Berthelin, de Montbrison) s'est réduit à faire l'école tour à tour avec son vicaire : une bonne dévote, qu'il a amenée de son pays, instruit les filles à part, et déjà presque tous sçavent lire ; les enfans l'apprennent à leurs pères et chacun est en état, le dimanche, de lire l'évangile et l'ordinaire de la messe.

Je fus désolé de ce qu'une maudite fièvre, qui depuis un mois tourmentoit cet excellent curé, ne lui permettait pas de causer longtems : heureusement qu'il avait la matinée bonne. On se doute bien que sa bibliothèque est mieux fournie que sa cave : elle est ornée de tous les meilleurs livres de piété, Mésenguy, Racine, Bossuet, Massillon, etc. Son village est marécageux ; l'air y est malsain ; aussi le curé est-il souvent malade. Son évêque lui a parlé de permutation. - Changer ? a-t-il répondu, il vaut mieux mourir en mon petit bénéfice qu'en un meilleur ; les canons ne me permettent pas ce changement ; laissez-moi finir ma pénible carrière avec mes pauvres gens que j'ai eu tant de peines à humaniser et à instruire. Sa paroisse d'ailleurs l'a conjuré avec larmes de ne pas l'abandonner.

Je quittai avec respect ce saint prêtre et tout embaumé de l'odeur des vertus qu'il respire, j'ai pris le chemin de l'Epinasse où j'ai vu le vieux château de cette famille noble du Brionois, alliée aux La Guiche. La chapelle, près la tour, étoit la mère église de Saint-Germain et de Saint-Forgeux. En suivant la Teissone, qui vient d'Ambierle, j'arrivai à Noailli [1] dont la moitié de la paroisse est du Brionois et l'autre du Lyonois.

Le curé, cousin de celui que je venois de quitter, me donna la notice de sa paroisse, et voulut me retenir à souper. Ce village est sur la hauteur en belle situation d'où l'on voit en plein le beau château du prince de Montbaré à Changi, et Ambierle, ancienne abbaye réduite en prieuré de Bénédictins réformés, au nombre de sept ; ils ont là un noviciat où nos moines de Saint-Vivant [2] envoyent leurs candidats. L'église est fort belle. L'abbé de Magnac, prieur, a son château au bas de la montagne. Je m'informai si ce riche bénéficier et M. Terrai de Rozière, neveu du fameux contrôleur général, qui a plusieurs terres en ces cantons, soulageoient les pauvres ; j'apris avec douleur qu'ils n'avoient pas donné un écu dans ces derniers tems de misère ; l'agent de M. Terrai répondoit que son maître fait ses aumônes à Paris.

Je fus charmé de rester à souper pour jouir de la conversation de M. d'Arles, curé de Saint-Georges, près Montbrison, qui jouit d'une prébende de 600 francs à Noailli ; il a été douze ans proffesseur de théologie au séminaire de Saint-Charles à Lyon, nommé par M. l'archevêque ; c'est une preuve que ce prélat se connoît en homme de mérite. J'ai peu vu d'ecclésiastiques qui portent la parole avec autant de grâce et de facilité ; comme il est fort instruit et qu'il cause volontiers, il m'aprit bien des anecdotes du diocèse de Lyon, du primat et d'autres évêques.

Il nous raconta une conférence entre M. de Montazet et M. de Cicé [3] sur l'odieuse affaire d'Auxerre, où le premier poussa fortement cet évêque entreprenant.

1. Canton de Saint-Haon-le-Châtel (Loire).
2. Saint-Vivant-de-Vergy, commune de Nuits (Côte-d'Or).
3. Jean-Baptiste-Marie Champion de Cicé, évêque d'Auxerre, successeur de M. de Caylus et auteur de la réaction contre les doctrines jansénistes de son prédécesseur, chères à Courtépée.


Je sçus que la préface avec la Vie de M. Rolin, à la tête de ses opuscules, qui fait si mal au cœur à l'évêque d'Auxerre [1], est de M. l'abbé Bazire, secrétaire de M. de Lyon, jadis précepteur des frères Etienne, libraires. Il nous raconta ses disputes avec les Sulpitiens dès le tems de son séminaire à Saint-Irénée, comme il vengea Nicole de leurs calomnies, et les confondit par les citations. Le proffesseur en fit ses plaintes à l'archevêque qui, en ayant appris le sujet, lui dit : « Il peut avoir tort dans la forme, mais vous avez tort dans le fond » Je lui citai à cette occasion le trait du prince de Gonzague, à Oulins, envers M. Piquet [2], qui le fit bien rire, ainsi que le curé de Bouen [3] son ami, et celui de Noailli.

Je m'en séparai avec peine pour descendre à la Bénissons-Dieu [4], abaye de Bernardines, jadis de Cisterciens, qui ont échangé en 1596 avec les dames de Meyemont [5] en Auvergne. Cette abbaye fut fondée sous Louis VII, en 1138, par les libéralités de Guy comte de Forez, d'Islin, vicomte de Mâcon, et autres grands seigneurs. Françoise de Nerestant en fut la première abbesse, morte en 1652. Mme de Jarente, cousine de l'évêque d'Orléans, l'est actuellement. Elle a profité du crédit de son parent pour faire rebâtir magnifiquement sa maison, en 1765 ; la façade a trois étages, à dix-sept croisées, et il n'y a que treize religieuses de la filiation de Clairvaux. L'église est vaste ; la chapelle Nerestane très belle est ornée de marbre de Gênes, de sculpture et de peinture ; les cœurs de Philibert, Jean, Claude et Charles de Nerestant, père, frère et neveux de l'abbesse, morts au service du roi, reposent sous le maître autel avec leur épée. Leurs corps sont aux Carmes de Lyon dont leurs ancêtres sont fondateurs. Je copiai les épitaphes et l'inscription de la fondation.

1. M. de Cicé.
2. V. plus haut, p. 192.
3. Böen-sur-Lignon, arrondissement de Montbrison (Loire).
4. Canton de Roanne (Loire).
5. Commune d'Olliergues (Puy-de-Dôme).


Cette abbaye, située dans un fond, est de la paroisse de Briennon [1], et le village de celle de Noailli, à une demi-lieue de la Loire, deux lieues de Charlieu, et deux lieues et demie de Roanne. J'en sortis à dix heures pour me rendre à Briennon, paroisse de cinq cents soixante communiants, dont dépend Maltaverne, village en Bourgogne : Amblard de Terrai en étoit seigneur en 1500 ; Laurent de Terrai vendit cette terre à Henri d'Orgeroles, seigneur de Comier en 1625 ; elle appartient aujourd'hui à M. de Lillebonne. On dit, dans le pays : Brinon à 200 toises de la Loire, vis-à-vis Pouilli où est le port. L'ancien château, aux moines de Marcigni, subsistoit encore en 1512 : il fut détruit du tems des guerres de religion.

De là je passai la Loire à gué vis-à-vis Saint-Pierre-de-Noailli, où je rencontrai un bon gros curé qui me pressa fort de coucher chez lui. Il est logé en évêque, à ses dépens, et a bien fait réparer son église. Cette paroisse de deux cent cinquante communiants est du diocèse et du bailliage de Mâcon.

Je fus coucher à Fleurie-en-Montagne [2], gros village du Mâconois, remarquable par son vignoble fort étendu. Bon bénéfice, à M. Louis Lamare, d'Autun, qui le mérite bien ; jolie église, six cent cinquante communiants.

Le curé a dans son salon vingt-six oiseaux empaillés de différente espèce. Ayant appris le soir que M. du Ryer [3] de Marcigni, cet homme de lettres vraiment estimable, dont j'ay fait mention l'an passé, étoit chez M. Perroy son beau-père à Fleurie même, je courus l'embrasser. Après avoir causé quelque tems avec lui sur la voie romaine de Roanne à Avrilli, je partis pour Iguerande [4], dont l'église est située sur l'éminence ; la Loire coule au pied et reçoit deux torrens.

1. Canton de Roanne (Loire).
2. Canton de Semur-en-Brionnais (Saône-et-Loire).
3. V. plus haut, p. 65, 91.
4. Canton de Semur-en-Brionnais (Saône-et-Loire).


Cette paroisse de sept cents communians, fort écartée, est partie Lyonoise et partie Brionnoise ; son nom, autrefois Aigrande, vient d'Aqua grandis, étant arrosée, de chaque côté des montagnes, de six ruisseaux ou torrens, et les bas à l'ouest par la Loire qui l'inonde souvent. L'église vaste, à trois nefs voûtées de cent trente-huit pas de long (car je la mesurai), annonce le séjour en ce lieu des Bénédictins de Marcigni. L'ancienne église paroissiale étoit plus haut ; on en voit encore le chœur qui sert de chapelle de Saint-Marcel.

De là je descendis au Palais [1], château ancien à M. le marquis de Digoine, dernier rejetton d'une branche cadette de l'illustre maison de Digoine ; ce seigneur, peu riche, jeune, spirituel, qui a des connoissances et qui m'étoit venu voir à Dijon [2], me reçut très honnêtement et m'engagea à prendre un lit ; comme il n'étoit que quatre heures, je montai à Mailli, qui est la paroisse, où je lus au curé son article. Il fut étonné de mon exactitude : je vérifiai encore devant lui Jonzi et Saint-Martin-du-Lac, villages de son voisinage, pour m'éviter la peine d'y aller. En me promenant dans son jardin, d'où il jouit d'une vue fort étendue, il me fit remarquer les différens villages du Mâconois et du Brionois, et la haute montagne du Chérat, où l'on fait les observations pour le méridien par ordre de M. Cassigni.

1. Commune de Mailly (Saône-et-Loire).
2. Ferdinand-Alphonse-Honoré de Digoine, marquis du Palais, député de la noblesse du bailliage d'Autun aux États généraux, né le 15 mai 1750, décédé à Versailles le 18 février 1832.


Je revins au Palais dont le seigneur me fit voir ses titres ; j'y glanai plusieurs particularités sur les anciens seigneurs voisins. Je vis que le fief de la Palu avoit appartenu, au quinzième siècle, à une branche de la Palu de Bouligneux, que de là Mailli fut surnommé Mailli-la-Palu. Je découvris que trois châteaux de la paroisse d'Iguerande, qu'on ne connoît plus, subsistoient au quatorzième siècle : tels que ceux de la Motte Cau, de Montfomier et de la Forêt ; celui du Palais fut brûlé par les reîtres qui s'emparèrent de Semur en 1576. Je vis aussi que Pierre de Luzi, bâtard d'Oyé, ayant épousé Antoinette du Palais, avoit été seigneur du lieu, en 1418, et pannetier de Philippe le Bon, en 1419.

Un autre titre m'apprit que Guillaume de Tenarre, seigneur de Souterrain, épousa Jeanne de Vichi qui eut en dot Draci-le-Fort, en Charollois [1], en présence de noble homme Bertrand de Thiart, chevalier, et de Claude de Vichi, damoiseau, en 1440, ce qui prouve l'ancienneté des Thiart. Le Palais est apellé Châteaufort en 1396, et relevoit de Marcigni en 1280 ; maintenant, du roi comme baron de Semur.

Je me rendis à pied, mon cheval étant blessé, le 17 au matin, à Semur, où M. Terrion [2] le plus riche bourgeois, et le mieux logé du pays, me reçut avec bonté.

J'y vis notre bon doyen-curé [3], ami de la paix, et qui n'a pu en jouir par les procès et les calomnies de l'ex-capucin Barier. Son chapitre suprimé lui vaudra cent louis, et par les tracasseries il n'a que 600 livres. Il faut qu'il attende en jeûnant la mort de cinq chanoines, auxquels on paye pension, pour être à son aise, et il a cinquante-huit ans et un procès ruineux avec l'ex-capucin. On doit convenir qu'il est digne d'un meilleur sort, et qu'il a peut-être eu tort de refuser la cure de Blanzy. [4]

J'eus le plaisir de souper et dîner, le lendemain, avec l'aimable abbé Dupuy de Saint-Martin [5], qui a hérité de ses ancêtres le goût de la littérature, et à qui je suis redevable de bonnes notes sur le Brionois.

1. Ou plutôt en Chalonnais.
2. V. plus haut, p. 65, 88.
3. Étienne de Charme. V. plus haut, p. 64.
4. Canton de Montcenis (Saône-et-Loire).
5. V. plus haut, p. 89, 153.


Comme j'ai parlé de Semur assez au long dans le récit de mon premier voyage, je n'en dirai rien ici davantage. Je n'y trouvai pas M. l'abbé Geoffroy [1], que j'apelle le Socrate du canton ; il étoit au Pasquier. J'ai eu la satisfaction de le voir ici clans ma chambre, et de causer avec cet homme de lettres très estimable.

Je partis pour Brian [2], le samedi soir 18 : j'y passai le 19 et 20 à travailler chez M. Potignon [3], et j'emportai huit feuilles de notes. Je n'ai trouvé nulle part un champ si fécond, où j'ai pu glaner, que dans le cabinet de ce laborieux bourgeois. Depuis vingt ans, il s'occupe à copier les vieux titres qu'il lit facilement ; il a presque toutes les familles nobles du Brionois et du Charolois ; et il a rendu de grands services à plusieurs gentilshommes. Il m'eût fallu huit jours pour voir le fond du sac : il a un petit médaillier et plusieurs morceaux d'histoire naturelle. Il s'est justement acquis la réputation du plus honnête homme du pays, du plus obligeant, comme du plus instruit. Il est dans sa famille nombreuse comme un patriarche : il me sembloit voir Caton, au milieu des Champs-Elisées, donner ses ordres : His dantem jura Catonem. Je vis chez lui son frère, dom Potignon, prieur des Bénédictins de Marcigni, qui me fît part d'un mémoire fort détaillé sur les vieilles prétentions des Clunistes contre Mme la prieure : c'est le pot de terre qui veut lutter contre le pot de fer, surtout depuis l'arrêt contradictoire du conseil du roy en 1747, qui déclare ce bénéfice féminin. Je ne laissai pas d'en tirer quelques notes pour mon Marcigni.

Je vis dans les papiers de M. Potignon les lettres très honorables de l'érection de la baronnie de Saint-Sernin [4] et de la terre de Boyer en comté, sous le nom de Vauban, on faveur d'Antoine Le Prêtre de Vauban, lieutenant général des armées, qui a servi cinquante-deux ans, s'est trouvé à quarante-quatre sièges et plusieurs actions où il reçut seize blessures. Il était neveu de notre illustre maréchal de Vauban, issu d'une branche cadette de cette maison, et avoit épousé Anne-Henriette de Busseul, fille unique du comte de Saint-Sernin, d'une des plus anciennes maisons de Bourgogne, connue dès l'empereur Othon et Hugues Capet.

1. V. plus haut, p. 65, 88, 89.
2. Canton de Semur-en-Brionnais (Saône-et-Loire).
3. V. plus haut, p. 153.
4. Saint-Sernin, aujourd'hui Vauban, canton de la Clayette (Saône-et-Loire).


J'aperçus de là Saint-Christophe, à M. de Tenay, maison du Bugey, sur l'Ain, où sont les vestiges d'un ancien château, dont les seigneurs s'établirent en Bourgogne dès le treisième siècle. Josserand de Tenay [1], chevalier, étoit seigneur de la Tour-de-Vers [2] et de Bezanceuil [3] en Mâconois, mort en 1280. Ils vinrent à Saint-Christophe [4], en 1460, par le mariage de Catherine de Lavieu, dame du lieu. Ils étoient si distingués que les États du Brionois ayant représenté à Louis XI et à Charles VIII, qu'épuisés par les guerres passées, ils ne pouvoient aller à Paris ou à Dijon prêter serment de fidélité, ils le prioient de nommer un noble du pays pour le recevoir : le roy désigna Jean de Tenay, baron de Saint-Christophe en 1488.

M. Mathieu, d'Oyé, curé, voulut me régaler comme un ancien camarade de séminaire. C'est vraiment un bon prêtre qui aime son état.

Malgré les empressemens de ces MM. de Brian, je les quittai le 20, après midi, pour avancer chemin. M. Potignon eut l'attention de me donner son valet pour me conduire jusqu'à Oyé, d'où, après avoir salué le curé [5], je descendis à Amanzé que je brûlai, et j'arrivai à nuit fermée à Saint-Symphorien [6]. J'eus la douleur de n'y pas trouver le pasteur qui m'avoit si bien reçu à mon premier passage [7] : il étoit parti le matin pour Beaujeu.

1. Tenay, canton de Saint-Rambert (Ain).
2. La Tour-de-Vers, commune de Sennecey-le-Grand (Saône-et-Loire).
3. Commune de Bonnay (Saône-et-Loire).
4. Canton de Semur-en-Brionnais (Saône-et-Loire).
5. François Bouthier, curé d'Oyé depuis 1771. V. plus haut, p. 167.
6. Canton de la Clayette (Saône-et-Loire).
7. V. plus haut, p. 164.


Mais j'y trouvai ma cellule et un bon lit dont j'avois besoin. Je fus charmé de l'obliger en faisant, le lendemain matin 21, un baptême ; je déguerpis aussitôt, et après avoir dit bon jour au curé du Bois-Sainte-Marie, je vins dîner à Rambuteau : on fut aussi surpris que bien aise de me revoir.

Je quittai à deux heures le temple de la piété et de l'hospitalité, pour monter à Baubry [1], paroisse de cinq cent vingt communians, de difficile desserte à cause des montagnes et des écarts. Ce lieu est remarquable par ses excellens navets comparables à ceux de Saulieu, par son ancien château d'Artus, et par celui de Courcheval à M. de Fautrières. J'y descendis et j'y vis au salon le portrait de Henry de Fautrières, abbé de Cluni, et depuis évêque de Saint-Flour, en 1320. Je regrettai infiniment de n'y pas trouver le seigneur, homme de lettres, que je sçavois avoir une bonne bibliothèque et un cabinet d'histoire naturelle : il étoit en vendange à Roanne. Je laissai au pied du tableau du saint évêque une feuille qui exprimoit mes regrets. Ce seigneur, depuis, par deux lettres, m'a marqué les siens et m'a donné un détail sur son cabinet qui, après celui d'Agey [2], me paroît le plus riche et le plus curieux de la province.

1. Canton de Saint-Bonnet-de-Joux (Saône-et-Loire).
2. Agey, canton de Sombernon (Cote-d'Or), où Marie-Gabrielle de Pons, veuve d'Henri-Anne de Fuligny-Damas, avait rassemblé un cabinet d'histoire naturelle, le plus riche et le plus complet de la province. V. Courtépée, Descript. du duché de Bourgogne, nouv. édit., t. IV, p. 50.


Sa famille est des plus anciennes : j'ai trouvé un Anthelme de Fautrières en 1060, qui souscrivit à la dotation du prieuré de Blanzy, en qualité de chevalier. Il eut d'Elisabeth de Brancion, Girard qui continua sa postérité, et Marie une des premières religieuses de Marcigni où l'on ne recevoit que des filles de condition. Girard se croisa avec Godefroi de Bouillon et épousa Alix de Semur, nièce de saint Hugues, abbé de Cluni : Guy, son fils, épousa Huguette de Vergy, en 1150, dont il eut Hugues, seigneur de Courcheval, qui se maria à N. de Châtillon, dont vinrent Hugues et Henry : le premier s'allia à Marie de Courtenai, et Henry, abbé de Cluni, devint évêque de Saint-Flour, en 1320, ce qu'il suffît de remarquer pour faire voir l'illustration des Fautrières. La terre de Courcheval est dans cette maison depuis 1230. Jeanne d'Urfé, femme de Mathieu de Fautrières, absent, fit hommage au duc Philippe le Hardi de ses terres, à l'exception de la Tour quarrée de Courcheval, qu'elle ne tient que de Dieu et de l'épée de son mari. Leur devise étoit : Tendre et fidelle.

Plein de regret de n'avoir pas trouvé un seigneur aussi lettré, je tâchai tristement de me rendre à Saint-Bonnet-de-Joux en Charolois, où j'arrivai la nuit. Le curé, que j'avois vu souvent à Dijon pendant son procès qu'il a gagné contre l'ex-procureur Dutel, me fît assez d'accueil et me donna un mauvais lit.

Je me hâtai d'aller dîner à Joncy chez le seigneur [1], jadis notre disciple, qui me reçut comme un ancien maître. J'y vis le pont sur la Guye où Tavanes défit les ligueurs. Je visitai le château (une des quatre baronnies du Charolois), jadis aux Dyo de Montperroux, aux Roche-Baron, maintenant à M. Cotin de Joncy, fils d'un sénateur respectable [2], mort regretté en 1766. De là à Chevaney [3] où je me chauffai chez un curé boiteux, Auvergnat. Je vins coucher à Saviange, terre de M. de Bissi, lieutenant général, seigneur de Pierre, de l'Académie françoise [4], à qui le curé avoit prêté mes deux volumes. C'est un M. Lafouge, bon enfant, frère du bailli de Givri et cousin du P. Lafouge, supérieur de l'Oratoire de Dijon, avec qui je suis tendrement uni. Saviange-sur-Guye est la dernière paroisse du Charolois.

1. Jacques Cottin de Joncy, né le 30 janvier 1756, reçu conseiller au parlement de Dijon le 7 janvier 1775, décédé à Paris en 1798.
2. Pierre-François Cottin de Joncy, père du précédent, né le 10 janvier 1719, auteur du rapport présenté au parlement contre les Jésuites en 1763, décédé le 9 mars 1766.
3. Ou plutôt Germagny, village situé sur la route de Joncy à Savianges.
4. Claude de Thyard de Bissy.


Le 23 je montai à Neuilli [1], terre donnée à la Ferté par Guy, évêque de Chalon en 1116. C'est la maison de campagne de M. l'abbé, bâtie sous M. Filzjan de Chemilli par D. Canablin, alors célérier, depuis abbé. Cette agréable solitude a des jardins et des dehors très jolis.

En passant par Montagni [2], je traversai un beau vignoble pour arriver à Bussi-le-Royal, bourg très peuplé, assez bien bâti, mais mal pavé, pierreux et fort boueux. Le curé (M. Ravet), très poli, me reçut gracieusement, et donna un grand dîner, où se trouvèrent un M. de la Ferté, le P. Latour, mon ami, supérieur du séminaire de Chalon, les curés de Montagni, de Ratenelle, de Corpeau, etc. Je les amusai pendant tout le repas qui fut fort gai.

Je visitai le vieux château de Tenarre, le nouveau de M. Henrion, chevalier de Saint-Louis, seigneur de Bussi, la Tour-Bandin où loge M. de Valetine, chevalier de Saint-Louis, beau-frère de M. le président de Bévy [3] , une des plus fermes colonnes du temple de la Justice ; je vis l'ancien prêche des huguenots, le petit hôpital et la jolie maison de campagne de M. l'abbé la Foy, le coq du village, frère d'un marchand épicier de Dijon, qui voulut le lendemain me régaler à dîner.

Dans le bourg est la tour Moroge et celle de Jamble brûlées par Casimir en 1576. La peste emporta sept cents personnes en 1630 : le boisseau de bled y valoit alors 4 livres 5 sous (le marc étoit de 24 livres) ; carrière abondante ; assez bons vins ; avant dîner je montai à Julli paroisse de quatre cents communians.

MM. Lafoy voulurent bien m'accompagner à Saint-Germain-des-Bois, où M. Laurent, de Givry, frère du docteur Laurent, de Beaune, nous reçut fort honnêtement.

1. Neuilly, commune de Cersot (Saône-et-Loire).
2. Montagny-lès-Buxy, canton de Buxy (Saône-et-Loire).
3. Louis-Philibert-Joseph Joly de Bévy, né à Dijon le 23 mars 1756, reçu conseiller au parlement le 18 janvier 1775, président le 13 février 1777, décodé dans la même ville le 21 février 1822.


De là, samedi 25, à la Charmée, dit le petit Cluni. Il n'y resta après la peste de 1530, que quatre maisons.

Enfin à Chalon, à midi, où passant devant le cabinet littéraire de M. de Livani, je fus arrêté pour dîner. Il fit plus : il me paya 80 livres pour mes livres vendus, ce qui répara un peu le vuide de ma bourse.

Je fus visiter mon hôte de Sainte-Marie [1] qui me donna le soir une compagnie qu'il savoit m'être très agréable : celle de deux aimables Dijonois, MM. Marlot, chanoine, et le prieur-curé de Saint-Laurent. Ce dernier nous fit rire aux larmes par les contes plaisans dont il nous régala ; passant du comique au sérieux, il nous fit le détail le plus édiffiant de la conversion du chevalier Morizot, de Bèze, philosophe à la mode, qu'il toucha, persuada, et qui mourut dans de grands sentimens de pénitence, l'an passé, à l'hôpital. Les discours du curé et les réponses du malade mériteroient l'impression. Ensuite il nous raconta comment il avait conversé avec l'empereur, à Lyon : j'en ai parlé cy devant [2]. Il nous aprit que ce prince, en passant à Meximieux [3], prit deux œufs frais, pour lesquels l'hôtesse demanda quatre louis... - Les œufs sont donc bien rares ici, reprit l'auguste voyageur ? - Non, M. le comte, mes poules en font tous les jours... Ce sont les empereurs qui sont rares.

Après avoir bien déjeuné chez M. l'abbé Marlot, fils de l'ancien maire de Dijon [4], originaire de Brazey près de Saulieu [5], et avoir examiné son cabinet de physique, j'entrai aux Carmes, où je vis la tombe de Jacques Vallée, seigneur des Barreaux, conseiller au Parlement. Tout le monde connoît le beau sonnet de ce Pécheur pénitent :

Grand Dieu, tes jugements sont remplis d'équité...

Il avait coutume, à la fin de ses jours de faire souvent une dévote prière, dans laquelle il demandoit trois choses à Dieu : oubli du passé, patience pour le présent, miséricorde pour l'avenir.

Voici un trait, peut-être unique dans l'histoire des hommes, et qu'on lit toujours avec un nouveau plaisir : des Barreaux, raporteur d'un procès, fait appeller les parties, leur propose un accomodement : sur leur refus il jette les pièces au feu, et paye de son argent la somme exigée (6,000 livres).

1. V. plus haut, p. 37. L'empereur Joseph II, qui voyageait sous le nom de comte de Falkenstein, et non sous celui de comte du Nord, comme il a été dit par erreur.
2. V. plus haut, p. 195.
3. Arrondissement de Trévoux (Ain).
4. Claude Marlot, vicomte-maïeur de Dijon de 1750 à 1763, mort le 9 mai de cette année.
5. Brazey-en-Morvan, canton de Liernais (Côte-d'Or).


Je voulus encore visiter l'hôpital, le plus propre du royaume. Je n'y vis pas, du moins comme à Paris, cet affreux supplice qu'inventa la tyrannie : des cadavres unis à des corps vivans. Chaque malade a son lit ; deux religieuses et un domestique veillent toutes les nuits sur les besoins des malades.

L'amiral Chabot donna l'emplacement de la maison et y fit de grands biens en 1525. Les habitans, fondateurs de cet hôpital, nommèrent les échevins pour poser la première pierre. Le roi, par lettres patentes de 1529, déclare que les échevins en auront l'administration. La grande salle fut finie en 1571. Le président Baillet et sa femme, bienfaiteurs insignes [1], sont représentés à genoux sur les vitres du chœur. [2]

Nicole de Pontoux [3] donna 50 livres de rente pour le médecin des pauvres. M. Perrault, maire très zélé [4], en a fait nommer deux et deux chirurgiens.

1. Jean Baillet, président au parlement de Bourgogne en 1551, et Marie Foucault, sa femme. 2. V. Notice historique sur les anciens hôpitaux de Chalon-sur-Saône, par H. Batault, p. 77. Chalon, 1884, in-8°. 3. Nicolas de Pontoux, médecin, né en 1574, décédé le 9 septembre 1620. 4. Claude Perrault, maire de Chalon, décédé en 1758.

La sœur Ponssard [1], de la famille des Quarré, a fondé les onguents et les sirops pour les pauvres externes de la ville et de la campagne. Jean Vitte, avocat au parlement de Paris, prêtre et protonotaire apostolique, né à Louhans, en 1622, a laissé une rente de 566 livres 13 sous pour qu'un prêtre de l'Oratoire fit une instruction à l'hôpital les mardi et vendredi. Edme Vaclot, citoyen de Chalon, légua de bons fonds en 1619. Marguerite de Grandmont, veuve de René de Monconis, y fit beaucoup de bien en 1664, ainsi que Claude de Thiars, comte de Bissi, mort en 1730, Philiberte de Mucie, femme de Louis Quarré, en 1669, Françoise Rigoley en 1691. François Perrault, président à la chambre des comptes de Paris, a rétabli en 1688 la maison depuis les fondemens. M. Madot, évêque, y a fait du bien [2], ainsi que la barone de Traves. Gasparine-Marguerite de Grandmont légua 10,000 livres au Collège littéral de cette ville en 1662, et Abigaïl Mathieu, femme d'Edme Vadot, fonda quatre médailles pour prix aux écoliers et au maître écrivain. Il y a cent lits et vingt sœurs.

Les religieuses, qui se consacrent au service des malades, peuvent quitter et s'engager dans le mariage : l'exemple en est très rare depuis leur établissement. Elles ne sont point cloîtrées ; elles vont veiller et soigner les malades chez les notables de la ville. Les novices, toutes tirées des principales familles, sont longtems éprouvées : elles héritent et peuvent disposer de leur patrimoine. Dans tous les actes elles ne prennent que la qualité de servantes des pauvres ; c'est en vertu de ce titre que les administrateurs donnent annuellement à chacune une paire de souliers, deux livres de savon, par espèce de gages. Le premier jour de l'an, les magistrats vont visiter la maison ; la maîtresse présente alors les clefs au maire, qui lui répond qu'elles sont en mains de confiance.

1. Marie Ponssard donna à cet effet 6,200 livres en 1689.
2. Par son testament, en date du 18 mars 1753.


La maison a trois chambres fort propres où l'on reçoit les seigneurs et notables bourgeois, ou étrangers malades.

Manufacture à l'hôpital, la seule qui soit à Chalon, où l'on employé des laines du pays. On y fabrique des droguets, tiretaines, serges, bas et bonnets. Plusieurs maîtres avoient dessein d'en élever de pareilles ; mais ils ont été arrêtés par les entraves multipliées des commis. On assujettit nos laines à des plombs, des marques jusqu'aux couvertes ; ce qui met un découragement général ; il y a des visites continuelles des plus gênantes, comme si c'était une ville d'entrée et de sortie du royaume. L'on ne doit pas être surpris que le commerce de Chalon soit beaucoup diminué. Le commerce fuit les entraves : tant qu'elles dureront l'on verra tomber la fabrication de nos laines nationales. Les droits multipliés sur les cuirs ont déjà anéanti entièrement une branche de commerce autrefois si florissante en Bourgogne ; voyez tome II, page 23, 24, où en bon citoyen j'ai osé montrer nos pertes, la source du mal, et indiquer le remède : la liberté.

Par un arrêt du conseil d'État de 1664, Chalon fut désigné pour être le point de partage aux deux mers, pour être le centre du commerce pour les huiles, vins, eaux-de-vie, draperie venant du Languedoc et de la Provence ; mais les droits onéreux ont fait fuire le commerce. Croiroit-on que dix quintaux pesans de marchandise payent de droit 15 livres de Chalon à Lyon pour faire 24 lieues ? Tandis que par eau on peut les conduire pour 4 livres 10 sous ? Mais, le cœur suffoqué, je m'arrête en disant que Chalon peut contenir neuf mille cinq cents personnes et neuf cent trente maisons.

Oh ! pour le coup, il est tems d'arriver au port, après une si longue navigation ! Pégase, rétif et las, me refuse le service. Mon troisième volume se distribue ; il me faut faire mille démarches, écrire cent lettres, présenter une requête, etc. Je finis en remerciant le Seigneur qui a dirigé mes pas et m'a préservé d'accidens. J'ay bravé les chaleurs excessives, les chemins affreux, les montagnes escarpées ; j'ai essuyé de mauvais gîtes et des grabats anglois, : trois fois la nuit m'a surpris dans les bois et je puis dire avec David : Quantas ostendisti mihi tribulationes multas et malas ! et conversus consolatus es me, et de abyssis terrae iterim reduxisti me ! (Ps. 70.)

Mais les seigneurs généreux, les curés honnêtes et instruits, les bonnes notes que j'ai trouvées, l'accueil gracieux que j'ai éprouvé presque partout, m'ont fait oublier mes peines.

Juvat meminisse laborum.

On aime à raconter les maux qu'on a soufferts.

Fini, Dijon, le 31 décembre 1777.

P. S. - Je serais ingrat envers ma patrie si, après avoir détaillé mes fatigues et mes courses de 200 lieues, je ne consignois dans mon itinéraire ma vive reconnoissance pour la gratification qui m'a été accordée par MM. les élus, le 2 janvier. Elle est d'autant plus flatteuse pour moi, qu'elle a passé d'une voix unanime, et que ces sages administrateurs sont très économes.

Je suis le premier qui ait obtenu cette faveur pendant leur triennalité, avec l'École de chymie. J'avois marqué dans ma requête que, sans avoir le mérite de l'abbé Le Bœuf, j'avois fait, comme ce laborieux écrivain, la moitié de mes voyages à pieds, et que, depuis six ans, je pouvois certifier avoir fait plus de 800 lieues en Bourgogne : - Oh ! dit M. Damas d'Antigni [2], il faut donner un bidet à l'historien de la province.

1. V. plus haut, p. 26.
2. Le marquis de Damas d'Antigny, brigadier des armées du roi, élu de la noblesse aux États de Bourgogne, de 1775 à 1778.


Chacun alors fit l'éloge de mon Abrégé et des articles de Saint-Jean-de-Losne, de Cîteaux, d'Auxonne et d'Autun de mon troisième volume, en me félicitant d'être seul et délivré d'un associé insociable qui m'a écorché l'an passé [1], et on m'accorda 1,200 livres. Je reconnois les devoirs particulièrement aux bontés de M. l'abbé de la Goutte qui a bien voulu présenter ma requête.

La Saône ira se joindre aux ondes de l'Euphrate,
Avant qu'un lâche oubli me fasse une âme ingrate.

C. C. Dijon, ce 4 janvier 1778. [2]

1. Edme Béguillet, notaire, avec qui Courtépée s'était associé pour son œuvre et dont il se sépara après beaucoup de difficultés et de luttes. V. plus haut, p. 78.
2. Le voyage de 1776 est publié d'après le manuscrit autographe appartenant à la Société Éduenne ; celui de 1777, d'après un manuscrit faisant partie de la belle bibliothèque de M. Eusèbe de Quercize.


ADDITIONS ET CORRECTIONS

Page 50, ligne 28. Chacun a reconnu le célèbre capitaine calviniste Poncenac dans le personnage que Courtépée appelle Poncenard.
Page 72, ligne 31, et page 73, ligne 20. Ajoutez en note : On peut consulter, à propos de cette affaire, qui paraît avoir beaucoup ému les contemporains, la requête adressée au lieutenant criminel du bailliage de Charolles par Lazare Brigaud, prieur commendataire de Talissieux, curé de Perrecy, accusé de prétendue complicité d'empoisonnement et de subornation contre frère Antoine Villette, dit Hilarion, religieux profès du monastère de Perrecy, Paris, 1762, in-4°, et « Mémoire pour dom Louis-Pascal Brigaud-Desbrosses, prieur titulaire de Perrecy, accusé et intimé contre frère Hilarion, religieux profès du même monastère. » Dijon, de Fay, 1763, in-4°. Il existe aussi, sur cette même affaire, deux mémoires en faveur de frère Antoine Villette, dit Hilarion.
Page 107, ligne 17, au lieu de Fleury, lisez Fleurey.
Page 108, note, ligne 4, au lieu de dans la République, lisez dès la République.

TABLE DES MATIÈRES

Préface, 1.

Voyage de 1776.

Départ de Dijon, 11.
Auxonois et Lanois, Auxonne, 12 ; - Flamerans, Varennes, Perrigny-sur-l'Ognon, 13 ; - Gray, 14 ; - Renève, Talmay, Saint-Sauveur, 15 ; - Maxilly, Pontailler, Auxonne, 17 ; - Pagny, Pourlans, 18 ; - Chaussin, les Maillis, Trouhans, 20 ; - Saint-Jean-de-Lône, Esbarres, Charey, 22 ; - Bonencontre, Broin, Auvillars, 24 ; - Glanon, Seurre, l'Abergement-le-Duc, 25 ; - Chivres, Ecuelles, Molaise, Palleau, 26 ; - Vonges, 29.
Chalonnais, Bragny-sur-Saône, 30 ; - Verdun, 32 ; - Ciel, 34 ; - Allerey, 35 ; - Gergy, 36 ; - Chalon, 37 ; - Givry, Cortiambles,45 ; - Saint-Marcel, 46.
Charollais, Joncy, Charolles, 47 ; - Lugny, Paray, 48 ; - Saint-Yan, 51 ; - Chassenard, Sées, Varenne-Reuillon, 53 ; - Paray, Volesvres, 54 ; - Changy, Charolles, 55 ; - Suin, 57 ; - Saint-Bonnet-de-Joux, Chaumont, Mornay, 59 ; - Viry, Saillant, Charolles, 60.
Brionnais, 61 ; - Anzy-le-Duc, 63 ; - Semur, 64 ; - Marcigny, 65 ; - Monceaux-l'Étoile, 66 ; - Digoin, la Motte-Saint-Jean, 71 ; - Gueugnon, Perrecy, 72 ; - Sanvignes, 73 ; - Montcenis, 74 ; - Couches, 75 ; - Chagny, Beaune, Nuits, 77.

Voyage pendant les vacances de Pâques de 1777.

Chalonnais, Chalon, 79 ; - Givry, Saint-Dézert, Cruchaud, Sassangy, 81.
Charollais, Saviange, Genouilly, Colonges, Mont-Saint-Vincent, 83 ; - Gourdon, 84 ; - la Guiche, 85 ; - Champvent, Viry, Changy, 86 ; - Semur, 87 ; - Marcigny, 90 ; - Monceaux-l'Étoile, 93 ; - Vindecy, 94 ; - Saint-Yan, 96 ; - Paray, Changy, Charolles, Saillant, 97 ; - Saint-Bonnet-de-Joux, Joncy, Genouilly, 98 ; - Saviange, 99.
Chalonnais, Marcilly, Rosey, Saint-Dézert, 99 ; - Givry, Saint-Jean-de-Vaux, 100 ; - Mellecey, 102 ; - Chatenoy-le-Royal, Chalon, 103.

Voyage de septembre 1777.

Départ de Dijon, 105 ; - Fleurey-sur-Ouche, 107 ; - Pralon, Mémont, 108 ; - Sombernon, Vitteaux, 109 ; - la Roche-en-Breny, 112 ; - Saulieu, 113 ; - Arnay-le-Duc, Arconcey, 115 ; - Marchéseuil, Bar-le-Régulier, 119 ; - Créancey, 121 ; - Cordesse, 122.
Autunois, Autun, 127 ; - Roussillon, la Selle, 136 ; - Saint-Denis-de-Péon, Curgy, Saint-Léger-du-Bois, Sully, 137 ; - Épinac, Morlet, Tintry, Saint-Emiland, 138 ; - Antully, Auxy, Montjeu, 139 ; - Broye, Saint-Symphorien, 142 ; - Marmagne, Brion, Laizy, Autun, 143 ; - Mesvres, 145 ; - la Chapelle- sous-Uchon, la Tagnière, 146 ; - Saint-Eugène, Toulon, 147 ; - Vendenesse, Rigny, 150 ; - Digoin, 151 ; - Selore, 152 ; - l'Hôpital-le-Mercier, 153.
Charollais, Paray, Charolles, 154 ; - Vendenesse-lès-Charolles, Suin, 155 ; - Verosvres, Rambuteau, 158 ; - Bois-Sainte-Marie, Audour, 160 ; - Saint-Symphorien-des-Bois, 164 ; - Amanzé, 166 ; - Oyé, 167.
Mâconnais, la Clayette, 168 ; - Saint-Racho, Dun-le-Roy, 170.
Beaujolais, Saint-Igny-de-Vers, 170 ; - Aigueperse, 171 ; - Propières, Beaujeu, 172.
Dombe, Thoissey, 177 ; - Montmerle, Belleville, 179 ; - Trévoux, 181.
Lyonnais, Neuville, 182 ; - Lyon, 185 ; - l'Arbresle, Tarare, Roanne, 201.
Brionnais, Saint-Germain-l'Espinasse, Saint-Forgeux, 203 ; - Noailly, 205 ; - la Bénissons-Dieu, 206 ; - Briennon, Fleury-la-Montagne, 207 ; - Iguerande, 208 ; - Semur-en-Brionnais, 209 ; - Briant, 210 ; - Oyé, Amanzé, Saint-Symphorien-des-Bois, 211.
Charollais, Beaubery, Courcheval, 212 ; - Saint-Bonnet-de-Joux, Joncy, Saviange, 213.
Chalonnais, Neuilly, Montagny, Buxy-le-Royal, Ténarre, Jully, Saint-Germain-des-Bois, 214 ; - la Charmée, Chalon, 215 ; - retour à Dijon, 218.

Additions et Corrections, 221.

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